On ne peut qu’être frappé par la pérennité de la notion d’œuvre dans le discours critique contemporain, en dépit des remises en question nombreuses dont elle a fait l’objet durant le XXe siècle. Si les artistes se méfient toujours du terme (trop statique et normatif à leurs yeux), qu’elle soit journalistique ou savante, la critique littéraire continue de l’employer spontanément : on parle naturellement des œuvres d’Annie Ernaux ou de Michel Houellebecq, sans que le mot paraisse particulièrement daté. La raison en est que le critique et l’artiste ne l’utilisent pas à l’intérieur du même cadre de référence. Alors qu’en lui préférant travail, proposition ou texte, pour échapper aux normes établies, le plasticien et l’écrivain raisonnent à l’intérieur du champ de l’art, le théoricien, pour sa part, emploie œuvre pour distinguer les productions artistiques des autres formes de communication. Tenu de définir les objets qu’il étudie, il souligne ainsi la spécificité de telles réalisations. Descriptive et non prescriptive, la notion d’œuvre manifeste alors son pouvoir de démarcation ; elle isole les productions esthétiques à partir de critères qui évoluent en fonction des choix faits par les artistes eux-mêmes, au fil du temps. L’intensification de la vie médiatique par la révolution numérique n’a fait qu’accentuer ce besoin de spécification ; qu’ils hybrident leur pratique aux médias environnants ou au contraire s’en éloignent, c’est souvent par rapport à eux qu’écrivains ou plasticiens se positionnent aujourd’hui. Constatant que les querelles d’école ont eu tendance à s’atténuer ces dernières décennies, Pascal Mougin note ainsi que « les contestations […] sont désormais plutôt adressées à l’art depuis l’extérieur. L’externalisation des conflits sur l’art remplace ainsi le caractère endogène des querelles esthétiques du régime moderne1. » Parmi les éléments de cet « extérieur » figure le bain médiatique dans lequel l’œuvre est prise.
Sous le nom d’inter-œuvre, le numéro de Rubriques qu’on va lire envisage ainsi l’œuvre au carrefour des pratiques médiales et médiatiques2 dans lesquelles elle naît et se diffuse. Il s’agit chaque fois de réfléchir aux façons dont elle « opère3 » parmi elles, mais aussi de décrire la césure par laquelle elle se démarque des échanges sociaux qui l’excèdent, de manière à préserver son autonomie, au milieu des contraintes auxquelles ces échanges sont susceptibles de la soumettre. Il est par exemple symptomatique que, tout en défendant une vision procédurale de la création, contre les visions objectivantes qui voient dans l’œuvre un système fermé, doté d’un « dedans » et d’un « dehors » (d’un texte et d’un contexte, par exemple), un théoricien comme Bernard Vouilloux maintienne le terme d’œuvre dans les deux ouvrages qu’il consacre à la notion. Si l’artiste, explique-t-il, est traversé par le flux des « énoncés » et des « visibilités » véhiculés par les médias de son temps, il leur impose aussi sa propre empreinte : « l’œuvrer de l’œuvre n’est ni dans le barrage qu’elle construit, ni dans les flux qui lui donnent son matériau, mais dans ce que le barrage fait des flux comme dans ce que les flux font au barrage4 ».
La notion d’inter-œuvre proprement dite nous paraît présenter d’abord un intérêt pratique, puisqu’elle délimite assez bien le champ de recherche des études qu’on va lire. Dérivé des notions d’intertextualité et d’intermédialité, ce terme suggère qu’une production artistique ne s’accomplit qu’en passant par la médiation de pratiques sociales, en particulier médiales et médiatiques, qui la débordent mais l’aident aussi à se constituer. Ainsi de ses conditions d’édition ou d’éditorialisation, qu’elle partage avec n’importe quel imprimé ou affichage numérique, de son hybridation avec d’autres formes de communication, des modèles ou matrices5 qui en informent le développement, comme les régimes pictural, photographique, cinématographique, télévisuel ou réticulaire de l’écriture, ou encore de sa diffusion, qui en étend le champ d’action. Toutefois là où l’« intertexte » désigne les énoncés qui circulent entre les textes (littéraires ou non) et l’intermédialité les énoncés, oralités et visibilités qui circulent entre les médias, l’inter-œuvre est une notion plus composite, puisqu’elle confronte une production restreinte, généralement individualisée – l’œuvre – à des pratiques sociales collectives, voire de masse. Ainsi comprise, elle met en tension d’une part les forces centripètes de la création – celles conduisant par exemple un poète à réunir ses textes en recueil ou ses performances sur son site personnel – et d’autre part les forces centrifuges d’activités sociales, notamment communicationnelles, prioritairement destinées à se diffuser dans le monde pour y agir.
