Charles-Marie Bouton, Cloître en ruines, en 2 mn
Baptiste Reboul | Musique par John KamfonasCharles-Marie Bouton, Femme et enfant dans un cloitre en ruine, vers 1824, huile sur carton, 21×27,5 cm, Bourg-en-Bresse, Musée de Brou.
Femme et enfant dans un cloître en ruine - Bouton
Charles-Marie Bouton, Femme et enfant dans un cloître en ruine, vers 1824, huile sur carton, 21×27,5 cm, Bourg-en-Bresse, Musée de Brou.
Passée la Révolution française, de nombreuses institutions religieuses sont abandonnées, à l’image de celle représentée ici par Bouton, qui menace de s’effondrer. Une femme, soutenant son enfant évanoui, se tourne vers le ciel, sans remarquer la présence d’un moine. Sans ressources, elle a dû errer dans l’édifice à la recherche d’un refuge, avant de s’arrêter dans un espace intermédiaire, probablement situé entre l’église, le cloître, et les appartements des moines.
Jean Bourdichon, « Un enfant nous est né, un fils nous est donné » (Isaïe 9:6), folio 51v des Grandes Heures d'Anne de Bretagne, vers 1505, enluminure, Paris, BnF, Latin 9474, folio 51 verso. L’illustration fait partie d’une série de 49 miniatures au grand format composant un livre d’heures, habituellement destiné à la prière quotidienne des fidèles laïcs. Celui-ci, particulièrement raffiné, a appartenu à la reine Anne de Bretagne, épouse de Louis XII.
L’image représente la Nativité, c’est-à-dire la naissance du Christ dans une étable à Bethléem. Le nouveau né est accompagné de ses parents mortels auréolés, la Vierge Marie vêtue d’un manteau bleu – symbole de la pureté céleste – et Joseph tenant une lanterne qui répand la lumière divine.
Comme dans l’œuvre de Bouton, une partie du toit du bâtiment s’est effondrée, ce qui ouvre un passage vers le ciel d’où jaillit ici une clarté rayonnante, manifestation du Saint-Esprit : elle illumine l’enfant Jésus, nimbé de gloire, qui lève les yeux vers elle. Ce motif révèle la portée spirituelle d’œuvres comme celle de Bouton, en apparence profanes mais inscrites dans une tradition iconographique chrétienne. Alors qu’ici l’intention de l’artiste semble claire, Bouton se veut plus ambigu : les postures douloureuses contrastent avec le cadre enneigé et évoquent plutôt la mort de Jésus que sa naissance.
Cima da Conegliano, Vierge à l'Enfant entre l'archange saint Michel et l'apôtre saint André, vers 1497, huile sur bois, 194×134 cm, Parme, Galerie nationale, GN 361.
Un autre motif iconographique sacré répond à celui de la Nativité : celui de la Vierge à l’Enfant, dont Bouton semble fortement s’inspirer. À la fin du XVe siècle, Cima da Conegliano compose ainsi ce tableau, sans plus de référence biblique directe. La Vierge Marie soutient le Christ, qui bénit les spectateurs et le monde, devant un temple antique en ruines dont la symbolique est courante au temps des Humanistes : l’Église catholique s’est bâtie sur les ruines de l’Antiquité païenne.
Plus d’étable ni de bergers : les deux figures centrales sont encadrées par l’archange Michel – bras armé de Dieu chargé de surveiller les lieux – et par l’apôtre martyr saint André, qui vénère l’Enfant. Premier disciple à avoir suivi Jésus après son baptême, il porte la croix de son supplice, annonçant celui du Christ.
Si la composition repose sur une certaine symétrie dans la disposition des personnages, celle-ci ne se retrouve pas dans l’organisation du décor, contrairement au tableau de Bouton où les arches délimitent l’espace. La dégradation du bâtiment est ici tellement avancée qu’elle ouvre sur un espace vague : derrière saint Michel, un chemin sinueux mène à un village, identifié comme celui du peintre, sous un ciel amplement découvert, ce qui tranche avec le tableau de Bouton.
Giovanni Niccolò Servandoni, Galerie en ruines, vers 1760, gouache, Musée Calvet, Avignon.
