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Les filles de Minée (Fables de La Fontaine, 1694) - atelier de Chauveau

Date :
1693
Nature de l'image :
Gravure sur cuivre
Sujet de l'image :
Rés. Lebaudy in-12 200

Analyse

Sujet tiré des Métamorphoses d'Ovide.

Je chante dans ces Vers les Filles de Minée,
Troupe aux arts de Pallas dés l’enfance adonnée,

Et de qui le travail fit entrer en courroux
Bacchus, Ă  juste droit de ses honneurs jaloux.
Tout Dieu veut aux humains se faire reconnaître.
On ne voit point les champs répondre aux soins du Maître,
si dans les jours sacrez autour de ses guerets,
Il ne marche en triomphe à l’honneur de Cérés.
La Grece Ă©toit en jeux pour le fils de sĂ©mĂ©le ;
seules on vid trois sœurs condamner ce saint zele.
Alcithoé l’aînée aïant pris ses fuseaux,
Dit aux autres : Quoi donc toĂ»jours des Dieux nouveaux ?
L’Olympe ne peut plus contenir tant de têtes,

Ni l’an fournir de jours assez pour tant de Fêtes.
Je ne dis rien des vœux dûs aux travaux divers
De ce Dieu qui purgea de monstres l’Univers ;
Mais Ă  quoi sert Bacchus, qu’à causer des querelles ?
Affoiblir les plus sains ? enlaidir les plus belles ?
souvent mener au stix par de tristes chemins ?
Et nous irons chommer la peste des humains ?
Pour moi, j’ai resolu de poursuivre ma tâche.
se donne qui voudra ce jour-ci du relâche :
Ces mains n’en prendront point. Je suis encor d’avis

Que nous rendions le temps moins long par des recits.
Toutes trois tour Ă  tour racontons quelque histoire ;
Je pourrois retrouver sans peine en ma memoire
Du Monarque des Dieux les divers changemens ;
Mais comme chacun sçait tous ces évenemens,
Disons ce que l’amour inspire Ă  nos pareilles :
Non toutefois qu’il faille en contant ses merveilles,
AccoĂ»tumer nos cĹ“urs Ă  goĂ»ter son poison ;
Car, ainsi que Bacchus, il trouble la raison.
Recitons-nous les maux que ses biens nous attirent.

Alcithoé se tut, & ses sœurs applaudirent.
Aprés quelques momens, haussant un peu la voix,
Dans Thebes, reprit-elle, on conte qu’autrefois
Deux jeunes cĹ“urs s’aimoient d’une Ă©gale tendresse :
Pyrame, c’est l’amant, eut ThisbĂ© pour maĂ®tresse :
Jamais couple ne fut si bien assorti qu’eux ;
L’un bien fait, l’autre belle, agreables tous deux,
Tous deux dignes de plaire, ils s’aimerent sans peine ;
D’autant plûtôt épris, qu’une invincible haine
Divisant leurs parens, ces deux Amans unit,

Et concourut aux traits dont l’Amour se servit.
Le hazard, non le choix, avoit rendu voisines
Leurs maisons oĂą regnoient ces guerres intestines ;
Ce fut un avantage Ă  leurs desirs naissans.
Le cours en commença par des jeux innocens :
La premiere étincelle eut embrasé leur ame
Qu’ils ignoroient encor ce que c’étoit que flâme.
Chacun favorisoit leurs transports mutuels,
Mais c’étoit à l’insçû de leurs parens cruels.
La dĂ©fense est un charme ; on dit qu’elle assaisonne

Les plaisirs, & sur tout ceux que l’amour nous donne.
D’un des logis à l’autre, elle instruisit du moins
Nos Amans Ă  se dire avec signe leurs soins.
Ce leger rĂ©confort ne les put satisfaire ;
Il falut recourir Ă  quelque autre mystere.
Un vieux mur entr’ouvert separoit leurs maisons,
Le temps avoit miné ses antiques cloisons.
LĂ  souvent de leurs maux ils dĂ©ploroient la cause ;
Les paroles passoient, mais c’étoit peu de chose.
se plaignant d’un tel sort, Pirame dit un jour,
Chere ThisbĂ©, le Ciel veut qu’on s’aide en amour ;

