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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, cours d'agrégation, « Voltaire, l'esprit des contes », université d'Aix-Marseille, 2019-2020.
Voltaire, l’esprit des contes
Le mot et l’événement
Cartouche pour la façade de l’église des Jésuites d’Anvers - Rubens
Nous avons vu dans les cours précédents comment
le dispositif du conte voltairien s’organisait en trois plans,
qu’on pourrait synthétiser comme les 3 F : la façade, la
fadaise et le fond.
La façade, c’est d’abord, dans un sens
visuel, la vue qu’offre la surface du récit, la belle apparence,
le leurre brillant, le vernis qui recouvre le réel. Nous avons
étudié l’une des façades les plus célèbres, celle qui ouvre le
chapitre III de Candide :
« Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien
ordonné… ». C’est la ligne de front des soldats qui
s’avancent pour la bataille comme s’ils défilaient à la parade.
Et nous avons vu que la logique de la parade ordonnait tout le début
de ce chapitre. Mais la façade, c’est aussi, au sens freudien, la
façade du mot d’esprit : son éclat, son effet fugitif de
sens dans le non-sens, produit une façade qui protège le locuteur
et derrière laquelle il s’abrite. La façade peut se manifester
dans la pointe qui clôt un chapitre. Par exemple, à la fin du
« Nez », la formule de Zadig produit la façade du mot
d’esprit : « le projet de me couper le nez vaut bien
celui de détourner un ruisseau ». En corrélant de façon
incongrue deux images vives, concrètes et apparemment sans rapport
l’une avec l’autre, Zadig oblige le lecteur à décrocher de
l’enchaînement narratif sinueux qui lie effectivement les deux
événements qu’elles figurent et à s’arrêter au cocasse de
l’appariement. Il rit du nez avec le ruisseau : le
bon mot contient sans doute
une morale, mais ne s’y appesantit pas, nous amène à passer, à
enchaîner. La vérité est
sans doute ailleurs.
La fadaise, c’est l’embrouillement d’un
discours infini qui égare notre attention et décroche d’avec
toute forme de réalité.
Ce discours est figuré dans Candide
par Pangloss et sa métaphysico-théologo-nigologie. Mais plus
profondément, tout enchaînement discursif qui tourne à vide est
fadaise : Astarté racontant les péripéties infinies des
guerres babyloniennes, au chapitre du « Basilic », débite
un récit de fadaise. Il y a une fadaise narrative comme une fadaise
philosophique. Ce qui est en jeu dans la fadaise c’est le
détraquement de la causalité dans l’événement. La causalité
tourne en rond, constitue un système rhétorico-logique déconnecté
du réel.
Des livres inutiles (Brant, Das Narrenschiff, Bâle, 1494, F4v)
Enfin, le fond
doit se comprendre à la fois, concrètement et spatialement, comme
ce qui est au fond, dans la coulisse et derrière la scène ;
idéologiquement, comme ce qui constitue le fond des choses,
l’horreur brute et incompréhensible du réel, irréductible à
toute forme de discours ; économiquement, comme l’argent, le
nerf de la guerre, le principe d’intérêt sous-jacent aux beaux
discours. Le fond est ce que vise le texte : le chapitre 19 de
L’Ingénu s’organise
autour de la phrase de Mlle de Saint-Yves adressée à la messagère
de M. de Saint-Pouange et surprise par l’Ingénu, « vous me
donnez la mort ». Ce cri du cœur de Mlle de Saint-Yves éveille
« dans le fond de son cœur […] un sentiment secret ».
Le mot met en communication
deux fonds ; il porte la mort et cette mort est la marque du
réel. Le mot n’est pas prononcé dans l’espace commun de la
joyeuse tablée qui fête la sortie de prison de l’Ingénu et les
retrouvailles des amants : la belle Saint-Yves a été tirée à
l’écart (p. 124). Cet écart marque la distance de la façade
du banquet au fond de la parole de mort. De la même façon, dans la
boucherie héroïque, un écart est marqué du brillant de la
bataille (malgré la somme impressionnante, mais abstraite, de ses
morts) à l’horreur du carnage hors des feux de la rampe, dans les
villages avoisinants où aucun droit de la guerre ne régule le
massacre.
Ces trois plans
sont frappés par la double dénégation du conte, que j’ai résumée
par la formule il n’est pas vrai que ceci n’est pas un
conte. C’est ainsi que la
façade n’est pas donnée à voir comme n’étant pas la façade,
que la fadaise ne se dit pas comme n’étant pas une
fadaise, que le fond ne
nous apparaît pas comme
n’étant pas au fond. C’est
ce qui fait la difficulté, mais aussi le charme et l’efficacité
du conte : la double négation le prémunit de tout enfermement
dans une interprétation. Il n’y a pas de morale, de message du
conte, que véhiculerait une image, un discours, le témoignage d’une
réalité, ou plus exactement il n’y en a une qu’au travers de la
double dénégation.
Le jeu de la double
dénégation organise, à partir des trois plans du dispositif du
conte, le rapport au réel, selon une polarisation entre le mot et
l’événement. Le mot comme l’événement sont des formations
composites : l’événement du conte n’est jamais un
événement purement réel, il y entre toujours quelque chose de la
façade et quelque chose du fond ; le mot, qui structure et
jalonne le récit, tient à la fois de la fadaise, dont il peut
concentrer l’absurdité, et du mot d’esprit, qui déchire la
façade pour donner à voir, dans un éclat, le fond.
I. Facticité de l’événement du conte
L’événement comme dispositif d’accueil de
l’événement
Griffon sur la charrette d’infamie (Rol. furieux Brunet 1776, ch17) - Moreau
Dans Zadig
notamment, Voltaire se plaît à déréaliser l’événement jusqu’à
l’absurde, au point d’en faire un élément de comique. Dans le
chapitre « Les Généreux », il
imagine une grand cérémonie publique à Babylone où l’on
récompense l’action la plus généreuse. Le premier satrape
rapporte au roi, installé sur un trône au milieu des représentants
de la noblesse (les Grands), du Clergé (les Mages) et des provinces
(les députés de toutes les nations), les
actions les plus généreuses, entre lesquelles il s’agit de
choisir celle qui sera primée.
Le concours qui
est ici imaginé semble
prendre pour modèle les
tournois d’inspiration médiévale qui peuplent les contes
merveilleux et dont le prix est généralement l’amour d’une
reine ou la main d’une princesse. Voltaire mettra
en scène un tel
tournoi au chapitre XVI «Les
combats », qui est lui-même une réécriture du tournoi de
Damas où Griffon est trompé par Martan, au chant XVII du Roland
furieux de l’Arioste. La
quête amoureuse est un fil conducteur de l’intrigue de Zadig :
Sémire a quitté Zadig pour
Orcan, Zadig a répudié Azora, la reine témoigne de sa
« complaisance » pour le nouveau favori du roi ; sur
le modèle de Lancelot ou de Tristan, Zadig entre dans le triangle du
service amoureux courtois, où le concours le met à l’épreuve
sous les yeux mais à l’insu du roi, pour se faire valoir auprès
de la reine.
Mais le tournoi
d’amour est-il bien réellement ce que Voltaire veut ici nous
raconter ? Voltaire ne s’est avisé à vrai
dire que tardivement de cet horizon d’attente de la fiction. Dans
la première version du conte (Memnon,
1747), les deux dernières phrases du chapitre précédent, qui
évoquent les sentiments naissants d’Astarté pour Zadig,
n’existaient pas. De ces
sentiments, Zadig inconscient du danger conclut à la possibilité du
bonheur : Voltaire installe par cette addition de 1748 un
leitmotiv de la recherche du bonheur qui
n’existait pas dans la version primitive :
« qu’il
est difficile d’être heureux dans cette vie ! » (fin du
chapitre « Le chien et le cheval », p. 34, cette fin
constitue un hapax en
1747)
« Zadig commençait à croire qu’il
n’est pas difficile d’être heureux » (fin de
« L’envieux », p. 38, addition de 1748)
« Zadig disait : Je suis donc
enfin heureux ! Mais il se trompait. » (fin des
« Généreux », p. 40, addition de 1748)
Le
chapitre « Les généreux » est désormais encadré par
cette affirmation du bonheur de Zadig, ou plutôt d’abord sa double
dénégation (« il n’est
pas difficile
d’être heureux »)
puis son affirmation aussitôt démentie (« Je suis donc enfin
heureux ! Mais il se trompait »).