Au cours du XVIIIe siècle, le motif pictural de la ruine connaît un vif succès. Mais il ne s’agit plus d’une ruine secondaire qui signifie le passage d’un ancien monde païen à un monde moderne où s’impose la religion chrétienne, comme dans certaines œuvres de la Renaissance. La ruine devient un sujet en soi, célébrée pour son esthétique évocatrice. Cela s’inscrit dans un contexte culturel marqué par la redécouverte de sites antiques comme la cité syrienne de Palmyre qui fascine les Européens.
C’est dans ce climat que Servandoni réalise plusieurs tableaux de ruines, comme celui-ci qui représente une vaste galerie antique dont ne subsistent plus que des colonnes et des arches érodées. Sans reprendre directement le tableau, Bouton a pu s’inspirer de ce type de composition. Les arches instaurent un effet de symétrie tout en ouvrant la perspective vers un arrière-plan étendu, qui devient sombre et mystérieux dans la composition de Bouton. Mais à la différence de celle-ci, les figures humaines présentes ici ne participent d’aucune narration. Dispersées dans les ruines, elles sont réduites à l’échelle des statues antiques, probablement des sculptures de divinités païennes. Le ciel bleu n’a donc pas de portée sacrée : il se contente plutôt de souligner les ravages du temps.
Joseph Mallord William Turner, Abbaye de Tintern : le transept et le chœur, vue de l'aile orientale, 1794, graphite et aquarelle sur papier, Londres, Tate Britain, D00374.
À la fin du XVIIIe siècle, le motif pictural de la ruine reste très prisé mais sa nature évolue : jusqu’alors principalement antique, elle devient désormais gothique, idéalisant la période médiévale et nourrissant de nombreux fantasmes. C’est l’objet de fascination qui se déplace : un style néo-médiéval émerge, inspirant aussi bien les architectes que les peintres.
C’est ce que l’on observe dans cette œuvre, où la ruine représentée esquisse les formes élancées d’une abbaye qui n'a plus rien à voir avec l'architecture antique, tout comme l’édifice monastique du tableau de Bouton. L'Angleterre anglicane a aboli le clergé régulier au XVIe siècle: les abbayes n'y sont plus habitées depuis longtemps. C'est ce qui explique que la représentation de ruines gothiques s'est développée plus tôt en Angleterre qu'en France ou en Italie, où les représentations classiques de ruines sont généralement situées en Italie, berceau de l’Empire romain.
Turner développe un même souci des arches que Bouton, qui donne une impression de cadre au tableau. Toutefois, la pénombre inquiétante à l’arrière-plan du tableau de Bouton est remplacée par une vue dégagée sur un espace vague lointain. L’intérêt ne réside donc pas dans une peur souterraine mais dans la ruine elle-même, ce qui renforce la dimension historique de l’œuvre de Turner. De plus, en plaçant deux figurines indistinctes dans son tableau, il évite de nouveau toute narration et souligne plutôt les ravages du temps dont profite la nature pour reprendre ses droits.
Bovinet d’après Challiou, 1799, gravure sur cuivre, deuxième image de la série de la maison d’édition Maradan qui illustre Les Enfants de l'abbaye, roman gothique écrit par Maria Regina Roche et initialement publié en 1796 en Grande-Bretagne, Paris, Arsenal, 8-BL-30323 (2), photo B. Reboul.
Au tournant des Lumières, le goût pour l’esthétique gothique inspire une littérature à part entière, qui connaît d’abord un grand succès en Grande-Bretagne. Ces récits placent le plus souvent les personnages dans un milieu fait de ruines, hanté par un passé obscur. En écho, le tableau de Bouton met en scène deux figures dans un lieu enveloppé de pénombre.
Sur cette gravure, les deux personnages semblent faire l’expérience esthétique des ruines : ils projettent un passé perdu – qu’il s’agisse de la splendeur perdue d’une église ou de la vie d’un être cher, dont il ne reste plus que les cendres déposées dans l’urne visible à gauche – et méditent sur leur propre sort, comme le rapporte la légende.
Mais contrairement au tableau de Bouton, les deux personnages semblent se détourner de la religion, réduite à une vanité parmi d’autres. De plus, la gravure met en valeur la colonne qui fait couple avec la ruine : de la même manière que les colonnes soutiennent encore les arches au second plan, les personnages se soutiennent mutuellement en prenant appui sur l’urne. Dans l’œuvre de Bouton, si les colonnes se sont effacées, c’est peut-être pour signifier que la femme et son enfant sont sans appui et qu’ils implorent une aide miraculeuse.
