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La Piété filiale / Le Paralytique - Greuze

Série de l'image :

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Date :
1761
Nature de l'image :
Peinture sur toile
Dimensions (HxL cm) :
115x146 cm
Sujet de l'image :
Lieu de conservation :
inv 1168
Mentions dans l'image
Œuvre signée

Analyse

Livret du Salon de 1763 :

« Par M. Greuze, Agréé.
140. La Piété filiale.
Tableau de 4 pieds 6 pouces de large, sur 3 pieds de haut. Il appartient à l’Auteur. » 

Mercure de France, novembre 1763 : 

« La grande célébrité de cet Artiste, celle particuliérement du fameux Tableau de la dernière exposition, doivent nous faire craindre avec raison de ne pas réussir à donner une assez grande idée de celui qui fait l’objet actuel de notre admiration. Tout le monde connoît [55] le Sujet de l’agréable Scène du Père de famille dans l’instant où M. Greuze nous le montre donnant sa fille, avec la dot, à un honnête garçon qu’il instruisoit de ses devoirs. Dans ujne autre Scène moins riante, mais peut-être encore plus morale, il nous représente aujourd’hui les fruits de ces sages exhortations & tout ce qu’elles peuvent faire germer de vertus dans un bon naturel. C’est la pîété filiale qui fait le Sujet des nouveaux succès de ce Peintre de la Nature & du Sentiment.
Le Personnage dominant du Tableau est un vénérable Vieillard de 80 ans, & paralytique ; un fils aîné qui le sert & lui administre la nourriture qu’il ne pourroit prendre de lui-même, suspend ce respectable office pour écouter les expressions de reconoissance du Vieillard qui semble prédire à ce tendre fils qu’il trouvera un jour, dans ses enfans, la récompense du pieux service qu’il lui rend. La Bru, femme d’environ 23 ans, cesse sa lecture pour écouter avec admiration la sagesse des discours du vénérable Vieillard, dont on s’aperçoit qu’elle envisage la fin prochaine avec douleur. La femme du Paralytique, dont l’âge paroît être de 60 ans, a suspendu son travail par le même motif, & regarde avec attendrissement le père & le fils. Un garçon de 18 ans rapproche sur les jambes de ce Vieillard une couverture qui s’étoit dérangée. Un autre de ses petits-fils, âgé de 15 ans, lui apporte à boire ; il s’arrête pour écouter ; il paroît touché de ce qu’il entend. Un enfant de 3 ans vient lui présenter un oiseau qui se débat das ses mains ; il est prêt à témoigner de l’ipatience de ce que son grand-père ne répond pas à l’amusement qu’il pense lui procurer. Un autre petit frère, qui est derrière le fauteuil, fait effort pour passer du côté de l’oiseau. Une jeune fille de 14 à 15 ans soutient la tête du Vieillard avec un air de peine & d’attention, mais dans un caractère d’intérêt subordonné aux autres ; ce qui est naturel à la légéreté de cet âge, & fort ingénieusement placé, tant pour varier que pour établir une proportion de sentiment entre les divers personnages d’une scène si touchante.
On sera peut être surpris de l’exposé que nous venons de faire, contre l’opinion vulgairement répandue sur les Personnages de ce Tableau. On vouloit les retrouver entièrement les mêmes que dans le Tableau du Père de Famille. Nous croyons cependant pouvoir assurer que la description qu’on vient de lire est exactement conforme à l’intention du Peintre. Ce Vieillard paralytique n’est point celui qu’on a vû faire les fiançailles de sa fille dans le précédent Tableau de M. Greuze, on ne peut y trouver aucune ressemblance, & cela n’a pas dû entrer dans le projet du Peintre. Puisque son objet étoit