La calomnie dâApelle - Botticelli
Analyse
Le peintre Antiphilos avait accusĂ© le cĂ©lĂšbre Apelle dâavoir participĂ© Ă une insurrection contre PtolĂ©mĂ©e IV. Apelle fut dâabord emprisonnĂ©, puis innocentĂ©. PtolĂ©mĂ©e lui donna Antiphilos comme esclave. Apelle rĂ©alisa alors un tableau allĂ©gorisant ce quâil venait de subir.
Dans le tableau de Botticelli, Ă droite, le roi est assis sur son trĂŽne. Soupçon et Ignorance lui soufflent des ragots Ă lâoreille. AveuglĂ©, le roi Ă©tend la main en avant et rencontre la Haine, en capuchon, pourvue dâun bras anormalement long. DerriĂšre la Haine, la Calomnie porte une torche dans sa main gauche. De la main droite, elle tire par les cheveux lâInnocence, un adolescent nu. Fourberie et Fraude tressent les cheveux de leur maĂźtresse. Plus Ă gauche, une vieille femme en noir figure le Repentir. Enfin, tout Ă gauche, une jeune femme nue, le bras droit levĂ© au ciel, dans la posture de VĂ©nus sortant des eaux, figure la VĂ©ritĂ©.
Voici lâextrait du traitĂ© de Lucien oĂč il est question dâApelle :
« On a vu mille amitiĂ©s brisĂ©es, mille maisons renversĂ©es par ces dĂ©lations colorĂ©es dâapparence.
§2. Afin de nous garder dây tomber, je veux, dans ce discours, retracer, comme dans un tableau, ce que câest que la dĂ©lation, avec sa cause et ses effets. Longtemps avant moi, Apelle dâĂphĂšse a dessinĂ© cette image : il sâest vu lui-mĂȘme calomniĂ© auprĂšs de PtolĂ©mĂ©e, comme complice de la conjuration tramĂ©e Ă Tyr par ThĂ©odotas. Apelle nâavait jamais vu Tyr ; il ignorait absolument quel Ă©tait ce ThĂ©odotas ; il avait seulement entendu dire que câĂ©tait un lieutenant de PtolĂ©mĂ©e, auquel ce prince avait confiĂ© le gouvernement de la PhĂ©nicie. Cependant un de ses rivaux, nommĂ© Antiphile, jaloux de sa faveur auprĂšs du roi et envieux de son talent, le dĂ©nonça Ă PtolĂ©mĂ©e comme ayant trempĂ© dans le complot, prĂ©tendant quâon avait vu Apelle en PhĂ©nicie Ă table avec ThĂ©odotas, et lui parlant Ă lâoreille durant tout le repas. Enfin il affirma que la rĂ©volte de Tyr et la prise de PĂ©luse Ă©taient le fruit des conseils dâApelle.
§3. PtolĂ©mĂ©e, homme dâune pĂ©nĂ©tration peu clairvoyante, mais nourri dans la flatterie des cours, se laisse emporter et troubler par cette calomnie absurde, et, sans rĂ©flĂ©chir Ă son invraisemblance, sans faire attention que lâaccusateur est un rival, quâun peintre est trop peu de chose pour entrer dans une pareille trahison, surtout un peintre comblĂ© de ses bienfaits, honorĂ© par lui plus que tous ses confrĂšres, sans sâinformer enfin si jamais Apelle a fait voile pour Tyr, PtolĂ©mĂ©e, dis-je, sâabandonne Ă sa fureur, remplit son palais de ses cris, et traite Apelle dâingrat, de conspirateur, de traĂźtre. Peut-ĂȘtre mĂȘme, si lâun des conjurĂ©s, arrĂȘtĂ©s pour cette rĂ©volte, indignĂ© de lâimpudence dâAntiphile et touchĂ© de compassion pour le malheureux Apelle, nâeĂ»t dĂ©clarĂ© que celui-ci nâavait pris aucune part Ă leur complot, peut-ĂȘtre ce grand peintre aurait-il eu la tĂȘte tranchĂ©e, victime des maux arrivĂ©s Ă Tyr et qui ne lui Ă©taient point imputables.
§4. PtolĂ©mĂ©e reconnut son erreur, et il en Ă©prouva, dit-on, de si vifs regrets, quâil donna cent talents Ă Apelle et lui livra Antiphile pour quâil en fĂźt son esclave. Apelle, lâimagination pleine du danger quâil avait couru, se vengea de la dĂ©lation par le tableau que je vais dĂ©crire.
§5. Sur la droite est assis un homme qui porte de longues oreilles, dans le genre de celles de Midas : il tend de loin la main Ă la DĂ©lation qui sâavance. PrĂšs de lui sont deux femmes, lâIgnorance sans doute et la Suspicion. De lâautre cĂŽtĂ© on voit la DĂ©lation approcher sous la forme dâune femme divinement belle, mais la figure enflammĂ©e, Ă©mue, et comme transportĂ©e de colĂšre et de fureur. De la gauche elle tient une torche ardente ; de lâautre elle traĂźne par les cheveux un jeune homme qui lĂšve les mains vers le ciel et semble prendre les dieux Ă tĂ©moin. Il est conduit par un homme pĂąle, hideux, au regard pĂ©nĂ©trant ; on dirait dâun homme amaigri par une longue maladie. Câest lâEnvieux personnifiĂ©. Deux autres femmes accompagnent la DĂ©lation, lâencouragent, arrangent ses vĂȘtements et prennent soin de sa parure. LâinterprĂšte qui mâa initiĂ© aux allĂ©gories de cette peinture mâa dit que lâune est la Fourberie et lâautre la Perfidie. DerriĂšre elles marche une femme Ă lâextĂ©rieur dĂ©solĂ© vĂȘtue dâune robe noire et dĂ©chirĂ©e : câest la Repentance ; elle dĂ©tourne la tĂȘte, verse des larmes, et regarde avec une confusion extrĂȘme la VĂ©ritĂ© qui vient Ă sa rencontre. Câest ainsi quâĂ lâaide de son pinceau Apelle reprĂ©senta le danger auquel il avait Ă©chappĂ©.
§6. A notre tour, essayons, sâil vous plaĂźt, Ă lâexemple du peintre dâĂphĂšse, de dĂ©crire la DĂ©lation, avec tous ses attributs, et commençons par la dĂ©finir, : câest le moyen de rendre son image encore plus ressemblante... »
LâApelle dont il est question dans ce texte de Lucien nâest pas le grand peintre nĂ© Ă Cos qui vĂ©cut sous Alexandre et sous PtolĂ©mĂ©e, fils de Lagos. Celui dont il sâagit ici Ă©tait de Colophon, et, par adoption, citoyen dâĂphĂšse. Mais les deux peintres ont Ă©tĂ© confondus Ă la Renaissance.
2. Câest la derniĂšre Ćuvre de Botticelli sur un sujet profane. Botticelli sâinspire dâune peinture perdue rĂ©alisĂ©e par Apelle et dĂ©crite par Lucien Cette description est considĂ©rĂ©e par Alberti dans le De pictura (1435) comme lâidĂ©al de la composition picturale (livre III, §53, Ă©d. Macula p. 213). Botticelli aurait-il reprĂ©sentĂ© (avant sa conversion) Savonarole, dont les prĂȘches calomnieux prĂ©cipitĂšrent la rĂ©volution Ă Florence ?
3. DĂŒrer a Ă©galement proposĂ© sa version du tableau dâApelle dĂ©crit par Lucien (dessin de 15x44 cm, 1522, Vienne, Albertina).
Informations techniques
Notice #000720