Une jeune fille, qui pleure son oiseau mort (version de 65) - Greuze
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Analyse
Livret du Salon de 1765Â :
« Par M. Greuze, Agréé.
110. Une jeune fille, qui pleure son oiseau mort.
Ce Tableau ovale, de 2 pieds de haut, appartient à M. de la Live de la Briche, Introducteur des Ambassadeurs. »
Deloynes 8, 107. Critique des peintures et sculptures de messieurs de lâAcadĂ©mie royale. Lâan 1765. (anonyme sl) p. 25 :
« On voit cette petite fille appuyée sur une main, accablée de chagrin ; son oiseau, qui est un Serin, est [26] étendu sur sa cage[.] Tout le monde admire le vrai de ce tableau ; le coloris & le dessein y sont bien exécutés.  »
Mercure de France, octobre 1765, p. 167 :
« Le petit nombre dâouvrages quâa exposĂ©s cette annĂ©e M. Greuze, portent comme tous les autres le sceau de la vĂ©ritĂ© la plus touchante, & dâune imitation si naĂŻve & si fidelle de la nature, quâils attachent tous les regards. Nous parlerons dâabord de celui qui reprĂ©sente le buste dâune jeune fille, la tĂȘte appuyĂ©e sur une main, & pleurant la mort dâun serin que lâon voit Ă©tendu sur une cage. Il nâest pas possible dâimaginer toute la vĂ©ritĂ© dâexpression qui se trouve dans ce tableau, & toute lâillusion quâil produit. Câest un mĂ©rite distinctif du talent de M. Greuze, que de savoir choisir dans le sujet le plus simple, tous les rapports de dĂ©tails qui peuvent le rendre intĂ©ressant, & qui concourent Ă la plus parfaite imitation. Câest encore un art admirable que dâassortir si bien toutes les parties de ses reprĂ©snetations, quâil nây en ait aucune qui dĂ©cĂ©e lâindustrie de lâArtiste, & quâelles paroissent toutes naturelles & nĂ©cessaires. On nâa cessĂ© de faire foule auprĂšs de ce morceau prĂ©cieux, beaucoup de spectateurs sont retournĂ©s plusieurs fois au salon pour le revoir, & la curiositĂ© toujours satisfaite par cet objet nâen a jamais Ă©prouvĂ© la satiĂ©tĂ©. »
Commentaire de Diderot dans le Salon de 1765 :
« 110. La jeune fille qui pleure son oiseau mort La jolie Ă©lĂ©gie ! le joli poĂšme ! la belle idylle que Gessner en ferait ! Câest la vignette dâun morceau de ce poĂšte. Tableau dĂ©licieux ! le plus agrĂ©able et peut-ĂȘtre le plus intĂ©ressant du Salon. Elle est de face ; sa tĂȘte est appuyĂ©e sur sa main gauche : lâoiseau mort est posĂ© sur le bord supĂ©rieur de la cage, la tĂȘte pendante, les ailes traĂźnantes, les pattes en lâair. Comme elle est naturellement placĂ©e ! que sa tĂȘte est belle ! quâelle est Ă©lĂ©gamment coiffĂ©e ! que son visage a dâexpression ! Sa douleur est profonde ; elle est Ă son malheur, elle y est tout entiĂšre. Le joli catafalque que cette cage ! que cette guirlande de verdure qui serpente autour a de grĂąces ! O la belle main ! la belle main ! le beau bras ! Voyez la vĂ©ritĂ© des dĂ©tails de ces doigts, et ces fossettes, et cette mollesse, et cette teinte de rougeur dont la pression de la tĂȘte a colorĂ© le bout de ces doigts dĂ©licats, et le charme de tout cela. On sâapprocherait de cette main pour la baiser, si on ne respectait cette enfant et sa douleur. Tout enchante en elle, jusquâĂ son ajustement. Ce mouchoir de cou est jetĂ© dâune maniĂšre ! il est dâune souplesse et dâune lĂ©gĂšretĂ©Â ! Quand on aperçoit ce morceau, on dit : DĂ©licieux ! Si lâon sây arrĂȘte, ou quâon y revienne, on sâĂ©crie : DĂ©licieux ! dĂ©licieux ! BientĂŽt on se surprend conversant avec cette enfant, et la consolant. Cela est si vrai, que voici ce que je me souviens de lui avoir dit Ă diffĂ©rentes reprises. « Mais, petite, votre douleur est bien profonde, bien rĂ©flĂ©chie ! Que signifie cet air rĂȘveur et mĂ©lancolique? Quoi ! pour un oiseau ! vous ne pleurez pas. Vous ĂȘtes affligĂ©e, et la pensĂ©e accompagne votre affliction. ĂĂ , petite, ouvrez-moi votre cĆur : parlez-moi vrai ; est-ce bien la mort de cet oiseau qui vous retire si fortement et si tristement en vous-mĂȘme ?... Vous baissez les yeux ; vous ne me rĂ©pondez pas. Vos pleurs sont prĂȘts Ă couler. Je ne suis pas pĂšre ; je ne suis ni indiscret, ni sĂ©vĂšre...
