La résurrection de Lazare - atelier de Deshays
Analyse
Commentaire de Diderot :
« Mais il est temps de revenir Ă Deshays. Il y a une RĂ©surrection du Lazare, sans numĂ©ro et sans nom dâartiste, quâon lui attribue et qui est certainement de lui.
On voit Ă droite le tombeau. Le ressuscitĂ© en sort debout, la tĂȘte dĂ©couverte. Il tend vers le Dieu qui lui a rendu la vie ses bras encore embarrassĂ©s de son linceul. Son visage est lâimage de la mort que les traits de la joie et de la reconnaissance viennent dâanimer. Ses parents, penchĂ©s vers lui, lui tendent les bras dâun endroit Ă©levĂ© oĂč ils sont placĂ©s ; ils sont transportĂ©s dâĂ©tonnement et de joie. Lâartiste a prosternĂ© les deux sĆurs aux pieds du Christ : lâune adore, le visage contre terre ; lâautre a vu le prodige. Lâexpression, la draperie, le caractĂšre de tĂȘte et toute la maniĂšre de celle-lĂ est du Poussin ; celle-ci est aussi fort belle. Les apĂŽtres sâentretiennent Ă quelque distance derriĂšre le Christ. Ils ne sont pas aussi fortement affectĂ©s que le reste des assistants : ils sont faits Ă ces tours-lĂ .
Le Christ est debout, au-dessus des femmes, Ă peu prĂšs Ă©galement Ă©loignĂ© des apĂŽtres et du tombeau. Il a lâair dâun sorcier en mauvaise humeur, je ne sais pourquoi, car son affaire lui a rĂ©ussi. VoilĂ le principal dĂ©faut de ce tableau, auquel on peut encore reprocher une couleur un peu crue, comme dans le Mariage de la Vierge, plus forte que vraie.
Mais dites-moi donc, mon ami, pourquoi ce Christ est plat dans presque toutes les compositions de peinture ? Est-ce une physionomie traditionnelle dont il ne soit pas possible de sâĂ©carter, et Rubens a-t-il eu tort dans son ĂlĂ©vation de la croix de lui donner un caractĂšre grand et noble ?
Dites-moi aussi pourquoi tous les ressuscitĂ©s sont hideux ? Il me semble quâil vaudrait autant ne pas faire les choses Ă demi, et quâil nâen coĂ»terait pas plus de rendre la santĂ© avec la vie. Voyez-moi un peu ce Lazare de Deshays ; je vous assure quâil lui faudra plus de six mois pour se refaire de sa rĂ©surrection.
Sans plaisanter, ce morceau nâest pas sans effet ; les groupes en sont bien distribuĂ©s ; le Lazare avec son linceul est peint largement. Cependant je ne vous conseillerais pas de lâopposer Ă celui de Rembrandt ou de Jouvenet. Si vous voulez ĂȘtre Ă©tonnĂ©, allez Ă Saint-Martin-des-Champs voir le mĂȘme sujet traitĂ© par Jouvenet. Quelle vie ! quels regards ! quelle force dâexpression ! quelle joie ! quelle reconnaissance ! Un assistant lĂšve le voile qui couvrait cette tĂȘte Ă©tonnante et vous la montre subitement. Quelle diffĂ©rence encore entre ces amis qui tendent les mains au ressuscitĂ© de Deshays et cet homme prosternĂ© qui Ă©claire avec un flambeau la scĂšne de Jouvenet ! Quand on lâa vu une fois, on ne lâoublie jamais. LâidĂ©e de Deshays nâest pourtant pas sans mĂ©rite, non ; son tableau est petit, mais la maniĂšre en est grande.