Nous avons Ă  nous voir une peine infinie ;
FuĂŻons de nos parens l’injuste tyrannie :
J’en ai d’autres en Grece ; ils se tiendront heureux
Que vous daignez chercher un azile chez eux ;
Leur amitié, leurs biens, leur pouvoir, tout m’invite
Ă€ prendre le parti dont je vous sollicite.
C’est vôtre seul repos qui me le fait choisir,
Car je n’ose parler, helas ! de mon desir ;
Faut-il Ă  vĂ´tre gloire en faire un sacrifice ?
De crainte des vains bruits faut-il que je languisse ?
Ordonnez, j’y consens, tout me semblera doux ;

Je vous aime Thisbé, moins pour moi que pour vous.
J’en pourrois dire autant, lui repartit l’Amante ;
Vôtre amour étant pure, encor que vehemente,
Je vous suivrai par tout ; nĂ´tre commun repos
Me doit mettre au-dessus de tous les vains propos ;
Tant que de ma vertu je serai satisfaite,
Je rirai des discours d’une langue indiscrete,
Et m’abandonnerai sans crainte à vôtre ardeur,
Contente que je suis des soins de ma pudeur.
Jugez ce que sentit Pirame Ă  ces paroles ;
Je n’en fais point ici de peintures frivoles.

SupplĂ©ez au peu d’art que le Ciel mit en moi :
Vous-mĂŞmes peignez-vous cet Amant hors de soi.
Demain, dit-il, il faut sortir avant l’Aurore ;
N’attendez point les traits que son char fait Ă©clore ;
Trouvez-vous aux degrez du terme de CerĂ©s ;
LĂ  nous nous attendrons ; le rivage est tout prĂ©s :
Une barque est au bord ; Les Rameurs, le vent mĂŞme,
Tout pour nĂ´tre dĂ©part montre une hâte extrĂŞme ;
L’augure en est heureux, nĂ´tre sort va changer ;
Et les Dieux sont pour nous, si je sçai bien juger.

ThisbĂ© consent Ă  tout ; elle en donne pour gage
Deux baisers par le mur arrĂŞtez au passage,
Heureux mur ! tu devois servir mieux leur desir ;
Ils n’obtinrent de toi qu’une ombre de plaisir.
Le lendemain ThisbĂ© sort & prĂ©vient Pirame ;
L’impatience, helas ! maĂ®tresse de son ame,
La fait arriver seule & sans guide aux degrez ;
L’ombre & le jour luttoient dans les champs azurez.
Une lionne vient, monstre imprimant la crainte ;
D’un carnage recent sa gueule est toute teinte.

Thisbé fuit, & son voile emporté par les airs,
source d’un sort cruel, tombe dans ces deserts.
La lionne le voit, le soüille, le déchire,
Et l’aïant teint de sang, aux forêts se retire.
Thisbé s’étoit cachée en un buisson épais.
Pirame arrive, & void ces vestiges tout frais.
Ă” Dieux ! que devient-il ? un froid court dans ses veines ;
Il apperçoit le voile Ă©tendu dans ces plaines :
Il le leve ; & le sang joint aux traces des pas,
L’empêche de douter d’un funeste trépas.
Thisbé, s’écria-t-il, Thisbé, je t’ai perduë,

Te voila par ma faute aux Enfers descenduĂ« !
Je l’ai voulu ; c’est moi qui suis le monstre affreux
Par qui tu t’en vas voir le sĂ©jour tenebreux :
Attens-moi, je te vais rejoindre aux rives sombres ;
Mais m’oserai-je Ă  toi presenter chez les Ombres ?
JouĂŻs au moins du sang que je te vais offrir,
Malheureux de n’avoir qu’une mort à souffrir.
Il dit, & d’un poignard coupe aussi-tôt sa trame.
ThisbĂ© vient ; ThisbĂ© voit tomber son cher Pirame.
Que devint-elle aussi ? tout lui manque Ă  la fois,

Le sens, & les esprits aussi bien que la voix.
Elle revient enfin ; Cloton pour l’amour d’elle
Laisse Ă  Pirame ouvrir sa mourante prunelle.
Il ne regarde point la lumiere des Cieux ;
sur Thisbé seulement il tourne encor les yeux.
Il voudroit lui parler, sa langue est retenuĂ« ;
Il témoigne mourir content de l’avoir vûë.
ThisbĂ© prend le poignard ; & dĂ©couvrant son sein,
Je n’accuserai point, dit-elle, ton dessein ;
Bien moins encor l’erreur de ton ame alarmĂ©e ;
Ce seroit t’accuser de m’avoir trop aimée.