L’événement du chapitre devient l’événement de l’assomption
de ce bonheur, mais une assomption marquée du sceau du doute et de
la précarité.
 Ouverture des États généraux à Versailles le 5 mai 1789 - Helman > Ch. Monnet Cette
superstructure narrative tardive vient en quelque sorte se greffer
sur un dispositif événementiel plus originaire et plus fondamental.
Le chapitre installe avant
tout un espace public de
représentation, qui au dix-huitième siècle est un espace utopique
et ne se concrétisera qu’avec la convocation des États-Généraux.
Les Lumières ont rêvé d’un tel espace, où
la communauté rassemblée puisse exercer son jugement :
impossible à mettre en œuvre dans la sphère politique, un
tel espace de jugement s’est
expérimenté dans les arts
(avec les expositions de l’Académie royale de peinture au Salon
carré du Louvre par exemple) mais aussi dans la sphère morale, avec
les fêtes des rosières, où
l’on récompensait et même parfois dotait les jeunes filles
particulièrement vertueuses.
Et de fait, c’est bien de
vertu qu’il s’agit ici : Voltaire parle de « ces jeux
où la gloire s’acquérait, non par la légèreté des chevaux, non
par la force du corps, mais par la vertu » (p. 39).
Le concours
constitue l’événement du chapitre (« Ce jour mémorable
venu… », p. 39), mais le dispositif
du concours vient lui-même
accueillir,
à un second niveau de la représentation, une
série d’événements.
Se
met ainsi
en place un jeu de la façade et du fond, un feuilletage des
réalités : au-devant de nous, la belle cérémonie de remise
des prix est l’occasion de rapporter, comme constituant son fond,
une série d’actions généreuses, qui elles-mêmes ont réparé
une injustice, une souffrance, une perte, révélant du coup derrière
elles un arrière-fond du réel. Enfin, nous comprendrons au chapitre
suivant que tout ce concours aura servi d’épreuve de passage pour
Zadig, avant sa nomination comme premier ministre.
On déclarera
vainqueur « celui des citoyens
qui avait fait l’action la plus généreuse », et le roi le
récompensera par une coupe et par un vœu : « puissent
les Dieux me donner beaucoup de sujets
qui vous ressemblent ». Le concours est un concours de
citoyens, mais le roi récompense un sujet. Le
concours met en œuvre un jugement (presque)
démocratique évaluant
des qualités civiques,
mais le roi récompense de par son autorité seule le
mérite exceptionnel d’un fidèle sujet.
De l’un à l’autre, le
glissement de vocabulaire symptomatise un hiatus des valeurs, qui va
ordonner le récit : les juges élisent un citoyen, mais le roi
récompensera finalement en Zadig son meilleur courtisan.
Le premier satrape
présente d’abord trois candidats : « il présenta »
le premier, « il produisit » le second, « il fit
paraître » le troisième. C’est le vocabulaire du spectacle.
Rien ne dit que la parole soit donnée à aucun des candidats :
tandis qu’ils se montrent, trois boniments sont récités par le
satrape devant la tribune des juges, comme ferait un vendeur
d’esclaves dans une foire aux enchères.
S’acheter une noblesse : générosité et
stratégie courtisane
Voltaire n’a
pas inventé les trois histoires : le
modèle de la première est
théâtral, c’est La Gouvernante de
Nivelle de La Chaussée,
dont l’intrigue s’inspire probablement d’une anecdote du
début des Mémoires
de Saint-Simon. Le mémorialiste fait le portrait d’un certain
Chamillart : l’homme excelle au billard, une passion que
partage le roi. Louis XIV se
lie d’amitié pour lui, malgré sa roture. Chamillart joue
régulièrement avec le roi mais continue à exercer sa charge de
conseiller au parlement, c’est-à-dire de juge. Ce qui devait
arriver arriva : il ne lit pas attentivement les pièces d’une
affaire et rend un jugement injuste.
« Je ne
puis quitter Chamillart sans en rapporter une action qui, pour n’être
pas ici en sa place et avoir dû être racontée plus haut, mérite
de n’être pas oubliée. Ce fut du temps qu’il étoit conseiller
au parlement, et qu’il jouoit au billard avec le roi trois fois la
semaine sans coucher à Versailles. Cela lui rompoit fort les jours
et les heures sans le détourner, comme je l’ai dit, de son
assiduité au palais. Il y rapporta
dans ces temps-là un procès. Celui qui le perdit lui vint crier
miséricorde. Chamillart le laissa s’exhaler avec ce don de
tranquillité et de patience qu’il avoit. Dans le discours du
complaignant, il
insista fort sur une pièce qui faisoit le gain de son procès, et
avec laquelle il ne comprenoit pas encore qu’il l’eut perdu. Il
rebattit
tant cette pièce que Chamillart se souvint qu’il ne l’avoit pas
vue, et lui dit qu’il ne l’avoit pas produite. L’autre à crier
plus fort et qu’elle l’étoit.
Chamillart insistant et l’autre aussi, il prit les sacs
qui se trouvèrent là, parce que l’arrêt ne faisoit qu’être
signé ; ils les visitèrent, et la pièce s’y trouva
produite. Voilà l’homme à se désoler, et cependant Chamillart à
lire la pièce et à le prier de lui donner un peu de patience. Quand
il l’eut bien lue et relue : « Vous avez raison, lui dit
Chamillart, elle m’étoit inconnue, et je ne comprends pas comment
elle m’a pu échapper : elle décide en votre faveur. Vous
demandiez vingt mille livres, vous en êtes débouté par ma faute,
c’est à moi à vous les payer.
Revenez
après-demain. » Cet homme fut si surpris qu’il fallut lui
répéter ce qu’il venoit d’entendre ; il revint le
surlendemain. Chamillart cependant avoit battu monnaie de tout ce
qu’il avoit,
et emprunté le reste. Il lui compta les vingt mille livres, lui
demanda le secret et le congédia ; mais il comprit de cette
aventure que les examens et les rapports de procès ne pouvoient
compatir avec ce billard de trois fois la semaine. Il n’en fut pas
moins assidu au palais, ni attentif à bien juger, mais il ne voulut
plus être rapporteur d’aucune affaire, et remit au greffe celles
dont il se trouvoit chargé, et pria le président d’y commettre.
Cela s’appelle une belle, prompte et grande action dans un juge, et
encore plus dans un juge aussi étroitement dans ses affaires qu’il
y étoit alors. »
 Le vice au billard (Rétif, Nuits de Paris, 1788, t. V) - Sergent Saint-Simon raconte cette histoire à l’occasion
de l’élévation de Chamillart au poste de contrôleur général
des finances en 1689. Saint-Simon est extrêmement élogieux à
l’égard de Chamillart, et il raconte cette histoire sur le ton de
l’édification. Mais il n’empêche : c’est l’histoire
d’un parvenu. Chamillart est parvenu aux plus hautes places du
royaume parce qu’il jouait bien du billard, et il a négligé son
travail pour mieux participer aux plaisirs du roi. Avec son talent
consommé de persifleur, Saint-Simon feint de nous raconter l’action
généreuse d’un juge d’une probité irréprochable, mais nous
suggère dans le même temps, derrière cette façade, un tout autre
fond. Chamillart ne pouvait pas en même temps faire correctement son
travail d’instruction judiciaire à Paris et passer son temps à
Versailles à jouer au billard. En réparant sa faute, il s’est
acheté une noblesse et trouvé une excuse pour ne plus instruire :
il a bien demandé au plaignant le silence sur son action, mais elle
ne pouvait pas ne pas se savoir et Saint-Simon l’a bien sue.
Chamillart a su retourner en sa faveur une faute professionnelle
patente.
Chamillart est juge comme Zadig est nommé juge
suprême dans la première version du conte. Au moment où Zadig va
être distingué par le roi, l’histoire qui vient à Voltaire est
celle d’un habile courtisan qui en use avec le roi exactement comme
l’a fait Zadig : la générosité est la stratégie la plus
habile pour parvenir, pour se distinguer des autres courtisans, qui
calculent leurs actions au plus juste. Au chapitre « Le chien
et le cheval », Zadig a payé de bonne grâce au Desterham
l’amende, puis les frais de justice, puis la seconde amende qui lui
ont été infligées (p. 32, 33, 34) ; mieux, il restitue
au chapitre suivant tous ses biens à l’envieux qui l’avait fait
condamner à mort (p. 38). Cette générosité surenchérit en
quelque sorte à celle de Chamillart, mais procède du même
mouvement : elle achète à Zadig une noblesse dont il n’a pas
hérité. Zadig en effet était « né avec un beau naturel
fortifié par l’éducation » (p. 25) : autrement
dit, il n’avait pas de nom. Memnon, il était de même nom,
autrement dit du nom de tout le monde. Zadig était riche, mais
n’était pas « neveu d’un ministre » comme son
premier
rival Orcan (p. 26).
