Résumé :
Lâexpression « crise migratoire » couramment utilisĂ©e aujourdâhui associe deux notions que les LumiĂšres ont marquĂ©es de leur empreinte, celle de crise et celle de migration. On se propose dâĂ©tudier la genĂšse et lâarticulation thĂ©orique de ces notions, telles quâelles apparaissent dans les dictionnaires, dans lâEncyclopĂ©die et dans LâEsprit des lois de Montesquieu. Cette Ă©tude rĂ©vĂšle quelques surprises. On dĂ©couvre en effet que le migrant a dâabord Ă©tĂ© pensĂ©, non comme lâĂ©tranger qui immigre et menace lâautochtone, mais comme ce que tous les grands peuples ont dâabord Ă©tĂ©, des peuples en dĂ©placement : lâautochtone a dâabord Ă©tĂ© un migrant. La seconde surprise concerne la notion de crise, qui a dâabord Ă©tĂ© une notion mĂ©dicale, comme le montre lâarticle de Bordeu dans lâEncyclopĂ©die : le processus d'une maladie va vers sa crise, qui dĂ©cide de son issue, la guĂ©rison ou la mort. La crise renvoie Ă une trĂšs ancienne conception de la mĂ©decine, la mĂ©decine galĂ©nique des fluides : dans le moment de la crise, le malade cherche Ă Ă©vacuer la substance infectieuse, lâexcrĂ©tion rĂ©ussie le guĂ©rit. La crise fait sortir le fluide qui met la santĂ© en pĂ©ril, alors que nous concevons la crise migratoire comme entrĂ©e dâun corps Ă©tranger. La crise en quelque sorte a changĂ© de sens, ou nous nous mĂ©prenons sur cette crise parce que nous nâobservons pas le bon flux, celui qui, de lâintĂ©rieur de notre systĂšme social et politique, est en crise et cherche Ă sortir. Car dĂšs les LumiĂšres, la notion mĂ©dicale de crise a pris une signification politique : câest ce que lâon observe notamment dans lâanalyse que fait Montesquieu du processus de constitution du rĂ©gime fĂ©odal Ă partir de lâinvasion des Francs en Gaule. Cette analyse occupe toute la fin de LâEsprit des lois et constitue le chef-dâĆuvre de la pensĂ©e politique de Montesquieu. Il y montre que lâorigine du gouvernement fĂ©odal nâa nullement Ă©tĂ© une translation pacifique des Romains aux Francs, mais bien une invasion et un asservissement. Pour autant, lâancien rĂ©gime romain nâa pas Ă©tĂ© purement et simplement aboli : une hybridation des systĂšmes sâest produite, qui a conduit Ă la rĂ©volution politique menĂ©e par Clotaire II. Dans cette rĂ©volution, Montesquieu voit le germe de lâĂ©tat de droit, lâĂ©bauche dâun espace public et les fondements de lâesprit des lois. Nous sommes, comme EuropĂ©ens, le produit de cette crise migratoire, sans laquelle nos valeurs nâauraient jamais vu le jour.