La justice de Trajan - Hallé
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Analyse
Livret du Salon de 1765 :
Par M. Hallé, Professeur.
15. LâEmpereur Trajan, partant pour une expĂ©dition militaire trĂšs pressĂ©e, eut nĂ©anmoins lâhumanitĂ© de descendre de cheval pour Ă©couter les plaintes dâune pauvre femme et lui rendre justice.
La tĂȘte de Trajan est imitĂ©e de lâantique.
Ce Tableau est destiné pour la Galerie de Choisy.
La lĂ©gende Ă©tait trĂšs cĂ©lĂšbre au moyen Ăąge. Alors que Trajan partait Ă la guerre (en rose), une jeune veuve se jette Ă ses pieds (en bleu) et lui prĂ©sente un placet. Son fils a Ă©tĂ© tuĂ© et elle demande justice. Trajan commence par lui demander dâattendre son retour de la guerre. « Mon Seigneur, et si tu ne reviens pas ? » Et lui : « Celui qui sera Ă ma place te vengera. » Mais elle : « Le bien fait par un autre, Ă quoi te servira-t-il si tu nĂ©gliges celui qui tâincombe ? » Et lui alors : « Or, sois satisfaite, car il faut que je remplisse mon devoir avant de partir, la justice le veut, la pitiĂ© me retient ici. » (Dante, Divine comĂ©die, Purgatoire, chant X, 73-94.) Voir Ă©galement Dion Cassius, Histoire romaine, XIX, 5.Â
Deloynes 8, 108. Mathon de la Cour, p. 14-15 :
Le premier tableau de M. HallĂ© reprĂ©sente Trajan qui, en partant pour une expĂ©dition militaire trĂšs-pressĂ©e, descend de cheval, afin dâĂ©couter les plaintes dâune pauvre femme. Ce tableau est destinĂ© pour la galerie de Choisy : il a beaucoup de profondeur ; mais il y a des gens qui doutent si la personne qui demande justice Ă Trajan, est un homme ou une femme. Les Artistes ne sauroient trop Ă©viter les obscuritĂ©s semblables ; elles font dans leurs ouvrages un aussi mauvais effet que dans un discours, & je ne sais pourquoi il y a tant de Peintres dont les compositions sont obscures.Â
M. HallĂ© a imitĂ© de lâantique la tĂȘte de Trajan : câest une attention dont on doit lui savoir grĂ©Â ; mais le caractere de cette tĂȘte est commun. Il ne rĂ©pond point Ă la grande idĂ©e que nous avons de cet Empereur. Lequel vaut le mieux de peindre les hommes tels quâils ont Ă©tĂ©, ou tels que lâimagination nous les reprĂ©sente, quand nous pensons Ă leurs actions ? Faut-il peindre Epaminondas petit & difforme ? ou faut-il sacrifier la vĂ©ritĂ© Ă la vraisemblance, & Ă tous les prĂ©jugĂ©s du climat & des modes sur les physionomies ? Si M. HallĂ© avoit voulu employer pour son Trajan une tĂȘte dâinvention ; je suis persuadĂ© quâelle auroit eu plus de noblesse, & quâelle auroit produit plus dâeffet. Cependant je pencherois pour la vĂ©ritĂ© des ressemblances ; mais il faut du moins Ă©viter la froideur & la monotonie des mĂ©daillons. E conservant le smĂȘmes tĂȘtes, on doit les animer, on doit donner aux traits le jeu que produisent les passions.