Mariage de fond et mariage de façade
La deuxième histoire
vient également d’une
comédie, L’Époux par supercherie de
Louis de Boissy,
dont le sujet est tiré de
Boccace : c’est l’histoire de Titus
et de Gisippe.
Titus, fils d’une noble et
riche famille romaine, part faite ses études à Athènes. Il s’y
lie d’amitié avec Gisippe, un autre étudiant. La famille de
Gisippe prépare le mariage de ce dernier avec une très belle jeune
fille, Sophronie, dont
Titus tombe follement amoureux. Pris entre les devoirs de l’amitié
et les feux de la passion, Titus dépérit. Gisippe finit par obtenir
l’aveu de son secret et lui promet la jeune fille. Les préparatifs
du mariage sont trop avancés pour le rompre sans scandale :
Gisippe épouse formellement Sophronie,
mais la nuit c’est Titus qui, à la faveur de l’obscurité,
partage la couche de la nouvelle épousée. La mort du père de Titus
le rappelant
à Rome, celui-ci ne veut pas
partir sans son épouse : il
révèle donc le subterfuge
à la famille qui, placée devant le fait accompli, est bien obligée
de reconnaître le mariage. L’histoire de Boccace comporte une
deuxième partie : quelques années plus tard, Gisippe ruiné
débarque à Rome. Il se présente sur le chemin de Titus qui, dans
la foule, ne le reconnaît pas. Désespéré, Gisippe s’accuse d’un
crime qu’il n’a pas commis et est condamné à être crucifié.
Titus l’apprend, s’accuse à sa place. Le vrai criminel se
présente alors devant le tribunal pour disculper les
deux amis.
Auguste ému de cet assaut de générosité les gracie tous trois.
Titus partage alors sa fortune avec Gisippe et lui donne sa sœur en
mariage.
On
peut rapprocher cette histoire du chapitre II, « Le nez »,
où Zadig donne sa femme Azora à Cador, non par
générosité, mais au contraire pour la perdre : ici
encore, l’action généreuse, l’événement rapporté, répète
en quelque sorte en le déformant un épisode de la narration
principale. Il
y a plus. Dans la version de
Boccace, Titus est, des deux amis, le plus noble et le plus riche :
il est d’une noble famille
romaine, alors que Gisippe, athénien, appartient à une cité
vaincue, est moins riche que lui et ne peut pas se targuer d’avoir
les statues de ses ancêtres dans les rues de la ville. Titus insiste
lourdement sur ce point
dans le discours qu’il tient à la famille de son épouse pour lui
faire reconnaître son mariage en lieu et place de celui de Gisippe.
La
générosité de Gisippe,
comme celle de Chamillart, précède son élévation sociale :
en lui donnant sa sœur pour femme, Titus l’élève finalement au
rang de citoyen romain et, par le partage qu’il fait de sa fortune,
égalise leur richesse respective. Comme dans l’histoire de
Chamillart, la générosité de Gisippe n’est à proprement parler
ni calculée, ni intéressée, mais elle vise plus haut et elle vient
bien illustrer, redoubler, conforter, la stratégie courtisane de
Zadig, qui quoique elle se
présente
comme non-stratégie, comme
refus ou dédain de toute forme de stratégie,
s’objective en quelque
sorte comme stratégie par la
mise en série des événements.
L’histoire
de ce double mariage est remarquable enfin par le jeu de façade
qu’elle met en œuvre chez Boccace : un premier mariage, celui
de Gisippe, sert de façade au mariage réel mais caché, relégué
au mystère de l’alcove, qui est celui de Titus. Sophronie
elle-même est supposée la dupe de ses deux maris. Mais cette
disposition, qui rencontrait le dispositif du conte voltairien, est
pour ainsi dire effacée dans le résumé que donne le premier
satrape de la deuxième action. Surtout,
la réciprocité dans la générosité, qui se traduit par la
surenchère du geste de Titus, disparaît ici, ou plus exactement se
dilue dans le concours, qui
la convertit
dans un nouveau système de rétribution.
Glissement vers l’absurde
Pour la
troisième action, Voltaire
évoque la guerre d’Hyrcanie, qui désigne chez Tacite la révolte
d’une province orientale du royaume des Parthes sous Vologèse, à
l’époque de Néron et de la conquête romaine de l’Arménie par
Corbulon.
L’Hyrcanie était
entrée dans le vocabulaire
latin par les imprécations de Didon au chant IV de l’Énéide ;
elle
passe de là aux tragédies de Sénèque.
Lucain évoque également
l’Hyrcanie, qu’il associe toujours à l’atrocité barbare.
Lucain, Sénèque et Tacite sont contemporains, c’est le
même monde : l’imaginaire de l’Hyrcanie se transpose
ensuite dans la tragédie sénéquienne de la Renaissance
et de l’âge baroque.
De là, il gagne le roman.
Le dictionnaire de Trévoux cite à l’article
Hircanie deux vers de
la Pharsale dans la
traduction de Brébeuf :
Il met sous
ses drapeaux, avec la Scythie,
Les sauvages de Bactre & ceux de
l’Hircanie
Astarté
racontera au chapitre du « Basilic », une autre guerre
d’Hyrcanie, au terme de laquelle « Moabdar mourut percé de
coups » (p. 77).
Montesquieu
écrit, en même temps que Voltaire son Zadig,
une « histoire orientale », Arsace et Isménie,
qu’il situe pendant une guerre d’Hircanie : Arsace est un
soldat et sa maîtresse, Isménie, meurt, ou plutôt feint de mourir,
pendant qu’il combat. Mais le roman de Montesquieu, s’il a été
écrit avant Zadig,
n’a pu l’influencer car il ne sera publié, par le fils de
Montesquieu, qu’en 1783 dans ses Œuvres posthumes.
Le nom d’Astarté pourrait
cependant avoir été emprunté à Montesquieu, qui met en scène une
Astarté guèbre, c’est-à-dire zoroastrienne comme les Hyrcaniens,
dans une des Lettres persanes.
Guerre d’Hyrcanie
semble signifier essentiellement guerre civile, où toutes les
atrocités sont permises. Et de fait, l’action généreuse du
soldat n’a pas pour cadre une guerre au sens héroïque du terme,
comme on pourrait s’y attendre dans le contexte, mais un massacre
où soldats et civils sont mêlés, et les femmes au premier chef
visées. Au sein du massacre,
le soldat doit choisir entre la défense de sa maîtresse et celle de
sa mère. Il abandonne sa maîtresse pour sa mère, veut ensuite se
tuer, mais renonce au suicide à la prière de sa mère qui n’a que
lui pour subvenir à ses besoins.
C’est une
histoire à dormir debout, dans le style d’Arsace et
Isménie et plus généralement
du roman rococo que Voltaire parodie ici : à force de
surenchère dans la générosité, le comble de l’héroïsme
retombe dans la trivialité
la plus plate. Le
soldat s’apprête à sauver sa maîtresse contre ses ravisseurs,
mais il y renonce pour sauver sa mère, mais il y renonce pour se
suicider, mais il y renonce parce « qu’elle n’avait que lui
pour tout secours » : autrement dit, elle aura besoin de
lui au quotidien, pour faire les courses, donner le bras et un brin
de conversation… Le sublime de la générosité est rattrapé par
le principe de réalité, le fond économique qui la sous-tend :
il faut vivre, manger, être protégé.
L’histoire est
abracadabrante parce qu’elle concentre trop de péripéties, trop
de niveaux dans le sacrifice : la sinuosité de la narration
tourne à la fadaise. Dans le Dictionnaire philosophique,
Voltaire caractérisera cette
surenchère d’un trait cinglant : « On nous berne de
martyrs à faire pouffer de rire. »
Paradoxalement,
la série des décrochages
hors de la vraisemblance est brutalement rabattue sur le réel le
plus simple : pouffer de rire au
récit d’un martyre un peu
trop extravagant ; s’occuper de la vieille maman après avoir
joué coup sur coup
l’épopée des guerres hyrcaniennes et la tragédie du suicide par
amour.