Je ne t’aime pas moins : tu vas voir que mon cĹ“ur
N’a non plus que le tien merité son malheur.
Cher Amant, reçois donc ce triste sacrifice.
sa main & le poignard font alors leur office :
Elle tombe, & tombant range ses vétemens,
Dernier trait de pudeur, mĂŞme aux derniers momens.
Les Nymphes d’alentour lui donnerent des larmes ;
Et du sang des Amans teignirent par des charmes
Le fruit d’un Meurier proche, & blanc jusqu’à ce jour,
Éternel monument d’un si parfait amour.
Cette histoire attendrit les filles de MinĂ©e :

L’une accusoit l’Amant, l’autre la destinée,
Et toutes d’une voix conclurent que nos cœurs
De cette passion devroient ĂŞtre vainqueurs.
Elle meurt quelquefois avant qu’être contente ;
L’est-elle ? elle devient aussi-tĂ´t languissante :
sans l’hymen on n’en doit recueillir aucun fruit,
Et cependant l’hymen est ce qui la détruit.
Il y joint, dit Climene, une âpre jalousie.
Poison le plus cruel dont l’ame soit saisie.
Je n’en veux pour témoin que l’erreur de Procris.

Alcithoé ma sœur, attachant vos esprits,
Des tragiques amours vous a contĂ© l’élite ;
Celles que je vais dire ont aussi leur merite.
J’acourcirai le temps ainsi qu’elle, à mon tour.
Peu s’en faut que Phœbus ne partage le jour.
À ses raïons perçans opposons quelques voiles.
Voïons combien nos mains ont avancé nos toiles.
Je veux que sur la mienne, avant que d’être au soir,
Un progrĂ©s tout nouveau se fasse appercevoir :
Cependant donnez-moy quelque heure de silence,
Ne vous rebutez point de mon peu d’éloquence ;

souffrez-en les dĂ©fauts ; & songez seulement
Au fruit qu’on peut tirer de cet évenement.

Cephale aimoit Procris, il Ă©toit aimĂ© d’elle ;
Chacun se proposoit leur Hymen pour modelle.
Ce qu’Amour fait sentir de piquant & de doux
Combloit abondamment les vœux de ces Époux.
Ils ne s’aimoient que trop ; leurs soins & leur tendresse
Approchoient des transports d’Amant & de Maistresse ;
Le Ciel mĂŞme envia cette felicitĂ© :
Cephale eut à combattre une Divinité.

Il Ă©toit jeune & beau, l’Aurore en fut charmĂ©e ;
N’étant pas à ces biens, chez elle, accoûtumée.
Nos belles cacheroient un pareil sentiment :
Chez les Divinitez on en use autrement.
Celle-cy declara son amour Ă  Cephale.
Il eut beau luy parler de la foy conjugale ;
Les jeunes Deïtez qui n’ont qu’un vieil Époux,
Ne se soûmettent point à ces loix comme nous.
La DĂ©esse enleva ce Heros si fidelle :
De moderer ses feux il pria l’Immortelle.
Elle le fit ; l’amour devint simple amitiĂ© :
Retournez, dit l’Aurore, avec votre moitié.

Je ne troublerai plus vĂ´tre ardeur ni la sienne ;
Recevez seulement ces marques de la mienne.
(C’étoit un javelot toujours seur de ses coups.)
Un jour cette Procris qui ne vit que pour vous,
Fera le desespoir de vôtre ame charmée,
Et vous aurez regret de l’avoir tant aimée.
Tout Oracle est douteux, & porte un double sens ;
Celuy-cy mit d’abord nĂ´tre Époux en suspens :
J’aurai regret aux vĹ“ux que j’ai formez pour elle ;
Et comment ? N’est-ce point qu’elle m’est infidelle ?
Ah finissent mes jours plĂ»tĂ´t que de le voir !

