La charité romaine - Bachelier
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Analyse
Livret du Salon de 1765Â :
« Par M. Bachelier, Adjoint à Professeur.
39. Cimon, dans la prison, allaité par sa fille.
Tableau de 4 pieds de haut, sur 3 de large. »
Cimon, condamné à mourir de faim, est sauvé par sa fille Pero.
Le commentaire de Diderot (Vers 338) est extrĂȘmement critique. Il commence par reprocher Ă Bachelier dâavoit quittĂ© les fleurs et les animaux pour se lancer dans la peinture dâhistoire, qui est au-dessus de ses forces : « Nil facies invita Minerva », tu ne feras rien sans lâassentiment de Minerve (Horace, Art poĂ©tique, 385) ; autrement dit, le gĂ©nie ne se dĂ©crĂšte pas.
Le viol de Minerve
Bachelier a voulu forcer Minerve par ce tableau, il a remplacĂ© lâidĂ©e gĂ©niale, nĂ©cessaire Ă toute composition historique, par « un tour de force » technique, une lumiĂšre qui tombe « du haut dâune voĂ»te percĂ©e » (invisible sur la toile actuelle, et probablement imaginĂ©e, supposĂ©e par Diderot). Diderot identifie cette substitution Ă une tentative de viol : « on ne viole guĂšre dâautres femmes, mais Minerve point » ; puis, faisant parler Minerve elle-mĂȘme : « on ne me viole point ».
La comparaison de Diderot dĂ©voile ainsi lâinfrastructure du dispositif scĂ©nique : en amont de la scĂšne, lâidĂ©e constitutive, le modĂšle idĂ©al a Ă voir avec le viol, ou plus exactement le viol en est le symptĂŽme. LâidĂ©e relĂšve du commerce avec Minerve, il sâagit dâatteindre celle qui est hors dâatteinte, lâĂ©chec de lâidĂ©e est un viol manquĂ©, le viol manquĂ© fonde le commentaire diderotien, câest-Ă -dire cette cristallisation scopique quand mĂȘme, produite par le texte en supplĂ©ment de ce qui, sur la toile, Ă dĂ©failli, a fait dĂ©faut.
Défiguration
Cette cristallisation, Diderot la produit par un vĂ©ritable travail de sape effectuĂ© sur lâĆuvre, quâil sâagit dĂ©sormais de dĂ©figurer. La dĂ©figuration des caractĂšres fait Ă©merger la puissance nĂ©antisante de la Chose, en deçà de toute signification. Du tableau suivant, « Un Enfant endormi », Diderot dira « an insignificant thing » : en deçà du Sens, la Chose.
Câest dâabord la jeune femme qui est dĂ©figurĂ©e : « sa tĂȘte est devenue ronde et noirĂątre, couleur et forme qui jointes Ă un nez aquilin et droit lui donnent la physionomie bizarre de lâenfant dâune Mexicaine qui a couchĂ© avec un EuropĂ©en et oĂč les traits caractĂ©ristiques des deux nations sont brouillĂ©s ». Le viol de Minerve fait ici retour, lâimage constitutive continue de travailler le texte : lâenfant, lâĆuvre, est le produit dâune union disparate. Les « traits brouillĂ©s » dĂ©font lâordonnance rhĂ©torique de la peinture.
La peinture du trait devient peinture de la Chose. Pour le vieillard, « si câĂ©tait lâimitation dâun grand pain dâĂ©pices, ce serait un chef-dâĆuvre ; mais dans le vrai câest une belle piĂšce de chamois jaune artistement ajustĂ©e sur un squelette ouatĂ© par-ci par-là ». DerriĂšre la plaisanterie, Diderot met en Ă©vidence la matĂ©rialitĂ© de la peinture, lâeffet de la matiĂšre sur lâĆil. Le dĂ©sir dâenfant, couleur et goĂ»t du pain dâĂ©pice, se mĂȘle Ă lâhorreur instinctive de la mort, un squelette, et aux glissements ouatĂ©s du cauchemard. La Chose fait sens non depuis le trait et la diffĂ©renciation des figures, mais par la rĂ©volte quâelle suscite dans lâĆil du spectateur, Ćil que sa rugositĂ© impropre force, viole, accule Ă la rĂ©volte. Sur lâĆil, une paroi invisible, une fragile enveloppe dâintimitĂ© est atteinte. Il nây a pas lĂ dâobjets, car tout se tient, se touche, matiĂšres et couleurs qui sâimposent Ă une poche intime qui se refuse.