Le mot contre l’événement
Il
y a une gradation dans ces actions généreuses, une surenchère :
le premier donne tout son bien, le second donne sa maîtresse et
encore paye la dot, le troisième
sacrifie sa maîtresse, sauve sa mère et encore fait
le don de sa mort, renonce au suicide héroïque. Chaque nouvelle
action reprend un motif de la précédente : le premier donne
tout son bien et de même le second paye la dot ; l’ami du
second était près d’expirer d’amour et de même le troisième
renonce à se tuer par amour. La surenchère des actions généreuses,
dont les motifs s’entrelacent, débouche sur un brutal rattrapage
du réel, à effet comique : « il eut le courage de
souffrir la vie ».
Sur
le plan de l’action, la logique de la surenchère conduit les juges
à opiner pour le troisième candidat, dont la générosité a
consisté à ne pas être héroïque, à laisser sa maîtresse se
faire enlever et violer par les barbares hyrcaniens, puis
à renoncer à la mort
sublime de la scène tragique. L’action généreuse n’est pas
l’action héroïque ; la générosité met en échec
l’événement : le jugement du juge était un mauvais
jugement, qu’il a fallu replâtrer ; le mariage de
l’ami n’était pas le bon
mariage, qu’il a fallu
bricoler ; le suicide de
l’amant, qui était
l’événement tragique et noble, n’a pas eu lieu. La générosité
est bourgeoise, elle défait l’événement et
organise des vies confortables.
C’est toute une dialectique négative qui œuvre en sourdine dans
le texte et déconstruit
méthodiquement le dispositif même du concours qu’il a prétendu
installer.
Le
refus du roi Moabdar de suivre les juges ne constitue donc pas à
proprement parler une surprise, mais porte plutôt le coup final au
dispositif qui s’est défait. Précisément, ce n’est pas une
action, productrice
d’un événement, que le
roi entend récompenser, mais un mot,
c’est-à-dire a
priori un non-événement.
Reprenons les termes depuis le début du chapitre : il
s’agissait de récompenser « celui des citoyens qui avait
fait l’action la
plus généreuse » ; le premier Satrape « exposait
les plus belles actions » ;
il ne parle pas de la générosité de Zadig envers l’Envieux, qui
nous a été contée au chapitre précédent, car « ce n’était
pas une action qui
méritât de disputer le prix » ; quand le Satrape a fini
de parler et que les juges se sont décidés pour le troisième
candidat, le roi reconnaît que « son action
et celle des autres sont belles ». L’action doit faire
événement, constituer un exemplum virtutis
et entrer dans la série des exemples types : « j’ai vu,
dans nos histoires, des exemples
que… » L’événement n’est pas une manifestation du réel,
c’est une construction symbolique, une façade pour le théâtre.
Et cet événement est de
moins en moins événement, ces actions de moins en moins actions.
Qu’a
fait Zadig qui mérite mieux la récompense ? « Il osa
dire du bien » de Coreb ;
il a « parlé
avantageusement d’un ministre disgracié » ; il a
« contredit [la]
passion » du roi. La générosité de Zadig est un héroïsme
du mot qui rompt avec la
noblesse sublime de l’action vertueuse. Zadig
n’a rien fait, rien donné, rien combattu, mais il a eu le courage
de dire. Surtout, alors que toutes les actions étaient des actions
de coulisse, des générosités qui n’étaient pas destinées à
être publiées, le mot de Zadig est une prise de position publique
et pour ainsi dire politique. Zadig a pris publiquement le parti d’un
ministre révoqué par le roi : il a défendu l’action de ce
ministre, ses décisions, sa politique.
Le
choix de Zadig va donc dans le même sens que le dispositif du
concours qu’il semble pourtant contredire en réaffirmant la
préséance absolue du roi : il
repolitise l’espace de la fiction, il substitue
à l’événement l’éclat
romanesque et met en scène
le courage
politique d’affirmer
une position
singulière, autrement dit une
différence dans un espace public. En ce sens, le mot de Zadig est
une action qui surpasse toutes les autres : quand
la générosité de vertu relève de la morale, la générosité du
courtisan (et il faut entendre ici le courtisan au sens noble de
Baldassare Castiglione) restaure une parole politique. L’événement
est moral quand le mot est politique. La dépréciation de
l’événement est précipitée et en même temps suppléée par
le mot, qui transforme performativement l’espace déprécié où il
vient s’inscrire en espace
politique.
Politique de l’événement
Est-ce
à dire pour autant que Voltaire adhère complètement, comme
narrateur, à la décision de Moabdar et à la conclusion du
chapitre ? On peut en
douter. La distance est nettement marquée par cette phrase, qui
annonce les catastrophes à venir : « Le roi acquit la
réputation d’un bon prince, qu’il ne garda pas longtemps. »
(p. 40)
Il ne s’est pas montré bon prince, mais a acquis, temporairement,
la réputation d’un
bon prince : autrement dit, le roi a réalisé une excellente
opération de communication politique, ce qui n’a rien à voir ni
avec une décision moralement juste, ni avec un acte de bon
gouvernement.
L’opération
est double : face à Zadig, qui avait contesté la disgrâce de
Coreb, Moabdar en faisant assaut de générosité reprend
l’avantage ; face aux juges du concours, dont l’assemblée
constitue potentiellement un pouvoir concurrent, le roi réaffirme
avec éclat son pouvoir souverain. Mais
cette opération a un coût : Zadig ne peut désormais que
devenir ministre, et le jugement des états rassemblés doit malgré
tout être reconnu. Voltaire distingue nettement la récompense des
trois candidats du peuple de celle de Zadig. Aux premiers — vingt
mille pièces d’or chacun et l’inscription dans le livre des
généreux, c’est-à-dire ce qui est enregistré juridiquement dans
les actes du royaume, le bénéfice de fond ; à Zadig — la
coupe et la seule coupe, c’est-à-dire le spectacle de l’événement,
les pleins feux de la rampe, le bénéfice de façade. Qu’il
ne s’agisse que d’une façade, c’est ce que pointe l’ajout de
1748 qui clôt le chapitre : « Zadig disait : “Je
suis donc enfin heureux !” Mais il se trompait. »
Le
chapitre des « Généreux » nous révèle donc bien des
surprises : il s’organise bien selon une polarité du mot et
de l’événement, opposant le mot de Zadig, et le mot de Moabdar
sur ce mot, à l’événement des actions généreuses, et à
l’événement de l’accueil de ces actions dans le concours. Le
mot vient contrevenir à l’événement, il en renverse le cours, il
en déconstruit le ressort de jugement. Or dans ce jeu du mot et de
l’événement, les positions prises ne sont pas celles auxquelles
on aurait pu s’attendre : l’événement
n’occupe pas la position du réel ; il
déroule une série de scènes de
théâtre ou de roman,
articulées à une narration
rococo de plus en plus compliquée qui en déréalise l’effet.
Réciproquement, le mot
n’occupe pas la position du discours vain, de la fadaise ; il
installe une parole politique qui interpelle le dispositif même du
concours et ce que le chapitre vise par lui. Le mot devient alors
l’événement, il fait événement politique et introduit le réel
à la faveur du dérangement du concours.
Le
mot entre dans le jeu courtisan et participe par là de la façade de
ses flagorneries serviles. Voltaire s’y complaît malignement.
Quand le roi lui accorde la coupe pour son mot, Zadig surenchérit
par un compliment de cour : « c’est Votre Majesté seule
qui mérite la coupe, c’est elle qui a fait l’action la plus
inouïe, puisque, étant toi, vous ne
vous êtes point fâché contre votre esclave, lorsqu’il
contredisait votre passion » (p. 40).
Au fond, l’action la plus
généreuse, la seule qui mérite la coupe, c’est… l’action de
décerner la coupe !
Mais
précisément parce qu’il éclaire brutalement de son éclat la
façade de la fiction où il
prend naissance, le mot tend
vers son envers.
Il y a une tendance du mot,
qui n’est pas de dire le
vrai (le jeu de la façade l’interdit), mais de pointer le réel.
Le mot de Zadig a mis en évidence la passion du roi (« lorsqu’il
contredisait votre passion »),
c’est-à-dire une décision motivée par la façade et non une
raison politique, une réaction épidermique au lieu d’un acte de
gouvernement. Le mot fait retour vers le réel par le jeu politique
qu’il introduit. Le mot instaure une politique de l’événement.
II.