D’un point de vue plus heuristique (et pas simplement pratique), une telle notion reste, bien sûr, sujette à débat, puisqu’en assumant de reconduire la césure opérale6, elle se distingue d’une vision purement activiste du processus de création, qui se focaliserait exclusivement sur l’action que celle-ci produit dans le monde. Néanmoins, dans les faits peu de critiques suivent le désir de certains artistes d’effacer les frontières entre l’œuvre et son environnement : en dépit des décloisonnements et déspécifications7 auxquels ces artistes s’adonnent, une césure formelle distingue d’emblée leurs productions de la communication ordinaire. Si l’accent se déplace aujourd’hui en direction des rapports de force entre l’œuvre et la société, c’est moins par oubli de la forme que pour la désacraliser, contre la vision autotélique et insulaire qu’une certaine doxa formaliste en donnait à la fin du XXe siècle. Sous le titre emblématique L’Ordinaire de la littérature, Florent Coste renvoie ainsi dos à dos les conceptions idéalistes, académiques ou formalistes qui valorisent exagérément l’autonomie des textes et les démarches militantes qui en exagèrent le pouvoir politique de subversion. En revenir à « l’ordinaire de la littérature » est, selon lui, un « geste déflationniste » salutaire, « radical et libérateur », puisqu’en nous débarrassant des mythologies attachées aux pouvoirs de celle-ci, il conduit le critique à se concentrer sur le champ plus limité des « rapports de force qu’elle établit avec l’ordre linguistique, économique et politique du moment8 ». Dans le même ordre d’idées, Justine Huppe, qui défend les mêmes positions, préfère à l’idée de littérature engagée celle de « littérature embarquée » et justifie comme suit la modestie des moyens et des finalités ainsi prêtés à la production littéraire : « dans un monde devenu rétif à toute appréhension totalisante et dans lequel l’autonomie de la sphère intellectuelle ne va plus de soi, être "embarqué" dit à la fois la perte d’un magistère, la fragilisation d’une assise fixe et la puissance opératoire (tactiques, ruses, coups) ainsi libérée9 ». Aucun surplomb n’étant plus possible, l’artiste ne peut qu’infiltrer la vie sociale de l’intérieur, sur des sujets circonscrits, que ce soit en portant la littérature hors du livre (affiches, conférences, actions participatives10), ou en interrogeant, dénudant ou subvertissant, par le travail de l’écriture et depuis l’intérieur du livre, les médias, médiums et médiations à travers lesquels s’instituent savoirs, valeurs et représentations dominantes. Inspirateur majeur de ce mouvement, qui se définit volontiers comme « pragmatiste11 », Christophe Hanna qualifie pour sa part ses propres ouvrages et performances de « dispositifs poétiques12 », c’est-à-dire de « formes symboliques » dotées « d’opérativité13 », puisque destinées à « mettre en crise certaines manières de représenter, de décrire, d’inscrire, bref, certaines potentialités cognitives qui sont les nôtres […]14 ». Là aussi la notion de dispositif maintient la césure opérale mais sans la fétichiser, puisque l’accent est mis sur l’agentivité de l’œuvre plutôt que sur ses formes. Dans Argent (2018), les entretiens que Christophe Hanna obtient auprès de poètes et d’acteurs de la vie littéraire contemporaine dévoilent ainsi la contrainte quotidienne que représentent pour eux comme pour nous revenus et coût de la vie, dans un milieu social où le sujet reste largement tabou. La forme du livre se veut « ordinaire » (Florent Coste), puisqu’il prend l’aspect d’un rapport de sociologue : classant les interviewés par tranches de revenus, il imite le tableau de données d’une étude salariale. Modeste, ce « dispositif » ne s’en veut cependant que plus opérant, puisqu’en contraignant l’esprit du lecteur à ne voir l’activité des écrivains qu’à travers le filtre de leur niveau de vie, il l’oblige à s’interroger sur la nature et la relativité des valeurs que la société accorde aux choses15. Si, dans le même temps, un tel dispositif s’avère « poétique », c’est non seulement en raison de tous les écarts qui le séparent d’un rapport sociologique véritable (aucune conclusion n’est tirée de ces entretiens), mais aussi en raison de l’intense sélection des informations ainsi opérée : en ramenant à la seule question de l’argent les récits de vie recueillis, le narrateur, qui les rapporte au style indirect, les assujettit à un axe paradigmatique unique et unificateur, comme un poème le fait traditionnellement de ses contenus16.
Quoique articulée au contemporain, l’approche pragmatiste ouvre aussi un riche champ de recherches à l’étude de littératures plus anciennes. Avec ses subversifs Salons, Diderot, par exemple, nous offre un cas exemplaire d’infiltration. Destinés aux cours européennes, notamment à celle de Catherine II, ils bénéficient d’une liberté de ton exceptionnelle en raison de leurs conditions de diffusion : leur public étant limité et leur support non imprimé, ils échappent miraculeusement à la censure17. Une lettre à Sophie Volland citée par Stéphane Lojkine montre que le philosophe était parfaitement conscient du fonctionnement critique de ses textes et raisonnait bien en tacticien :
Il m’est doux aussi de penser que j’aurai donné quelques moments d’amusement à ma bienfaitrice de Russie, écrasé par-cy, par-là, le fanatisme et les préjugés, et donné par occasion quelques leçons aux souverains, qui n’en deviendront pas meilleurs pour cela […]18.
« Quelques moments », « par-cy, par-là », « par occasion », « quelques leçons » : adjectifs indéfinis et locutions adverbiales diminutives illustrent l’alliance de modestie dans les fins et de détermination dans les moyens décrite par Justine Huppe à propos des littératures qu’elle qualifie d’ « embarquées ». Même tactique chez Victor Hugo, diffusant en 1848 ses idées politiques contre le général Cavaignac à travers L’Événement, journal fondé en juillet par Auguste Vacquerie, Paul Meurice ainsi que ses deux fils. Il n’en signe aucun article mais y poursuit néanmoins son œuvre en infusant de ses visions et idées les textes publiés par ses proches, que ce soit à l’aide des notes qu’il prend à l’Assemblée nationale (en tant qu’élu) ou par de simples conversations19 ; résolument activiste, l’œuvre se poursuit sans forme et sans bord dans la presse, en effaçant jusqu’au nom de l’auteur. Baudelaire à son tour joue aussi à sa façon avec les médias en publiant certains de ses poèmes en prose au rez-de-chaussée du quotidien à grand tirage La Presse, court-circuitant ainsi à la fois l’« intrigue superflue20 » – et souvent convenue – du roman-feuilleton, avec lequel la poésie entre ici en concurrence, et l’idéologie libérale véhiculée par le journal, à laquelle ses poèmes opposent une vision grinçante et désenchantée de la vie moderne21. Et que dire de Mallarmé, dont les Vers de circonstance, destinés à être écrits sur les objets concernés (enveloppe dans « Les loisirs de la Poste », éventails, photographies, fruits glacés, œufs de Pâques, albums et galets22) infiltrent les rituels sociaux ainsi que le décor pour les transmuer en échanges esthétiques23 ? À rebours du matérialisme ambiant, Mallarmé fait du courrier, de la photographie ou d’autres objets des « instruments spirituels24 » ; le poème s’accomplit en articulant la signification de son message à l’usage de l’objet par son possesseur ou son destinataire. Jeu mondain en apparence, mais où la modestie des moyens (de brefs quatrains) ainsi que des occasions s’allie, là encore, à une forte détermination du poète, dont le nombre des productions fut suffisant pour constituer un recueil à part entière (publié à titre posthume en 1920). Dans tous ces exemples, le jeu avec les médias (presse ou objets légendés) s’invite dans la constitution de l’œuvre. Si les écrivains qu’on vient de citer ne sont pas tous progressistes, du moins l’acte poétique a-t-il chez eux une valeur contestataire, comme lorsque l’auteur défend les valeurs de son art contre celles, économiques et matérialistes, du capitalisme triomphant25.