Éprouvons toutefois ce que peut son devoir.
Des Mages aussi-tĂ´t consultant la science,
D’un feint adolescent il prend la ressemblance ;
s’en va trouver Procris, éleve jusqu’aux Cieux
ses beautez qu’il soĂ»tient ĂŞtre dignes des Dieux ;
Joint les pleurs aux soûpirs comme un Amant sçait faire,
Et ne peut s’éclaircir par cet art ordinaire.
Il falut recourir Ă  ce qui porte coup,
Aux presens ; il offrit, donna promit beaucoup,
Promit tant que Procris lui parut incertaine.
Toute chose a son prix : voilĂ  Cephale en peine ;

Il renonce aux citez, s’en va dans les forêts,
Conte aux vents, conte aux bois ses dĂ©plaisirs secrets :
s’imagine en chassant dissiper son martyre.
C’étoit pendant ces mois où le chaud qu’on respire
Oblige d’implorer l’haleine des Zephirs.
Doux Vents, s’écrioit-il, prétez-moi des soupirs,
Venez, legers Demons par qui nos champs fleurissent :
Aure, fais-les venir ; je sçai qu’ils t’obeĂŻssent ;
Ton emploi dans ces lieux est de tout ranimer.
On l’entendit, on crut qu’il venoit de nommer
Quelque objet de ses vœux autre que son Épouse.

Elle en est avertie, & la voilĂ  jalouse.
Maint voisin charitable entretient ses ennuis :
Je ne le puis plus voir, dit-elle, que les nuits.
Il aime donc cette Aure, & me quitte pour elle ?
Nous vous plaignons ; il l’aime, & sans cesse il l’appelle ;
Les échos de ces lieux n’ont plus d’autres emplois
Que celui d’enseigner le nom d’Aure à nos bois.
Dans tous les environs le nom d’Aure résonne.
Profitez d’un avis qu’en passant on vous donne.
L’interêt qu’on y prend est de vous obliger.
Elle en profite, helas ! & ne fait qu’y songer.

Les Amants sont toûjours de legere croïance.
s’ils pouvoient conserver un raïon de prudence,
(Je demande un grand poinct, la prudence en amours)
Ils seroient aux rapports insensibles & sourds.
NĂ´tre Épouse ne fut l’une ni l’autre chose :
Elle se leve un jour ; & lorsque tout repose,
Que de l’aube au teint frais la charmante douceur
Force tout au sommeil, hormis quelque Chasseur,
Elle cherche Cephale ; un bois l’offre Ă  sa vuĂ«.
Il invoquoit déja cette Aure pretenduë.

Viens me voir, disoit-il, chere DĂ©esse accours :
Je n’en puis plus, je meurs, fais que par ton secours
La peine que je sens se trouve soulagée.
L’Épouse se prĂ©tend par ces mots outragĂ©e ;
Elle croit y trouver, non le sens qu’ils cachoient,
Mais celui seulement que ses soupçons cherchoient.
Ă” triste jalousie ! Ă´ passion amere !
Fille d’un fol amour, que l’erreur a pour mere !
Ce qu’on voit par tes yeux cause assez d’embarras,
sans voir encor par eux ce que l’on ne void pas.
Procris s’étoit cachée en la même retraite

Qu’un Fan de Biche avoit pour demeure secrete :
Il en sort ; & le bruit trompe aussi-tĂ´t l’Époux.
Cephale prend le dard toûjours seur de ses coups,
Le lance en cet endroit, & perce sa jalouse ;
Malheureux assassin d’une si chere Épouse.
Un cri lui fait d’abord soupçonner quelque erreur ;
Il accourt, void sa faute, & tout plein de fureur,
Du même javelot il veut s’ôter la vie.
L’Aurore & les Destins arrêtent cette envie.
Cet office lui fut plus cruel qu’indulgent.
L’infortuné Mari sans cesse s’affligeant,
Eût accrû par ses pleurs le nombre des fontaines,

si la Déesse enfin, pour terminer ses peines,
N’eĂ»t obtenu du sort que l’on tranchat ses jours ;
Triste fin d’un Hymen bien divers en son cours.
Fuïons ce nœud, mes sœurs, je ne puis trop le dire.
Jugez par le meilleur quel peut ĂŞtre le pire.
s’il ne nous est permis d’aimer que sous ses loix,
N’aimons point. Ce dessein fut pris par toutes trois.
Toutes trois pour chasser de si tristes pensées,
À revoir leur travail se montrent empressées.
Climene en un tissu riche, pénible, & grand,