Mot et métalepse
Cette
distribution du mot, qui naît de la façade du conte pour pointer
son fond et revitaliser une logique de l’événement, révèle une
mutation très profonde du statut de la fiction classique :
son économie de la cohérence
vraisemblable vacille, s’exténue en fadaise, au profit d’un jeu
du fond et de la façade opéré par le mot. Le mot se distribue
entre la façade et le fond, tout en se déployant comme fadaise. Par
cette distribution, il organise la fiction selon la figure de la
métalepse.
Gérard
Genette a proposé d’étendre la notion rhétorique de métalepse à
ce qu’il appelle la métalepse fictionnelle, qui définirait selon
lui le fonctionnement même de la fiction :
« Une
fiction n’est en somme qu’une figure prise à la lettre et
traitée comme un événement effectif, comme lorsque Gargantua
aiguise ses dents d’un sabot ou se peigne d’un gobelet,
ou lorsque Mme Verdurin se décroche la mâchoire pour avoir trop ri
d’une plaisanterie,
ou lorsque […] Harpo Marx […] à qui l’on demande s’il tient
le mur auquel il s’adosse, s’écarte dudit mur, qui s’effondre
aussitôt :
tenir le mur est une figure courante, que ce gag, en la
littéralisant, convertit en ce que nous appelons fiction. »
La
base de la métalepse consiste à superposer, à amalgamer
le niveau du réel et le niveau de la représentation. Genette
s’attarde longuement, en s’appuyant sur Fontanier, sur des
exemples d’écrivains déroulant leur fiction comme si elle se
jouait sous leur fenêtre (le début de Noé,
de Giono), ou feignant de commander, de déclencher les événements
qu’ils imaginent ou qu’ils rapportent (Virgile faisant mourir
Didon, Voltaire ordonnant aux acteurs de Fontenoi de commencer la
bataille). Mais le ressort essentiel de la métalepse ne tient pas à
ces jeux décoratifs : ce
qui s’y joue, c’est le passage de la figure à la fiction,
c’est-à-dire du jeu ponctuel sur le signifiant, figé dans une
expression, un mot, à l’organisation de l’ensemble d’un récit,
où l’expression figée prend vie, se déploie comme événement.
Dans ce basculement de la
forme du mot vers l’organisation de tout un récit résiderait le
secret à partir duquel
s’ordonne la fiction. On
peut douter aussi bien de la permanence que de l’universalité d’un
mécanisme aussi formel. Mais il est sûr que le mot voltairien en
joue, précisément pour organiser l’installation du réel dans la
fiction alors que la fiction n’était pas du tout prévue pour
l’accueillir.
Trovander : distribution du mot et programme
du récit
Dans
L’Ingénu, lors du
premier souper au prieuré de Kerkabon, l’Ingénu est interrogé
sur sa langue :
« Alors
ce fut à qui demanderait à l’Ingénu comment on disait en huron
du tabac, et il répondit
taya ; comment on
disait manger, et il répondit essenten.
Mademoiselle de Kerkabon voulut absolument savoir comment on disait
faire l’amour ; il lui répondit trovander
et soutint, non sans apparence de raison, que ces mots-là valaient
bien tous les mots français et anglais qui leur correspondaient.
Trovander parut très
joli à tous les convives. » (p. 46-47)
Voltaire
ajoute à ce passage une note : « Tous ces mots sont en
effet hurons. » Il
attire l’attention du lecteur sur la réalité des signifiants, que
les conventions de la fiction lui permettaient ici tout à fait
d’inventer.
Il insiste sur cette réalité en donnant ses sources : M. de
Kerkabon va chercher dans sa bibliothèque « la grammaire
huronne dont le révérend père Sagar Théodat, récollet, fameux
missionnaire, lui avait fait présent ». Ce livre existe
réellement et Voltaire le possédait : il s’agit du Grand
voyage du pays des Hurons, situé en Amérique vers la mer douce, es
derniers confins de la nouvelle France, dite Canada,
[…] avec un dictionnaire de la langue Huronne pour la
commodité de ceux qui ont à voyager dans le pays, & n’ont
l’intelligence d’icelle langue,
par F[rère]
Gabriel Sagard Théodat, récollet de Saint François, de la province
de S[aint]
Denys en France, publié à Paris, chez Denys Moreau, en 1632.
Voltaire
superpose ici sa recherche des noms hurons dans le dictionnaire de
Sagard, qu’il a effectuée pour écrire l’épisode, à la
vérification de ces noms par Kerkabon, qui vient forcément dans la
fiction après qu’ils ont été dits. Il y a là une première
métalepse. Mais, comme le remarque Richard Francis, cette scène est
totalement invraisemblable : le dictionnaire de Sagard est en
effet organisé plutôt comme un manuel de conversation que comme un
dictionnaire. Il ne se présente pas comme une liste de mots, mais
comme une liste de sujets ou de thèmes, pour lesquels Sagard donne
des phrases complètes. On peut ainsi lire, à l’article Pétuner,
un vieux mot français pour fumer du tabac, « Donne-moy à
petuner, Etaya » ;
à l’article Manger,
« Donne-moi à manger, Taetsentĕ, Sattaésenten » ;
à l’article Mariage,
« Vas-tu point faire l’amour ? Techtrouandet ».
On retrouve bien, à quelques
déformations près, les termes que Voltaire a extraits et, dans son
esprit, policés, mais il aurait été impossible au prieur de
retrouver vite et facilement ces mots dans le dictionnaire.
Des
trois mots que donne l’Ingénu, c’est le troisième qui fait
sensation dans la petite société de basse Bretagne. Mademoiselle
de Kerkabon a demandé « faire l’amour », qui dans la
langue classique n’a pas de signification sexuelle :
« Faire
l’amour, c’est tâcher de
plaire à quelque Dame & de s’en faire
aimer. Plus ordinairement, faire
l’amour à une fille ou à une femme, c’est la rechercher en
mariage. Faire des
amitiez, c’est caresser quelqu’un pour l’engager à nous aimer.
Faire les doux yeux,
c’est regarder amoureusement une femme. » (Dictionnaire de
Trévoux, art. Faire,
p. 644)
Il
faut bien sûr comprendre la demande faussement naïve de la vieille
demoiselle comme une proposition indirecte à l’Ingénu de lui
faire la cour, comme une invite maladroitement galante. Mais
le dictionnaire de Sagard nous invite à préciser le sens que
Voltaire avait en tête, qui a cherché ici l’article Mariage,
et est tombé sur « Vas-tu point faire l’amour ? »,
c’est-à-dire vas-tu point me demander en mariage. Voltaire a
arbitrairement coupé un tech
pour « vas-tu point », et rétabli un infinitif -er,
qui lui donne trovander.
Le mot trovander
contient à la fois la proposition galante et la demande formelle en
mariage, Mlle de Kerkabon demande à l’Ingénu de
chercher
à plaire, à se faire aimer ; elle lui demande de
chercher
à l’épouser. Elle lui demande de désirer, de chercher, et il
répond trovander,
qui, d’une façon plaisante, fait sens autrement en français :
qui me cherche me trouve, à l’invite l’Ingénu a de quoi
répondre.
Le
mot contient ici en quelque sorte dès le départ le programme de la
fiction : il s’agira bien pour l’Ingénu de faire l’amour,
mais dans la non-coïncidence du chercher et du trouver : non
pas Mlle de Kerkabon, mais Mlle de Saint-Yves, non pas en se jetant
sur son lit (chap. 6) mais en
la méritant par la guerre (chap.
7) ; et pour Mlle de
Saint-Yves non en séduisant l’Ingénu, mais en se donnant à M. de
Saint-Pouange (chap. 17).
Le mot trovander
programme l’événement du
chapitre 6, et de là la
série des événements du
conte.
Grâce
à l’esquisse de Saint-Pétersbourg retrouvée par René Pomeau,
nous savons que dans le projet initial l’Ingénu se mariait :
« Histoire de l’ingénu, élevé
chez les sauvages puis chez les anglais, instruit dans le rellig en
basse bretagne tonsuré, confessé, se battant avec son confesseur
Son voyage a versailles chez frere letellier
son parent | volontaire deux campagnes sa force incroiable son
courage veut etre cap de cav etonné du refus. Se marie, ne veut pas
que le m soit un sacremt, trouve tres bon que sa femme soit infidele
parce qu’il la eté. Meurt en deffendant son pays, un capitaine
anglais lassiste ala mort avec un jesuite et un janseniste, il les
instruit en mourant. »
L’Ingénu se marie, mais ne veut pas que le
mariage soit un sacrement et trouve très bon que sa femme soit
infidèle parce qu’il l’a été. Le mariage de l’Ingénu est,
dans son esprit, un mariage huron, c’est-à-dire à en croire
Voltaire un mariage selon la loi naturelle ; mais l’Ingénu,
dans cette esquisse, se marie à Versailles, c’est-à-dire au lieu
de la quintessence de la civilisation française, selon les lois et
l’institution civile et religieuse d’un mariage français. À la
demande qui est faite à l’Ingénu, de « faire l’amour »
(la demande formulée par Mlle de Kerkabon), l’Ingénu répond,
comme il le lui a été demandé, par un trovander huron,
un techtrovandet, un
veux-tu me faire l’amour huron.