Femme et enfant dans un cloître en ruine - Bouton
Charles-Marie Bouton, Femme et enfant dans un cloître en ruine, vers 1824, huile sur carton, 21×27,5 cm, Bourg-en-Bresse, Musée de Brou.
Passée la Révolution française, de nombreuses institutions religieuses sont abandonnées, à l’image de celle représentée ici par Bouton, qui menace de s’effondrer. Une femme, soutenant son enfant évanoui, se tourne vers le ciel, sans remarquer la présence d’un moine. Sans ressources, elle a dû errer dans l’édifice à la recherche d’un refuge, avant de s’arrêter dans un espace intermédiaire, probablement situé entre l’église, le cloître, et les appartements des moines.
Jean Bourdichon, « Un enfant nous est né, un fils nous est donné » (Isaïe 9:6), folio 51v des Grandes Heures d'Anne de Bretagne, vers 1505, enluminure, Paris, BnF, Latin 9474, folio 51 verso. L’illustration fait partie d’une série de 49 miniatures au grand format composant un livre d’heures, habituellement destiné à la prière quotidienne des fidèles laïcs. Celui-ci, particulièrement raffiné, a appartenu à la reine Anne de Bretagne, épouse de Louis XII.
L’image représente la Nativité, c’est-à-dire la naissance du Christ dans une étable à Bethléem. Le nouveau né est accompagné de ses parents mortels auréolés, la Vierge Marie vêtue d’un manteau bleu – symbole de la pureté céleste – et Joseph tenant une lanterne qui répand la lumière divine.
Comme dans l’œuvre de Bouton, une partie du toit du bâtiment s’est effondrée, ce qui ouvre un passage vers le ciel d’où jaillit ici une clarté rayonnante, manifestation du Saint-Esprit : elle illumine l’enfant Jésus, nimbé de gloire, qui lève les yeux vers elle. Ce motif révèle la portée spirituelle d’œuvres comme celle de Bouton, en apparence profanes mais inscrites dans une tradition iconographique chrétienne. Alors qu’ici l’intention de l’artiste semble claire, Bouton se veut plus ambigu : les postures douloureuses contrastent avec le cadre enneigé et évoquent plutôt la mort de Jésus que sa naissance.
Cima da Conegliano, Vierge à l'Enfant entre l'archange saint Michel et l'apôtre saint André, vers 1497, huile sur bois, 194×134 cm, Parme, Galerie nationale, GN 361.
Un autre motif iconographique sacré répond à celui de la Nativité : celui de la Vierge à l’Enfant, dont Bouton semble fortement s’inspirer. À la fin du XVe siècle, Cima da Conegliano compose ainsi ce tableau, sans plus de référence biblique directe. La Vierge Marie soutient le Christ, qui bénit les spectateurs et le monde, devant un temple antique en ruines dont la symbolique est courante au temps des Humanistes : l’Église catholique s’est bâtie sur les ruines de l’Antiquité païenne.
Plus d’étable ni de bergers : les deux figures centrales sont encadrées par l’archange Michel – bras armé de Dieu chargé de surveiller les lieux – et par l’apôtre martyr saint André, qui vénère l’Enfant. Premier disciple à avoir suivi Jésus après son baptême, il porte la croix de son supplice, annonçant celui du Christ.
Si la composition repose sur une certaine symétrie dans la disposition des personnages, celle-ci ne se retrouve pas dans l’organisation du décor, contrairement au tableau de Bouton où les arches délimitent l’espace. La dégradation du bâtiment est ici tellement avancée qu’elle ouvre sur un espace vague : derrière saint Michel, un chemin sinueux mène à un village, identifié comme celui du peintre, sous un ciel amplement découvert, ce qui tranche avec le tableau de Bouton.
Giovanni Niccolò Servandoni, Galerie en ruines, vers 1760, gouache, Musée Calvet, Avignon.
Au cours du XVIIIe siècle, le motif pictural de la ruine connaît un vif succès. Mais il ne s’agit plus d’une ruine secondaire qui signifie le passage d’un ancien monde païen à un monde moderne où s’impose la religion chrétienne, comme dans certaines œuvres de la Renaissance. La ruine devient un sujet en soi, célébrée pour son esthétique évocatrice. Cela s’inscrit dans un contexte culturel marqué par la redécouverte de sites antiques comme la cité syrienne de Palmyre qui fascine les Européens.