En décentrant son regard vers l’espace mental ou social sur lequel l’œuvre agit, la critique est ainsi conduite à faire passer au second plan les questions de clôture et d’œuvre. Développé par Nelson Goodman26, le modèle sous-jacent à cette vision « agentive » des arts est celui de l’implémentation, qui envisage l’œuvre depuis le méta-niveau technique et pragmatique de ses modes d’insertion et d’intervention, que ce soit dans le monde ou, cognitivement, dans nos représentations du monde27. Sa valeur se voit associée à ce moment du processus. C’est aussi parce qu’il prend en compte de telles pratiques sociales que le courant « pragmatiste » actuel renouvelle la question de l’engagement en littérature : ce dernier n’est pas uniquement lié à la teneur politique du message, mais aussi à la façon dont l’auteur joue avec les médiations propres à son temps, notamment informationnelles et communicationnelles ; ainsi des esthétiques artistiques et littéraires qui prennent le document pour matériau.
L’œuvre : une frontière ?
Pourquoi, dès lors, revenir sur la notion d’œuvre, comme on se propose de le faire dans ce numéro de Rubriques, en parlant d’inter-œuvre ? Une des raisons en est que les modalités d’action des auteurs s’élaborent souvent en miroir des modes de fonctionnement de la société elle-même, y compris quand il s’agit d’infiltrer pour subvertir, comme cela peut être le cas aujourd’hui, ce qui nous oblige à tracer une frontière entre les deux espaces. Certaines des contributions qu’on va lire observent ainsi, dans l’art comme dans l’espace médiatique contemporain, le même glissement des enjeux du message en direction de son support (l’affichage, par exemple, geste aussi bien artistique que constitutif du monde numérique) et de l’énonciation en général vers son intervention dans un environnement donné, soit la capacité matérielle d’un message à agir. D’où certaines ambiguïtés quand un auteur contemporain sort de l’espace du livre : sert-il la littérature ou ne fait-il qu’alimenter une économie de la communication qui se trouve elle aussi fondée sur des stratégies de transfert et d’infiltration, comme lorsqu’un usager implémente son message sur le plus grand nombre de plateformes et de réseaux sociaux possible28 ? De même, la décontextualisation29 des savoirs et des représentations communément partagés qu’opèrent les « dispositifs poétiques », tels que les envisage Christophe Hanna, n’entretient-elle pas quelque analogie avec la vocation de n’importe quel message actuel à se laisser décontextualiser et recontextualiser par son glissement d’un support vers un autre (d’une application à un site par exemple) ? La différence étant que la migration de l’énoncé à déconstruire dans l’espace de l’œuvre s’accompagne de multiples écarts, producteurs d’effets critiques, là où la migration médiale ordinaire valorise généralement la répétition et le renforcement du message initial, notamment quand le but est publicitaire. Dans la mesure où le champ artistique et le champ médiatique ne partagent ni les mêmes finalités, ni les mêmes normes, ni le même rythme de production, l’effet de spécularité qu’on ne fait qu’esquisser ici nous oblige à souligner ce qui sépare la création de la communication sociale quotidienne : d’un côté des « dispositifs poétiques » à vocation critique ; de l’autre des dispositifs purement fonctionnels30.
Omniprésent aujourd’hui, un terme se présente comme le parfait antonyme de celui d’œuvre, tout en favorisant le rapport en miroir qu’on vient d’évoquer : il s’agit du mot contenu (« mettre des contenus sur une plateforme » par exemple). À travers ce vocable, la triade émission-message-récepteur, propre à une vision sémiotique de la communication, se voit remplacée par la triade implémentation-affichage-attention, propre à une vision médiale et médiatique de nos échanges. Ne désignant plus sémantiquement des énoncés mais leur insertion sur un support, contenu valorise l’appareillage techno-économique qui contrôle la communication courante, ainsi que leurs normes de production et de réception, comme la nécessité de renouveler rapidement les items, pour s’assurer la fidélité du public31. Or ce niveau de contrôle médial du message, qui a toujours existé mais passe aujourd’hui au premier plan, est bien celui sur lequel travaillent, en miroir, nombre d’œuvres littéraires ou artistiques contemporaines. Quand un photographe comme JR affiche dans la rue le portrait d’habitants de cités défavorisées, il entend bien pénétrer le milieu urbain et le quotidien des passants (implémentation) pour y rendre visibles (affichage) des visages qui accèdent ainsi à la scène sociale (attention). Dans un tel contexte, l’installation compte davantage que la mimésis (le dispositif l’emporte sur le signe), ou du moins fait jeu égal avec elle : à partir du moment où l’enjeu réside dans l’affichage, le portrait peut être délégué à une simple machine (avec JR, un simple camion photomaton suffit pour tirer l’image des habitants). De même l’expression de « littérature embarquée » proposée par Justine Huppe trouve, en miroir, un correspondant dans la façon dont l’informatique dite aussi « embarquée » colonise notre quotidien par le biais des objets connectés. Dispositif contre dispositif en quelque sorte.