Avoit presque achevé le fameux different
D’entre le Dieu des eaux & Pallas la sçavante.
On voĂŻoit en lointain une ville naissante.
L’honneur de la nommer entr’eux deux contesté,
Dépendoit du present de chaque Deïté.
Neptune fit le sien d’un symbole de guerre.
Un coup de son trident fit sortir de la terre
Un animal fougueux, un Coursier plein d’ardeur.
Chacun de ce present admiroit la grandeur.
Minerve l’effaça, donnant à la contrée
L’Olivier, qui de paix est la marque assurĂ©e ;
Elle emporta le prix, & nomma la Cité.

Athene offrit ses vœux à cette Déité.
Pour les lui presenter on choisit cent pucelles,
Toutes sçachant broder, aussi sages que belles.
Les premieres portoient force presents divers.
Tout le reste entouroit la Déesse aux yeux pers.
Avec un doux souris elle acceptoit l’hommage.
Climene aĂŻant enfin reploĂŻĂ© son ouvrage,
La jeune Iris commence en ces mots son recit.

Rarement pour les pleurs mon talent réüssit,
Je suivrai toutefois la matiere imposée.
Telamon pour Cloris avoit l’ame embrasĂ©e :

Cloris pour Telamon brûloit de son côté.
La naissance, l’esprit, les graces, la beautĂ© ;
Tout se trouvoit en eux, hormis ce que les hommes
Font marcher avant tout dans ce siecle oĂą nous sommes.
Ce sont les biens, c’est l’or, merite universel.
Ces Amants, quoi-qu’épris d’un desir mutuel,
N’osoient au blond Hymen sacrifier encore ;
Faute de ce métail que tout le monde adore.
Amour s’en passeroit, l’autre Ă©tat ne le peut :
soit raison, soit abus, le sort ainsi le veut.

Cette loi qui corrompt les douceurs de la vie,
Fut par le jeune Amant d’une autre erreur suivie.
Le Démon des Combats vint troubler l’Univers.
Un Païs contesté par des Peuples divers
Engagea Telamon dans un dur exercice.
Il quitta pour un temps l’amoureuse milice.
Cloris y consentit, mais non pas sans douleur.
Il voulut meriter son estime & son cœur.
Pendant que ses exploits terminent la querelle,
Un parent de Cloris meurt, & laisse Ă  la belle
D’amples possessions & d’immenses tresors :

Il habitoit les lieux oĂą Mars regnoit alors.
La Belle s’y transporte ; & partout rĂ©vĂ©rĂ©e,
Par tout, des deux partis Cloris considerée,
Void de ses propres yeux les champs oĂą Telamon
Venoit de consacrer un trophée à son nom.
Lui de sa part accourt, et, tout couvert de gloire
Il offre Ă  ses amours les fruits de sa victoire.
Leur rencontre se fit non loin de l’élement
Qui doit être évité de tout heureux Amant.
Des ce jour l’âge d’or les eĂ»t joints sans mystere ;

L’âge de fer en tout a coûtume d’en faire.
Cloris ne voulut donc couronner tous ces biens
Qu’au sein de sa Patrie, & de l’aveu des siens.
Tout chemin, hors la mer, alongeant leur souffrance,
Ils commettent aux flots cette douce esperance.
Zephyre les suivoit quand presque en arrivant,
Un Pirate survient, prend le dessus du vent,
Les attaque, les bat. En vain par sa vaillance
Telamon jusqu’au bout porte la résistance.
AprĂ©s un long combat son parti fut dĂ©fait ;

Lui pris ; & ses efforts n’eurent pour tout effet
Qu’un esclavage indigne. Ă” Dieux, qui l’eĂ»t pĂ» croire !
Le sort sans respecter ni son sang ni sa gloire,
Ni son bonheur prochain, ni les vœux de Cloris,
Le fit être forçat aussi-tôt qu’il fut pris.
Le destin ne fut pas Ă  Cloris si contraire ;
Un celebre Marchand l’achète du Corsaire :
Il l’emmene ; & bien-tĂ´t la Belle, malgrĂ© soi,
Au milieu de ses fers, range tout sous sa loi.
L’Épouse du Marchand la void avec tendresse.
Ils en font leur Compagne, & leur fils sa Maîtresse.