Eh bien ! je le conçois ; il vous aimait, il vous le jurait, et le jurait depuis longtemps. Il souffrait tant : le moyen de voir souffrir ce quâon aime ?... Et laissez-moi continuer ; pourquoi me fermer la bouche de votre main ? Ce matin-lĂ , par malheur votre mĂšre Ă©tait absente. Il vint ; vous Ă©tiez seule : il Ă©tait si beau, si passionnĂ©, si tendre, si charmant ! il avait tant dâamour dans les yeux ! tant de vĂ©ritĂ© dans les expressions ! il disait de ces mots qui vont si droit Ă lâĂąme, et en les disant il Ă©tait Ă vos genoux : cela se conçoit encore. Il tenait une de vos mains ; de temps en temps vous y sentiez la chaleur de quelques larmes qui tombaient de ses yeux et qui coulaient le long de vos bras. Votre mĂšre ne revenait toujours point. Ce nâest pas votre faute ; câest la faute de votre mĂšre... Mais voilĂ -t-il pas que vous pleurez... Mais ce que je vous en dis nâest pas pour vous faire pleurer. Et pourquoi pleurer? Il vous a promis ; il ne manquera Ă rien de ce quâil vous a promis. Quand on a Ă©tĂ© assez heureux pour rencontrer un enfant charmant comme vous, pour sây attacher, pour lui plaire ; câest pour toute la vie... â Et mon oiseau ?... â Vous souriez. » (Ah ! mon ami, quâelle Ă©tait belle ! ah ! si vous lâaviez vue sourire et pleurer !) Je continuai. « Eh bien ! votre oiseau ! Quand on sâoublie soi-mĂȘme, se souvient-on de son oiseau? Lorsque lâheure du retour de votre mĂšre approcha, celui que vous aimez sâen alla. Quâil Ă©tait heureux, content, transportĂ©Â ! quâil eut de peine Ă sâarracher dâauprĂšs de vous !... Comme vous me regardez ! Je sais tout cela. Combien il se leva et se rassit de fois ! combien il vous dit, redit adieu sans sâen aller ! combien de fois il sortit et rentra ! Je viens de le voir chez son pĂšre : il est dâune gaietĂ© charmante, dâune gaietĂ© quâils partagent tous, sans pouvoir sâen dĂ©fendre... â Et ma mĂšre ?... â Votre mĂšre? Ă peine fut-il parti, quâelle rentra : elle vous trouva rĂȘveuse, comme vous lâĂ©tiez tout Ă lâheure. On lâest toujours comme cela. Votre mĂšre vous parlait, et vous nâentendiez pas ce quâelle vous disait ; elle vous commandait une chose, et vous en faisiez une autre. Quelques pleurs se prĂ©sentaient au bord de vos paupiĂšres ; ou vous les reteniez, ou vous dĂ©tourniez la tĂȘte pour les essuyer furtivement.