Le mot se
distribue donc en une façade, « faire l’amour », où
il prend naissance, un premier fond, trovander,
où il se répercute comme réponse, et un arrière-fond,
techtrovandet, où
Voltaire nous indique qu’il est allé chercher. Cette distribution
n’est pas seulement de sens, entre le mariage français et le
mariage huron, entre la convention du jeu galant et la proposition
crue, elle est aussi de personne : la demande de la vieille
demoiselle, traduite par l’Ingénu, devient demande du Huron ;
elle passe de l’autre côté de l’interlocution, et intervertit
le sujet et l’objet du désir.
Syllepse, métalepse et métastase : le
chapitre 6 de L’Ingénu
Le chapitre 6 met
en œuvre le programme du mot à partir de cette distribution, qui
est un feuilletage du sens. Par métalepse, il littéralise, et du
coup fictionalise le « faire
l’amour » lancé ingénument par Mlle de Kerkabon au
chapitre I : car le mot est ingénu, au principe même de la
création du conte, au principe de L’Ingénu.
Dans l’esquisse, l’Ingénu se mariait vraiment, et à
Versailles ; dans le conte achevé, le mariage rate, et rate en
basse Bretagne. Mais dans le
ratage que nous lisons subsiste l’éclat de la performance, qui est
la signature de la première intention.
Le
chapitre 6 s’ouvre comme une entrée en scène fracassante :
Voltaire l’écrit en dramaturge. Dans la chambre de Mlle de
Saint-Yves, il raconte l’irruption de l’Ingénu et l’éclat
claironnant d’un premier échange de mots :
« À peine l’Ingénu était
arrivé, qu’ayant demandé à une vieille servante où était la
chambre de sa maîtresse, il avait poussé fortement la porte mal
fermée, et s’était élancé vers le lit. Mlle de Saint-Yves, se
réveillant en sursaut, s’était écriée : « Quoi !
c’est vous ! ah ! c’est vous ! arrêtez-vous, que
faites-vous ? » Il avait répondu : « Je vous
épouse », et en effet il l’épousait, si elle ne s’était
pas débattue avec toute l’honnêteté d’une personne qui a de
l’éducation. » (p. 69)
La première phrase est saisie du point de vue de
l’Ingénu, tandis que la seconde adopte celui de Mlle de
Saint-Yves. La première phrase décrit un trajet, une course
d’obstacles que l’Ingénu franchit jusqu’au lit de Mlle de
Saint-Yves, et installe un rythme rapide, enlevé, joyeux : les
verbes, arrivé, poussé, élancé, marquent une progression dans le
mouvement, épousent la montée du désir, tandis que lenteurs,
sinuosités et entraves sont reléguées dans l’encastrement des
subordonnées (« ayant demandé à une vieille servante où
était la chambre de sa maîtresse », une participiale à
laquelle se greffe une interrogative indirecte). L’adverbe
« fortement », qui porte le mouvement, se heurte au
complément d’objet, « la porte mal fermée », qui lui
résiste mal. L’ensemble mime une poussée qui prépare le
renversement de point de vue, depuis l’intérieur, depuis la
chambre, depuis Mlle de Saint-Yves dans son lit. Le renversement de
point de vue précède le dialogue et installe déjà, dans les
lieux, l’interlocution. Au trajet de l’Ingénu répond le cri de
Mlle de Saint-Yves, à un premier coup de fusil, la réponse d’un
second.
Son cri se décompose en quatre interjections,
dans lesquelles on entend surtout le « vous » qui accuse
le coup de la présence de l’autre, sous quatre tons différents.
C’est d’abord le quoi de surprise, puis le ah de
plaisir, puis l’arrêtez
galant, enfin le que faites-vous d’alarme. Il y a donc un
trajet dans la parole de Mlle de Saint-Yves, qui suit la progression
du « faire l’amour » dont le chapitre met en œuvre le
programme. Ce trajet discursif, symbolique, répond au trajet
géométral de l’Ingénu : il le commente, il le relaye, il le
poursuit.
C’est un trajet de parole, mais c’est en même
temps un mot, c’est le mot « vous », qui fonctionne ici
comme une métastase du mot-programme qui ordonne le chapitre. Nous
avons remarqué, au chapitre I, que ce mot de trovander,
apparaissait déjà à la faveur d’une interlocution. Mlle
de Kerkabon demandait à l’Ingénu (de lui) « faire
l’amour », et celui-ci lui répondait ce que les invités
entendent et le narrateur transcrit comme trovander,
pour Techtrouandet,
« vas-tu bien faire
l’amour », qui renverse le point de vue et fait basculer
l’origine de la demande et du désir. Le
renversement de point de vue au début du chapitre 6 ne fait que
répercuter ce renversement initial : il le littéralise par
syllepse, et il en reporte la faille originelle, qui est à la base
de la puissance distributive du mot, sur le cri de Mlle de
Saint-Yves, qui distribue le « vous » : c’est elle
qui crie, mais elle crie vous, c’est un vous de surprise, qui vient
du dehors, et c’est un vous de plaisir, qu’elle a désiré et
demandé ; c’est un vous de badinage, qu’elle est prête à
entretenir, et c’est un vous de frayeur, qui l’inquiète et
qu’elle repousse. Vous devient le
point de départ d’un nouveau mot,
par métastase, c’est-à-dire par détachement d’une première
puissance proliférante du signifiant (trovander)
dans un autre signifiant qui va à son tour coloniser le programme
fictionnel.
« Vous »
est fondamentalement sylleptique : il change de sens quand il
change d’interlocuteur : « que faites-vous ? »
désigne l’Ingénu, à quoi répond le « Je vous épouse »
de l’Ingénu où « vous » désigne Mlle de Saint-Yves.
« Vous » condense les deux désirs, unifie comme signe
unique de l’amour les deux positions opposées, confrontées, de
l’Ingénu et de Mlle de Saint-Yves. La syllepse prépare la
métalepse, installe dans le signifiant la puissance métastatique du
mot.
« Je vous
épouse » est le nouveau mot : « Je vous épouse et
en effet il l’épousait »
distribue en effet le sens entre le plan de la façade, le « faire
l’amour » galant dont le discours n’est pas censé
avoir d’effet, et le plan du fond, qui n’est rien moins qu’une
tentative de viol. La
métalepse ne joue pas, comme aurait tendance à l’y réduire la
formalisation narratologique, entre une réalité de convention (le
lieu de l’énonciation du narrateur) et une convention de la
fiction (le lieu de l’énoncé), mais entre la façade et le fond,
entre l’éclat discursif de la scène et de son appareil théâtral
et la brutalité du réel, du jaillissement
du réel hors de toute convention.
A night in Casablanca, Harpo Holding Up The Building Gag, Marx Brothers, 1935. Cliquer sur la vidéo pour la démarrer
Or il est
impossible de conjoindre dans une représentation un plan du réel,
qui se définit par nature comme hors représentation, avec un plan
de façade, qui exacerbe jusqu’à la caricature les artifices de la
représentation. La métalepse est une figure impossible : elle
opère donc toujours à la limite du figurable ; elle
joue pour cette raison de l’absurde, et constitue un terrain idéal
pour le déploiement du sens dans le non-sens de l’esprit. Gérard
Genette convoque à ce titre un exemple particulièrement
spectaculaire : dans le
souk de Casablanca,
Harpo Marx est appuyé sur le
mur d’une échoppe,
il ne fait rien, il musarde. Un
policier l’interpelle, lui
demande : Qu’est-ce que tu fais là à ne rien faire ? Ma
parole, tu tiens le mur ? Harpo,
toujours muet,
acquiesce du chef en riant.
Le gendarme excédé tire alors Harpo
vers lui,
et le mur s’écroule.
Le mur est une
façade. Il ne tient que tant que dure la façade du mot d’esprit.
