Saint Victor devant le tribunal du préteur - Deshays
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Analyse
S’il s’agit bien d’une esquisse préparatoire pour le tableau exposé par Deshays au Salon de 1761, voici la description du livret :
« Par M. Deshays, Adjoint à Professeur.
29. Saint André […].
30. Saint Victor, jeune Capitaine Romain, est amené les mains liées devant le Tribunal du Prêteur, en présence des Prêtres des faux Dieux, & le Sacrifice préparé : le Saint renverse l’Idole ; il est saisi par les Soldats & condamné au Martyre. »
Le « tableau de St Victor » que Diderot commente dans le Salon de 1761 est perdu. L’esquisse du Louvre qu’on présente ici en donne cependant une idée. Le commentaire de Diderot suit un ordre inhabituel. Il ne s’ouvre pas sur la description de l’ordonnance, qui ne viendra que dans un second temps. Son point de départ est une sorte de constat d’impuissance : impuissance non de Diderot, mais des catégories, du discours académique à rendre compte de Deshays. Pour l’Académie en effet, la peinture d’histoire, c’est avant tout l’expression des passions : le sens de la peinture passe par la disposition des figures, caractérisées de façon à exprimer la gamme des passions que suscite, produit un événement, une circonstance donnés. Or nous nous trouvons ici, selon Diderot, devant une de ces « passions bien difficiles à rendre », car « presque jamais on ne les a vues dans la nature ». On sort donc de la sphère classique de la représentation, comme adéquation du sujet à une taxinomie préétablie et bienséante des passions. Pire : cette passion, que Diderot définit comme « le fanatisme et son atrocité muette », est une passion sans parole, sans équivalent discursif, anti-théâtrale donc. Il s’agit de peindre le fanatisme, et pour le fanatisme on ne dispose d’aucune scène convenue. Diderot pose ainsi une image inimaginable, qui se refuse à la représentation. C’est précisément cette résistance à la visibilité qui fonde sa valeur : parce qu’on n’a jamais rien vu de tel dans la nature, parce que Diderot lui-même communique sa sidération et se déclare incapable de prononcer si Deshays a trouvé la vérité, le tableau acquiert un prestige extraordinaire. Invisible et muet, le St Victor fascine.
A y réfléchir pourtant, l’éloge de Diderot est fondé sur une dissidence. Ce n’est pas « le fanatisme et son atrocité muette » que Deshays a cherché à peindre, mais le martyre de St Victor : non pas la satire de l’intolérance religieuse, mais l’exaltation d’une page glorieuse de l’histoire de l’Église. Autant qu’on en puisse juger d’après l’esquisse, le jeune Victor en bas à droite, s’oppose fièrement au vieux préteur, en haut à gauche, le héros se dresse face à son bourreau, tandis que le prêtre, au centre, cherche à s’interposer. Le tableau s’ordonne selon une polarité, oppose deux passions antagonistes. Mieux, il s’organise comme signe : en haut, le préteur signifie la sentence, il donne à voir le signifiant. En bas, Victor est l’objet de la sentence, le martyre qui vient d’être signifié. Entre eux, le prêtre païen et en bas à gauche son autel dessinent une diagonale perpendiculaire, et constituent la coupure sémiotique de ce signe iconique. Le prêtre, l’autel, désignent la loi enfreinte et à restaurer, la loi qui légitime le préteur comme le maître et barre Victor pour le destiner au martyre.
Diderot subvertit d’emblée radicalement cette structure sémiotique qui articule le message chrétien du tableau. Le fanatisme est une passion homogène, qui caractérise indistinctement « ce vieux préteur», « ce pontife» et « le saint ». La même passion se propage du haut vers le bas dans l’ensemble du tableau, qui ne décline aucune gamme expressive, et encore moins n’oppose des expressions contradictoires. A l’économie de l’écran, qui ordonne la scène classique, Diderot substitue une économie de la communication sensible, qui propage chaotiquement de l’affect dans un espace qu’aucune géométralité n’ordonne plus.
