Chartreux en méditation - Jeaurat
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Analyse
Livret du Salon de 1759 :
« Par M. Jeaurat, Professeur.
10. Un Tableau de trois pieds sur quatre, représentant des Chartreux en méditation. »
Commentaire de Diderot :
« De Jeaurat, des Chartreux en mĂ©ditation ; câest pis encore, point de silence ; rien de sauvage ; rien qui rappelle la justice divine ; nulle idĂ©e, nulle adoration profonde ; nul recueillement intĂ©rieur ; point dâextase ; point de terreur. Cet homme ne sâest pas doutĂ© de cela. Si son gĂ©nie ne lui disait rien, que nâallait-il aux Chartreux, il aurait vu lĂ ce quâil nâimaginait pas. Mais croyez-vous quâil eĂ»t vu ? Sâil y a peu de gens qui sachent regarder un tableau, y a-t-il bien des peintres qui sachent regarder la nature ? »
Jeaurat compose sa scĂšne dans les rĂšgles de la composition classique, que Diderot ne reconnaĂźt pas, ou refuse de reconnaĂźtre : il dĂ©limite une scĂšne centrale de mĂ©ditation, composĂ©e par les deux personnages du premier plan : lâun, Ă gauche, est aborbĂ© dans sa lecture. Lâautre Ă droite, a dĂ©laisĂ© son livre pour mĂ©diter, la main sur un crĂąne, sur la vanitĂ© de toutes choses. A lâarriĂšre-plan, faisant contraste avec la scĂšne proprement dite qui donne son titre au tableau, un groupe de moine est en pleine conversation : il figure la rĂ©alitĂ© ordinaire, par diffĂ©rence de quoi se singularise la scĂšne proprement dite. A lâespace vague de la conversation sâoppose donc lâespace restreint de la mĂ©ditation.
   Si lâon compare maintenant cette composition, effectivement fort Ă©loignĂ©e de lâextase mystique, du Saint Bruno en priĂšre de Restout qui a peut-ĂȘtre ici servi de modĂšle Ă Jeaurat, on voit immĂ©diatement ce que Diderot a voulu dire : Restout oppose bien lui aussi les deux Chartreux en mĂ©ditation de lâespace restreint aux deux moines qui les interrompent de lâextĂ©rieur, en pĂ©nĂ©trant dans la bibliothĂšque oĂč ils se sont retirĂ©s. Mais Restout a projetĂ© sur ses figures dâextase théùtrale et dâabsorbement (elles-mĂȘmes nettement opposĂ©es lâune Ă lâautre) une lumiĂšre crue, tandis quâil noyait dans lâombre les figures dâinterruption. Il devient alors possible dâoublier les rĂšgles dâordonnance classiques, pourtant observĂ©es, et de basculer dans le sublime de « lâadoration profonde » et du « recueillement intĂ©rieur ».
   Pourtant, comme le fait remarquer Donatella du Plessis, le commentaire de Diderot se dĂ©ploie en une phrase sans verbe qui accumule les nĂ©gations, figeant, pĂ©trifiant la reprĂ©sentation. En creux, Diderot indique la conversation, le bruit mondain qui dĂ©rangent le silence de lâabsorbement au 1er plan : ce bruit est signifiĂ© par les nĂ©gations, mais il nâest pas dĂ©crit ; il demeure donc vague, il est signifiĂ© comme espace vague. Diderot dĂ©crit bien, de façon elliptique mais nĂ©anmoins prĂ©cise, le dispositif sur lequel Jeaurat a fondĂ© sa composition. Il y a plus : le verbe de Diderot a ici valeur performative. Au moment mĂȘme oĂč il dĂ©molit violemment la peinture, il en accomplit lâidĂ©e ; il prĂ©cipite le lecteur dans lâimagination de la nĂ©gativitĂ© pure et dans lâimmobilitĂ© absorbĂ©e qui caractĂ©risent lâĂ©lan mystique. La critique mime donc lâextase quâelle ne trouve point, ou plus exactement la parodie, accomplissant ainsi deux fois lâĆuvre diderotienne.
3. Le Chartreux de gauche assis et tenant un livre pourrait ĂȘtre imitĂ© du moine de droite dans le saint Bruno en priĂšre de Restout, personnage ajoutĂ© par Restout au modĂšle de Jouvenet.
Informations techniques
Notice #005916