(Lettres à Monsieur ** , sur les Peintures, les Sculptures & Gravures, exposées au Sallon du Louvre en 1765)
Mercure de France, octobre 1765, p. 156 :Â
En retournant aux grands sujets dâhistoire, nous avons Ă faire mention des ouvrages estimables de M. HallĂ©. Son tableau reprĂ©sentant lâhumanitĂ© de lâEmpereur Trajan, qui descend de cheval pour recevoir les plaintes & les priĂšres dâune pauvre femme, a des beautĂ©s marquĂ©es par le suffrage public & confirmĂ©es par les observations des connoisseurs. Ce tableau a de la profondeur ; il est dâune grande nettetĂ©, dâune belle couleur, & trĂšs-digne de dĂ©corer la galerie pour laquelle il est destinĂ© (8). Le Peintre a eu lâattention dâimiter dâaprĂšs lâantique la tĂȘte de Trajan. ON doit ĂȘtre toujours satisfait de connoĂźtre les traits & la physionomie des bienfaiteurs du monde. Ce nâest pas le cas oĂč le vraisemblable soit prĂ©fĂ©rable au vrai.Â
(8) La galerie de Choisy.Â
Commentaire de Diderot :
Hallé
15. LâEmpereur Trajan partant pour une expĂ©dition militaire trĂšs pressĂ©e, descend de cheval pour entendre la plainte dâune pauvre femme
Grand tableau destinĂ© pour Choisy. Le Trajan occupe le centre et le devant du tableau. Il regarde ; il Ă©coute une femme agenouillĂ©e Ă quelque distance de lui, entre deux enfants. A cĂŽtĂ© de lâempereur, sur le second plan, un soldat retient par la bride son cheval cabrĂ©. Ce cheval nâest point du tout celui que demandait le pĂšre Canaye, et dont il disait : Qualem me decet esse mansuetum. DerriĂšre la suppliante, une autre femme debout. Vers la droite, sur le fond, lâapparence de quelques soldats. Monsieur HallĂ©, votre Trajan, imitĂ© de lâantique, est plat, sans noblesse, sans expression, sans caractĂšre. Il a lâair de dire Ă cette femme : « Bonne femme, je crois que vous ĂȘtes lasse ; je vous prĂȘterais bien mon cheval, mais il est ombrageux comme un diable. » Ce cheval est en effet le seul personnage remarquable de la scĂšne ; câest un cheval poĂ©tique, nĂ©buleux, grisĂątre, tel que les enfants en voient dans les nues ; les taches dont on a voulu moucheter son poitrail imitent trĂšs bien le pommelĂ© du ciel. Les jambes du Trajan sont de bois, raides, comme sâil y avait sous lâĂ©toffe une doublure de tĂŽle ou de fer-blanc. On lui a donnĂ© pour manteau une lourde couverture de laine cramoisie mal teinte.
La femme, dont lâexpression du visage devait produire tout le pathĂ©tique de la scĂšne, qui arrĂȘte lâĆil par sa grosse Ă©toffe bleue, fort bien ; on ne la voit que par le dos. Jâai dit la femme, mais câest peut-ĂȘtre un jeune homme. Il faut que jâen croie lĂ -dessus sa chevelure et le livret ; il nây a rien qui caractĂ©rise son sexe. Cependant une femme nâest pas plus un homme par-derriĂšre que par devant ; câest un autre chignon, dâautres Ă©paules, dâautres reins, dâautres cuisses, dâautres jambes, dâautres pieds ; et ce grand tapis jaune qui se voit pendu Ă sa ceinture, en maniĂšre de tablier, qui se replie sous ses genoux et que je retrouve encore par-derriĂšre, elle lâavait apparemment apportĂ© pour ne pas gĂąter sa belle robe bleue ; jamais cette volumineuse piĂšce dâĂ©toffe ne fit partie de son vĂȘtement, quand elle Ă©tait debout ; et puis rien de fini, ni dans les mains, ni dans les bras, ni dans la coiffure. Elle est affectĂ©e de la plica polonica. Ce linge, qui couvre son avant-bras, câest de la pierre de Saint-Leu sillonnĂ©e. Tout le cĂŽtĂ© du Trajan est sans couleur ; le ciel, trop clair, met le groupe dans la demi-teinte et achĂšve de le tuer. Mais câest le bras et la main de cet empereur quâil faut voir ; le bras pour le raide, la main et le pouce pour lâincorrection de dessin. Les peintres dâhistoire traitent ces menus dĂ©tails de bagatelles ; ils vont aux grands effets. Cette imitation rigoureuse de la nature les arrĂȘtant Ă chaque pas, Ă©teindrait leur feu, Ă©toufferait leur gĂ©nie ; nâest-il pas vrai, monsieur HallĂ©? Ce nâĂ©tait pas tout Ă fait lâavis de Paul VĂ©ronĂšse ; il se donnait la peine de faire des chairs, des pieds, des mains ; mais on en a reconnu lâinutilitĂ©, et ce nâest plus lâusage dâen peindre, quoique ce soit toujours lâusage dâen avoir. Savez-vous Ă quoi cet enfant, qui est sur le devant, ne ressemble pas mal ? Ă une grappe de grosses loupes ; elles sont seulement Ă sa jambe ondoyante en serpent, un peu plus gonflĂ©es quâaux bras. Ce pot, cet ustensile domestique de cuivre, sur lequel lâautre enfant est penchĂ©, est dâune couleur si Ă©trange quâil a fallu quâon me dĂźt ce que câĂ©tait. Les officiers qui accompagnent lâempereur sont aussi ignobles que lui. Ces petits bouts de figures dispersĂ©es aux environs, Ă votre avis, ne dĂ©signent ils pas bien la prĂ©sence dâune armĂ©e ? Ce tableau est sans consistance dans sa composition. Ce nâest rien, mais rien, ni pour la couleur, qui est de sucs dâherbes passĂ©s, ni pour lâexpression, ni pour les caractĂšres, ni pour le dessin. Câest un grand Ă©mail bien triste et bien froid.
