Bouton, Salle souterraine, en 2 mn
Baptiste Reboul | Musique par Benoît WaltherCharles-Marie Bouton, Salle souterraine, vers 1824, huile sur carton, 21×27,5 cm, Bourg-en-Bresse, musée du Monastère Royal de Brou.
Salle souterraine - Bouton
Charles-Marie Bouton, Salle souterraine, vers 1824, huile sur carton, 21×27,5 cm, Bourg-en-Bresse, Musée de Brou.
Avec le photographe Louis Daguerre, le peintre Bouton invente en 1822 le diorama, une toile animée par des éclairages qui donnent l’illusion d’un environnement véritable, afin de servir de décor lors de spectacles. Ce sont d’abord des cadres gothiques qui sont développés, pour s’inscrire dans une esthétique alors très en vogue au tournant du siècle. Il s’agit peut-être ici d’une esquisse de diorama qui présente une rotonde abandonnée tombant en ruines.
Hubert Robert, L’escalier aux colonnes, entre 1770 et 1780, peinture sur toile, 46×37 cm, Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage, ГЭ-1126. L’œuvre faisait partie d’une série de huit tableaux acquis en 1803 par l’intermédiaire du comte Stroganov.
Au XVIIIe siècle, Robert est l’un des spécialistes de la représentation de ruines, commenté par Diderot dans le Salon de 1767. Ses œuvres sont d’inspiration antique, ce qui ne semble pas le cas de l’œuvre de Bouton, produite au début du XIXe siècle après la vogue de l’esthétique gothique.
Dans les deux œuvres, l’architecture occupe une place centrale. Chez Robert, les colonnes, fréquentes dans les représentations de ruines antiques, sont encore debout et soutiennent l’étage supérieur. Elles remplissent leur fonction de piliers porteurs d’un édifice qui n’est pas en ruines, ce qui inscrit ce dernier dans un régime de représentation plutôt classique. À l’inverse, la composition de Bouton présente un espace qui commence à se dégrader : la salle souterraine est en voie de déchéance et les colonnes perdent leur fonction structurante.
Cependant, un point de convergence subsiste entre les deux œuvres : les personnages, réduits à de simples figurines, sont fondus dans leur environnement et ne constituent pas des centres d’attention scénique. C’est le milieu lui-même qui devient le véritable sujet de la représentation, reléguant les figures humaines à un rôle secondaire.
Charles-Caïus Renoux, Moines dans une église gothique en ruine, 1828, huile sur toile, 73×92 cm, Musée de Grenoble, MG 4276.
Le tableau de Renoux se rapproche un peu plus du style de Bouton : il représente un édifice ancien en train de se dégrader, bien qu’encore soutenu par de nombreuses colonnes. Une partie détériorée au second plan donne accès à un espace vague extérieur. Les silhouettes de deux moines se détachent à peine à gauche, à la pointe d’une ombre projetée sur le sol, pour se fondre dans l'ombre de l'endroit, qui est moins tel ou tel lieu auquel on pourrait assigner un nom qu'un milieu vague dégageant une aura religieuse.
Composées à la même période, les œuvres de Renoux et Bouton relèvent du style dit « troubadour », qui s’inscrit dans une esthétique gothique : l’architecture représentée est donc plutôt médiévale. Il s’agirait ici de l’église d’un monastère, dont l’inspiration semble britannique plutôt que française : après la réforme de l’Église par Henri VIII au XVIe siècle et la fondation de l’anglicanisme, les monastères anglais furent désertés et beaucoup tombèrent en ruine. La ruine monastique fut d'abord une réalité britannique, avant de devenir, après la Révolution, également une réalité française.
Le tableau de Renoux laisse toutefois moins de place au mystère que la composition de Bouton, tout en insistant davantage sur la vanité : ce n'est plus un drap blanc qui suggère une présence indéfinie, mais deux individus concrets, debout face à une tombe. Le regard du spectateur est ensuite naturellement guidé vers l’extérieur, au fond du tableau, qui offre une échappatoire – absente du tableau de Bouton – pour l’œil initialement enfermé dans la masse et dans l’histoire du monument.
Augustin de Saint-Aubin d’après Jean-Bernard Restout, La mort d’Adélaïde dans Le comte de Comminge de François-Thomas-Marie de Baculard d’Arnaud, édition de 1768 chez L’Esclapart, gravure sur cuivre, Paris, Bnf, YF-8080.