Le mur n’est là, visible, consistant, qu’à cause de
l’expression « tenir le mur », pour ne rien faire. Le
mot consiste à renverser l’expression, à la pointer comme pure
façade, à faire tomber le mur. Au terme du mot, la façade tombe et
fait apparaître un envers du
décor : qu’il n’y a
rien à faire, que Harpo, le
clown blanc, n’a rien à faire là,
que ce mur comme l’ensemble de la société qu’il désigne n’est
qu’une façade. L’absurde n’est pas un pur jeu gratuit qui se
démonte comme une mécanique rhétorique : l’absurde fait
voir le réel que la représentation ne devrait jamais donner à
voir. C’est pourquoi il ne peut le donner
à voir que fugitivement,
qu’indirectement : dans le sketch des Marx Brothers, il
semble qu’il n’y
ait rien
derrière le mur, pas
d’habitants ni de marchands
derrière l’échoppe
et la devanture alors
que la rue du souk grouille de monde :
les trois Marcocains
qui surgissent de la gauche à
la fin du sketch pour constater l’effondrement, surgissent de nulle
part, et certainement pas de l’intérieur.
Qu’est-ce ici qui tient par
la seule main de Harpo ? Le
fragile protectorat de la France au Maroc et l’économie
coloniale
qui le fait subsister comme façade après
la révolte d’Abdelkrim ? Ou, par métaphore, le New Deal de
Roosevelt, tenu par la main d’un Juif au chômage au milieu des
Arabes affairés ? Le
gag n’est pas un pur jeu gratuit de métalepse ornementale, il
dit la présence oisive et migrante d’un « tenir le mur »
qui menace un ordre économique et politique près de s’effondrer :
même très atténué, relégué au fond du non-sens de la
plaisanterie, ce fond constitue la tendance du mot et nourrit le réel
de la métalepse.
Voltaire se donne
à lire dans ce même partage de la gratuité, de la légèreté du
mot, et du fond, de la tendance qui nourrit le mot. Voltaire
ne dispose pas des moyens de l’image, qui fait voir l’effondrement
du mur, et opère ainsi visuellement la métalepse. Le
mot se distribue donc depuis la facticité du discours (la fadaise),
qu’il troue. Pour ce faire, le narrateur intervertit les positions
respectives du discours et du réel. L’Ingénu
s’empare du discours, censé déployer le jeu galant du « faire
l’amour », tandis que Mlle de Saint-Yves est acculée dans le
réel à se débattre « avec toute l’honnêteté d’une
personne qui a de l’éducation ». Évidemment cette honnêteté
est cocasse, quand il s’agit, pour une frêle jeune fille,
d’agripper, de tirer, de repousser, un colosse, une force de la
nature, un Hercule ! On
ne se débat pas avec honnêteté, le complément de manière ne peut
pas compléter ce verbe : se débattre, c’est le réel, et le
réel n’a pas les
manières de la façade.
Voici
donc Mlle de Saint-Yves dans la sauvagerie du réel, et l’Ingénu
dans la délicatesse du discours :
« L’Ingénu n’entendait pas
raillerie ; il trouvait toutes ces façons-là extrêmement
impertinentes. Ce n’était pas ainsi qu’en usait Mlle Abacaba, ma
première maîtresse ; vous n’avez point de probité ;
vous m’avez promis mariage, et vous ne voulez point faire mariage :
c’est manquer aux premières lois de l’honneur ; je vous
apprendrai à tenir votre parole, et je vous remettrai dans le chemin
de la vertu. » (p. 69)
L’Ingénu parle et Mlle de Saint-Yves se débat ;
l’Ingénu rappelle Mlle de Saint-Yves à ses devoirs, à sa vertu,
et Mlle de Saint-Yves tâche de ne pas se faire violer. Tout le
comique de la situation tient à cette interversion absurde entre le
discours tenu, auquel se résume le texte que nous lisons, et la
situation posée, installée au paragraphe précédent. La métalepse
superpose le début réel d’un viol à sa représentation
paradoxale comme discours intimant la vertu : ce n’est plus
seulement « je vous épouse » qui fait métalepse, mais
« vous m’avez promis mariage », « faire mariage »
pour faire l’amour, et surtout « je vous remettrai dans le
chemin de la vertu », où le chemin se littéralise de la façon
la plus scabreuse.
Le discours de l’Ingénu est, d’une certaine
manière, une pure fadaise qui permet le déploiement métastatique
du mot. La fadaise distribue le mot en une façade de vertu et un
fond graveleux, selon une duplicité que la littérature libertine a
abondamment exploitée. Mais l’originalité ici tient au fait que
l’auteur du mot est ingénu, et que cet honneur, cette vertu
factices qu’il revendique au moment de commettre un viol sont en
même temps l’authentique honneur et l’authentique vertu d’un
bon sauvage qui, réellement, parle de bonne foi.
C’est le tour de force de la métalepse :
elle n’accuse pas simplement le discours comme factice, trompeur ou
vain ; par le jeu de l’esprit, elle introjecte le réel dans
le discours, et par là elle ramène la parole à un discours de
vérité. La fadaise contient le principe de son renversement. Elle
n’est pas de pure façade : elle naît de la façade pour
pointer vers le réel. L’Ingénu « n’entendait pas
raillerie » : il ne tient pas le discours de vertu comme
le tiendrait, par bravade, par antiphrase, un libertin. Il pense ce
qu’il dit et il y a bien pourtant antiphrase. L’Ingénu dit la
phrase et réalise l’antiphrase, il littéralise ce qu’il
dit par sa tentative de viol tandis qu’il donne sens réel, sincère
et authentiquement remotivé au discours qu’il tient.
De son point de vue, les façons de Mlle de
Saint-Yves sont « impertinentes », c’est-à-dire,
littéralement, inadaptées au contexte : elle n’a pas à se
débattre car c’est elle qui au chapitre 4, le chapitre du baptême,
a demandé à l’Ingénu « Est-ce que vous ne ferez rien pour
moi ? » (p. 63), que l’Ingénu a interprété comme
Techtrouandet, « vas-tu
bien faire l’amour », autrement
dit promesse de mariage, qu’il
interprète à nouveau littéralement, comme promesse de le
consommer. Il
est impertinent, inconvenant pour Mlle
de Saint-Yves de ne pas
accepter ce que l’Ingénu considère, par
double littéralisation,
qu’elle a demandé.
Il y a donc un
endroit et un envers de la façade : la situation, l’événement,
font juger l’Ingénu impertinent, mais le discours de l’Ingénu
désigne au contraire Mlle de Saint-Yves comme l’impertinente, du
point de vue de la nature, du droit naturel, du bon sens huron.
L’impertinence,
c’est la faille dans la façade, qui peut s’envisager d’un côté
ou de l’autre du mur d’incompréhension. La fadaise se déploie
sur cette faille.
L’honneur, le respect
de la parole donnée qui le fonde, le chemin de la vertu que dessine
ce code d’honneur, sont les valeurs authentiques du Huron, qui ne
triche nullement à les revendiquer. Le fond de la mésentente repose
sur la parole même qui a été donnée, sur le sens du mot, qui se
distribue par métalepse entre l’invite galante et la demande crue.
Le troisième
paragraphe referme la séquence par un nouveau renversement de point
de vue, symétrique de celui qui avait ouvert le chapitre :
« L’Ingénu possédait une vertu
mâle et intrépide, digne de son patron Hercule, dont on lui avait
donné le nom à son baptême ; il allait l’exercer dans toute
son étendue, lorsqu’aux cris perçants de la demoiselle plus
discrètement vertueuse accourut le sage abbé de Saint-Yves, avec sa
gouvernante, un vieux domestique dévot, et un prêtre de la
paroisse. Cette vue modéra le courage de l’assaillant. « Eh,
mon Dieu ! mon cher voisin, lui dit l’abbé, que faites-vous
là ? — Mon devoir, répliqua le jeune homme ; je remplis
mes promesses, qui sont sacrées. »
Nous sommes
d’abord au milieu du lit, et c’est de ce lit que nous devons
imaginer que l’Ingénu se retourne en voyant arriver l’abbé avec
ses domestiques. « Cette vue », c’est le tableau que
forment les nouveaux arrivants pour l’Ingénu qui leur tournait le
dos un instant plus tôt. L’Ingénu est surpris, il est pris à
revers, comme Mlle de Saint-Yves avait été surprise au premier
paragraphe. La prise à
revers relance la métalepse : contre la fadaise, qui se
déployait comme viol, l’entrée en scène des nouveaux
protagonistes produit un nouvel effet de réel, qui donne à voir à
l’Ingénu, sur le visage interloqué des arrivants, son
« impertinence ».
