Qu'allez-vous faire malheureux ? (Célestine, t. 1) - Bovinet d'après Challiou

La scène ici illustrée se situe vers la fin du premier tome de Célestine. D'Orméville et Célestine, les deux personnages principaux, ne se sont pas encore mariés. Une force inconnue, en réalité le machiavélique Rasoni, cherche à les éloigner l'un de l'autre. Pour ce faire, Rasoni a envoyé un message anonyme à d'Orméville lui demandant de se rendre à Maestricht, alors que Célestine se trouve avec ses parents à Bruxelles, en territoire émigré dans un contexte révolutionnaire. Profitant de l'absence de son rival, qu'il présente comme son meilleur ami, il parvient à convaincre le père de Célestine de marier sa fille à un de ses prétendus cousins, afin en réalité de l'enlever et de la posséder.

La gravure représente le jour de la signature du contrat de mariage entre le prétendu cousin de Rasoni et Célestine. Mais, coup de théâtre, c'est d'Orméville qui se présente alors qu'il était porté disparu. Rasoni avait de surcroît pris soin de répandre dans l'ombre la rumeur selon laquelle son rival avait enlevé une autre femme et qu'il avait par là sali la réputation de la famille de Célestine. Le Comte, le père de Célestine, mêle donc le mépris à la surprise de revoir la personne qu'il destinait pourtant initialement à sa fille. S'entame un échange vigoureux entre les deux hommes qui finit mal. D'Orméville, trompé, ne comprend par les reproches qu'il essuie : ne supportant plus les insultes du Comte, dites d'un ton « brusque » (éd. Hambourg et Brunswick, Fauche, 1798, t. I, p. 200) et « violent » (p. 201), il s'apprête à dégainer son épée quand intervient Célestine elle-même. Elle s'interpose entre son père et son amant, ce qui vient illustrer son dilemme, qu'elle exprime à de nombreuses reprises dans le roman.

Sur l'illustration, on retrouve donc au fond à gauche le Comte qui de son bras refuse les explications qu'essaie de fournir d'Orméville pour se justifier de sa malheureuse situation. Au premier plan droite se trouve d'Orméville, habillé en soldat émigré, prêt à tirer son épée de son fourreau et regardant fixement le Comte. Célestine, « qui pleuroit » (p. 202), s'interpose entre les deux, implorant du regard son amant de ne pas envenimer la situation.

D'Orméville, qui incarne les valeurs d'un Ancien Régime alors en ruine après la Révolution, se défend d'une manière épique selon un code d'honneur aristocratique. Il n'hésite donc aucunement à provoquer son futur beau-père en duel si son nom est bafoué. Il ne s'arrête que quand son amante le lui ordonne, « accoutumé à obéir aux sons de cette voix si puissante » (I, p. 205). Rasoni est à l'opposé de cela : il reste tapi dans l'ombre et se cache derrière le contrat de mariage qu'il a proposé en flattant les ambitions de grandeur du Comte facile à manipuler. Il ne se manifeste au mariage annulé qu'après le départ de d'Orméville, « seul » (I, p. 207), pour s'entretenir avec le Comte et faire avancer ses plans contrariés. A l'opposé de d'Orméville, il incarne une logique bourgeoise et règle ses problèmes avec des contrats : le contrat de mariage qu'il a proposé au Comte est visible aux pieds de celui-ci par terre, signe de son échec.
Par le contrat jeté à terre, Rasoni hante la scène, mais il n'est pas présent physiquement. Les choix du Comte, le cérémonial prévu et la colère de d'Orméville sont provoqués par ses trames tenues secrètes jusqu'à la toute fin du roman. Il est l'antagoniste typique des romans noirs, celui qui agit en spectre et maîtrise les moindres événements en vue d'arriver à ses fins criminelles. « Tout est prévu, tout est combiné, je me suis rendu maître de tous les événemens » (III, p. 80) peut-il dire.

D'Orméville fait aussi figure de spectre dans cette situation. Annoncé disparu et en fuite loin de Bruxelles, il est le dernier personnage attendu et sa présence fait l'effet de celle d'un revenant, provoquant la surprise du lecteur, et son redoublement d'intérêt.