Chacun veut cet Hymen : Cloris Ă  leurs desirs
Répondoit seulement par de profonds soûpirs.
Damon, c’étoit ce fils, lui tient ce doux langage :
Vous soûpirez toûjours, toûjours vôtre visage
Baigné de pleurs nous marque un déplaisir secret.
Qu’avez-vous ? vos beaux yeux verroient-ils Ă  regret
Ce que peuvent leurs traits, & l’excez de ma flâme ?
Rien ne vous force ici, dĂ©couvrez-nous vĂ´tre ame ;
Cloris, c’est moi qui suis l’esclave, & non pas vous ;
Ces lieux, Ă  vĂ´tre grĂ©, n’ont-ils rien d’assez doux ?

Parlez ; nous sommes prĂŞts Ă  changer de demeure ;
Mes parens m’ont promis de partir tout-à-l’heure.
Regretez-vous les biens que vous avez perdus ?
Tout le nôtre est à vous, ne le dédaignez plus.
J’en sçai qui l’agrĂ©roient ; j’ai sçû plaire Ă  plus d’une ;
Pour vous, vous meritez toute une autre fortune.
Quelle que soit la nĂ´tre, usez-en ; vous voĂŻez
Ce que nous possedons, & nous-mĂŞme Ă  vos pieds.
Ainsi parle Damon, & Cloris toute en larmes,
Lui répond en ces mots accompagnez de charmes.

Vos moindres qualitez, & cet heureux sejour
MĂŞme aux Filles des Dieux donneroient de l’amour ;
Jugez donc si Cloris esclave & malheureuse,
Voit l’offre de ces biens d’une ame dédaigneuse.
Je sçai quel est leur prix ; mais de les accepter,
Je ne puis ; & voudrois vous pouvoir Ă©couter.
Ce qui me le dĂ©fend, ce n’est point l’esclavage ;
si toûjours la naissance éleva mon courage,
Je me vois, grace aux Dieux, en des mains oĂą je puis
Garder ces sentimens malgré tous mes ennuis.

Je puis mĂŞme avouĂ«r (helas ! faut-il le dire ? )
Qu’un autre a sur mon cœur conservé son empire.
Je cheris un Amant, ou mort ou dans les fers ;
Je prétens le cherir encor dans les enfers.
Pourriez-vous estimer le cĹ“ur d’une inconstante ?
Je ne suis déja plus aimable ni charmante,
Cloris n’a plus ces traits que l’on trouvoit si doux,
Et doublement esclave est indigne de vous.
TouchĂ© de ce discours, Damon prend congĂ© d’elle :
Fuïons, dit-il en soi, j’oublîrai cette Belle,

Tout passe, & mĂŞme un jour ses larmes passeront :
Voïons ce que l’absence & le temps produiront.
Ă€ ces mots il s’embarque ; et, quittant le rivage,
Il court de mer en mer, aborde en lieu sauvage ;
Trouve des malheureux de leurs fers échapez,
Et sur le bord d’un bois à chasser occupez.
Telamon, de ce nombre, avoit brisĂ© sa chaisne ;
Aux regards de Damon il se presente Ă  peine,
Que son air, sa fierté, son esprit, tout enfin
Fait qu’à l’abord Damon admire son destin,

Puis le plaint, puis l’emmeine, & puis lui dit sa flâme.
D’une Esclave, dit-il, je n’ai pĂ» toucher l’ame :
Elle cherit un mort ! Un mort ! ce qui n’est plus
L’emporte dans son cĹ“ur ! mes vĹ“ux sont superflus.
LĂ -dessus de Cloris il lui fait la peinture.
Telamon dans son ame admire l’avanture,
Dissimule, & se laisse emmener au sejour
OĂą Cloris lui conserve un si parfait amour.
Comme il vouloit cacher avec soin sa fortune,
Nulle peine pour lui n’étoit vile & commune.
On apprend leur retour & leur dĂ©barquement ;