Au moment oĂč la dĂ©figuration semble avoir radicalement dĂ©mantelĂ© la scĂšne, le sens de celle-ci fait alors magistralement retour. Car de quoi sâagit-il historiquement ici, sinon dâune succion salvatrice mais immonde, dâune gĂ©nĂ©rositĂ© sublime mais de lâavatar hideux dâun demi inceste ? Lorsque Diderot dĂ©crit lâeffet de la Chose peinte pour son Ćil rĂ©voltĂ©, la chair du pain dâĂ©pice, lâenveloppe molle, la piĂšce de chamois jaune renvoient indirectement Ă ce contenu, de sorte que la matiĂšre fait directement sens, sans la mĂ©diation textuelle des figures.
La critique de lâĆuvre nâaboutit donc quâen surface Ă sa dĂ©sĂ©miotisation. Lâeffet dâabjection scopique ramĂšne le spectateur au sens de la scĂšne, Ă Cimon allaitĂ© par PĂ©ra, pris non comme un exemplum dĂ©tachĂ©, un trait sublime, mais comme une expĂ©rience intime rĂ©gressive et insoutenable, comme lâhorreur par excellence de lâatteinte : dâun cĂŽtĂ© lâanimalitĂ© mexicaine dâune tĂȘte noirĂątre ; de lâautre, le dĂ©charnement jaune dâun corps-pain, dâun corps-peau.
Absorbement
Le dispositif scĂ©nique se met donc en place malgrĂ© tout. Le texte est lâinstrument de ce malgrĂ© tout. LâexpĂ©rience de la cristallisation scopique Ă©tait une expĂ©rience tactile de lâĆil, expĂ©rience de dĂ©possession entre cauchemard et rĂ©volte. Le temps est venu maintenant de considĂ©rer, Ă distance, lâarchitecture close du dispositif. Le texte fait volte face, sĂ©pare absolument la scĂšne de lâĆil, instaure entre eux lâĂ©cran de la reprĂ©sentation : « La seule chose que vous ayez bien faite sans le savoir, câest de nâavoir donnĂ© Ă votre vieillard ni Ă votre femme aucun pressentiment quâon les observe ; cette frayeur dĂ©nature le sujet, en ĂŽte lâintĂ©rĂȘt, le pathĂ©tique, et ce nâest plus une charitĂ©. » Ce que Bachelier a rĂ©ussi, câest lâabsorbement des personnages. Tout Ă leur action, ils ne voient pas quâils sont vus. Leur absorbement Ă©tablit entre le spectateur et la scĂšne un mur invisible.
Le dispositif nâest pas une pure construction formelle. Il engage le sens de la scĂšne. Si PĂ©ra se savait, se voyait vue, son geste ne serait plus un geste de charitĂ©. La CharitĂ© romaine est une scĂšne exemplaire parce que câest une scĂšne intime, sans tĂ©moins. Le motif de dĂ©part, dans le texte de Diderot, le viol de Minerve, se renverse ici : câest le spectateur qui, par son Ćil indiscret, viole lâintimitĂ© dâune charitĂ© qui nâest possible que sans tĂ©moins.