Plus tôt au XVIIIe siècle, Baculard d’Arnaud adapte Les Mémoires du comte de Comminge de Mme de Tencin, en proposant une version dramatique du roman. Le récit décrit le destin tragique du comte de Comminge, épris d’Adélaïde, la fille de l’ennemi de son père, qui s’oppose à leur union. Contraint de fuir, le comte devient moine, et assiste à la mort d’Adélaïde, qui l’a suivi en secret.
C’est cette scène que Baculard d’Arnaud choisit comme sujet de sa pièce, illustrée ici par une gravure. Adélaïde meurt dans un caveau lugubre faiblement éclairé par une lampe. Le comte se penche sur son corps, entouré des moines qui le secondent. À l’arrière-plan, les immenses colonnes des souterrains de l’abbaye rappellent curieusement celles visibles dans l’œuvre de Bouton.
L’esthétique gothique, encore à ses débuts, se teinte ici d’une atmosphère macabre. Les moines présents, dont les crânes font écho à ceux disposés autour de la croix, ressemblent à des fantômes : recouverts de coules blanches qui peuvent rappeler le drapé mystérieux du tableau de Bouton, ils révèlent la vanité de l’existence humaine.
Émilie et Dorothée effrayées par un pirate, gravure sur cuivre anonyme pour Ann Radcliffe, Les Mystères d'Udolphe, Paris, Maradan, an VI - 1798, Munich, Bayerische Staatsbibliothek, P.o.angl.315-5.
La séquence illustrée se situe vers la fin du roman. Émilie, l’héroïne vertueuse, est parvenue à fuir le sinistre château d'Udolphe et trouve refuge chez le comte de Villefort. Une nuit, elle insiste auprès de la gouvernante pour lui faire visiter son château délabré. Alors qu'elles s’approchent d’un lit, une figure humaine surgit entre les draps : il s’agit d’un pirate venu piller les lieux, et effrayant les deux femmes pour les faire fuir.
L’image indique que le motif du drap est emblématique de la littérature de l’entre deux siècles : Bouton s’inspire en ce sens des romans gothiques pour représenter un cadre typique dans lequel un drap dissimule un espace plongé dans la pénombre. Les romanciers dévoilent en définitive l’artifice déceptif des apparitions en apparence irrationnelles, comme ici : ce qui est d’abord pris pour un spectre n’est finalement qu’une simple affaire de drap !
Pour renforcer l’aspect gothique, un jeu de lumière semblable à celui mis en œuvre par Bouton est ici à l’œuvre. La lampe contraste avec la pénombre de la chambre et met en opposition la blancheur de la robe de l’héroïne et les rideaux sombres du lit d’où surgit le brigand.
Johann Heinrich Füssli, Le Cauchemar, achevé en 1781 et présenté à l’exposition de la Royal Academy of Arts en 1782, peinture sur toile, 101,6×127 cm, Detroit, The Detroit institute of arts, 55.5.A.
Peu avant l’essor du roman gothique, Füssli propose une illustration du « cauchemar » dans une œuvre qui joue avec différents types de drapés. Une femme, allongée sur un lit, semble tourmentée par un rêve oppressant. Un démon incube, assis sur sa poitrine, l’écrase et l’empêche de respirer, ce qui est conforme à ce que décrit l’Encyclopédie : « ceux qui ont coûtume de dormir sur le dos [...] croyent avoir la poitrine chargé d'un poids considérable, & ils ont souvent l'imagination frappée d'un spectre ou d'un phantôme qui leur coupe la respiration ».
La jeune femme est vêtue d’une longue tunique blanche, qui annonce à la fois les héroïnes pures des romans gothiques et le tissu énigmatique de l’œuvre de Bouton. À l’arrière-plan, de lourds rideaux rouges peuvent incarner la frontière du refoulé, de la même manière que le drap de la composition de Bouton cache au personnage la zone d’ombre située derrière. Mais alors que dans cette dernière, une rigole à sec et des couloirs mystérieux apparaissent, Füssli ironise et fait surgir entre les rideaux une effrayante tête de jument : jument se dit mare en anglais.
Le tableau brouille de surcroît la limite entre le rêve et la réalité : un livre ouvert, sur la gauche, suggère que l’imaginaire de la jeune femme a été stimulé par ses lectures. Le fantôme demeure in fine une projection de l’esprit à partir d’un élément mystérieux comme un simple drap étendu dans un site mémoriel laissé à l’abandon : le spectre n’est dès lors plus qu’une mise en scène du voile.