Cloris se presentant à l’un & l’autre Amant,
ReconnoĂ®t Telamon sous un faix qui l’accable ;
ses chagrins le rendoient pourtant mĂ©connoissable ;
Un œil indifferent à le voir eût erré,
Tant la peine & l’amour l’avoient défiguré.
Le fardeau qu’il portoit ne fut qu’un vain obstacle ;
Cloris le reconnoĂ®t, & tombe Ă  ce spectacle ;
Elle perd tous ses sens & de honte & d’amour.
Telamon d’autre part tombe presque Ă  son tour ;
On demande Ă  Cloris la cause de sa peine ?
Elle la dit, ce fut sans s’attirer de haine ;

son récit ingénu redoubla la pitié
Dans des cœurs prévenus d’une juste amitié.
Damon dit que son zele avoit changé de face.
On le crut. Cependant, quoi-qu’on dise & qu’on fasse,
D’un triomphe si doux l’honneur & le plaisir
Ne se perd qu’en laissant des restes de desir.
On crut pourtant Damon. Il restraignit son zele
Ă€ sceller de l’Hymen une union si belle ;
Et par un sentiment à qui rien n’est égal,
ll pria ses parens de doter son Rival.
Il l’obtint, renonçant dés-lors à l’Hyménée.
Le soir étant venu de l’heureuse journée,

Les nĂ´ces se faisoient Ă  l’ombre d’un ormeau :
L’enfant d’un voisin vid s’y percher un corbeau :
Il fait partir de l’arc une fleche maudite,
Perce les deux Époux d’une atteinte subite.
Cloris mourut du coup, non sans que son Amant
Attirât ses regards en ce dernier moment.
Il s’écrie en voĂŻant finir ses destinĂ©es ;
Quoi ! la parque a tranchĂ© le cours de ses annĂ©es ?
Dieux, qui l’avez voulu, ne suffisoit-il pas
Que la haine du sort avançât mon trĂ©pas ?
En achevant ces mots il acheva de vivre ;

son amour, non le coup, l’obligea de la suivre ;
BlessĂ© legerement il passa chez les morts ;
Le styx vid nos Époux accourir sur ses bords ;
MĂŞme accident finit leurs prĂ©cieuses trames ;
MĂŞme tombe eut leurs corps, mĂŞme sejour leurs ames.
Quelques-uns ont écrit (mais ce fait est peu seur)
Que chacun d’eux devint statuë & marbre dur.
Le couple infortuné face à face repose,
Je ne garantis point cette metamorphose ;
On en doute. On le croit plus que vous ne pensez,
Dit Climene ; & cherchant dans les siecles passez

Quelque exemple d’amour & de vertu parfaite,
Tout ceci me fut dit par le sage Interprete.
J’admirai, je plaignis ces Amans malheureux ;
On les alloit unir ; tout concouroit pour eux ;
Ils touchoient au moment ; l’attente en Ă©toit sĂ»re ;
Helas ! il n’en est point de telle en la nature ;
sur le point de jouĂŻr tout s’enfuit de nos mains ;
Les Dieux se font un jeu de l’espoir des humains.
Laissons, reprit Iris, cette triste pensée.
La Feste est vers sa fin, grace au Ciel avancĂ©e ;

Et nous avons passé tout ce temps en recits,
Capables d’affliger les moins sombres esprits !
Effaçons, s’il se peut, leur image funeste :
Je pretends de ce jour mieux emploĂŻer le reste ;
Et dire un changement, non de corps, mais de cĹ“ur :
Le miracle en est grand ; Amour en fut l’auteur :
Il en fait tous les jours de diverse maniere.
Je changerai de stile en changeant de matiere.

Zoon plaisoit aux yeux, mais ce n’est pas assez :
son peu d’esprit, son humeur sombre,

Rendoient ces talens mal placez :
Il fuïoit les citez, il ne cherchoit que l’ombre,
Vivoit parmi les bois concitoĂŻen des ours,
Et passoit sans aimer les plus beaux de ses jours.
Nous avons condamnĂ© l’amour, m’allez-vous dire ;
J’en blâme en nous l’excĂ©s ; mais je n’approuve pas
Qu’insensible aux plus doux appas
Jamais un homme ne soûpire.
He quoi, ce long repos est-il d’un si grand prix ?
Les morts sont donc heureux ; ce n’est pas mon avis.
Je veux des passions ; & si l’état le pire
Est le neant, je ne sçai point
De neant plus complet qu’un cœur froid à ce poinct.

