La Réforme - Wilhelm von Kaulbach
Analyse
Das Zeitalter der Reformation.
« Nul parmi nous, il faut savoir le reconnaître avec sincérité, ne pourrait rien faire qui ressemblât au carton que M. Kaulbach nous montre aujourd’hui. Il est intitulé la Réformation, et l’on pourrait le surnommer l’École d’Athènes du protestantisme. Nous en parlerons avec quelques détails, car c’est le seul moyen de faire comprendre par quel procédé, à la fois simple et ingénieux, M. Kaulbach arrive à ordonner de si grandioses compositions.
La scène se passe dans une cathédrale allemande, cathédrale gothique, car le protestantisme fera pour le culte qu’il vient remplacer ce que ce dernier a fait jadis pour le paganisme : il prendra ses demeures, les purifiera et y installera la loi nouvelle. Deux colonnes la soutiennent, ce sont les colonnes de la foi ; devant chacune d’elles se tient un roi guerrier et une reine : Gustave-Adolphe et Elisabeth d’Angleterre. Au fond du chœur semi-circulaire sont assis les précurseurs, ceux qui, ébranlant peu à peu l’autorité spirituelle et temporelle de la papauté, ont enfin permis aux peuples de substituer le dogme du libre examen à celui de l’autorité infaillible : ce sont Wiclef, Geiler de Kaisersberg, qui fut un des plus ardens fustigateurs du clergé de son temps, Jean Wessel le théologien hollandais, Jean Huss, Pierre Walde, Arnaud de Brescia, Abailard, Savonarole et Taüler, un des plus rudes lutteurs du XIIIe siècle. Devant eux, debout, élevant la Bible allemande entre ses mains, Luther montre à l’humanité le grand précepte : « aime ton prochain comme toi-même ; » L’artiste l’a représenté jeune, vigoureux ; plein d’enthousiasme et de foi, tel qu’il devait être à Worms quand il brûla solennellement la bulle. A sa droite se tient Zwingle, à sa gauche Juste Jonas ; près de ce dernier, Bugenhagen, le réformateur poméranien, un calice à la main, se penche vers Jean de Saxe et Jean-Frédéric ; derrière ces deux personnages, on aperçoit Albert de Brandebourg et des conseillers des villes hanséatiques. A côté de Zwingle, Calvin, vieux, sec et anguleux, offre la communion à un groupe où l’on reconnaît des Suisses, des huguenots français, Coligny et Maurice de Saxe ; au-dessous d’eux se dressent Guillaume d’Orange et Barneveldt. — C’est là le côté religieux et politique de la composition, il est complété par les Anglais célèbres : Essex, Burleigh, Drake, Cranmer et Thomas Morus, qui suivent la reine Elisabeth. Au centre même du tableau, M. Kaulbach a placé les hommes qui représentent ce qu’on pourrait appeler l’alliance de la paix, âmes douces et indulgentes qui ont tout fait pour calmer les esprits, pour amener des concessions mutuelles, pour arriver enfin au compromis satisfaisant de la confession d’Augsbourg : ce sont Mélanchthon, Éberhardt de Tann, qui, conseiller de Saxe, mit à l’apaisement général une ardeur extraordinaire, puis Ulrich Zase, qui, comme diplomate, fut un des agens les plus actifs de la pacification. Au-dessous d’eux et symbolisant la démocratie intelligente, travailleuse, honnête et préoccupée de l’Allemagne, je vois Hans Sachs, le cordonnier poète, qui fut, comme chacun sait, un des hommes les plus étranges de son temps.
