En 1500, Octovien de Saint-Gelais, évêque d'Angoulême, traduit pour Louis XII l' Énéide de Virgile. Plusieurs manuscrits seront copiés avec cette nouvelle traduction, en décasyllabes. Le manuscrit Français 821 de la BNF est le premier et l'un des plus beaux. Réalisé en velin, il comporte 13 miniatures, dont une pleine page représentant la dédicace du livre par Saint-Gelais au roi, puis une demi-page en tête de chacun des douze livres de l'Énéide. On ne sait pas qui est l'enlumineur.
On se propose ici d'analyser la miniature ouvrant le livre I, qui représente l'incendie de Troie et la fuite d'Énée.
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Plat supérieur du manuscrit Français 861 : la reliure de veau rouge à liseré et blason d'or date du XVIIIe siècle. Le blason est frappé aux arme de France, avec les trois fleurs de lys.
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En 1500, comme le montre la miniature du folio 2 verso représentant la dédicace du manuscrit, le livre avait une couverture différente, ornée de 5 porcs-épics d'or, l'emblème de Louis XII, dont la devise était « Qui s'y frotte s'y pique ».
Le livre est un objet précieux, offert devant toute la cour, et destiné à n'être montré qu'à de rares occasions : c'est ce qui explique son excellent état de conservation !
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Dans le manuscrit Latin 7939A de la Bnf, réalisé en 1458, le miniaturiste a suivi plus fidèlement le texte latin. La fuite d'Énée est représentée tout en bas de ce folio 83 verso.
Énée porte son père Anchise sur ses épaules et donne la main à son fils Ascagne. Anchise tient dans ses mains un dieu Lare. A gauche, Troie en flammes ; à droite, les portes de la ville qu'Énée va quitter. Au bas de la page précédente, on pouvait lire :
Iamque propinquabam portis omnemque videbar
evasisse viam(II, 730-731),
J'étais déjà aux portes et je croyais m'être tiré de ce parcours…
La perspective à l'italienne ne s'applique pas encore : les portes sont montrées du dehors alors qu'Énée est encore dans la ville. Sur l'image, Troie en flammes et les portes ouvertes sont des syntagmes différents, séparés l'un de l'autre pour cette raison.
La page s'ouvre avec les vers suivants :
Visus adesse pedum sonitus, genitorque per umbram
prospiciens / nate exclamat fuge / nate propinquant. (II, 732, 733)
Et mon père qui scrutait l'obscurité s'écrie : « Fuis mon fils, fuis, ils arrivent. »
L'image n'illustre donc pas le texte de la page, mais rappelle la situation à partir de laquelle ce texte se développe. Elle fonctionne comme seuil et comme signet : la fuite d'Énée commence ici…
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Dans cette Compilation des chroniques et histoires des Bretons de Pierre Le Baud, la première miniature au folio 7 représente les commencements de l'histoire : arche de Noé, tour de Babel et chute de Troie. On voit ici le bas de la miniature, avec les Grecs embarquant les trésors de la ville qu'ils viennent de piller.
Réalisé entre 1480 et 1482, ce manuscrit est illustré dans le même style que l'Enéide de Saint-Gelais de 1500. Le régime de représentation n'est plus tout à fait syntagmatique, et l'image est pensée comme une carte, avec une topographie et des territoires. La focalisation sur l'embarquement marque l'attention au trajet et à la continuité de l'espace dans l'image. Comme dans le Saint-Gelais, il ne semble pas y avoir de soldats dans la ville et on passe immédiatement de l'incendie à l'embarquement.
En fait, il y a un soldat dans la ville, à droite, dans le Palais de Priam : c'est Pyrrhus, qui égorge Pyrrhus et une femme. Chez Virgile, c'est son fils Politès qui précède Pyrhhus dans la mort, mais Hécube son épouse et Cassandre sa fille sont faites prisonnières et survivent…
Virgile ne s'intéresse pas à cet embarquement là, mais à celui des Troyens rescapés du massacre, sous la conduite d'Énée qui raconte. Ici, l'enlumineur adopte le point de vue des vainqueurs : une escouade grecque traverse le convoi des hommes chargés de coffres et un soldat sabre au clair conduit un prisonnier troyen à qui un autre met des fers aux pieds. Peu de compassion pour les vaincus : l'image représente l'effervescence de l'embarquement, du déménagement. Un espace se vide et un autre se remplit.
