Belphégor (Fables de La Fontaine, 1694) - atelier de Chauveau
Notice précédente Notice n°19 sur 21 Notice suivante
Analyse
Nouvelle tirée de Machiavel
Un jour Satan, Monarque des Enfers,
Faisait passer ses sujets en revue.
LĂ confondus tous les Ă©tats divers,
Princes et Rois, et la tourbe menue,
Jetaient maint pleur, poussaient maint et maint cri,
Tant que Satan en Ă©tait Ă©tourdi.
Il demandait en passant à chaque ùme :
Qui tâa jetĂ©e en lâĂ©ternelle flamme ?
Lâune disait : HĂ©las ! câest mon mari ;
Lâautre aussitĂŽt rĂ©pondait : Câest ma femme.
Tant et tant fut ce discours répété,
Quâenfin Satan dit en plein consistoire :
Si ces gens-ci disent la vérité
Il est aisĂ© dâaugmenter notre gloire.
Nous nâavons donc quâĂ le vĂ©rifier.
Pour cet effet il nous faut envoyer
Quelque DĂ©mon plein dâart et de prudence ;
Qui non content dâobserver avec soin
Tous les hymens dont il sera témoin,
Y joigne aussi sa propre expérience.
Le Prince ayant proposé sa sentence,
Le noir SĂ©nat suivit tout dâune voix.
De Belphégor aussitÎt on fit choix.
Ce Diable Ă©tait tout yeux et tout oreilles,
Grand Ă©plucheur, clairvoyant Ă merveilles,
Capable enfin de pénétrer dans tout,
Et de pousser lâexamen jusquâau bout.
Pour subvenir aux frais de lâentreprise,
On lui donna mainte et mainte remise,
Toutes Ă vue, et quâen lieux diffĂ©rents
Il pût toucher par des correspondants.
Quant au surplus, les fortunes humaines,
Les biens, les maux, les plaisirs et les peines,
Bref ce qui suit notre condition,
Fut une annexe à sa légation.
Il se pouvait tirer dâaffliction,
Par ses bons tours et par son industrie,
Mais non mourir, ni revoir sa patrie,
Quâil nâeĂ»t ici consumĂ© certain temps :
Sa mission devait durer dix ans.
Le voilĂ donc qui traverse et qui passe
Ce que le Ciel voulut mettre dâespace
Entre ce monde et lâĂ©ternelle nuit ;
Il nâen mit guĂšre, un moment y conduit.
Notre DĂ©mon sâĂ©tablit Ă Florence,
Ville pour lors de luxe et de dépense.
MĂȘme il la crut propre pour le trafic.
LĂ sous le nom du seigneur Roderic,
Il se logea, meubla, comme un riche homme ;
Grosse maison, grand train, nombre de gens ;
Anticipant tous les jours sur la somme
Quâil ne devait consumer quâen dix ans.
On sâĂ©tonnait dâune telle bombance.
Il tenait table, avait de tous cÎtés
Gens à ses frais, soit pour ses voluptés,
Soit pour le faste et la magnificence.
Lâun des plaisirs oĂč plus il dĂ©pensa
Fut la louange : Apollon lâencensa ;
Car il est maĂźtre en lâart de flatterie
Diable nâeut onc tant dâhonneurs en sa vie.
Son cĆur devint le but de tous les traits
Quâamour lançait : il nâĂ©tait point de belle
Qui nâemployĂąt ce quâelle avait dâattraits
Pour le gagner, tant sauvage fût-elle :
Car de trouver une seule rebelle,
Ce nâest la mode Ă gens de qui la main
Par les prĂ©sents sâaplanit tout chemin.
Câest un ressort en tous desseins utile.
Je lâai jĂ dit et le redis encor ;
Je ne connais dâautre premier mobile
Dans lâunivers que lâargent et que lâor.
Notre envoyé cependant tenait compte
De chaque hymen, en journaux différents ;
Lâun, des Ă©poux satisfaits et contents,
Si peu rempli que le Diable en eut honte.