Vos distractions continues impatientĂšrent votre mĂšre ; elle vous gronda, et ce vous fut une occasion de pleurer sans contrainte et de soulager votre cĆur... Continuerai-je? Je crains que ce que je vais dire ne renouvelle votre peine. Vous le voulez ?... Eh bien ! votre bonne mĂšre se reprocha de vous avoir contristĂ©e ; elle sâapprocha de vous, elle vous prit les mains, elle vous baisa le front et les joues, et vous en pleurĂątes bien davantage. Votre tĂȘte se pencha sur elle, et votre visage, que la rougeur commençait Ă colorer, tenez, tout comme le voilĂ qui se colore, alla se cacher dans son sein. Combien cette mĂšre vous dit de choses douces ! et combien ces choses douces vous faisaient de mal ! Cependant votre serin avait beau chanter, vous avertir, vous appeler, battre des ailes, se plaindre de votre oubli ; vous ne le voyiez point, vous ne lâentendiez point : vous Ă©tiez Ă dâautres pensĂ©es. Son eau ni la graine, ne furent point renouvelĂ©es ; et ce matin, lâoiseau nâĂ©tait plus... Vous me regardez encore ; est-ce quâil me reste encore quelque chose Ă dire ? Ah ! jâentends ; cet oiseau, câest lui qui vous lâavait donnĂ©Â : eh bien ! il en retrouvera un autre aussi beau... Ce nâest pas tout encore : vos yeux se fixent sur moi, et sâaffligent ; quây a-t-il donc encore ? Parlez ; je ne saurais vous deviner... â Et si la mort de cet oiseau nâĂ©tait que le prĂ©sage ! Que ferais-je ? que deviendrais-je ? Sâil Ă©tait ingrat... â Quelle folie ! Ne craignez rien : cela ne sera pas, cela ne se peut... » Mais, mon ami, ne riez-vous pas, vous, dâentendre un grave personnage sâamuser Ă consoler un enfant en peinture de la perte de son oiseau, de la perte de tout ce quâil vous plaira ? Mais aussi voyez donc quâelle est belle ! quâelle est intĂ©ressante ! Je nâaime point Ă affliger ; malgrĂ© cela il ne me dĂ©plairait pas trop dâĂȘtre la cause de sa peine. Le sujet de ce petit poĂšme est si fin, que beaucoup de personnes ne lâont pas entendu ; ils ont cru que cette jeune fille ne pleurait que son serin. Greuze a dĂ©jĂ peint une fois le mĂȘme sujet ; il a placĂ© devant une glace fĂȘlĂ©e une grande fille en satin blanc, pĂ©nĂ©trĂ©e dâune profonde mĂ©lancolie. Ne pensez-vous pas quâil y aurait autant de bĂȘtise Ă attribuer les pleurs de la jeune fille de ce Salon Ă la perte dâun oiseau, que la mĂ©lancolie de la jeune fille du Salon prĂ©cĂ©dent Ă son miroir cassĂ©Â ? Cet enfant pleure autre chose, vous dis-je. Dâabord, vous lâavez entendue, elle en convient ; et son affliction rĂ©flĂ©chie le dit de reste. Cette douleur ! Ă son Ăąge ! et pour un oiseau ! â Mais quel Ăąge a-t-elle donc ? â Que vous rĂ©pondrai-je ; et quelle question mâavez-vous faite? Sa tĂȘte est de quinze Ă seize ans, et son bras et sa main, de dix-huit Ă dix-neuf. Câest un dĂ©faut de cette composition qui devient dâautant plus sensible, que la tĂȘte Ă©tant appuyĂ©e contre la main, une des parties donne tout contre la mesure de lâautre. Placez la main autrement, et lâon ne sâapercevra plus quâelle est un peu trop forte et trop caractĂ©risĂ©e. Câest, mon ami, que la tĂȘte a Ă©tĂ© prise dâaprĂšs un modĂšle, et la main dâaprĂšs un autre. Du reste, elle est trĂšs vraie, cette main, trĂšs belle, trĂšs parfaitement coloriĂ©e et dessinĂ©e. Si vous voulez passer Ă ce morceau cette tache lĂ©gĂšre, avec un ton de couleur un peu violĂątre, câest une chose trĂšs belle. La tĂȘte est bien Ă©clairĂ©e, de la couleur la plus agrĂ©able quâon puisse donner Ă une blonde ; peut-ĂȘtre demanderait-on quâelle fĂźt un peu plus le rond de bosse. Le mouchoir rayĂ© est large, lĂ©ger, du plus beau transparent ; le tout fortement touchĂ©, sans nuire aux finesses de dĂ©tail. Ce peintre peut avoir fait aussi bien, mais pas mieux. Ce morceau est ovale ; il a deux pieds de haut. Lorsque le Salon fut tapissĂ©, on en fit les premiers honneurs Ă M de Marigny. Poisson MĂ©cĂšne sây rendit avec le cortĂšge des artistes favoris quâil admet Ă sa table ; les autres sây trouvĂšrent : il alla, il regarda, il approuva, il dĂ©daigna. La Pleureuse de Greuze lâarrĂȘta et le surprit. « Cela est beau », dit-il Ă lâartiste, qui lui rĂ©pondit : « Monsieur, je le sais ; on me loue de reste ; mais je manque dâouvrage. â Câest, lui rĂ©pondit Vernet, que vous avez une nuĂ©e dâennemis, et parmi ces ennemis, un quidam qui a lâair de vous aimer Ă la folie, et qui vous perdra. â Et qui est ce quidam ? lui demanda Greuze. â Câest vous », lui rĂ©pondit Vernet.