C’est une seule passion, le fanatisme, qui se déploie et s’enfle en passant de figure en figure. Avec le préteur, on est encore dans l’ordre du discours : « elle dans ce vieux préteur qui l’interroge ». Puis, de la parole on passe au geste expressionniste : « et dans ce pontife qui tient un couteau qu’il aiguise ». (Le geste n’existe pas dans notre esquisse : est-ce une pure invention de Diderot, ou un ajout de Deshays sur le tableau définitif ?) Le geste est à l’interface de la scène et du cauchemar, de l’action et de l’aliénation. Enfin, du geste, on passe au seul regard fou, « et dans le saint dont les regards décèlent l’aliénation d’esprit », et dans les « têtes étonnées », comme frappées par le tonnerre, des soldats qui le tiennent. Les questions du préteur, le couteau du prêtre, le regard fou du saint : la gradation accuse implicitement Victor et renverse le message symbolique du tableau. L’icone du fanatisme, c’est lui.
Dans un second temps, Diderot va malgré tout revenir à l’ordonnance du tableau et même deux fois : « le préteur est élevé sur son estrade » ; « la scène se passe au-dessous » ; puis, plus loin, « à gauche de celui qui regarde le tableau, le préteur et ses assistants élevés sur une estrade » et « vers la droite le St debout, et lié ». Cette redondance doit attirer notre attention : l’ordonnance n’est pas normale, c’est une atypie que Diderot souligne. Cette estrade hors scène est un paradoxe. Le modèle théâtral sous-jacent dans tout dispositif scénique implique que l’espace surélevé par une estrade soit l’espace de la scène. On l’a vu dans la Paix d’Aix-la-Chapelle de Dumont le Romain, et aussi bien dans la Décolation de Jean-Baptiste par Pierre : la scène y était carrément matérialisée par une estrade de pierre. Scena en latin, skènè en grec, signifient d’abord matériellement l’estrade, les tréteaux de la scène.
Deshays opère donc un décentrement qui produit, sur l’œil du spectateur classique, un effet de chaos. Ce n’est pas seulement l’autel (« cet autel renversé », « son autel renversé »), c’est la scène qui est renversée : la représentation éclate à front renversé, dans le parterre du théâtre du monde. L’instant d’avant, la scène, l’exercice du pouvoir étaient en haut. Dans le moment que choisit le peintre, le futur martyr renverse le pouvoir, déplace la scène en bas. Deshays adopte le même dispositif à front renversé pour sa Flagellation de saint André, exposée au même Salon de 1761. Doyen copiera cet effet de chaos dans son Miracle des Ardents au Salon de 1767. Mais c’est pour le St Victor que l’effet est le plus radicalement subversif : l’œil du spectateur y est en effet invité, par le déplacement de la scène, à renverser le pouvoir, à accomplir dans toute sa dimension politique la révolte constitutive de la relation esthétique.
La description de l’ordonnance du tableau vient donc essentiellement justifier (et non dissiper) l’effet chaotique qui occupait la première partie du compte rendu. Diderot repère bien un jeu différentiel, une polarité structurante, mais ce n’est toujours pas l’opposition du martyr et du préteur commandée par l’Histoire : « quel effet entre ces natures féroces ne produit point ce jeune acolyte, d’une physionomie douce et charmante agenouillé entre le sacrificateur et le saint ». Face aux fanatiques réunis en un seul camp, Diderot promeut cette figure de douceur et de tolérance qu’on trouve également dans La Religieuse (les acolyte du vicaire de Longchamp, M. Hébert) et dans le commentaire du Corésus et Callirhoé de Fragonard (Salon de 1765).