Lâautre journal incontinent fut plein.
à Belphégor il ne restait enfin
Que dâĂ©prouver la chose par lui-mĂȘme.
Certaine fille Ă Florence Ă©tait lors ;
Belle, et bien faite, et peu dâautres trĂ©sors ;
Noble dâailleurs, mais dâun orgueil extrĂȘme ;
Et dâautant plus que de quelque vertu
Un tel orgueil paraissait revĂȘtu.
Pour Roderic on en fit la demande.
Le PĂšre dit que Madame Honnesta,
CâĂ©tait son nom, avait eu jusque-lĂ
Force partis ; mais que parmi la bande
Il pourrait bien Roderic préférer,
Et demandait temps pour délibérer.
On en convient. Le Poursuivant sâapplique
Ă gagner celle oĂč ses vĆux sâadressaient.
FĂȘtes et bals, sĂ©rĂ©nades, musique,
Cadeaux, festins, bien fort apetissaient,
AltĂ©raient fort le fonds de lâambassade.
Il nây plaint rien, en use en grand Seigneur,
SâĂ©puise en dons. Lâautre se persuade
Quâelle lui fait encor beaucoup dâhonneur.
Conclusion, quâaprĂšs force priĂšres,
Et des façons de toutes les maniÚres,
Il eut un oui de Madame Honnesta.
Auparavant le Notaire y passa :
Dont Belphégor se moquant en son ùme :
HĂ© quoi, dit-il, on acquiert une femme
Comme un chùteau ! Ces gens ont tout gùté.
Il eut raison : ĂŽtez dâentre les hommes
La simple foi, le meilleur est Îté.
Nous nous jetons, pauvres gens que nous sommes,
Dans les procĂšs en prenant le revers.
Les si, les cas, les contrats sont la porte
Par oĂč la noise entra dans lâunivers :
NâespĂ©rons pas que jamais elle en sorte.
SolennitĂ©s et lois nâempĂȘchent pas
Quâavec lâHymen Amour nâait des dĂ©bats.
Câest le cĆur seul qui peut rendre tranquille.
Le cĆur fait tout, le reste est inutile.
Quâainsi ne soit, voyons dâautres Ă©tats.
Chez les amis tout sâexcuse, tout passe ;
Chez les amants tout plaĂźt, tout est parfait ;
Chez les Ă©poux tout ennuie et tout lasse.
Le devoir nuit : chacun est ainsi fait.
Mais, dira-t-on, nâest-il en nulles guises
Dâheureux mĂ©nage ? AprĂšs mĂ»r examen,
Jâappelle un bon, voire un parfait hymen,
Quand les conjoints se souffrent leurs sottises.
Sur ce point-lĂ câest assez raisonnĂ©.
DÚs que chez lui le Diable eut amené
Son ĂpousĂ©e, il jugea par lui-mĂȘme
Ce quâest lâhymen avec un tel DĂ©mon :
Toujours débats, toujours quelque sermon
Plein de sottise en un degrĂ© suprĂȘme.
Le bruit fut tel que madame Honnesta
Plus dâune fois les voisins Ă©veilla :
Plus dâune fois on courut Ă la noise :
Il lui fallait quelque simple bourgeoise,
Ce disait-elle : un petit trafiquant
Traiter ainsi les filles de mon rang !
MĂ©ritait-il femme si vertueuse ?
Sur mon devoir je suis trop scrupuleuse :
Jâen ai regret, et si je faisais bien...
Il n âest pas sĂ»r quâHonnesta ne fĂźt rien :
Ces prudes-lĂ nous en font bien accroire.
Nos deux Ă©poux, Ă ce que dit lâhistoire,
Sans disputer nâĂ©taient pas un moment.
