L'osteria au fumeur de pipe, en 2 mn
Paoline Salah Kormann, Stéphane LojkineEntre 1638 et 1642, Sébastien Bourdon s'essaye au genre de la bambochade, qui rencontre un certain succès auprès de ses clients parisiens. La bambochade est une invention d'un groupe de peintres hollandais séjournant à Rome : à leur tête, Pieter van Laer est surnommé Le Bamboche. Il s'agit de peindre Rome à la manière des peintures de taverne hollandaises. On peint des gens du peuple, soldats, charlatans, bohémiens, vendeurs à la sauvette, s'encanaillant dans ou devant une auberge, dans une rue ou aux alentours de Rome. Mais il ne s'agit nullement de peindre la vie réelle des Romains du peuple : les ingrédients de la bambochade sont combinés à l'infini, parfois de façon ostensiblement invraisemblable.
Une des bambochades les plus réussies de Bourdon est L'Osteria au fumeur de pipe…

L'osteria au fumeur de pipe - Sébastien Bourdon
Des soldats à cheval arrivent dans une auberge à la porte Saint-Paul de Rome, près de la pyramide de Cestius. Pendant que l'un d'eux, feutre rabattu sur les yeux, mine patibulaire, garde les chevaux, un autre s'avance vers la servante qui se tient à la porte de l'auberge. Grossièrement, il porte la main à sa poitrine. Deux autres soldats sont déjà installés devant la pergola, avec armes et bagages. L'un fume la pipe, l'autre boit un verre de vin. Entre eux, une marmite est au feu, une soupe se prépare, surveillée par un garçon. Sur la gauche, une famille de Bohémiens, déjà sur place, s'apprête à dîner : avec une louche, une femme sert la soupe qui chauffe dans une autre marmite, elle tient un bol dans son autre main. Au centre, devant elle, une mère allaite son petit. A droite, un enfant refuse la soupe. Assis à table à gauche, un autre enfant s'est endormi. Un quatrième enfant contre le mur mange goulument à même son assiette.
En apparence, nous avons là tous les éléments d'une scène de genre : l'arrivée des soldats à l'auberge dérange le dîner des Bohémiens. Les étapes de l'arrivée et de la perturbation sont condensées en un seul moment, qui fait la scène. Mais dans les faits il n'y a pas d'interaction : les Bohémiens sont installés d'une part à gauche ; les soldats sont disposés d'autre part à droite. Entre les soldats même il n'y a pas de lien : le vieux soudard boit à droite, le jeune fumeur de pipe en face de lui ne le regarde pas, ne lui parle pas.
Comme le prouve la série des bambochades qui nous sont parvenues, Bourdon combine à loisir les éléments d'un même puzzle. La bizarrerie burlesque de la combinaison fait partie du jeu et du plaisir procuré. Il s'est probablement peint lui-même dans le jeune fumeur dont les habits flamboyants tranchent avec les tenues grises et brunes des autres soldats. Ce n'est pas le costume d'un soldat, mais d'un acteur, qui concentre tous les regards. Que transporte-t-il dans la grande poche de sa cape rouge ? On dirait les pieds démontés d'un chevalet de peintre…
Artistement disposées, les figures composent une pyramide. Et, clin d'œil de Bourdon, c'est la pyramide de Cestius qui en marque la pointe : vous voulez une composition en bonne et due forme, il vous faut une pyramide, hé bien la voilà !

<p>La composition d'Alger reprend un grand nombre d'éléments de celle de Montpellier : sur un fond de ruines antiques, un campement de soldats est installé près d'un vieux mur romain. Une tente à gauche s'oppose à une cuisine de campagne à droite, avec table, pots, marmites et baquets, comme dans le tableau de Montpellier les Bohémiens à gauche s'opposent à l'auberge à droite.</p><p>Au centre, un jeune homme à cape rouge attire le regard au milieu du camaïeux des ocres et des gris, comme le fait le fumeur de pipe de Montpellier, et avec les mêmes bottes de mousquetaire. Sur la droite, nous retrouvons la malle de voyage en cuir avec sa forme bizarre, destinée à être placée sur la croupe d'un cheval, et les plastrons d'acier.</p><p>Ici, la scène est beaucoup plus composée. Le jeune homme joue au trictrac avec son compagnon, qui lui fait face. Le troisième larron entre eux les regarde jouer. Derrière eux sur la droite un couple enlacé observe également la partie et constitue la pointe de la pyramide visuelle qui ordonne la scène. Sur la gauche, l'ouverture de la tente est reprise, plus haut, par l'ouverture de l'arche brisée du fond de la scène.</p>