C’est dans ce climat que Servandoni réalise plusieurs tableaux de ruines, comme celui-ci qui représente une vaste galerie antique dont ne subsistent plus que des colonnes et des arches érodées. Sans reprendre directement le tableau, Bouton a pu s’inspirer de ce type de composition. Les arches instaurent un effet de symétrie tout en ouvrant la perspective vers un arrière-plan étendu, qui devient sombre et mystérieux dans la composition de Bouton. Mais à la différence de celle-ci, les figures humaines présentes ici ne participent d’aucune narration. Dispersées dans les ruines, elles sont réduites à l’échelle des statues antiques, probablement des sculptures de divinités païennes. Le ciel bleu n’a donc pas de portée sacrée : il se contente plutôt de souligner les ravages du temps.
Joseph Mallord William Turner, Abbaye de Tintern : le transept et le chœur, vue de l'aile orientale, 1794, graphite et aquarelle sur papier, Londres, Tate Britain, D00374.
À la fin du XVIIIe siècle, le motif pictural de la ruine reste très prisé mais sa nature évolue : jusqu’alors principalement antique, elle devient désormais gothique, idéalisant la période médiévale et nourrissant de nombreux fantasmes. C’est l’objet de fascination qui se déplace : un style néo-médiéval émerge, inspirant aussi bien les architectes que les peintres.
C’est ce que l’on observe dans cette œuvre, où la ruine représentée esquisse les formes élancées d’une abbaye qui n'a plus rien à voir avec l'architecture antique, tout comme l’édifice monastique du tableau de Bouton. L'Angleterre anglicane a aboli le clergé régulier au XVIe siècle: les abbayes n'y sont plus habitées depuis longtemps. C'est ce qui explique que la représentation de ruines gothiques s'est développée plus tôt en Angleterre qu'en France ou en Italie, où les représentations classiques de ruines sont généralement situées en Italie, berceau de l’Empire romain.
Turner développe un même souci des arches que Bouton, qui donne une impression de cadre au tableau. Toutefois, la pénombre inquiétante à l’arrière-plan du tableau de Bouton est remplacée par une vue dégagée sur un espace vague lointain. L’intérêt ne réside donc pas dans une peur souterraine mais dans la ruine elle-même, ce qui renforce la dimension historique de l’œuvre de Turner. De plus, en plaçant deux figurines indistinctes dans son tableau, il évite de nouveau toute narration et souligne plutôt les ravages du temps dont profite la nature pour reprendre ses droits.
Bovinet d’après Challiou, 1799, gravure sur cuivre, deuxième image de la série de la maison d’édition Maradan qui illustre Les Enfants de l'abbaye, roman gothique écrit par Maria Regina Roche et initialement publié en 1796 en Grande-Bretagne, Paris, Arsenal, 8-BL-30323 (2), photo B. Reboul.
Au tournant des Lumières, le goût pour l’esthétique gothique inspire une littérature à part entière, qui connaît d’abord un grand succès en Grande-Bretagne. Ces récits placent le plus souvent les personnages dans un milieu fait de ruines, hanté par un passé obscur. En écho, le tableau de Bouton met en scène deux figures dans un lieu enveloppé de pénombre.
Sur cette gravure, les deux personnages semblent faire l’expérience esthétique des ruines : ils projettent un passé perdu – qu’il s’agisse de la splendeur perdue d’une église ou de la vie d’un être cher, dont il ne reste plus que les cendres déposées dans l’urne visible à gauche – et méditent sur leur propre sort, comme le rapporte la légende.
Mais contrairement au tableau de Bouton, les deux personnages semblent se détourner de la religion, réduite à une vanité parmi d’autres. De plus, la gravure met en valeur la colonne qui fait couple avec la ruine : de la même manière que les colonnes soutiennent encore les arches au second plan, les personnages se soutiennent mutuellement en prenant appui sur l’urne. Dans l’œuvre de Bouton, si les colonnes se sont effacées, c’est peut-être pour signifier que la femme et son enfant sont sans appui et qu’ils implorent une aide miraculeuse.