Souvent leur guerre avait pour fondement
Le jeu, la jupe ou quelque ameublement,
DâĂ©tĂ©, dâhiver, dâentre-temps, bref un monde
Dâinventions propres Ă tout gĂąter.
Le pauvre Diable eut lieu de regretter
De lâautre enfer la demeure profonde.
Pour comble enfin Roderic Ă©pousa
La parenté de Madame Honnesta,
Ayant sans cesse et le pĂšre, et la mĂšre,
Et la grandâsĆur avec le petit frĂšre ;
De ses deniers mariant la grandâsĆur,
Et du petit payant le Précepteur.
Je nâai pas dit la principale cause
De sa ruine, infaillible accident ;
Et jâoubliais quâil eut un Intendant.
Un Intendant ? quâest-ce que cette chose ?
Je dĂ©finis cet ĂȘtre, un animal
Qui,comme on dit, sait pĂȘcher en eau trouble
Et plus le bien de son maĂźtre va mal,
Plus le sien croĂźt, plus son profit redouble ;
Tant quâaisĂ©ment lui-mĂȘme achĂšterait
Ce qui de net au Seigneur resterait :
Dont par raison bien et dûment déduite
On pourrait voir chaque chose réduite
En son Ă©tat, sâil arrivait quâun jour
Lâautre devĂźnt lâIntendant Ă son tour,
Car regagnant ce quâil eut Ă©tant MaĂźtre,
Ils reprendraient tous deux leur premier ĂȘtre.
Le seul recours du pauvre Roderic,
Son seul espoir, Ă©tait certain trafic
Quâil prĂ©tendait devoir remplir sa bourse,
Espoir douteux, incertaine ressource.
Il Ă©tait dit que tout serait fatal
Ă notre Ăpoux, ainsi tout alla mal.
Ses Agents tels que la plupart des nĂŽtres,
En abusaient : il perdit un vaisseau,
Et vit aller le commerce Ă vau-lâeau,
Trompé des uns, mal servi par les autres.
Il emprunta. Quand ce vint Ă payer,
Et quâĂ sa porte il vit le crĂ©ancier,
Force lui fut dâesquiver par la fuite,
Gagnant les champs, oĂč de lâĂąpre poursuite
Il se sauva chez un certain Fermier,
En certain coin remparé de fumier.
Ă Matheo, câĂ©tait le nom du sire,
Sans tant tourner il dit ce quâil Ă©tait ;
Quâun double mal chez lui le tourmentait
Ses Créanciers et sa Femme encor pire :
Quâil nây savait remĂšde que dâentrer
Au corps des gens, et de sây remparer,
Dây tenir bon : irait-on lĂ le prendre ?
Dame Honnesta viendrait-elle y prĂŽner
Quâelle a regret de se bien gouverner ?
Chose ennuyeuse et quâil est las dâentendre.
Que de ces corps trois fois il sortirait
SitĂŽt que lui Matheo lâen prierait ;
Trois fois sans plus, et ce pour récompense
De lâavoir mis Ă couvert des Sergents.
Tout aussitĂŽt lâAmbassadeur commence
Avec grand bruit dâentrer au corps des gens.
Ce que le sien, ouvrage fantastique,
Devint alors, lâhistoire nâen dit rien.
Son coup dâessai fut une fille unique
OĂč le Galand se trouvait assez bien ;
Mais Matheo moyennant grosse somme
Lâen fit sortir au premier mot quâil dit.
CâĂ©tait Ă Naple, il se transporte Ă Rome ;
Saisit un corps : Matheo lâen bannit,
Le chasse encore : autre somme nouvelle.
Trois fois enfin, toujours dâun corps femelle,
Remarquez bien, notre Diable sortit.
Le Roi de Naple avait lors une fille,
Honneur du sexe, espoir de sa famille :
Maint jeune prince Ă©tait son poursuivant.
LĂ dâHonnesta BelphĂ©gor se sauvant,
On ne le put tirer de cet asile.
Il nâĂ©tait bruit aux champs comme Ă la ville
Que dâun Manant qui chassait les esprits.