Salle souterraine - Bouton
Charles-Marie Bouton, Salle souterraine, vers 1824, huile sur carton, 21×27,5 cm, Bourg-en-Bresse, Musée de Brou.
Avec le photographe Louis Daguerre, le peintre Bouton invente en 1822 le diorama, une toile animée par des éclairages qui donnent l’illusion d’un environnement véritable, afin de servir de décor lors de spectacles. Ce sont d’abord des cadres gothiques qui sont développés, pour s’inscrire dans une esthétique alors très en vogue au tournant du siècle. Il s’agit peut-être ici d’une esquisse de diorama qui présente une rotonde abandonnée tombant en ruines.
Hubert Robert, L’escalier aux colonnes, entre 1770 et 1780, peinture sur toile, 46×37 cm, Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage, ГЭ-1126. L’œuvre faisait partie d’une série de huit tableaux acquis en 1803 par l’intermédiaire du comte Stroganov.
Au XVIIIe siècle, Robert est l’un des spécialistes de la représentation de ruines, commenté par Diderot dans le Salon de 1767. Ses œuvres sont d’inspiration antique, ce qui ne semble pas le cas de l’œuvre de Bouton, produite au début du XIXe siècle après la vogue de l’esthétique gothique.
Dans les deux œuvres, l’architecture occupe une place centrale. Chez Robert, les colonnes, fréquentes dans les représentations de ruines antiques, sont encore debout et soutiennent l’étage supérieur. Elles remplissent leur fonction de piliers porteurs d’un édifice qui n’est pas en ruines, ce qui inscrit ce dernier dans un régime de représentation plutôt classique. À l’inverse, la composition de Bouton présente un espace qui commence à se dégrader : la salle souterraine est en voie de déchéance et les colonnes perdent leur fonction structurante.
Cependant, un point de convergence subsiste entre les deux œuvres : les personnages, réduits à de simples figurines, sont fondus dans leur environnement et ne constituent pas des centres d’attention scénique. C’est le milieu lui-même qui devient le véritable sujet de la représentation, reléguant les figures humaines à un rôle secondaire.
Charles-Caïus Renoux, Moines dans une église gothique en ruine, 1828, huile sur toile, 73×92 cm, Musée de Grenoble, MG 4276.
Le tableau de Renoux se rapproche un peu plus du style de Bouton : il représente un édifice ancien en train de se dégrader, bien qu’encore soutenu par de nombreuses colonnes. Une partie détériorée au second plan donne accès à un espace vague extérieur. Les silhouettes de deux moines se détachent à peine à gauche, à la pointe d’une ombre projetée sur le sol, pour se fondre dans l'ombre de l'endroit, qui est moins tel ou tel lieu auquel on pourrait assigner un nom qu'un milieu vague dégageant une aura religieuse.
Composées à la même période, les œuvres de Renoux et Bouton relèvent du style dit « troubadour », qui s’inscrit dans une esthétique gothique : l’architecture représentée est donc plutôt médiévale. Il s’agirait ici de l’église d’un monastère, dont l’inspiration semble britannique plutôt que française : après la réforme de l’Église par Henri VIII au XVIe siècle et la fondation de l’anglicanisme, les monastères anglais furent désertés et beaucoup tombèrent en ruine. La ruine monastique fut d'abord une réalité britannique, avant de devenir, après la Révolution, également une réalité française.
Le tableau de Renoux laisse toutefois moins de place au mystère que la composition de Bouton, tout en insistant davantage sur la vanité : ce n'est plus un drap blanc qui suggère une présence indéfinie, mais deux individus concrets, debout face à une tombe. Le regard du spectateur est ensuite naturellement guidé vers l’extérieur, au fond du tableau, qui offre une échappatoire – absente du tableau de Bouton – pour l’œil initialement enfermé dans la masse et dans l’histoire du monument.
Augustin de Saint-Aubin d’après Jean-Bernard Restout, La mort d’Adélaïde dans Le comte de Comminge de François-Thomas-Marie de Baculard d’Arnaud, édition de 1768 chez L’Esclapart, gravure sur cuivre, Paris, Bnf, YF-8080.
