Paysage avec figures et animaux - Loutherbourg
Notice précédente Notice n°61 sur 75 Notice suivante
Analyse
Livret du Salon de 1763Â :
« Par M. Loutherbourg, Agréé.
154. Un Paysage avec Figures & Animaux. Lâheure du jour est le matin. Tableau de 6 pouces de largeur, sur 3 pieds 6 pouces de hauteur. »
Mercure de France, novembre 1763Â :Â
« M. Loutherbourg.
Voici une nouvelle acquisition pour lâAcadĂ©mie, qui promet dâen soutenir lâĂ©clat dans des genres trĂšs-intĂ©ressans pour un grand nombre de Curieux. Ce jeune AthlĂ©te, Ă lâĂąge de 22 ans, court dĂ©ja Ă pas de gĂ©ant dans la carriĂšre des meilleurs Paysagistes & Peintres de Batailles. Parmi un grand nombr dâouvrages exposĂ©s par cet Artiste, & dans chacu desquels on trouve des motifs dâĂ©loges, les Connoisseurs en distinguent plusieurs : entrâautres, un assez grand Paysagen du meilleur ton, du genrele plus estimabe, & qui peut sans doute supporter la comparaison des plus belles productions de cette espĂ©ce.
Il paraĂźt que M. Loutherbourg sâest attachĂ© Ă lâimitation des diffĂ©rens effets de la lumiĂšre dans les diffĂ©retes heures du jour. On a lieu dâapplaudir aux progrĂšs quâil a dĂ©ja faits dans cette utile Ă©tude.  » (p. 202-203)
Commentaire de Diderot :
« Loutherbourg
PhĂ©nomĂšne Ă©trange ! Un jeune peintre, de vingt-deux ans, qui se montre et se place tout de suite sur la ligne de Berghem. Ses animaux sont peints de la mĂȘme force et de la mĂȘme vĂ©ritĂ©. Câest la mĂȘme entente et la mĂȘme harmonie gĂ©nĂ©rale. Il est large, il est moelleux ; que nâest-il pas ?
Il a exposĂ© un grand nombre de paysages. Je nâen dĂ©crirai quâun seul.
Voyez Ă gauche ce bout de forĂȘt : il est un peu trop vert, Ă ce quâon dit, mais il est touffu et dâune fraĂźcheur dĂ©licieuse. En sortant de ce bois et vous avançant vers la droite, voyez ces masses de rochers, comme elles sont grandes et nobles, comme elles sont douces et dorĂ©es dans les endroits oĂč la verdure ne les couvre point, et comme elles sont tendres et agrĂ©ables oĂč la verdure les tapisse encore ! Dites-moi si lâespace que vous dĂ©couvrez au-delĂ de ces roches nâest pas la chose qui a fixĂ© cent fois votre attention dans la nature. Comme tout sâĂ©loigne, sâenfuit, se dĂ©grade insensiblement, et lumiĂšres et couleurs et objets ! Et ces bĆufs qui se reposent au pied de ces montagnes, ne vivent-ils pas ? ne ruminent-ils pas ? Nâest-ce pas lĂ la vraie couleur, le vrai caractĂšre, la vraie peau de ces animaux ? Quelle intelligence et quelle vigueur ! Cet enfant naquit donc le pouce passĂ© dans la palette ? OĂč peut-il avoir appris ce quâil sait ? Dans lâĂąge mĂ»r, avec les plus heureuses dispositions, aprĂšs une longue expĂ©rience, on sâĂ©lĂšve rarement Ă ce point de perfection. LâĆil est partout arrĂȘtĂ©, rĂ©crĂ©Ă©, satisfait. Voyez ces arbres ; regardez comme ce long sillon de lumiĂšre Ă©claire cette verdure, se joue entre les brins de lâherbe et semble leur donner de la transparence. Et lâaccord et lâeffet de ces petites masses de roches dĂ©tachĂ©es et rĂ©pandues sur le devant ne vous frappent-ils pas ? Ah ! mon ami, que la nature est belle dans ce petit canton ! arrĂȘtons-nous-y ; la chaleur du jour commence Ă se faire sentir, couchons-nous le long de ces animaux. Tandis que nous admirerons lâouvrage du CrĂ©ateur, la conversation de ce pĂątre et de cette paysanne nous amusera ; nos oreilles ne dĂ©daigneront pas les sons rustiques de ce bouvier, qui charme le silence de cette solitude et trompe les ennuis de sa condition en jouant de la flĂ»te. Reposons-nous ; vous serez Ă cĂŽtĂ© de moi, je serai Ă vos pieds tranquille et en sĂ»retĂ©, comme ce chien, compagnon assidu de la vie de son maĂźtre et garde fidĂšle de son troupeau ; et lorsque le poids du jour sera tombĂ© nous continuerons notre route, et dans un temps plus Ă©loignĂ©, nous nous rappellerons encore cet endroit enchantĂ© et lâheure dĂ©licieuse que nous y avons passĂ©e.