La
métastase du mot conduit alors Voltaire à un véritable feu
d’artifice verbal : la vertu de l’Ingénu, c’est sans
doute son excellent caractère de bon sauvage que la civilisation n’a
pas perverti, mais c’est surtout
très concrètement son sexe en érection !
Le nom de baptême de
l’Ingénu, Hercule, n’est pas simplement son nom, mais le
programme de son personnage, et ici encore un programme sexuel. Quant
à l’exercice de la vertu, il désigne la chose même que la vertu
est censée éviter.
On
se demande alors comment comprendre « la demoiselle plus
discrètement vertueuse », et ce qu’implique exactement cette
discrétion. Comment Mlle de
Saint-Yves peut-elle être discrète alors qu’elle crie ?
Comment a-t-elle pu se débattre honnêtement ? Voltaire
décrit malicieusement en elle le combat du désir et des
bienséances, c’est-à-dire non plus la lutte avec l’Ingénu,
mais la lutte avec elle-même. Elle se débat, mais elle ne se débat
pas tant ; elle crie, mais elle crie tout à coup moins fort :
peut-être n’est-ce plus pour appeler au secours, mais de plaisir.
Et comment comprendre que
l’Ingénu allait exercer sa vertu « dans toute son
étendue » ?
Voltaire raconte
et ne dit pas, reste toujours au bord de dire une pénétration, que
métaphorise,
dans l’espace, l’irruption de l’abbé de Saint-Yves et de ses
gens.
Dispositif de la gravure
L’Ingénu dans la chambre de Mlle de Saint-Yves - Moreau le Jeune
La pénétration
est l’événement. Le mot la dit à demi mot, le jeu des
trajectoires dans le texte
la constitue en principe
d’organisation et la
gravure de Moreau le jeune la
transpose et la scénographie. Cette
gravure ne faisait pas partie apparemment du premier jeu
d’illustrations fourni par Moreau le jeune pour l’édition
de Kehl de 1785, qui comptait
pour L’Ingénu le
baptême et le rendez-vous chez Saint-Pouange.
A-t-elle été d’abord
censurée comme libertine ? Si le
dessin est bien daté
de 1803, il s’agit plutôt
d’un ajout de Moreau pour
la deuxième édition à laquelle il a participé, l’édition
Renouard (1819-1825). Il
s’inspire peut-être
d’une gravure plus épicée de Binet pour
Le Paysan perverti de
Rétif de la Bretonne, représentant
le viol de Mme Parangon par Edmond.
A gauche
on distingue la porte entrouverte, l’Ingénu court encore, mais il
est déjà dans le lit. Sa jambe gauche en arrière imprime le
mouvement de la course, et répète malicieusement, pour le
connaisseur, les jambes écartées de Mme Parangon. L’Ingénu ouvre
les draps de la main droite tandis qu’il attrape de la main gauche
Mlle de Saint-Yves par le cou. L’invention
du drap ouvert permet à Moreau de dessiner dans le pli des draps le
supplément d’un mouvement de la 2e
jambe de l’Ingénu qu’en réalité on est bien en peine de
restituer. La jambe en arrière et le pli des draps en avant
dessinent un enjambement du lit, tandis que la jambe nue de Mlle de
Saint-Yves, dépassant hors du lit à droite, prête à poser pied à
terre près de ses pantoufles pour s’enfuir, complète l’impression
d’un passage en trombe de la gauche à la droite de l’image,
d’une traversée complète, d’une… pénétration. Les rideaux
du lit sont comme emportés par cette fureur du transport, soulevés
et déplacés vers la droite.
L’ambivalence
de Mlle de Saint-Yves se traduit dans son vêtement et sa posture :
elle tourne le dos à l’Ingénu mais elle se retourne, ou se laisse
retourner vers lui ; elle resserre sa chemise entre ses jambes
pour en prévenir l’accès, mais elle dénude son sein et sa
cuisse ; elle repousse de la main son épaule, mais par ce geste
découvre sa gorge et offre son visage.
Enfin, il s’agit
d’une scène d’alcôve, d’un ébat intime supposé sans témoin.
Mais tout est ouvert, la porte, les rideaux du lit. Le tabouret à
gauche, la commode avec son bougeoir à droite, postés en embrayeurs
visuels au premier plan, tiennent lieu de spectateur, et relayent
dans l’image le regard que, par effraction, nous lui portons.
Par le fait même
de son existence, la gravure de Moreau le jeune désigne ce qu’elle
représente comme événement. Sa légende
souligne le mot : « Quoi ! c’est vous ! ah !
c’est vous ! arrettez-vous, que faites-vous ? » Le
vous qui dans le texte fait mot, ou
fait mouche, fait tableau
dans l’image comme événement scénique. L’équivalent
dans l’image du mot, c’est la chose, ici la pantoufle de Mlle de
Saint-Yves, où elle s’apprête à glisser le pied. Dans la
circonstance, cette pantoufle est absurde : est-ce qu’on sort
du lit pour méticuleusement enfiler sa pantoufle au moment où votre
amant se trouve devant vous, vous presse contre lui, et où vous vous
débattez faiblement, juste ce qu’il faut, entre ses bras ? Ou
on sort sans pantoufle, ou on ne sort pas du tout. La pantoufle n’a
pas de sens dans cette scène.
Mais visuellement elle
remplit à merveille sa fonction : de la poignée de la porte à
l’Ingénu, de l’Ingénu à Mlle de Saint-Yves, de son bras étendu
à sa jambe nue pendante, un arc de cercle se dessine dont la
pantoufle est l’aboutissement. La jambe de l’Ingénu entrant dans
le lit, qui est suggérée sans être montrée, est dupliquée par ce
pied s’apprêtant à enfiler la pantoufle. C’est une pénétration
qui se redouble, et transpose celle qui est en jeu et qu’on ne peut
pas montrer.
Conclusion
Je voudrais pour
conclure revenir sur l’enjeu d’une analyse des contes de Voltaire
en termes de mot et d’événement. Le dispositif du conte
voltairien établit des plans séparés, la division de ces plans est
un principe d’organisation fondamental qui se répète de chapitre
en chapitre : nous avons vu dans « Les généreux »,
comment l’espace public du concours s’opposait au secret et à
l’intimité des actions généreuses, généreuses précisément
parce que renonçant à l’éclat héroïque. Au chapitre VI de
L’Ingénu, c’est
le discours de vertu qui s’oppose, de façon éclatante et en même
temps comique, à l’action réelle, à l’agression sexuelle de
l’Ingénu. À ces deux plans s’ajoute un troisième terme, ou
effet, qui est l’exténuation du discours, ou de la narration,
jusqu’à l’absurde : les actions généreuses finissent par
être si compliquées qu’il n’y a plus d’action ; et le
discours vertueux, de détournement en détournement du sens des
termes qu’il manipule, finit par ne plus rien vouloir dire.
Le mot est ce qui
fait tenir ces trois plans inconciliables. Il glisse le long du
discours et se distribue par métalepse de la façade, où il prend
naissance, au fond, où se laisse deviner un envers du décor et,
parfois, l’éclat du réel. Le
mot est métastatique : le trovander
du chapitre I
commande le chapitre VI, où le « vous » de Mlle de
Saint-Yves, qui est à la
fois le vous du discours galant et le vous du face à face effrayé,
relance la métalepse, que Voltaire reformule avec « je vous
épouse ».
Le
« mot » de Zadig, tel qu’il est évoqué dans « Les
généreux », n’est pas un bon mot, un trait d’esprit. Sa
formulation exacte n’est d’ailleurs pas donnée. Simplement,
après la disgrâce de Coreb, Zadig a dit son mot, il a estimé qu’il
avait un mot à dire. Ce mot est récompensé comme action généreuse,
et même comme summum de la générosité, c’est-à-dire que le mot
du discours est converti en action, que le plan de la représentation,
du discours courtisan, de la façade et de l’étiquette, est
rabattu sur le plan de l’action, du courage politique et de
l’engagement dans le réel. S’il n’y a pas là de mot au sens
proprement rhétorique du terme, l’effet est bien de métalepse,
qui distribue le mot de Zadig de la façade au fond, jusqu’à
l’exténuer dans la fadaise : Zadig ne s’en tient pas en
effet à dire son mot, il surenchérit à la récompense par un
compliment de basse flagornerie. Le nœud du mot s’obtient à ce
prix.
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