Cent mille Ă©cus dâabord lui sont promis.
Bien affligé de manquer cette somme
(Car ces trois fois lâempĂȘchaient dâespĂ©rer
Que Belphégor se laissùt conjurer)
Il la refuse : il se dit un pauvre homme,
Pauvre pécheur, qui sans savoir comment,
Sans dons du Ciel, par hasard seulement,
De quelques corps a chassé quelque Diable,
Apparemment chétif, et misérable,
Et ne connaĂźt celui-ci nullement.
Il a beau dire ; on le force, on lâamĂšne,
On le menace, on lui dit que sous peine
DâĂȘtre pendu, dâĂȘtre mis haut et court
En un gibet, il faut que sa puissance
Se manifeste avant la fin du jour.
DĂšs lâheure mĂȘme on vous met en prĂ©sence
Notre DĂ©mon et son Conjurateur.
Dâun tel combat le Prince est spectateur.
Chacun y court ; nâest fils de bonne mĂšre
Qui pour le voir ne quitte toute affaire.
Dâun cĂŽtĂ© sont le gibet et la hart,
Cent mille Ă©cus bien comptĂ©s dâautre part.
Matheo tremble, et lorgne la finance.
LâEsprit malin voyant sa contenance,
Riait sous cape, allĂ©guait les trois foisÂ
Dont Matheo suait en son harnois,
Pressait, priait, conjurait avec larmes
Le tout en vain : Plus il est en alarmes,
Plus lâautre rit. Enfin le Manant dit
Que sur ce Diable il nâavait nul crĂ©dit.
On vous le happe, et mĂšne Ă la potence.
Comme il allait haranguer lâassistance,
Nécessité lui suggéra ce tour :
Il dit tout bas quâon battĂźt le tambour,
Ce qui fut fait ; de quoi lâEsprit immonde
Un peu surpris au Manant demanda :
Pourquoi ce bruit? coquin, quâentends-je lĂ ?
Lâautre rĂ©pond : Câest Madame Honnesta
Qui vous réclame, et va par tout le monde
Cherchant lâĂpoux que le Ciel lui donna.
Incontinent le Diable décampa,
Sâenfuit au fond des Enfers, et conta
Tout le succĂšs quâavait eu son voyage :
Sire, dit-il, le nĆud du mariage
Damne aussi dru quâaucuns autres Ă©tats.
Votre Grandeur voit tomber ici-bas,
Non par flocons, mais menu comme pluie,
Ceux que lâHymen fait de sa confrĂ©rie,
Jâai par moi-mĂȘme examinĂ© le cas.
Non que de soi la chose ne soit bonne ;
Elle eut jadis un plus heureux destin ;
Mais comment tout se corrompt Ă la fin,
Plus beau fleuron nâest en votre couronne.
Satan le crut : il fut récompensé ;
Encor quâil eĂ»t son retour avancĂ© ;
Car quâeĂ»t-il fait ? Ce nâĂ©tait pas merveilles
Quâayant sans cesse un Diable Ă ses oreilles,
Toujours le mĂȘme, et toujours sur un ton,
Il fut contraint dâenfiler la venelle ;
Dans les Enfers, encore en change-t-on ;
Lâautre peine est Ă mon sens plus cruelle.
Je voudrais voir quelques gens y durer.
Elle eût à Job fait tourner la cervelle.
De tout ceci que prétends-je inférer ?
PremiĂšrement je ne sais pire chose
Que de changer son logis en prison ;
En second lieu, si par quelque raison
Votre ascendant Ă lâhymen vous expose,
NâĂ©pousez point dâHonnesta sâil se peut ;
Nâa pas pourtant une Honnesta qui veut.
1. La gravure nâest pas signĂ©e.
2. Edition de 1694, Livre VII, Fable 27.
3. Nouvelle tirée de Machiavel
Informations techniques
Notice #006596