Sâil ne fallait pour ĂȘtre artiste que sentir vivement les beautĂ©s de la nature et de lâart, porter dans son sein un cĆur tendre, avoir reçu une Ăąme mobile au souffle le plus lĂ©ger, ĂȘtre nĂ© celui que la vue ou la lecture dâune belle chose enivre, transporte, rend souverainement heureux, je mâĂ©crierais en vous embrassant, en jetant mes bras autour du cou de Loutherbourg ou de Greuze : « Mes amis, son pittor anchâio. »
La couleur et la touche de Loutherbourg sont fortes ;
Mais, il faut lâavouer, elles nâont ni la facilitĂ© ni toute la vĂ©ritĂ© de celles de Vernet. Cependant, a-t-on dit, sâil est un peu trop vert dans le paysage que vous venez de dĂ©crire, câest peut-ĂȘtre quâil a craint quâen se dĂ©gradant sur un long espace il ne finĂźt par ĂȘtre trop faible. Mais ceux qui parlent ainsi ne sont pas artistes.
Ne pourrait-on pas dire pour excuser cet excĂšs de vert que dans les paysages aquatiques comme lâest celui de Loutherbourg, la verdure est toujours plus forte? Pardon, mon Diderot, de vous interrompre pour une misĂšre ; mais on est tentĂ© de prendre le parti de ce Loutherbourg qui fait des chefs-dâoeuvre Ă vingt ans ; dâailleurs il est Allemand. Mais poursuivez, je vous Ă©coute.
Ce faire de Loutherbourg, de Casanove, de Chardin et de quelques autres, tant anciens que modernes, est long et pĂ©nible. Il faut Ă chaque coup de pinceau, ou plutĂŽt de brosse ou de pouce, que lâartiste sâĂ©loigne de sa toile pour juger de lâeffet. De prĂšs lâouvrage ne paraĂźt quâun tas informe de couleurs grossiĂšrement appliquĂ©es. Rien nâest plus difficile que dâallier ce soin, ces dĂ©tails, avec ce quâon appelle la maniĂšre large. Si les coups de force sâisolent et se font sentir sĂ©parĂ©ment, lâeffet du tout est perdu. Quel art il faut pour Ă©viter cet Ă©cueil ! Quel travail que celui dâintroduire entre une infinitĂ© de chocs fiers et vigoureux une harmonie gĂ©nĂ©rale qui les lie et qui sauve lâouvrage de la petitesse de forme ! Quelle multitude de dissonances visuelles Ă prĂ©parer et Ă adoucir ! Et puis, comment soutenir son gĂ©nie, conserver sa chaleur pendant le cours dâun travail aussi long ? Ce genre heurtĂ© ne me dĂ©plaĂźt pas.
Le jeune Loutherbourg est, Ă ce quâon dit, dâune figure agrĂ©able ; il aime le plaisir, le faste et la parure, câest presque un petit-maĂźtre. Il travaillait chez Casanove et nâĂ©tait pas mal avec sa femme... Un beau jour il sâĂ©chappe de lâatelier de son maĂźtre et dâentre les bras de sa maĂźtresse ; il se prĂ©sente Ă lâAcadĂ©mie avec vingt tableaux de la mĂȘme force et se fait recevoir par acclamation.
Combien il lui reste de belles choses Ă faire si lâattrait du plaisir ne le pervertit pas ! Il a fait, tout en dĂ©butant, une cruelle niche Ă ce Casanove chez qui il travaillait ; parmi ses tableaux, il en a exposĂ© un petit avec son nom, Loutherbourg, Ă©crit sur le cadre en gros caractĂšres ; câest un sujet de bataille. Câest prĂ©cisĂ©ment comme sâil eĂ»t dit Ă tout le monde : « Messieurs, rappelez-vous ces morceaux de Casanove qui vous ont tant surpris il y a deux ans ; regardez bien celui-ci et jugez Ă qui appartient le mĂ©rite des autres. »
Ce petit tableau de bataille est entre deux paysages de la plus douce sĂ©duction. Ce nâest rien : des roches, des plantes, des eaux ; mais comme tout cela est fait ! Comme je les mettrais sous mon habit si lâon ne me regardait pas !  » (Salon de 1763, CFL V 435-7)
1. Signé et daté « P. J. Loutherbourg | 1763 ».
3. Sur un sujet similaire, il y a une toile de Loutherbourg conservée à Munich, Neue Pinakothek, inv. n°1581, signée et datée « J. P. de Loutherbourg 1766 » et exposée au Salon de 1767.
Voir Ă©galement, Ă Bordeaux, La Mangeuse de cerise et son pendant La Petite LaitiĂšre, de 1771.
Informations techniques
Notice #000995