Zoon n’aimant donc rien, ne s’aimant pas lui-même,
Vit Iole endormie, & le voilĂ  frapĂ© ;
Voilà son cœur développé.
Amour par son sçavoir suprême,
Ne l’eut pas fait amant qu’il en fit un heros
Zoon rend grace au Dieu qui troubloit son repos :
Il regarde en tremblant cette jeune merveille.
Ă€ la fin Iole s’éveille :
surprise & dans l’étonnement,
Elle veut fuir, mais son Amant
L’arrĂŞte, & lui tient ce langage :
Rare & charmant objet, pourquoi me fuĂŻez-vous ?
Je ne suis plus celui qu’on trouvoit si sauvage :
C’est l’effet de vos traits, aussi puissans que doux :

Ils m’ont l’ame & l’esprit, & la raison donnée.
souffrez que vivant sous vos loix
J’emploie à vous servir des biens que je vous dois.
Iole à ce discours encor plus étonnée,
Rougit, & sans répondre elle court au hameau,
Et raconte Ă  chacun ce miracle nouveau.
ses Compagnes d’abord s’assemblent autour d’elle :
Zoon suit en triomphe, & chacun applaudit.
Je ne vous dirai point, mes sœurs, tout ce qu’il fit,
Ni ses soins pour plaire Ă  la Belle.
Leur hymen se conclut : un satrape voisin,
Le propre jour de cette fĂŞte,
Enleve Ă  Zoon sa conquĂŞte.

On ne soupçonnoit point qu’il eût un tel dessein.
Zoon accourt au bruit, recouvre ce cher gage,
Poursuit le ravisseur, & le joint ,& l’engage
En un combat de main Ă  main.
Iole en est le prix, aussi bien que le juge.
Le satrape vaincu trouve encor du refuge
En la bonté de son rival.
Helas ! cette bontĂ© lui devint inutile ;
Il mourut du regret de cet hymen fatal.
Aux plus infortunez la tombe sert d’azile.
Il prit pour héritiere, en finissant ses jours,
Iole, qui moüilla de pleurs son Mausolée.
Que sert-il d’être plaint quand l’ame est envolĂ©e ?
Ce satrape eût mieux fait d’oublier ses amours.

La jeune Iris Ă  peine achevoit cette histoire ;
Et ses sœurs avoüoient qu’un chemin à la gloire
C’est l’amour : on fait tout pour se voir estimĂ© ;
Est-il quelque chemin plus court pour estre aimĂ© ?
Quel charme de s’ouïr louër par une bouche
Qui même sans s’ouvrir nous enchante & nous touche.
Ainsi disoient ces sœurs. Un orage soudain
Jette un secret remords dans leur profane sein.
Bacchus entre, & sa cour, confus & long cortege :
OĂą sont, dit-il, ces sĹ“urs Ă  la main sacrilege ?
Que Pallas les défende, & vienne en leur faveur

Opposer son Ægide Ă  ma juste fureur :
Rien ne m’empĂŞchera de punir leur offence :
VoĂŻez :; & qu’on se rie aprĂ©s de ma puissance.
Il n’eut pas dit, qu’on vid trois monstres au plancher,
Ailez, noirs & velus, en un coin s’attacher.
On cherche les trois sĹ“urs ; on n’en void nulle trace :
Leurs métiers sont brisez, on éleve en leur place
Une Chapelle au Dieu, pere du vrai Nectar.
Pallas a beau se plaindre, elle a beau prendre part
Au destin de ces sœurs par elle protegées.
Quand quelque Dieu voyant ses bontez negligées,

Nous foit sentir son ire ; un autre n’y peut rien :
L’Olympe s’entretient en paix par ce moïen.
Profitons, s’il se peut, d’un si fameux exemple.
Chommons : c’est faire assez qu’aller de Temple en Temple
Rendre Ă  chaque Immortel les vĹ“ux qui lui sont dĂ»s :
Les jours donnez aux Dieux ne sont jamais perdus.

 

Annotations :

1. La gravure n’est pas signée.
2. Edition de 1694, Livre VII, Fable 28.
3. Sujet tiré des Métamorphoses d’Ovide.

Sources textuelles :
OM04 - Métamorphoses d'Ovide - livre 4

Informations techniques

Notice #006597

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A5916
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Photo numérique
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Collection particulière