Avec son pouvoir de démarcation, la notion d’œuvre insiste ainsi sur la distance séparant les domaines ; de l’opérativité du texte littéraire elle remonte à son opéralité, autrement dit à la part de mise en œuvre (opus, eris) qui a présidé à son élaboration. Parmi les facteurs distinctifs d’une telle opéralité on croise le critère économique : là où la communication et, plus largement, le monde du travail visent à produire le « plus » avec le « moins », l’effet d’œuvre surgit dès qu’une production produit le « plus » avec le « plus ». S’inspirant de la biologie de l’évolution, Jean-Marie Schaeffer qualifie de « coûteux32 » les signes dont l’élaboration demande plus de temps et d’énergie que ce que nécessite la communication ordinaire. Au renouvellement permanent des contenus, valorisé par le monde numérique, l’œuvre oppose ainsi subversivement la lenteur de sa gestation33. Le critère économique est d’autant plus séduisant qu’il n’implique aucune forme ou norme préétablie, et par conséquent aucun présupposé esthétique et académique. Il permet ainsi de repérer « de l’œuvre » en dehors des institutions dévolues à l’art.
A l’inverse, les actions politiques pures, qui visent une efficacité immédiate, économisent sur les moyens d’expression et ne redoutent rien tant qu’une lecture esthétique de leur geste. Volontairement frustres, les collages urbains qui dénoncent le nombre dramatique des féminicides en France ne sont ni de la littérature ni du street art aux yeux de leurs autrices : « Les collages sont politiques, pas artistiques34 », proclament Alice Mesnage et Marie G. dans Notre colère sur vos murs. Aucune volonté de poésie dans ces lettres ou ces mots juxtaposés par bandes, mais la nécessité de faire effraction dans l’espace public pour convaincre directement le passant de l’urgence de la situation. On peut, bien entendu, voir dans ces phrases en noir et blanc, comme dans le geste d’afficher, la signature esthétique de l’époque, mais le regard attentionnel (réflexif et rétrospectif) qu’on porte alors sur eux introduit une distance que redoutent ceux des militants qui perçoivent l’art comme « dépolitisant35 ». Certes l’expérience esthétique s’enracine dans nos gestes au quotidien36, qui, inversement, peuvent contenir une dimension esthétique latente ; ceux de l’artiste, pour ne prendre que lui, sont reliés à d’autres gestes relevant de la vie commune. Moins continuiste, la notion d’œuvre, que nous privilégions ici, suggère cependant que, avec les dispositifs organisés et complexes mis au point par l’écrivain ou le plasticien, survient un seuil de décohérence (dirait-on en physique quantique), à partir duquel la superposition entre les deux états esthétique et quotidien du geste se dissout, chacun de ces états se spécialisant, dans l’action d’une part (celle, politique, des militants par exemple) et dans la mise en œuvre artistique d’autre part. Si, pour le passant esthète, les affiches militantes ressemblent à de la poésie ou à du street art, c’est de part et d’autre d’une frontière que personne ne souhaite réellement abolir. L’opérativité d’un slogan politique exclut toute opéralité, c’est-à-dire toute volonté d’œuvre.
L’acte d’œuvrer éloigne-t-il pour autant l’artiste du quotidien et le condamne-t-il à n’y jouer aucun rôle concret ? En réalité l’opéralité de l’action artistique engagée ouvre à une autre façon d’agir, autrement dit à une efficacité seconde – celle que nous semble valoriser le courant pragmatiste actuel. Ni directement efficace, ni isolée sur son Olympe, l’œuvre agit en parallèle, à l’aide de ses propres outils symboliques. De même qu’en imitant les actions des hommes, le théâtre classique faisait redouter à ses censeurs la contagion mimétique des passions, certains des dispositifs artistiques ou poétiques actuels visent une contagion pragmatique de la création. On l’a vu plus haut : à partir de son propre dispositif qui n’a que l’apparence du rapport sociologique, un livre comme Argent de Christophe Hanna invite le lecteur à s’appliquer à lui-même la traduction monétaire de chacun de ses actes, pour mieux évaluer le caractère souvent abusif, arbitraire ou dérisoire du prix que la société accorde aux choses. Le caractère « ordinaire » des moyens employés (l’entretien pour l’écrivain, l’affiche pour le poète ou le plasticien) en fait non seulement des outils d’exploration du quotidien, mais aussi des outils incitatifs37 parce qu’accessibles, opérateurs d’agentivité, que cette dernière reste purement cognitive (le dispositif textuel réagençant38 nos façons de penser et de parler le réel), ou débouche, à terme, sur un engagement politique plus concret.
Quelle est la nature de cette efficacité « seconde » ? On vient de le voir : plutôt que d’opposer en chiens de faïence la transitivité de la communication ordinaire à l’intransitivité d’un message littéraire qui serait replié sur ses propres formes, mieux vaut déplacer l’analyse du niveau sémantique (construction directe ou indirecte de la signification) au niveau pragmatique et postuler l’existence d’une double agentivité, l’une directe – la seule que reconnaisse le message militant – l’autre indirecte parce qu’incluant une part de décontextualisation et d’intransitivité. L’agentivité de l’œuvre nous paraît ainsi procéder en deux temps : un effet immédiat (agentivité de type 1) suivi d’un effet toujours différé (agentivité de type 2). L’effet immédiat est en relation avec ce que le média utilisé peut faire : agir cognitivement, émotionnellement, visuellement ou de manière décisionnelle (engagement) sur le public qui s’intéresse à l’œuvre et attirer ainsi son attention sur le sujet traité, en particulier s’il est politique, comme n’importe quel message est capable de le faire. L’effet différé, pour sa part, renvoie à ce que l’œuvre rêve de faire et nous fait croire qu’elle fait : soigner véritablement son public39, convertir immanquablement ce même public à une cause, réviser « tout l’univers40 » (Aragon à propos de l’image) ou réorganiser complètement notre paysage mental – autant d’actions qui ne constituent en réalité qu’un horizon, une virtualité, sous la forme d’un signifié agentif qu’une actualisation immédiate détruirait en le ramenant exclusivement à une efficacité de type 1. Dans Visages villages (2017) d’Agnès Varda et JR, une participante se plaint de l’encombrante notoriété que lui a donnée, sur les réseaux sociaux, le placardage de son portrait sur le mur de son village41. Dès qu’on sort du symbolique, les circonstances risquent de retourner l’œuvre contre ses bénéficiaires supposés. C’est pourquoi la part d’action que comprend l’agentivité de type 2 nous paraît devoir rester suspensive, à la façon d’un « comme si ». Si elle avait été plus limitée, la visibilité offerte à la jeune serveuse du film n’en aurait que mieux symbolisé le droit, pour tout un chacun, d’accéder à la scène sociale, qui est un des messages du film ; le bénéfice ponctuel et effectif qu’elle aurait reçu du dispositif d’affichage aurait ouvert, dans un second temps et virtuellement, à la solution politique du problème, sans prendre la forme fâcheuse d’une notoriété disproportionnée. En intégrant à son film ce moment déceptif, Agnès Varda rend habilement sensible la frontière séparant l’action artistique de l’action politique pure ; l’efficacité visée par l’œuvre est d’une autre nature.