Ce n’est pas tout, car il y a eu à l’époque de la réformation d’autres hommes que des théologiens, des diplomates et des soldats. Il y a eu un mouvement pacifique qui a bouleversé le monde par des découvertes dans les lettres, les sciences et les arts. M. Kaulbach s’est bien gardé de l’oublier, et il l’a représenté avec une largeur de pensée extraordinaire. Le premier groupe placé à la droite du spectateur comprend les humanistes, les poètes, les orateurs, les historiens : Jacques Balde, le jésuite poète, Pétrarque, l’Espagnol Vivès, le philologue Ficin, Pic de la Mirandole, Campanella, Machiavel. A leur tête semblent marcher les deux hommes qu’on appelait de leur vivant les deux yeux de l’Allemagne, Érasme et Reuchlin ; puis viennent Shakspeare, Cervantes, le jurisconsulte français Dumoulin, le cardinal Krebs, qui changea son nom barbare en celui de Cusa, sa ville natale, le poète Celtes ; près d’eux, voici Ulrich de Hutten, un des ardens promoteurs du protestantisme, et le prédicateur Kuhhom, qui latinisa son nom et en fit Bucerus. Au-dessus d’eux, Gutenberg montre avec orgueil la première feuille sortie de sa presse ; à ses côtés se tient Laurent Koster, que la Hollande regarde comme l’indiscutable inventeur de l’imprimerie. Ensuite voici les artistes, le graveur Pierre Vischer, Léonard, Raphaël, Michel-Ange, et tout en haut, le dernier ou le premier, Albert Dürer, dont le broyeur de couleurs est M. Kaulbach lui-même. De l’autre côté, à la gauche du spectateur, l’artiste a placé ceux que, faute d’un mot français, je nommerai les découvreurs, ceux qui en fouillant la nature ont puissamment aidé l’humanité à se dégager des ténèbres du moyen âge, des fictions dangereuses et des superstitions de la magie. Le plus grand de tous, le plus sombre, car sa vie fut dure, apparaît Colomb, posant sa main enchaînée sur le globe terrestre, auquel il a ajouté un monde ; il est, pour ainsi dire, le centre vers, lequel se tournent le géographe Behaim, le grammairien Sébastien Munster, Bacon, Harvey, André Vésale, Franck, qui écrivit l’histoire du monde, Paracelse et le botaniste Léonard Fuchs ; au-dessus d’eux, Giordano Bruno, Cardan, Tycho-Brahé, Kepler, puis Galilée et enfin Copernic.
Tel est l’ensemble de cette immense composition qui, dans une description écrite, peut paraître confuse, mais où le peintre a répandu une lucidité extraordinaire. La division des groupes est si bien observée, le rayonnement des idées consécutives autour de l’idée-mère est si nettement formulé, l’action des personnages est si simple et en même temps si précise, que cet énorme dessin se lit et se comprend d’un coup d’œil ; il se passe de commentaire, on peut facilement saisir tout ce que l’auteur a voulu dire. Cette clarté dans l’allégorie positive de l’histoire est une des qualités les plus remarquables de M. Kaulbach ; elle suffirait à lui donner un rang enviable parmi les peintres, si son admirable talent de dessinateur n’en faisait le premier artiste de l’Allemagne. C’est beaucoup d’avoir de bonnes idées et de vouloir faire entrer la philosophie historique dans l’art : nous avons eu en France des hommes qui ont tenté cette haute aventure et qui ont échoué dans leur œuvre parce qu’ils n’avaient eu que la conception et qu’ils ne pouvaient, comme M. Kaulbach, exécuter, eux-mêmes et d’une façon irréprochable les compositions palingénésiques qu’ils avaient imaginées. C’est là la véritable originalité et la force réelle de M. Kaulbach, sa main va de pair avec son cerveau ; on peut lui appliquer la vieille définition de l’homme : c’est une intelligence servie par des organes. Pour lui, l’art est l’expression plastique d’une pensée toujours élevée ; il est loin, comme on le voit, des peintres qui s’imaginent qu’il suffit de rendre un morceau d’étoffe, de chiffonner, un pli de draperie. pour être un artiste. M. Kaulbach n’est pas seulement grandiose ; son très riche clavier est loin d’avoir une note unique, son Reineke Fuchs montre les côtés ironiques, railleurs de son talent multiple, et dans ses illustrations de l’œuvre de Goethe il est arrivé à une émotion profonde, à un sentiment exquis. Lolotte distribuant des tartines aux enfans, le Jardin de Lili, Gretchen à la fontaine, Goethe patinant, sont des chefs-d’œuvre. Claire appelant le peuple aux armes est égal dans son genre à la musique de Beethoven sur le même sujet. Quant à sa façon de peindre, elle est un peu sèche, ainsi qu’on peut le voir dans les galeries réservées à la Prusse, et où M. Kaulbach a mis plusieurs portraits ; mais elle est précise, franche d’allure et sans mièvreries : elle tient une sorte de juste milieu très raisonnable entre les empâtemens excessifs auxquels nous sacrifions trop souvent en France, et la dureté des peintres anglais. On voit qu’entre les mains de l’artiste la couleur est un moyen et non pas un but. Quand il a suffisamment rendu sa pensée, il passe outre et fait bien. Nous comprenons qu’en Allemagne M. Kaulbach soit un maître vénéré et que Berlin ait fait quelques sacrifices pour l’enlever à Munich ; les peuples intelligens sont ceux qui savent attirer et retenir les grands artistes. » (Revue des deux mondes, 1867, tome 70, p. 136-138)
Informations techniques
Notice #015443