Lâeffraction voyeuriste est interdite, mais nĂ©cessaire. Le dispositif scĂ©nique ne se dĂ©finit, ne sâorganise que par et dans ce paradoxe. « Ce nâest pas au moins quâon ne pĂ»t trĂšs bien ouvrir une fenĂȘtre grillĂ©e sur le cachot, et mĂȘme placer un soldat, un espion Ă cette fenĂȘtre ; mais si le peintre a du gĂ©nie, ce soldat ne sera aperçu ni du vieillard, ni de la femme qui lâallaite, il ne le sera que du spectateur qui retrouvera sur son visage lâimpression quâil Ă©prouve, lâĂ©tonnement, lâadmiration et la joie. » Diderot reconstruit, ou rappelle, le dispositif de base qui constitue la scĂšne (voir par exemple la CharitĂ© romaine de Rubens, notamment dans la version dâAmsterdam) : lâespion Ă la fenĂȘtre nâest quâune mĂ©taphore du spectateur face Ă la toile, modĂ©lisĂ©e elle-mĂȘme comme une fenĂȘtre ouverte sur le rĂ©el depuis Alberti. Lâabsorbement, dont Michael Fried a montrĂ© quâil constituait un thĂšme fondamental et gĂ©nĂ©ral dans la peinture du milieu du dix-huitiĂšme siĂšcle, doit donc ĂȘtre compris non comme un thĂšme, mais comme le symptĂŽme dâune contradiction dans le dispositif scĂ©nique : lâabsorbement donne Ă voir, lâintimitĂ© de la scĂšne sâexhibe et se refuse dâun mĂȘme mouvement, au moment oĂč la peinture sâadresse Ă lâĆil du spectateur dâune façon inĂ©dite, non Ă lâĆil qui lit, qui dĂ©code, mais Ă lâĆil sensible quâelle touche et enlace, quâelle viole et rĂ©volte. Lâabsorbement fait donc communiquer deux intimitĂ©s, celle de la scĂšne et celle du spectateur.
Rembrandt
Mais ce que Diderot reproche par dessus tout Ă Bachelier, câest dâavoir voulu imiter les clairs obscurs de Rembrandt. DĂšs le dĂ©but, il prĂ©vient : quand mĂȘme les confrĂšres de Bachelier admireraient sa virtuositĂ© technique, « cela nâeĂ»t point empĂȘchĂ© lâhomme de goĂ»t, en vous mettant sur la ligne de Rembrandt, [âŠ] de vous dire en hochant la tĂȘte : Nil facies ». Et la fin du compte rendu y revient : « Câest un peintre unique en son genre que ce Rembrandt ; laissez-lĂ le Rembrandt qui a tout sacrifiĂ© Ă la magie du clair-obscur ; il a fallu possĂ©der cette qualitĂ© au degrĂ© le plus Ă©minent pour obtenir le pardon du noir, de lâenfumĂ©, de la duretĂ© et des autres dĂ©fauts qui en ont Ă©tĂ© des suites nĂ©cessaires. Et puis, ce Rembrandt dessinait, il avait une touche et quelle touche ! des expressions, des caractĂšres ; et tout cela, lâaurez-vous ? quand lâaurez-vous ? »
Cette allusion insistante Ă Rembrandt est Ă©trange car lâeffet de clair-obscur nâest guĂšre sensible sur la toile de Bachelier, et Rembrandt, Ă notre connaissance, nâa jamais abordĂ© ce sujet. Diderot a-t-il confondu avec Rubens, qui a peint au moins deux CharitĂ©s romaines, celle du Rijkmuseum Ă Amsterdam (1625), que nous avons dĂ©jĂ Ă©voquĂ©e pour ses deux soldats Ă la fenĂȘtre, et celle de lâErmitage Ă Saint-PĂ©tersbourg (1612), oĂč les deux espions sont remplacĂ©s par une araignĂ©e tissant sa toile ?
Autre Ă©trangetĂ© : les deux bras enchaĂźnĂ©s de Cimon, ses mains jointes dans la priĂšre pendant quâil tĂšte, ne sont ni commentĂ©s, ni mĂȘme mentionnĂ©s par Diderot. Câest dâautant plus Ă©tonnant que le reproche dâavoir recherchĂ© « des effets singuliers et bizarres » sâapplique de façon beaucoup plus pertinente Ă ces mains jointes (jamais vues pour traiter ce sujet) quâĂ un Ă©clairage qui ne prĂ©sente rien de bien frappant. Bachelier a compliquĂ© la scĂšne, surajoutĂ© un geste théùtral de priĂšre pour le moins incongru au moment oĂč le vieillard tĂšte.