Mais que penseriez-vous de moi, si jâosais vous dire que toutes ces tĂȘtes de ressuscitĂ©s, belles sans doute et du plus grand effet, sont fausses ? Patience, Ă©coutez-moi. Est-ce quâun homme sait quâil est mort ? Est-ce quâil sait quâil est ressuscité ? Je mâen rapporte Ă vous, marquis de la vallĂ©e de Josaphat, chevalier sans peur de la rĂ©surrection, illustre Montamy, vous qui avez calculĂ© gĂ©omĂ©triquement la place quâil faudra Ă tout le monde au grand jour du jugement, et qui, Ă lâexemple de Notre-Seigneur entre les deux larrons, aurez la bontĂ© de placer dans ce moment critique Ă votre droite Grimm lâhĂ©rĂ©tique et Ă votre gauche Diderot le mĂ©crĂ©ant, afin de nous faire passer en paradis comme les grands seigneurs font passer la contrebande dans leurs carrosses aux barriĂšres de Paris ; illustre Montamy, je mâen rapporte Ă vous : nâest-il pas vrai que de tous ceux qui assistent Ă une rĂ©surrection, le ressuscitĂ© est un des mieux autorisĂ©s Ă nây pas croire ? Pourquoi donc cet Ă©tonnement, ces marques de sensibilitĂ© et tous ces signes caractĂ©ristiques de la connaissance de lâĂ©tat qui a prĂ©cĂ©dĂ© et du bienfait rendu que les peintres ne manquent jamais de donner Ă leurs ressuscitĂ©s ? La seule expression vraie quâils puissent avoir est celle dâun homme qui sort dâun profond sommeil ou dâune longue dĂ©faillance. Si lâon rĂ©pand sur son visage quelque vestige lĂ©ger de plaisir, câest de respirer la douceur de lâair, câest de retrouver la lumiĂšre du jour. Mais suivez cette idĂ©e, et les dĂ©tails vous en feront bientĂŽt sentir toute la vĂ©ritĂ©. Ne voyez-vous pas combien cette action faible et vague du ressuscitĂ©, portĂ©e vers le ciel et distraite des assistants, rendra la joie et lâĂ©tonnement de ceux-ci Ă©nergiques ? Il ne les voit pas, il ne les entend pas ; il a la bouche entrouverte, il respire, il rouvre ses yeux Ă la lumiĂšre, il la cherche : cependant les autres sont comme pĂ©trifiĂ©s.
Jâai une RĂ©surrection du Lazare toute nouvelle dans ma tĂȘte ; quâon mâamĂšne un grand maĂźtre, et nous verrons. Nâest-il pas Ă©tonnant quâentre tant de tĂ©moins du prodige, il ne sâen trouve pas un qui tourne ses regards attentifs et rĂ©flĂ©chis sur celui qui lâa opĂ©rĂ©, et qui ait lâair de dire en lui-mĂȘme : « Quel diable dâhomme est-ce lĂ Â ! Celui qui peut rendre la vie peut aussi facilement donner la mort... »
Pas un qui se soit avisĂ© de faire pleurer de joie une des sĆurs du ressuscitĂ© ; pas un des parents qui tombe en faiblesse. Quâon mâamĂšne incessamment un grand maĂźtre, et sâil rĂ©pond Ă ce que je sens, je vous offre une RĂ©surrection plus vraie, plus miraculeuse, plus pathĂ©tique et plus forte quâaucune de celles que vous ayez encore vues.
En revenant de Saint-Martin-des-Champs nâoubliez pas de faire un tour Ă Saint-Gervais et dây voir les deux tableaux du Martyre de saint Gervais et de saint Protais, et quand vous les aurez vus, Ă©levez vos bras vers le ciel et Ă©criez-vous : Sublime Le Sueur ! divin Le Sueur !... Lisez HomĂšre et Virgile, et ne regardez plus de tableaux. » (Salon de 1763, CFL V 426-9)
2. Vente Beaussant-LefĂšvre, vendredi 28 juin 2002, lot 56.
La toile présentée hors livret au Salon de 1763 est actuellement en dépÎt au musée de Boston, collection Horwitz.
Informations techniques
Notice #009233