de représenter la Piété filiale, ce qu’on ne peut révoquer en doute ; il faut donc au contraire que ce Vieillard soit le Père du Garçon qui dans l’autre Tableau recevoit la dot des mains du Père de la femme, qui dans celui-ci, assiste aux derniers momens de son Beau-Père. On reconnoît en effet & l’on retrouve facilement dans le Fils & dans la Bru les traits des jeunes Fiancés de l’autre Tableau, un peu flétris dans la femme par la fécondité & par les soins du ménage, comme dans le mari, par le travail d ela vie rustique : mais tous les petits calculs de vraisemblance sur les âges & sur les figures des Personnages, fondés sur l’intervalle du temps écoulé entre l’exposition de ces deux Ouvrages, sont détruits en observant I°. Que la scène est transportée dans la famille du Marié. 2°. qu’il seroit puérile de penser que les personnages de cette action, n’ont pû vieillir que d’autant qu’en a mis le Peintre à les représenter : comme s’il n’étoit pas permis à un Artiste d’offrir en même temps deux points différens d’histoire, dont les personnages fussent dans l’un, de la premiere jeunesse & dans l’autre d’un âge bien avançé. On ne sçauroit remarquer avec trop d’éloges, dans le nouveau chef-d’œuvre de M. Greuze ; la relation d’intérêt, celle d’attention & d’action, de chaque Personnage en particulier au principal objet. C’est le Père paralytique & mourant, qui est le centre de toutes les parties de la composition, dans ce Tableau ; il est en même temps le principe & le but de tous les sentimens, si distinctement exprimés par les airs de tête ainsi que par les attitudes diverses de tous les personnages. Jusqu’à un accessoire épisodique d’une Chienne de basse-cours allaitant ses petits, tout témoigne dans cet ouvrage le génie de son Auteur, attentif à remplir les plus petites parties de son Sujet.
Nous n’entreprenons pas de détailler tout ce que nous avons admiré dans ce Tableau, quant à la perfection des moyens pratiques de l’art. Indépendamment de ce que nous n’en expliquerions jamais bien toute l’étendue, nous répéterions ici ce que nous avons dit dans nos précédentes observations en 1761, sur le Tableau du Père de Famille. (e) C’est la même touche, la même entente des lumières, la même fonte des ombres avec les clairs, la même vérité d’effets, en un mot c’est toujours M. Greuze, & c’est suffisamment désigner le mrérite de la manière dont ce morceau est éxécuté. On ne peut se dispenser cependant de faire mention particulière de l’art judicieux avec lequel la touche de ce Peintre a distingué tous les traits caractéristiques relativement au séxe, aux âges & même aux nuances dans les âges de décrépitude. La tête du vieillard est supérieurement admirable. Cele de la Femme, où la vieillesse est aussi parfaitement prononcée, laisse pourtant appercevoir très-bien, la différence de la déicatesse de peau dans un séxe & l’autre, & la distance de 60 à 80 ans. Les mains ne méritent pas moins d’attention que les têtes dans ce beau Tableau. On ne doit pas taire non plus le succès d’une entreprise hazardée en Peinture, qui est l’espéce d’adjonction d’une partie du visage d’un des jeunes Garçons à l’une des mains du Vieillard, sans que ces objets de carnation, ainsi rapprochés, nuisent mutuellement à l’effet ni à la juste vérité du Plan de chacun d’eux.
Il y a des disputes de préférence entre ce Tableau & celui du Père de famille. (f) Plus ces sortes de questions restent longtemps douteuses, & plus elles assurent la gloire des Auteurs & le vrai mérite des Ouvrages. » (p. 193-199) 