Il est vrai, mon ami Greuze, que vous avez des torts impardonnables avec vous-mĂȘme. Vous imaginez quâil ne sâagit que dâavoir du gĂ©nie, un grand talent, une Ăąme fiĂšre et sensible, de faire de beaux tableaux et dâattendre que la fortune vienne vous retirer de votre grenier du quartier de la Sorbonne et vous offrir un asile dans quelque maison royale. DâoĂč venez-vous donc ? Que nâapprenez vous Ă avoir le jarret souple, Ă faire le valet dans lâantichambre de M. le directeur-ordonnateur, Ă flagorner vos confrĂšres qui ont du crĂ©dit sur lui, Ă les regarder comme vos maĂźtres, et Ă les assurer que vous nâĂȘtes quâun enfant auprĂšs dâeux ? Peut-ĂȘtre, Ă force de bassesses, rĂ©ussirez-vous Ă vous faire pardonner dâavoir du gĂ©nie et de faire de beaux tableaux ; mais quâimporte? Vous aurez un logement au Louvre, des pensions, le cordon de Saint-Michel, peut-ĂȘtre. Vos chefs-dâĆuvre ne blesseront plus la vanitĂ© dâaucun de vos confrĂšres, et toute lâAcadĂ©mie de peinture sâĂ©criera que vous ĂȘtes un grand peintre, dĂšs que vous aurez cessĂ© de lâĂȘtre. Vous ne voulez pas vous soumettre Ă mes avis ? Vernet vous lâa bien dit ; vous ĂȘtes le plus cruel de vos ennemis. Restez donc avec votre gĂ©nie et votre pauvretĂ©. Faites de beaux tableaux, et ne prĂ©tendez pas faire fortune ! â Voici la liste des grĂąces que M le directeur ordonnateur des arts a procurĂ©es Ă M Greuze jusquâĂ ce jour. Lorsque le talent de ce peintre fut connu, on lui permit de faire un voyage Ă Rome Ă ses dĂ©pens ; et lorsquâil eut mangĂ© le peu dâargent quâil avait amassĂ© pour ce voyage, on lui permit de revenir Ă Paris, avant dâen avoir pu tirer le fruit quâil en espĂ©rait. Depuis son retour, on lui a permis de faire les plus beaux tableaux et de les vendre le moins mal quâil pouvait. Lors du succĂšs de son tableau du Paralytique, au dernier Salon, on lui permit de le faire porter Ă Versailles pour ĂȘtre montrĂ© au roi et Ă la famille royale, et de dĂ©penser une vingtaine dâĂ©cus Ă ce voyage. Depuis, nâayant pas trouvĂ© dâacheteur pour ce tableau, qui lui a coĂ»tĂ© 200 louis en Ă©tudes, on vient de lui permettre de le vendre Ă lâAcadĂ©mie impĂ©riale des arts Ă PĂ©tersbourg, afin de porter la rĂ©putation du peintre aux derniĂšres limites de lâEurope. La suite des grĂąces accordĂ©es Ă M Greuze pour le Salon prochain. Au reste, cet admirable tableau du Paralytique qui serait mieux nommĂ© la RĂ©compense du pĂšre de famille de la bonne Ă©ducation et du bon exemple donnĂ©s Ă ses enfants paraĂźtra gravĂ© dans quelques mois et ceux qui veulent avoir de bonnes Ă©preuves se font inscrire chez lâauteur dĂšs Ă prĂ©sent.
[On vient aussi de graver cette petite Pleureuse avec laquelle le philosophe a tant bavardĂ©Â ; mais il ne faut pas avoir vu le tableau enchanteur de Greuze, quand on veut sâaccommoder de lâestampe.] »
3. Version de 1759, au Louvre GravĂ© par J. J. Flipart, gravure annoncĂ©e en 1766, cote Bnf Estampes Dc 8b Fol., image n° 18. Sans titre, dĂ©diĂ©e Ă Mme la duchesse de Gramont. Comparer avec « La jeune nourice », une jeune fille Ă sa fenĂȘtre nourrissant des oisillons avec un bĂątonnet. Gravure de F. A. Moitte dâaprĂšs Greuze ; tirĂ© du cabinet de M. Gougenot, Conseiller au Grand Conseil Honoraire de lâAcadĂ©mie Royale de Peinture et de Sculpture. Cote Bnf Estampes Dc 8b Fol (vol. 3 du recueil dâestampes de Greuze), n° 5. Cette gravure est suivie dâune autre qui lui fait probablement pendant, « La petite mere», reprĂ©sentant une fillette avec des chiots.
Informations techniques
Notice #001067