Or Diderot a dĂ©jĂ invoquĂ© Rembrandt Ă propos de son Lazare dans le Salon de 1759, Ă propos dâun tableau de Vien sur le mĂȘme sujet : « Vous rappelez-vous mon ami la RĂ©surrection du Rembrandt ; ces disciples Ă©cartĂ©s ; ce Christ en priĂšres ; cette tĂȘte enveloppĂ©e du linceul, dont on ne voit que le sommet, et ces deux bras effrayants qui sortent du tombeau ? Ces gens-ci croient quâil nây a quâĂ arranger des figures. Ils ne savent pas que le premier point, le point important, câest de trouver une grande idĂ©e. » (Vers 196.) LâĂ©vocation de Rembrandt vient dans des circonstances qui rappellent celles du tableau de Bachaumont : nous trouvons dĂ©jĂ ici la critique, lancinante dans les Salons, du manque dâidĂ©e. Le tableau de Rembrandt (qui nâest aucune des deux RĂ©surrections de Lazare connues aujourdâhui) est associĂ© aux deux bras sortant du tombeau, et les deux bras saisissants de Cimon, chez Bachaumont, sortent en quelque sorte du tombeau, ramenĂ©s Ă la vie, dans un geste de priĂšre, par le sein de PĂ©ro.
Ce Lazare de Rembrandt obsĂ©dait Diderot. Il lâĂ©voque une seconde fois, plus briĂšvement, au Salon de 1763, Ă propos du Lazare de Deshays : « Le Lazare avec son linceul est peint largement. Cependant je ne vous conseillerais pas de lâopposer Ă celui de Rembrandt ou de Jouvenet. » (Vers 261.) A la fin du Salon de 1765, dans les Essais sur la peinture, au chapitre sur le clair-obscur, Diderot revient sur les deux bras : « Exemple dâune idĂ©e sublime du Rembrandt : le Rembrandt a peint une RĂ©surrection du Lazare ; son Christ a lâair dâun tristo, il est Ă genoux sur le bord du sĂ©pulcre, il prie, et lâon voit sâĂ©lever deux bras du fond du sĂ©pulcre. » (Vers 484.) Nouvelle allusion Ă propos du Miracle des Ardents de Doyen, dans le Salon de 1767 : « Il nâen est pas de ces deux pieds comme des deux bras que le Rembrandt a Ă©levĂ©s du fond de la tombe du Lazare, les circonstances sont diffĂ©rentes. Rembrandt est sublime en ne me montrant que deux bras ; vous lâauriez Ă©tĂ© en me montrant plus de deux pieds. » (Vers 654.)
En dehors de ces passages, Diderot Ă©voque Rembrandt quatre ou cinq fois, mais toujours dans le vague, soit comme grand portraitiste, soit comme magicien du clair-obscur, soit simplement comme grand maĂźtre. Une seule rĂ©fĂ©rence prĂ©cise Ă un autre tableau apparaĂźt tardivement, dans les PensĂ©es dĂ©tachĂ©es sur la peinture : il sâagit du GanymĂšde de Dresde, vu lors de son voyage de 1773.
Autant dire que pour Diderot Rembrandt est associĂ© aux deux bras sortant du tombeau. Ces deux bras sont Ă la fois, techniquement, le hiĂ©roglyphe du clair-obscur et, idĂ©alement, la marque inimitable du gĂ©nie, lâexemple de ce que câest quâune idĂ©e forte. Diderot superpose ici inconsciemment lâidĂ©e forte du grand maĂźtre et lâidĂ©e bizarre, ratĂ©e, de Bachaumont, dont les mains nouĂ©es du Cimon constituent le punctum de la toile : trouant lâimage, instaurant un dĂ©placement dans la scĂšne, un dĂ©centrement du sens, elles sont le point aveugle, la matrice narrative du texte, qui ne les mentionne pas, mais sâordonne en fait tout entier Ă partir dâelles. Figures muettes du viol liminaire bruyamment annoncĂ©, ces mains convulsives, enchaĂźnĂ©es, relevĂ©es pourtant dans un mouvement de rĂ©volte et dâespĂ©rance qui nâest pas lâabandon pacifique que symbolise la charitĂ©, forment de fait le geste du forçage : forçage symbolique, câest le viol de Minerve tentĂ© par Bachaumont ; forçage imaginaire, câest la dĂ©figuration des caractĂšres Ă©prouvĂ©e par Diderot ; forçage gĂ©omĂ©tral, câest lâeffraction scĂ©nique accomplie par le spectateur.
2. Morceau de rĂ©ception de lâartiste en 1764.
Informations techniques
Notice #001805