Roger dans les bras dâAlcine (Roland furieux Brunet 1775, ch7) - Moreau le jeune
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Analyse
Il semble ici que le thĂšme de Roger au palais dâAlcine ait Ă©tĂ© contaminĂ© par celui de Renaud dans les jardins dâArmide, empruntĂ© au Tasse. En effet, Roger et Alcine sont gĂ©nĂ©ralement reprĂ©sentĂ©s dans le palais de la fĂ©e, et non dans un bosquet; ils se parlent en principe Ă lâoreille, jouant au jeu des secrets, au lieu quâici Roger assujetti se soumet au regard de sa maĂźtresse, Ă la maniĂšre du Renaud subjuguĂ© imaginĂ© par le Tasse.
Moreau le Jeune tire pleinement parti du dispositif scĂ©nique classique, opposant au premier plan la scĂšne proprement dite, dont lâespace restreint est dĂ©limitĂ© en bas par le ruisseau, en haut par la nuĂ©e oĂč batifolent les putti, et Ă lâarriĂšre-plan, Ă gauche, par les musiciennes qui accompagnent le jeu des acteurs, comme si lâon assistait Ă un air dâopĂ©ra. Les musiciennes occupent un espace vague, ouvert sur le lointain, mĂ©nageant une profondeur indĂ©finie. Entre les deux espaces, la jeune fille de dos, plongĂ©e dans la pĂ©nombre, met en abyme lâĂ©cran de la reprĂ©sentation, que figurait dĂ©jĂ au premier plan le ruisseau. Le ruisseau donne peut-ĂȘtre une indication sur le passage prĂ©cis du chant qui est ici illustrĂ© : Ă la str. 52, MĂ©lisse dĂ©guisĂ©e en Atlant attend quâAlcine quitte Roger, installĂ© « lungo un bel rio che discorrea dâun colle » (le long dâun beau ruisseau qui courait depuis une colline, str. 53). Mais nulle trace sur la gravure dâune MĂ©lisse embusquĂ©e ! Et quâest-ce que ce livre placĂ© sous les jambes de Roger ? Est-ce le livre des enchantements dâAlcine, indice pour le spectateur que tout ce quâil voit nâest quâillusion des sens ?
1. Signé et daté en bas à gauche dans le cadre « J. M. Moreau del. 1771 (?) », à droite dans le cadre, « B. L. Prevost Sculp. »
2. Gravure reprise de lâĂ©dition Baskerville/Molini, Birmingham et Paris, 1773 oĂč elle portait le titre suivant : Stava Ruggiero in tanta gioja e festa.
3. Comparer avec les reprĂ©sentations de Renaud et Alcine dans le palais dâAlcine : tableau de Rutilio Manetti, dessins de Fragonard (voir liens). Lâabsence de MĂ©lisse embusquĂ©e dans cette gravure de Moreau le jeune est dâautant plus Ă©trange quâelle renforcerait encore le parallĂšle avec la scĂšne du chant XVI de la JĂ©rusalem dĂ©livrĂ©e du Tasse, qui sâinspire visiblement de cet Ă©pisode : chez le Tasse en effet, Charles et Ubalde (//MĂ©lisse) assistent cachĂ©s Ă la sĂ©duction de Renaud (//Roger) par Armide (//Alcine) ; celle-ci lâa enlevĂ© sur son Ăźle au milieu de lâAtlantique pour lâempĂȘcher de servir lâarmĂ©e croisĂ©e de Godefroy qui assiĂšge JĂ©rusalem. Chez le Tasse, Charles et Ubalde sont envoyĂ©s par Godefroy pour ramener Renaud au combat, comme dans lâArioste MĂ©lisse est envoyĂ©e par Bradamante pour ramener Roger Ă elle. Câest Ă chaque fois en faisant honte au jeune homme de sa tenue effĂ©minĂ©e que les messagers suscitent en lui protestation virile et sursaut de vertu... La reprĂ©sentation du couple formĂ© par Roger et Alcine, Renaud et Armide, ou mĂȘme Mars et VĂ©nus (voir la gravure de Boucher pour les MĂ©tamorphoses dâOvide, Ă©d. Bannier, trĂšs proche de la nĂŽtre), ou encore VĂ©nus et Adonis, tend dĂšs le XVIIe siĂšcle a constituer un topos iconographique oĂč les personnages sont interchangeables. Le topos est fondĂ© sur lâinversion des codes : posture dominatrice pour la jeune femme, qui domine et enveloppe un jeune homme luxueusement vĂȘtu ayant mis bas les armes au sens propre (on les distingue parfois Ă ses pieds) comme au figurĂ© (regard suspendu au regard supĂ©rieur de la femme aimĂ©e, tunique lĂąche et ouverte, bras ouverts et abaissĂ©s, en position passive).
Informations techniques
Notice #000988