Le troisième temps du compte rendu s’ouvre explicitement à la critique du tableau et au jeu dialogique :
« Ils disent que le St Victor a plus l’air d’un homme qui insulte, qui brave, que d’un homme ferme et tranquille qui ne craint rien et qui attend. »
Nous avons montré que cette critique, qui apparaît ici comme un discours extérieur que Diderot ne partage pas, était en fait portée par l’ensemble du commentaire de Diderot, lequel opposait à l’image du peintre (la célébration du martyre de saint Victor) une contre-image (la dénonciation du fanatisme, tant chrétien que païen). En identifiant Victor à Polyeucte, Diderot nuance cependant son propos : certes, il ne lit pas le tableau de Deshays dans une perspective chrétienne ; mais, parce qu’il le lit dans une perspective tragique, il l’apprécie quand même. Fanatiques, certes, Polyeucte et Victor n’en sont pas moins sublimes. La dernière phrase conjoint la critique (idéologique) et l’éloge (esthétique). Elle lâche le mot : c’est un fanatique qui prononce sa tirade. Mais cette tirade de Polyeucte prononcée par Victor ramène in extremis le tableau irreprésentable, invisible et muet, à scène renversée, au discours et à la scène de la représentation classique. Le St Victor de Deshays fonctionne quand même, malré tout, comme une scène de théâtre, et la performance ekphrastique de Diderot peut ainsi s’accomplit comme image :
« et nous verrons le St Victor de Deshays ».
2. Attribué parfois à Subleyras. Esquisse du tableau exposé par Deshays au Salon de 1761 ?
Cet épisode peu connu se déroule peu après le martyre de la légion thébaine, épisode célèbre qui illustre la dernière grande vague de persécutions chrétiennes dans l’empire romain, sous le règne de Dioclétien (voir les tableaux du Greco et de Pontormo). Saint Victor ou Victor de Marseille, mort le 21 juillet 303 (ou 304) à Marseille, était un officier romain, probablement des troupes de l’empereur Maximien, que Dioclétien avait associé à l’empire et chargé de pacifier les Gaules révoltées. Le 8 juillet 303 (ou 304 selon certaines sources), Victor comparaît au tribunal de Marseille, où siège le préfet Euticius (Eutychius ?). Arguant de sa foi chrétienne, il refuse de continuer le métier de soldat. Euticius lui ordonne alors de sacrifier aux dieux. Il refuse et est traîné à travers la ville, les bras liés dans le dos. Ramené devant le juge, Victor refuse à nouveau de sacrifier : « Je ne sacrifierai pas ; cela est dû au Créateur, non à une créature ». Le tribun Astérius le gifle et les soldats le matraquent au gourdin. Il est ensuite fouetté et enfermé dans un cachot. Dans la prison, Victor convertit trois soldats, Alexandre, Longin et Félicien, qui reçoivent aussitôt le baptême. Le 21 juillet, Victor est traduit à nouveau devant le préfet Euticius (devant l’empereur Maximien, selon certaines sources). Le juge lui présente l’autel où il doit sacrifier. Mais Victor ne supporte même pas de regarder les idoles, qu’il renverse d’un coup de pied. Le juge en colère ordonne que le pied ayant donné le coup soit coupé, puis, comme Victor refuse toujours de sacrifier, il le fait écraser sous la meule du boulanger. Les Chrétiens de Marseille dérobèrent le corps de Victor, puis le cachèrent à flanc de colline, en creusant le rocher. A cet emplacement fut par la suite construite une abbaye à laquelle son nom fut donné : l’abbaye Saint-Victor de Marseille.
Voir la Passio SS. Victoris, Alexandri, Feliciani atque Longhi martyrum, dans le recueil de Ruinart (= dom Jean Mabillon, 1632-1707).
L’église Saint-Victor de Guyancourt, dans les Yvelines, est également consacrée à Victor de Marseille.
L’abbaye Saint-Victor de Paris, qui se trouvait sur le site actuel de Jussieu, fut supprimée en 1790, mais resta debout jusqu’en 1811. Est-ce pour cette abbaye que Deshays exécuta ce Saint Victor, dont l’iconographie est rare ?
3. Diderot évoque à propos de ce tableau Polyeucte : « Rappelons-nous les vers que Corneille a mis dans la bouche de Polyeucte. Imaginons d’après ces vers la figure du fanatique qui les prononce, et nous verrons le St Victor de Deshays. »
On trouve la même composition par compartiments dans le cycle de Saint André, dont Deshays expose un tableau au même Salon de 1761.
Informations techniques
Notice #001122