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Recherche infructueuse

Lucien & Lousteau chez Samanon (Lost Illusions, 1898) - Adrien Moreau

Date :
1897
Nature de l'image :
Gravure sur acier
Sujet de l'image :
LAGE-548297

Analyse

« Étienne et Lucien riaient encore de Chaboisseau sans l’avoir compris, quand ils arrivèrent chez Dauriat, où Lousteau pria Gabusson de leur indiquer un escompteur. Les deux amis prirent un cabriolet à l’heure et allèrent au boulevard Poissonnière, munis d’une lettre de recommandation que leur avait donnée Gabusson, en leur annonçant le plus bizarre et le plus étrange particulier, selon son expression.
— Si Samanon ne prend pas vos valeurs, avait dit Gabusson, personne ne vous les escomptera.
Bouquiniste au rez-de-chaussĂ©e, marchand d’habits au premier Ă©tage, vendeur de gravures prohibĂ©es au second, Samanon Ă©tait encore prĂŞteur sur gages. Aucun des personnages introduits dans les romans d’Hoffmann, aucun des sinistres avares de Walter Scott ne peut ĂŞtre comparĂ© Ă  ce que la nature sociale et parisienne s’était permis de crĂ©er en cet homme, si toutefois Samanon est un homme. Lucien ne put rĂ©primer un geste d’effroi Ă  l’aspect de ce petit vieillard sec, dont les os voulaient percer le cuir parfaitement tannĂ©, tachĂ© de nombreuses plaques vertes ou jaunes, comme une peinture de Titien ou de Paul VĂ©ronèse vue de près. Samanon avait un Ĺ“il immobile et glacĂ©, l’autre vif et luisant. L’avare, qui semblait se servir de cet Ĺ“il mort en escomptant, et employer l’autre Ă  vendre ses gravures obscènes, portait une petite perruque plate dont le noir poussait au rouge, et sous laquelle se redressaient des cheveux blancs ; son front jaune avait une attitude menaçante, ses joues Ă©taient creusĂ©es carrĂ©ment par la saillie des mâchoires, ses dents encore blanches paraissaient tirĂ©es sur ses lèvres comme celles d’un cheval qui bâille. Le contraste de ses yeux et la grimace de cette bouche, tout lui donnait un air passablement fĂ©roce. Les poils de sa barbe, durs et pointus, devaient piquer comme autant d’épingles. Une petite redingote râpĂ©e arrivĂ©e Ă  l’état d’amadou, une cravate noire dĂ©teinte, usĂ©e par sa barbe, et qui laissait voir un cou ridĂ© comme celui d’un dindon, annonçaient peu l’envie de racheter par la toilette une physionomie sinistre. Les deux journalistes trouvèrent cet homme assis dans un comptoir horriblement sale, et occupĂ© Ă  coller des Ă©tiquettes au dos de quelques vieux livres achetĂ©s Ă  une vente. Après avoir Ă©changĂ© un coup d’œil par lequel ils se communiquèrent les mille questions que soulevait l’existence d’un pareil personnage, Lucien et Lousteau le saluèrent en lui prĂ©sentant la lettre de Gabusson et les valeurs de Fendant et Cavalier. Pendant que Samanon lisait, il entra dans cette obscure boutique un homme d’une haute intelligence, vĂŞtu d’une petite redingote qui paraissait avoir Ă©tĂ© taillĂ©e dans une couverture de zinc, tant elle Ă©tait solidifiĂ©e par l’alliage de mille substances Ă©trangères.
— J’ai besoin de mon habit, de mon pantalon noir et de mon gilet de satin, dit-il à Samanon en lui présentant une carte numérotée.
Dès que Samanon eut tiré le bouton en cuivre d’une sonnette, il descendit une femme qui paraissait être Normande à la fraîcheur de sa riche carnation.
— PrĂŞte Ă  monsieur ses habits, dit-il en tendant la main Ă  l’auteur. Il y a plaisir Ă  travailler avec vous ; mais un de vos amis m’a amenĂ© un petit jeune homme qui m’a rudement attrapĂ© !
— On l’attrape ! dit l’artiste aux deux journalistes en leur montrant Samanon par un geste profondĂ©ment comique.
Ce grand homme donna, comme donnent les lazzaroni pour ravoir un jour leurs habits de fête au Monte-di-Pieta, trente sous que la main jaune et crevassée de l’escompteur prit et fit tomber dans la caisse de son comptoir.
— Quel singulier commerce fais-tu ? dit Lousteau Ă  ce grand artiste livrĂ© Ă  l’opium et qui retenu par la contemplation en des palais enchantĂ©s ne voulait ou ne pouvait rien crĂ©er.
— Cet homme prête beaucoup plus que le Mont-de-Piété sur les objets engageables, et il a de plus l’épouvantable charité de vous les laisser reprendre dans les occasions où il faut que l’on soit vêtu, répondit-il. Je vais ce soir dîner chez les Keller avec ma maîtresse. Il m’est plus facile d’avoir trente sous que deux cents francs, et je viens chercher ma garde-robe, qui, depuis six mois, a rapporté cent francs. Samanon a déjà dévoré ma bibliothèque livre à livre.
— Et sou à sou, dit en riant Lousteau.
— Je vous donnerai quinze cents francs, dit Samanon à Lucien.
Lucien fit un bond comme si l’escompteur lui avait plongé dans le cœur une broche de fer rougi. Samanon regardait les billets avec attention, en examinant les dates.
— Encore, dit le marchand, ai-je besoin de voir Fendant qui devrait me déposer des livres. Vous ne valez pas grand’chose, dit-il à Lucien, vous vivez avec Coralie, et ses meubles sont saisis.
Lousteau regarda Lucien qui reprit ses billets et sauta de la boutique sur le boulevard en disant : — Est-ce le diable ? Le poète contempla pendant quelques instants cette petite boutique, devant laquelle tous les passants devaient sourire, tant elle Ă©tait piteuse, tant les petites caisses Ă  livres Ă©tiquetĂ©s Ă©taient mesquines et sales, en se demandant : — Quel commerce fait-on lĂ  ? Â»

Annotations :

1. SignĂ© au bas de la gravure Ă  gauche « ALF. Boilot aq. Â» (peu lisible) Ă  droite « ADRIEN-MOREAU. Â»

2. Tome II, après la p. 284.

Sources textuelles :
Balzac, Illusions perdues (1837-1843)

Informations techniques

Notice #015757

Image HD

Identifiant historique :
B5076
Traitement de l'image :
Scanner Ă  plat
Localisation de la reproduction :
Bibliothèque numérique Internet Archive (https://archive.org)