Parce qu’elle est en partie suspensive, l’agentivité de type 2 nous paraît en effet s’apparenter à une utile illusion, y compris pour les œuvres contemporaines, et s’inscrit, à ce titre, dans une longue histoire, à condition de voir les textes classiques sous l’angle « pragmatiste » du dispositif, c’est-à-dire comme des textes agissants, et pas seulement signifiants : c’est la purgation des passions (Aristote) née de l’illusion théâtrale, effective mais plus limitée dans ses effets que la purgation opérée par une thérapie (qui relève d’une efficacité de type 1) ; c’est l’activation de nos facultés imaginatives et émotionnelles par l’illusion fictionnelle, moins puissante cependant que celle engendrée par nos rêves, hantises et traumas personnels ; c’est l’excitation des pulsions de voir et de savoir (pulsion scopique et libido sciendi) par l’illusion référentielle, ressort des œuvres réalistes et des pratiques documentaires, moins directement instructives, toutefois, que la lecture du journal ou l’examen d’une photographie ; c’est enfin le sentiment de liberté engendré par les œuvres dites interactives, alors que notre rayon d’action y est, en réalité, limité et programmé par l’œuvre elle-même, contrairement aux interactions de la vie quotidienne, que ne limitent que les circonstances. Dans les productions visant l’engagement du public, ce qu’on appellera ici illusion agentive (pouvoir donné à l’œuvre, considérée comme agent, d’impliquer le public) semble prendre à son tour le relais des illusions théâtrale, fictionnelle, référentielle ou interactive engendrées par des œuvres plus traditionnelles, et trouve dans les formes performées ou collaboratives de création des instruments privilégiés. Ce prolongement fictionnel et idéal à l’action directe de l’œuvre sur le lecteur ou le spectateur, bien réelle mais limitée, est aussi la condition du plaisir, comme toutes les fois que l’imaginaire prend le relai de la réalité : que l’œuvre soit créée pour faire savoir (dévoiler le monde) ou pour faire faire, on a besoin de croire en sa toute-puissance mobilisatrice, aussi circonscrite son action soit-elle en réalité ; cette illusion est le moment où elle s’accomplit vraiment.
L’inter-œuvre, une notion instable
D’une contribution à l’autre de ce numéro, un parcours se dessine qui pourrait être l’amorce d’une poétique inter-opérale, en dépit de – ou grâce à – l’instabilité de la notion d’inter-œuvre. Cette instabilité tient d’abord au caractère panoramique du terme d’œuvre, qui condense trois temporalités : la genèse de la production concernée (mise en œuvre), l’espace et le temps de son déploiement (une certaine extension est requise), enfin son accomplissement, car une production se constitue aussi comme œuvre dans l’après-coup de son achèvement, à travers le regard rétrospectif qu’on pose sur elle42. On réduit souvent ce terme-carrousel à son dernier état, celui de la totalité organisée et achevée, ce qui explique la méfiance qu’il suscite. En réalité, en lui se voient réunies l’intention et la réalisation, et, par ce fait même, la création et sa communication, puisque l’œuvre n’existe aussi dans le monde et n’est reconnue comme telle qu’une fois éditée et diffusée43. A partir du moment où elle est rendue publique ou programmée pour l’être, avant même sa conception, une part d’inter-œuvre s’invite constitutivement dans sa définition, avec les contraintes propres à une telle édition ou éditorialisation. Chacune des trois dimensions inchoative, progressive et accomplie de l’œuvre se voit aussi valorisée différemment selon les époques : sous l’Ancien Régime, s’agissant des « productions de l’esprit », comme les dictionnaires nomment les livres, œuvre est surtout connoté éditorialement44, renvoyant le plus fréquemment aux textes publiés d’un auteur, comme ses œuvres complètes ; à l’époque romantique, qui valorise l’inspiration individuelle de l’écrivain et son aspiration à l’absolu, la genèse de l’œuvre passe au premier plan ; actuellement enfin, ce sont les médiations éditoriales, médiatiques et institutionnelles qui éveillent le plus l’intérêt (les médias dans l’œuvre et l’œuvre dans les médias par exemple).
L’instabilité de la notion d’inter-œuvre vient ensuite de ce que inter- y prend des valeurs différentes selon les cas. Ce préfixe peut ainsi désigner : l’œuvre médiatrice, qui, reliant d’autres œuvres entre elles à la façon d’une référence commune, les met en réseau ; l’œuvre informée, de manière interne, par les médias environnants (à titre de thème, modèle esthétique ou illustration) ou, au contraire, l’œuvre performée dans d’autres espaces que le livre. Par ailleurs, chacune des contributions qu’on va lire adopte un point de vue singulier sur cette intersection, insistant tantôt sur sa fonction de cohésion (tel geste éditorial rassemblant des productions dispersées en recueil ou œuvres complètes), tantôt sur sa fonction dispersive (le passage de l’œuvre à sa copie, sous la forme de l’ekphrasis par exemple45), tantôt sur sa fonction transitionnelle (œuvre entre les œuvres, comme un recueil d’adages à la Renaissance, trait d’union entre les textes antiques qu’il compile et les écrivains humanistes qui s’en servent46). Préfixe par excellence de la médiation, inter désigne ainsi tantôt l’instance intercalaire qui permet la relation, tantôt le territoire qui résulte d’une telle mise en relation, comme lorsqu’il désigne la dispersion de l’œuvre à travers plusieurs espaces et plusieurs époques, par le biais de ses copies, éditions et adaptations47.