<p>Dans la composition de Kassel, soldats et Bohémiens ne se répartissent pas entre la droite et la gauche, mais entre le premier et le second plan. Au premier plan à droite, une Bohémienne avec un enfant au sein se fait servir un verre de vin. La scène est ouvertement scandaleuse : la femme comme l'enfant sont laids et sales, le vin n'arrangera rien.</p><p>Derrière la Bohémienne, deux soldats jouent aux cartes, observés par un troisième qui fume la pipe. Bourdon distribue autrement les mêmes accessoires peints sur le tableau de Montpellier : la pipe, le verre de vin, la botte de mousquetaire. La Bohémienne lève les yeux, elle pourrait regarder le joueur de gauche (mais ne le fait pas). Le joueur de droite se détourne, il pourrait regarder la Bohémienne (mais ne le fait pas) : Bourdon joue avec l'interaction, qui serait nécessaire pour faire scène, mais que la bambochade n'exige pas.</p><p>Au fond à gauche, dans l'ouverture de la deuxième tente et près d'un cheval, trois soldats s'affairent autour d'un tonneau de vin. L'un d'eux remplit une cruche. La composition semble ici inaboutie : le cheval n'a pas de tête…</p>

<p>Pieter van Laer est l'initiateur du genre de la bambochade. Ces tableaux étaient peints à Rome par un groupe d'artistes hollandais qui les vendaient aux touristes qui faisaient le Grand Tour et souhaitaient ramener chez eux un souvenir un peu piquant de leur séjour romain. Les ingrédients du souvenir étaient quelques ruines romaines, des personnages interlopes et des activités de taverne.</p><p>Ici, la trattoria installée dans un édifice ruiné a dressé son auvent, sous lequel s'abritent des hommes du peuple, assis à même le sol en terre battue. L'un, à gauche, fume la pipe ; deux autres jouent aux cartes, observés par un troisième. Derrière eux, un homme à la main baladeuse fait des proposition à la tenancière. </p><p>Sur la gauche au fond se dressent trois colonnes d'un temple et, derrière elles, les maisons et le clocher d'église d'un village fortifié.</p><p>La bambochade est une peinture à ingrédients : entre les hommes du premier plan, entre le premier et le second plan, entre la trattoria et le vieux forum que traversent un ânier, un cavalier et une femme venue chercher de l'eau à la fontaine, il n'y a aucun lien nécessaire. L'absence de lien est ce qui rend paradoxalement vivante et naturelle cette construction de pur artifice. </p>

<p>Sur le perron d'une pension miteuse non loin de la piazza del Popolo à Rome, Lingelbach dispose une série de personnages populaires, agencés de façon à composer une pyramide. De gauche à droite, un couple espagnol, elle en mantille, lui portant la moustache, reviennent de la place ; un groupe de chiens se battent et se mordent ; un homme part, torchon à l'épaule, avec un panier ; un vendeur de <em>ciambelle</em> (gâteaux ronds) fait jouer ses clients à la roulette ; un cordonnier répare une chaussure ; un guitariste aveugle accompagne un petit chanteur.</p><p>Dominant, surveillant le tout, un homme plus richement habillé, portant cape rouge, pourpoint de velours noir et bottes de mousquetaire, chapeau rabattu sur les yeux, se tient au sommet de la pyramide. Il tient des gants dans sa main gauche, et montre ostensiblement le pistolet attaché à sa cuisse. Il s'agit très probablement d'un homme de main d'une des bandes mafieuses qui contrôlaient alors la ville. </p><p>Il est lui-même observé d'en haut par un personnage qui, depuis une chambre de la pension aux volets clos, a entrouvert la porte du garde-manger. L'homme au pourpoint de velours est-il venu percevoir une taxe qu'on répugne à lui donner ? Ou le peintre s'est-il représenté lui-même, observant une scène de rue depuis sa chambre ?</p>

<p>Dans un pittoresque village d'Italie, deux cavaliers s'arrêtent à la porte d'une taverne : on voit sur la gauche du tableau un cheval blanc lourdement harnaché et derrière lui un cheval brun attelé à un chariot à roues cloutées. Le cocher à droite, tenant son fouet à la main, se tient devant l'aubergiste qui lui sert cérémonieusement à boire. Sur le banc devant l'auberge, un vieil homme assis tenant bâton et chapeau engage la conversation : lui voyage apparemment à pied. Dans l'encadrement de la porte, un garçon se retourne pour voir ce qui se passe à l'intérieur.</p><p>Au coin du mur sur la gauche un homme en noir se tient debout, il s'agit sans doute du voyageur principal, qu'accompagne le cocher. Ne serait-il pas en train d'uriner ? Miel décentre la scène. Un convoi s'arrête devant une auberge et est accueilli cérémonieusement. Il doit s'agit de quelqu'un d'important. Mais celui qui est cérémonieusement servi est le cocher. Quant à son maître…</p>