   â Mais ce sujet Ă©tait bien ingrat.
   â Vous vous trompez, monsieur HallĂ© ; et je vais vous dire comment un autre en aurait tirĂ© parti. Il eĂ»t arrĂȘtĂ© Trajan au milieu de sa toile. Les principaux officiers de son armĂ©e lâauraient entourĂ© ; chacun dâeux aurait montrĂ© sur son visage lâimpression du discours de la suppliante. Voyez comme lâEsther du Poussin se prĂ©sente devant AssuĂ©rus ! Et quâest-ce qui empĂȘchait que votre femme, accablĂ©e de sa peine, ne fĂ»t pareillement groupĂ©e et soutenue par des femmes de son Ă©tat ? La voulez-vous seule et Ă genoux ? Jây consens. Mais, pour Dieu, ne me la montrez pas par le dos ; les dos ont peu dâexpression, quoi quâen dise Mme Geoffrin. Que son visage me montre toute sa peine, quâelle soit belle, quâelle ait la noblesse de son Ă©tat, que son action soit forte et pathĂ©tique. Vous nâavez su que faire de ses deux enfants, allez Ă©tudier la Famille de Darius 9, et vous apprendrez lĂ comment on fait concourir les subalternes Ă lâintĂ©rĂȘt des principaux personnages. Pourquoi nâavoir pas dĂ©signĂ© la prĂ©sence dâune armĂ©e par une foule de tĂȘtes pressĂ©es du cĂŽtĂ© de lâempereur ? Quelques-unes de ces figures, coupĂ©es par la bordure, mâen auraient fait imaginer au-delĂ , tant que jâen aurais voulu. Et pourquoi du cĂŽtĂ© de la femme la scĂšne reste-t-elle sans tĂ©moins, sans spectateurs ? Est-ce quâil ne sâest trouvĂ© personne, ni parents, ni amis, ni voisins, ni hommes, ni femmes, ni enfants, qui aient eu la curiositĂ© de savoir lâissue de sa dĂ©marche ? VoilĂ , ce me semble, de quoi enrichir votre composition ; au lieu que tout est stĂ©rile, insipide et nu.Â
(Salon de 1765, CFLÂ VIÂ 49-51)
1. Signé et daté en bas à droite : hallé 1765
2. La dĂ©coration du chĂąteau de Choisy prĂ©voyait une galerie avec des peintures morales et didactiques empruntant Ă lâhistoire des empereurs romains : Carle Vanloo, Auguste fait fermer le temple de Janus ; Vien, Marc AurĂšle secourant le peuple, puis Boucher et Deshays, finalement remplacĂ©s par HallĂ© (ce tableau) et LagrenĂ©e (La BontĂ© et la GĂ©nĂ©rositĂ©) car Boucher est malade et Deshays meurt.
3. Pendant de lâAuguste par Carle Vanloo. Un tableau de Delacroix (1840) reprĂ©sentant la mĂȘme scĂšne se trouve au musĂ©e des Beaux-Arts de Rouen.
Informations techniques
Notice #001043