Enfin la notion d’inter-œuvre oscille entre une vision adaptative et une vision agonistique de l’auteur aux instruments qu’il utilise, notamment médiatiques. Même en cas d’engagement, aux stratégies choisies par l’artiste pour agir sur le monde s’ajoutent des cas où les contraintes extérieures sont subies par lui : elles influent sur l’œuvre par-delà sa volonté. Si chaque étape instituant l’œuvre comme telle (édition, diffusion, médiatisation) est susceptible d’être subvertie (voir l’interview très durassienne donnée par Duras à Apostrophe en 1984), œuvres et auteurs composent aussi souvent avec ces environnements, comme avec n’importe quelle contrainte. Ainsi là où la notion d’infiltration valorise la puissance d’effraction d’une œuvre dans le milieu où elle se diffuse, celle, plus neutre, de médiation concerne tous les cas où l’œuvre « fait avec » un tel milieu. Aussi volontariste soit-elle, la création opère aussi des compromis et assume à l’égard des pratiques qu’elle investit des ambiguïtés qui font partie de son « ordinaire ». Le rôle perturbateur de l’infiltration coexiste avec le rôle régulateur de la médiation, qui s’exerce toutes les fois qu’une production littéraire se construit à partir de moyens éditoriaux ou médiatiques définis et manipulés par d’autres.
Expérimentations contemporaines
Tournées vers la création contemporaine, trois contributions de ce numéro montrent bien en quoi les attitudes adaptatives et/ou agonistiques cohabitent dans la relation que les artistes entretiennent avec les médias. Elles montrent aussi comment une telle confrontation oblige chaque fois la critique à redéfinir les frontières de la notion d’œuvre.
Sous le titre « Pratiques de la performance littéraire : décentrements et plasticité de l’ "œuvre" », Estelle Mouton-Rovira analyse un certain nombre de performances littéraires menées par des écrivains en divers lieux, parallèlement à leur production écrite. En préalable à son analyse, elle remarque que si la littérature hors du livre est innovante par rapport aux pratiques traditionnelles, historiquement attachées à l’imprimé, d’un point de vue médiatique elle répond aussi à « une forme d’injonction adressée aux auteurs, entre impératifs de visibilité médiatique et, parfois, contraintes économiques ». On retrouve ici la dissymétrie qu’on évoquait plus haut entre les enjeux propres au champ de l’art et ceux propres au champ médiatique : ce qui est inédit dans un cas peut répondre à une attente dans l’autre ; d’un côté une forme d’innovation, prête à redéfinir les contours de l’œuvre, de l’autre une activité en accord avec la demande sociale. À propos de la pratique de la conférence performée chez Jean-Yves Jouannais et Emmanuelle Pireyre ainsi que des performances de Chloé Delaume, Estelle Mouton-Rovira pose ensuite la question de leur lien à l’ouvrage imprimé : constatant que ces formes orales et publiques d’expression ont diversifié leurs formes et gagné en autonomie au fil du temps, elle montre l’originalité de l’« espace intermédial et opéral » qui résulte d’une telle hybridation.
La contribution de Mathilde Buliard interroge à son tour les contours de l’œuvre à propos d’une pratique singulière : l’enquête documentaire, qui rapproche la littérature et l’art de formes ordinaires de communication, susceptibles d’en effacer la spécificité. Sous le titre « Éclatement et hybridation : ce que l’enquête contemporaine fait à l’œuvre », son étude porte sur deux ouvrages, l’un venu du champ littéraire, l’autre du champ photographique. Elle montre ainsi comment, dans 209 rue Saint-Maur. Paris Xe autobiographie d’un immeuble de Ruth Zylberman, l’œuvre commence bien avant le livre, lequel ne se veut que la trace du processus d’enquête mené par l’autrice sur la vie des habitants présents et passés d’un immeuble ordinaire. Au récit de l’enquête par la narratrice s’adjoignent nombre de témoignages oraux et de documents, notamment photographiques. Même chose pour Esperem ! Images d’un monde en soi de la photographe Hortense Soichet, trace d’une œuvre plus vaste, qui commence avec le travail collaboratif de prise de vue et d’exposition mené avec les habitantes du quartier gitan de l’Espérance, à Carcassonne. Le livre n’étant plus que le maillon d’une chaîne d’actions et de productions, Mathilde Buliard constate à son tour une forme d’autonomisation de la pratique intermédiale. Dans un cas comme celui-ci, de descriptive la notion d’inter-œuvre tend à devenir générique : elle désigne toute production articulant constitutivement plusieurs pratiques et plusieurs médias – textes, images, enquêtes ou événements participatifs. S’ils apparaissent comme de simples outils d’information, de transmission et de communication pris séparément, leur nature change à partir du moment où ils sont mis en réseau.
Les œuvres contemporaines qu’on vient d’évoquer sollicitent ainsi un double regard de la part du critique, aussi bien médial (et/ou médiatique) qu’esthétique. En miroir de l’inter-œuvre, ce double regard, qu’on pourrait qualifier de média-esthétique, est particulièrement utile quand une création s’invite dans l’univers numérique actuel, avec ses nouveaux sites et ses nouvelles applications. Sous le titre « Instapoésie : une convergence des pôles ? », la contribution d’Heiata Julienne-Ista tente ainsi d’évaluer la part de création d’une part, de promotion publicitaire d’autre part, qu’engendre l’éditorialisation de certaines productions poétiques sur Instagram. Comme le terme dynamique d’application le suggère, les outils de ce genre sont à la fois des véhicules d’information, des moyens médiatiques de communication et, potentiellement, des outils de création artistique. Comment l’œuvre littéraire peut-elle encore affirmer son autonomie esthétique dans un tel environnement ? N’est-elle pas tentée de faire de la poésie un alibi pour promouvoir d’autres produits, comme le font habilement certains utilisateurs ? Pour répondre à cette question, Heiata Julienne-Ista met les concepts bourdieusiens d’autonomie et d’hétéronomie de l’œuvre à l’épreuve de ces nouvelles façons d’écrire et de communiquer.