L'osteria au fumeur de pipe - Sébastien Bourdon
Des soldats à cheval arrivent dans une auberge à la porte Saint-Paul de Rome, près de la pyramide de Cestius. Pendant que l'un d'eux, feutre rabattu sur les yeux, mine patibulaire, garde les chevaux, un autre s'avance vers la servante qui se tient à la porte de l'auberge. Grossièrement, il porte la main à sa poitrine. Deux autres soldats sont déjà installés devant la pergola, avec armes et bagages. L'un fume la pipe, l'autre boit un verre de vin. Entre eux, une marmite est au feu, une soupe se prépare, surveillée par un garçon. Sur la gauche, une famille de Bohémiens, déjà sur place, s'apprête à dîner : avec une louche, une femme sert la soupe qui chauffe dans une autre marmite, elle tient un bol dans son autre main. Au centre, devant elle, une mère allaite son petit. A droite, un enfant refuse la soupe. Assis à table à gauche, un autre enfant s'est endormi. Un quatrième enfant contre le mur mange goulument à même son assiette.
En apparence, nous avons là tous les éléments d'une scène de genre : l'arrivée des soldats à l'auberge dérange le dîner des Bohémiens. Les étapes de l'arrivée et de la perturbation sont condensées en un seul moment, qui fait la scène. Mais dans les faits il n'y a pas d'interaction : les Bohémiens sont installés d'une part à gauche ; les soldats sont disposés d'autre part à droite. Entre les soldats même il n'y a pas de lien : le vieux soudard boit à droite, le jeune fumeur de pipe en face de lui ne le regarde pas, ne lui parle pas.
Comme le prouve la série des bambochades qui nous sont parvenues, Bourdon combine à loisir les éléments d'un même puzzle. La bizarrerie burlesque de la combinaison fait partie du jeu et du plaisir procuré. Il s'est probablement peint lui-même dans le jeune fumeur dont les habits flamboyants tranchent avec les tenues grises et brunes des autres soldats. Ce n'est pas le costume d'un soldat, mais d'un acteur, qui concentre tous les regards. Que transporte-t-il dans la grande poche de sa cape rouge ? On dirait les pieds démontés d'un chevalet de peintre…
Artistement disposées, les figures composent une pyramide. Et, clin d'œil de Bourdon, c'est la pyramide de Cestius qui en marque la pointe : vous voulez une composition en bonne et due forme, il vous faut une pyramide, hé bien la voilà !

<p>La composition d'Alger reprend un grand nombre d'éléments de celle de Montpellier : sur un fond de ruines antiques, un campement de soldats est installé près d'un vieux mur romain. Une tente à gauche s'oppose à une cuisine de campagne à droite, avec table, pots, marmites et baquets, comme dans le tableau de Montpellier les Bohémiens à gauche s'opposent à l'auberge à droite.</p><p>Au centre, un jeune homme à cape rouge attire le regard au milieu du camaïeux des ocres et des gris, comme le fait le fumeur de pipe de Montpellier, et avec les mêmes bottes de mousquetaire. Sur la droite, nous retrouvons la malle de voyage en cuir avec sa forme bizarre, destinée à être placée sur la croupe d'un cheval, et les plastrons d'acier.</p><p>Ici, la scène est beaucoup plus composée. Le jeune homme joue au trictrac avec son compagnon, qui lui fait face. Le troisième larron entre eux les regarde jouer. Derrière eux sur la droite un couple enlacé observe également la partie et constitue la pointe de la pyramide visuelle qui ordonne la scène. Sur la gauche, l'ouverture de la tente est reprise, plus haut, par l'ouverture de l'arche brisée du fond de la scène.</p>