(e) V. les Observations de la Société d’Amateurs sur l’Exposition des Tableaux dans l’Observateur Littéraire, Tome IV. ou dans une Brochure particulière chez Duchesne, à Paris, 1761.
(f) Le tableau du Père de Famille de la dernière exposition appartient a M. le Marquis de Marigni ; celui-ci étoit encore à l’Auteur lors de l’ouverture du Sallon. 

Analyse du tableau

La scène proprement dite s’organise autour du face à face du vieillard et de son gendre (plutôt que son fils). Elle est délimitée au fond par le drap mis à sécher sur la rampe de l’escalier, à droite par le traversin auquel le père est adossé, à gauche par la jeune mariée qui lui fait la lecture, et plus précisément par son linge de cou blanc. Au premier plan, c’est la couverture claire qu’un des fils étend sur les pieds du vieillards qui ferme le carré de la scène. Ce carré est débordé à chacun de ses côtés : à gauche par le regard de la mère derrière sa fille, et dela servante derrière la mère; à droite par l’enfant qui se hisse derrière le traversin pour voir ce qui se passe ; derrière, par le garçon qui se glisse entre le vieillard et son gendre ; devant, par les pieds du vieillard qui débordent de la couverture et par le garçon qui la dispose.
La scène n’a pas de profondeur perspective, comme dans l’Accordée de village ou le Septime Sévère et Caracalla. Greuze referme la scène publique sur elle-même, la déporte vers l’intime. A la figure du vieillard qui s’estompe dans le blanc du traversin, il oppose celle du gendre qui se détache sur l’écran de projection du drap blanc. Quoi qu’en dise le Mercure (ci-dessus), le vieillard ne parle plus : il doit être opposé en cela à celui de l’Accordée, dont les bras ponctuent un discours hyper-théâtralisé, et plus encore à celui antérieur de la Lecture de la Bible, qui profère le texte sacré. L’articulation théâtrale de la scène se défait ici, et avec elle le lien discursif de la peinture de genre avec la peinture d’histoire: le discours du vieillard serait en effet l’alibi d’un texte à partir duquel représenter la scène, comme c’est toujours le cas dans la peinture d’histoire (même si en ce cas le texte est produit par la peinture, déduit d’elle, alors que dans la peinture d’histoire il lui préexiste et existe indépendamment d’elle).
Tandis que la figure du vieillard s’estompe et que son discours devient très hypothétique, le gendre se détache sur le drap blanc. Il est la projection imaginaire d’un tableau conçu pour que le spectateur se dise : « Voilà le gendre idéal qu’il faut avoir ! » La projection imaginaire remplace la figuration théâtrale du discours, ou au moins la concurrence sérieusement. De même, dans l’Accordée de village, le geste instinctif des fiancés enlaçant leurs bras concurrence le pompeux discours du père de famille, faisant prévaloir une communication sans paroles, une émotion par contagion sensible, une intimité qui se passerait de témoins.
La fermeture du fond de scène, l’estompement du discours, l’apparition de la projection imaginaire, de la contagion sensible sont autant d’indices d’une crise de la scène théâtrale classique comme paradigme de la représentation. Au cœur même de ce grand déballage de théâtralité exemplaire, un autre dispositif est à l’œuvre, fondé sur l’intimité de la chambre et une communication indicielle.

Annotations :

1. Monogramme à droite sur la nappe : J. G.

2. Déjà exposé au Salon de 1761. Acquis par Catherine II au peintre par l’intermédiaire de Denis Diderot

3. Selon le témoignage des salonniers, le public a considéré ce tableau comme la suite narrative de celui de l’Accordée de village, exposée en 1761, bien qu’il ait été peint avant elle. Gravé par Flipart en 1767 sous le titre « Le Paralitique servi par ses enfans ». Cote Bnf Estampes AA5 Greuze, cliché 75C72662 ; AA5 Flipart, cliché 83C116850, 2001B166103. 48,7x62,6 cm. N°140 Inventaire des Fonds Français. On trouve une gravure assez grossière sous le titre « La Piété filiale» dans Bnf Estampes Dc 8b fol, (image n°9). Signature illisible. Gravure dans le sens du tableau.

Composition de l'image :
Scène en frise sans profondeur
Objets :
Rideau (fond de scène)
Les personnages font cercle autour de la scène
La scène est observée par effraction
Escalier
Drap
Chien

Informations techniques

Notice #001058

Image HD

Identifiant historique :
A0377
Traitement de l'image :
Scanner
Localisation de la reproduction :
Collection particulière
Bibliographie :
Cinq siècles de peint. fçse, Musée Pouchkine/Ermitage, Léningrad, Aurora, 1990
n° 158
Edgar Munhall, Greuze the Draftsman, Merrel, Londres/Frick Collection, NY, 2002
Fig. 24, p. 35