Au regard de tels exemples, on ne peut qu’être impressionné par les déplacements opérés par la révolution numérique, depuis la fin du XXe siècle. Cette « curieuse unité qu’on désigne du nom d’œuvre48 », pour parler comme Michel Foucault, n’a cessé de muter, de sorte qu’ont été remis en question les paramètres les plus définitoires du phénomène littéraire. L’éditeur, qui contribue à transformer un écrit en œuvre, est aujourd’hui concurrencé par l’autoédition ; l’auteur, dont Foucault maintient le magistère sous la forme d’une « fonction auteur49 », qui transforme juridiquement, éditorialement et institutionnellement un texte en œuvre (par opposition aux écrits privés), se voit déstabilisé et redéfini par la prépondérance de l’amateur, que favorise ce même phénomène d’autoédition ; le livre, support emblématique de l’œuvre littéraire, est concurrencé par l’éditorialisation numérique ; l’imprimé se voit de ce fait concurrencé par l’affichage sur écran, de sorte que définir l’œuvre comme rassemblement de « traces50 » (Foucault), relève à la fois d’un autre âge médiologique et d’une autre épistémè. Le paradigme de la trace, dont le minimalisme fécond subvertissait, au XXe siècle, la suprématie abusive exercée par le logos sur toutes les graphies (écriture et photographie par exemple), cède maintenant la place au mode événementiel et transitoire de l’affichage numérique : aux valeurs de fixation et de pérennisation attachées à l’inscription et à son impression succèdent celles de la manifestation (performance) et du renouvellement, propres aux contenus qu’on affiche sur les sites et les réseaux sociaux. Enfin, en tant que médium – outil individuel d’expression de l’écrivain – le texte est détrôné par l’hybridation médiale de l’œuvre à d’autres moyens d’expression, comme la conférence performée ou les créations collaboratives, pour reprendre les exemples précédents.
Ici s’arrêterait la liste de ces mutations, si une nouvelle innovation technologique ne fragmentait à son tour une strate encore inviolée de l’œuvre : son unité cognitive. Il s’agit bien sûr de l’intelligence artificielle, à laquelle Pascal Mougin consacre ici son étude. Sous le titre « Internes de Grégory Chatonsky : coécrire avec l’IA », celui-ci montre notamment les nouveaux enjeux qu’introduit, dans le champ littéraire, la co-auctorialité homme-machine. Constatant que s’éloignent de nous les fantasmes d’automatisation de l’écriture diffusés par la littérature d’anticipation, il explore en profondeur les modalités de ce nouveau partage des tâches : « l’enjeu de l’IA n’est plus de simuler l’humain et de réussir le test de Turing, l’horizon n’est plus le spectre de la singularité. La démarche de Chatonsky […] remet en question l’opposition qu’on se figure spontanément entre une œuvre qui serait authentiquement humaine et une production qu’on serait tenté de dire artificielle ou post-humaine. » Si, à l’instar du cadavre exquis des surréalistes, les expériences collaboratives fragmentent depuis longtemps l’unité cognitive de l’œuvre, avec l’intelligence artificielle c’est, plus radicalement, la nature humaine de la cognition qui perd sa souveraineté, puisque l’écrivain partage l’élaboration de son texte avec des opérations machiniques. La collaboration homme/machine reporte la césure opérale à un autre niveau que celui de la pensée elle-même et appelle, de la part des artistes, de nouveaux positionnements que cette étude s’attache justement à définir.
Palimpseste, mosaïque, connexion
Quand une œuvre se limite à un seul espace (livre, tableau, film), sa relation aux autres médias se clive nécessairement entre un dedans et un dehors. La relation de l’œuvre aux médias est endogène quand ils s’invitent dans son espace propre : ce peut être comme thème, modèle d’écriture ou ajout, à l’instar d’une illustration ; la même relation est exogène quand l’œuvre trouve une forme d’extension dans l’espace médiatique, comme celui que lui offrent la radio, la télévision ou internet, où elle poursuit son existence à travers résumés, débats, slogans publicitaires ou commentaires51. Interne ou externe, la médiation médiatique manifeste plus que jamais son ambivalence : elle est à la fois ce qui, ouvrant l’œuvre à une forme d’altérité, en menace les frontières, tout en représentant simultanément pour celle-ci une source de développements possibles.
Quand la médiation est interne à une intrigue, elle ouvre non seulement les mêmes potentialités narratives que n’importe quel élément du récit, mais permet aussi un renouveau de la manière de raconter. Ainsi de la médiation du cinéma dans Vicki et Mr. Lang52 (2022), le roman que Jean-Paul Engélibert consacre au tournage de Human Desire (1954) de Fritz Lang et qui fait l’objet d’un entretien avec son auteur à la fin de ce numéro. Au cours de la discussion, Jean-Paul Engélibert formule un des enjeux majeurs de cette intermédialité interne : offrir à la narration une forme transfictionnelle, en lui permettant de se déployer sur différentes scènes médiales ou médiatiques qui appartiennent elles-mêmes à des époques diverses. Dans ce roman aux paliers spatio-temporels multiples se mêlent ainsi l’histoire du tournage, celle de l’héroïne du film (Vicki), celle de l’actrice principale jouant l’héroïne du film (Gloria Grahame) et, bien sûr, celle de l’œuvre-source : La Bête humaine (1938) de Renoir, dont Human Desire est le remake, avec, pour point d’origine, le roman d’Émile Zola (1890). D’interne à l’œuvre, la même transfictionnalité deviendrait externe, si la même histoire se déployait sur d’autres supports, éventuellement prolongée par des fans. Il arrive en effet que la fiction soit d’emblée externalisée, jusqu’à devenir intrinsèquement transmédiale, comme l’a montré Henry Jenkins à partir de la notion de « convergence53 ». Dans ce cas la médiation médiale ou médiatique n’est plus externe ou interne mais, parce qu’elle est désormais constitutive de l’œuvre, à l’état de degré zéro ; médias et structure s’y confondent.