<p>Dans la composition de Kassel, soldats et Bohémiens ne se répartissent pas entre la droite et la gauche, mais entre le premier et le second plan. Au premier plan à droite, une Bohémienne avec un enfant au sein se fait servir un verre de vin. La scène est ouvertement scandaleuse : la femme comme l'enfant sont laids et sales, le vin n'arrangera rien.</p><p>Derrière la Bohémienne, deux soldats jouent aux cartes, observés par un troisième qui fume la pipe. Bourdon distribue autrement les mêmes accessoires peints sur le tableau de Montpellier : la pipe, le verre de vin, la botte de mousquetaire. La Bohémienne lève les yeux, elle pourrait regarder le joueur de gauche (mais ne le fait pas). Le joueur de droite se détourne, il pourrait regarder la Bohémienne (mais ne le fait pas) : Bourdon joue avec l'interaction, qui serait nécessaire pour faire scène, mais que la bambochade n'exige pas.</p><p>Au fond à gauche, dans l'ouverture de la deuxième tente et près d'un cheval, trois soldats s'affairent autour d'un tonneau de vin. L'un d'eux remplit une cruche. La composition semble ici inaboutie : le cheval n'a pas de tête…</p>

<p>Pieter van Laer est l'initiateur du genre de la bambochade. Ces tableaux étaient peints à Rome par un groupe d'artistes hollandais qui les vendaient aux touristes qui faisaient le Grand Tour et souhaitaient ramener chez eux un souvenir un peu piquant de leur séjour romain. Les ingrédients du souvenir étaient quelques ruines romaines, des personnages interlopes et des activités de taverne.</p><p>Ici, la trattoria installée dans un édifice ruiné a dressé son auvent, sous lequel s'abritent des hommes du peuple, assis à même le sol en terre battue. L'un, à gauche, fume la pipe ; deux autres jouent aux cartes, observés par un troisième. Derrière eux, un homme à la main baladeuse fait des proposition à la tenancière. </p><p>Sur la gauche au fond se dressent trois colonnes d'un temple et, derrière elles, les maisons et le clocher d'église d'un village fortifié.</p><p>La bambochade est une peinture à ingrédients : entre les hommes du premier plan, entre le premier et le second plan, entre la trattoria et le vieux forum que traversent un ânier, un cavalier et une femme venue chercher de l'eau à la fontaine, il n'y a aucun lien nécessaire. L'absence de lien est ce qui rend paradoxalement vivante et naturelle cette construction de pur artifice. </p>

<p>Sur le perron d'une pension miteuse non loin de la piazza del Popolo à Rome, Lingelbach dispose une série de personnages populaires, agencés de façon à composer une pyramide. De gauche à droite, un couple espagnol, elle en mantille, lui portant la moustache, reviennent de la place ; un groupe de chiens se battent et se mordent ; un homme part, torchon à l'épaule, avec un panier ; un vendeur de <em>ciambelle</em> (gâteaux ronds) fait jouer ses clients à la roulette ; un cordonnier répare une chaussure ; un guitariste aveugle accompagne un petit chanteur.</p><p>Dominant, surveillant le tout, un homme plus richement habillé, portant cape rouge, pourpoint de velours noir et bottes de mousquetaire, chapeau rabattu sur les yeux, se tient au sommet de la pyramide. Il tient des gants dans sa main gauche, et montre ostensiblement le pistolet attaché à sa cuisse. Il s'agit très probablement d'un homme de main d'une des bandes mafieuses qui contrôlaient alors la ville. </p><p>Il est lui-même observé d'en haut par un personnage qui, depuis une chambre de la pension aux volets clos, a entrouvert la porte du garde-manger. L'homme au pourpoint de velours est-il venu percevoir une taxe qu'on répugne à lui donner ? Ou le peintre s'est-il représenté lui-même, observant une scène de rue depuis sa chambre ?</p>

<p>Dans un pittoresque village d'Italie, deux cavaliers s'arrêtent à la porte d'une taverne : on voit sur la gauche du tableau un cheval blanc lourdement harnaché et derrière lui un cheval brun attelé à un chariot à roues cloutées. Le cocher à droite, tenant son fouet à la main, se tient devant l'aubergiste qui lui sert cérémonieusement à boire. Sur le banc devant l'auberge, un vieil homme assis tenant bâton et chapeau engage la conversation : lui voyage apparemment à pied. Dans l'encadrement de la porte, un garçon se retourne pour voir ce qui se passe à l'intérieur.</p><p>Au coin du mur sur la gauche un homme en noir se tient debout, il s'agit sans doute du voyageur principal, qu'accompagne le cocher. Ne serait-il pas en train d'uriner ? Miel décentre la scène. Un convoi s'arrête devant une auberge et est accueilli cérémonieusement. Il doit s'agit de quelqu'un d'important. Mais celui qui est cérémonieusement servi est le cocher. Quant à son maître…</p>