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Le Virgile imprimé par Grüninger à Strasbourg, avec des bois gravés qui sont probablement de Sébastien Brant, est contemporain du manuscrit de Saint-Gelais : 1502. Le folio 183 verso représente le départ de la flotte d'Énée, raconté au début du livre 3 de l'Énéide.
L'organisation de l'image en territoires est ici beaucoup plus systématique, avec une attention plus forte à la continuité topographique. En haut à gauche, Troie en flammes ; à droite, Antandros (Antader sur le phylactère), en Mysie au pied de l’Ida, est la ville où Enée et ses compagnons construisent leur flotte.
Au centre, armés de haches, de scies, et même d'un poteau d'arpentage, Énée et ses compagons sont campés sur la route qui part d'Antandros en haut à droite pour aller jusqu'au bateau prêt à partir en bas à gauche. Ils auront construit le bateau en marchant ! Le raccourci est un peu abrupt, mais marque paradoxalement le souci de représenter les étapes successives de l'action, de l'inscrire dans un processus. On passe de la logique syntagmatique de l'image médiévale, discontinue, à la logique topographique de l'image de la Renaissance.
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Dans cette première traduction anglaise de Virgile réalisée par John Ogilby et imprimée à Londres en 1654, la fuite d'Énée est représentée comme une scène de théâtre, dont les acteurs traversent le plateau, avec l'incendie de Troie comme décor de fond et un temple de Diane comme coulisse latérale à gauche. Le texte illustré est extrait des pages de texte et reporté sous l'image, dont il devient la légende.
Comme des acteurs qui disposent de peu d'espace pour se mouvoir, Créuse, Énée, Anchise et Ascagne traversent la scène en biais, depuis le fond à droite vers le premier plan à gauche, donnant l'illusion qu'ils quittent la ville au fond pour venir à nous, alors qu'en fait ils ne peuvent que traverser de droite à gauche. Créuse n'apparaissait pas dans les illustrations plus anciennes : de fait, elle ne parviendra pas jusqu'en dehors de la ville. Se conformant au récit virgilien, et peut-être sous l'influence de l'épisode biblique de Loth quittant Sodome, l'illustrateur, Pierre Lombart, dessine Créuse en retrait, les yeux baissés, renonçant déjà à la fuite. Créuse fait le lien entre la scène de la fuite au 1er plan et le décor de l'incendie au fond. Symétriquement à gauche, la statue de Diane lève la main, comme dans un geste d'adieu aux fugitifs.
La section du texte qui est illustrée est reportée en bas de l'image et tient lieu de légende :
Haec fatus, latos humeros, subjectaque colla
Veste super, fulvique insternor pelle leonis :
succedoque oneri. dextræ se parvus Jülus
Implicuit, sequiturque patrem non passibus æquis.
Pone subit Conjux. (II, 721-725)
(Sur ces mots, je couvre de mon vêtement et d'une peau de lion fauve mes larges épaules et mon cou que je baisse, et je me place sous mon fardeau ; l'enfant Iule a entrelacé sa main à ma droite et suit son père à pas plus petits ; ma femme suit derrière.)
On peut constater que l'illustrateur a scrupuleusement reproduit la peau de lion. Au premier plan à gauche, le jeune Ascagne (ou Iule) dont la main est encore petite tient son père par un doigt et se retourne pour vérifier que sa mère suit. Pris entre la fuite en avant et sa mère qu'il laisse en arrière, Ascagne matérialise la frontière entre l'espace de la représentation et l'espace du spectateur. La scène est cette frontière, et à son seuil Ascagne en constitue l'embrayeur visuel.