Plus tôt au XVIIIe siècle, Baculard d’Arnaud adapte Les Mémoires du comte de Comminge de Mme de Tencin, en proposant une version dramatique du roman. Le récit décrit le destin tragique du comte de Comminge, épris d’Adélaïde, la fille de l’ennemi de son père, qui s’oppose à leur union. Contraint de fuir, le comte devient moine, et assiste à la mort d’Adélaïde, qui l’a suivi en secret.
C’est cette scène que Baculard d’Arnaud choisit comme sujet de sa pièce, illustrée ici par une gravure. Adélaïde meurt dans un caveau lugubre faiblement éclairé par une lampe. Le comte se penche sur son corps, entouré des moines qui le secondent. À l’arrière-plan, les immenses colonnes des souterrains de l’abbaye rappellent curieusement celles visibles dans l’œuvre de Bouton.
L’esthétique gothique, encore à ses débuts, se teinte ici d’une atmosphère macabre. Les moines présents, dont les crânes font écho à ceux disposés autour de la croix, ressemblent à des fantômes : recouverts de coules blanches qui peuvent rappeler le drapé mystérieux du tableau de Bouton, ils révèlent la vanité de l’existence humaine.
Émilie et Dorothée effrayées par un pirate, gravure sur cuivre anonyme pour Ann Radcliffe, Les Mystères d'Udolphe, Paris, Maradan, an VI - 1798, Munich, Bayerische Staatsbibliothek, P.o.angl.315-5.
La séquence illustrée se situe vers la fin du roman. Émilie, l’héroïne vertueuse, est parvenue à fuir le sinistre château d'Udolphe et trouve refuge chez le comte de Villefort. Une nuit, elle insiste auprès de la gouvernante pour lui faire visiter son château délabré. Alors qu'elles s’approchent d’un lit, une figure humaine surgit entre les draps : il s’agit d’un pirate venu piller les lieux, et effrayant les deux femmes pour les faire fuir.
L’image indique que le motif du drap est emblématique de la littérature de l’entre deux siècles : Bouton s’inspire en ce sens des romans gothiques pour représenter un cadre typique dans lequel un drap dissimule un espace plongé dans la pénombre. Les romanciers dévoilent en définitive l’artifice déceptif des apparitions en apparence irrationnelles, comme ici : ce qui est d’abord pris pour un spectre n’est finalement qu’une simple affaire de drap !
Pour renforcer l’aspect gothique, un jeu de lumière semblable à celui mis en œuvre par Bouton est ici à l’œuvre. La lampe contraste avec la pénombre de la chambre et met en opposition la blancheur de la robe de l’héroïne et les rideaux sombres du lit d’où surgit le brigand.
Johann Heinrich Füssli, Le Cauchemar, achevé en 1781 et présenté à l’exposition de la Royal Academy of Arts en 1782, peinture sur toile, 101,6×127 cm, Detroit, The Detroit institute of arts, 55.5.A.
Peu avant l’essor du roman gothique, Füssli propose une illustration du « cauchemar » dans une œuvre qui joue avec différents types de drapés. Une femme, allongée sur un lit, semble tourmentée par un rêve oppressant. Un démon incube, assis sur sa poitrine, l’écrase et l’empêche de respirer, ce qui est conforme à ce que décrit l’Encyclopédie : « ceux qui ont coûtume de dormir sur le dos [...] croyent avoir la poitrine chargé d'un poids considérable, & ils ont souvent l'imagination frappée d'un spectre ou d'un phantôme qui leur coupe la respiration ».
La jeune femme est vêtue d’une longue tunique blanche, qui annonce à la fois les héroïnes pures des romans gothiques et le tissu énigmatique de l’œuvre de Bouton. À l’arrière-plan, de lourds rideaux rouges peuvent incarner la frontière du refoulé, de la même manière que le drap de la composition de Bouton cache au personnage la zone d’ombre située derrière. Mais alors que dans cette dernière, une rigole à sec et des couloirs mystérieux apparaissent, Füssli ironise et fait surgir entre les rideaux une effrayante tête de jument : jument se dit mare en anglais.
Le tableau brouille de surcroît la limite entre le rêve et la réalité : un livre ouvert, sur la gauche, suggère que l’imaginaire de la jeune femme a été stimulé par ses lectures. Le fantôme demeure in fine une projection de l’esprit à partir d’un élément mystérieux comme un simple drap étendu dans un site mémoriel laissé à l’abandon : le spectre n’est dès lors plus qu’une mise en scène du voile.