Si le degré zéro de la médiation est devenu l’horizon idéal d’un certain nombre d’œuvres contemporaines, où création et communication fusionnent dans un même espace et une même énergie, il apparaît aussi chaque fois qu’une production est si consubstantiellement liée à une autre qu’elle en est à la fois une extension opérale et un support de diffusion. Nous paraît entrer dans ce cas de figure la relation entre l’original et sa copie telle que l’envisage Renaud Robert à propos de l’Antiquité. Sous le titre « Peut-on parler d’ "inter-œuvre" dans l’Antiquité romaine ? », celui-ci étudie les modalités de ce qu’il désigne comme une « migration médiale » de l’œuvre, en matière de sculpture d’abord, quand un artiste copie le chef-d’œuvre d’un autre, puis avec l’ekphrasis, ce morceau oratoire qui consiste à décrire avec énergie un objet, notamment artistique, pour nous le donner à voir comme si nous l’avions devant les yeux. Quoique trop dépendantes de l’œuvre-source pour pouvoir s’en émanciper totalement, ces duplications, qui les font circuler, n’en existent pas moins par elles-mêmes, l’ekphrasis parce qu’elle représente un morceau de bravoure, la copie de statue de façon plus complexe, mais comprendre comment elle était reçue par le public romain est justement un des enjeux de cette étude. Examinant par ailleurs la « migration médiale » de l’œuvre à travers le temps, Renaud Robert souligne la nature sérielle de certaines d’entre elles, par exemple quand une ekphrasis donne naissance à des illustrations. Pour rendre compte de l’effet produit par ce feuilletage, il propose l’image du palimpseste : « l’inter-œuvre résulte d’un point de vue : celui du spectateur qui regarde le tableau ou la statue comme un palimpseste ; une œuvre peut en cacher / révéler une autre ». Parce qu’il fait fusionner les écritures, le palimpseste métaphorise bien la fusion des deux fonctions médiale et opérale dans les textes ou les œuvres qui sont à la fois le véhicule d’autres œuvres et des formes de création à part entière.
Quand, prenant un degré d’autonomie supplémentaire, une œuvre n’est pas la duplication d’une autre mais s’en nourrit simplement sous forme citationnelle – mise en page comprise – la métaphore de la mosaïque devient préférable à celle du palimpseste, puisque l’emprunt n’est plus que fragmentaire. C’est ce que montrent Anne-Laure Metzger et Alice Vintenon dans l’article qu’elles consacrent à plusieurs œuvres du XVIe siècle. Sous le titre « L'œuvre mosaïque : quelques cas d’interauctorialité à la Renaissance », celles-ci explorent d’abord la tension qui se fait jour, dans la première moitié du siècle, entre la pratique, très en vogue, de la compilation, qui fait du livre le simple moyen de transmission de textes anciens (ainsi des recueils d’adages ou de lieux communs tirés des textes antiques), et l’édition d’ouvrages plus ambitieux, qui, au milieu de nombreuses citations, font émerger la voix d’un auteur singulier, doté d’une certaine autorité. Les autrices étudient ainsi tour à tour deux œuvres qu’on peut qualifier d’inter-opérales : la Navis stultifera de Josse Bade (1505), nef des fous « montée » par son auteur à partir de textes tirés de deux autres ouvrages, le Narrenschiff de Brant et la Stultifera navis de Jakob Locher, puis le Medicinale bellum de Symphorien Champier (1516), compilation de la littérature médicale du temps, mise au service d’un récit inventé par l’auteur : celui, épique, de la bataille que se livrent le cœur et le cerveau, pour assurer leur domination sur les autres parties du corps. À propos de ces ouvrages, elles montrent aussi qu’au XVIe siècle l’emprunt à d’autres textes ne se manifeste pas uniquement verbalement : manchettes (noms des auteurs cités dans la marge), citations en listes, notes de bas de page et gravures transforment l’espace livresque en un fascinant grimoire où, parce qu’elle se matérialise sous la forme d’un intense travail typographique, l’intertextualité se double de puissants effets médiaux – voire intermédiaux quand le transfert textuel s’étend aux dispositifs éditoriaux d’origine, comme une liste de citations ou encore l’articulation du texte à une illustration reprise de l’œuvre-source. « "Faire œuvre" et "faire livre" sont inextricablement liés », expliquent ainsi les autrices, pour qui l’autorité de l’auteur s’affirme autant dans la ré-énonciation et le montage des discours empruntés à d’autres que dans la production d’un discours neuf : « compilation, commentaire et création forment ici un continuum », concluent-elles.
Après l’œuvre « palimpseste », rattachée consubstantiellement à une œuvre-source, comme la copie à l’original, et l’œuvre « mosaïque », rattachée à d’autres œuvres par prélèvement et montage d’extraits, une troisième métaphore est susceptible de décrire la nature inter-opérale de certaines productions : celle de la connexion, mieux adaptée à la création contemporaine. Sous le titre « “Only Connect” A Humument (1966-2016) de Tom Phillips en tant qu’inter-œuvre », Livio Belloi et Michel Derville rendent ainsi hommage à A humument, œuvre de l’artiste anglais Tom Phillips, récemment disparu, dont le travail sur la page imprimée illustre exemplairement la manière dont la pratique inter-opérale peut se matérialiser sous nos yeux dans l’espace du livre. Toute sa vie, l’artiste anglais aura travaillé à différentes versions de A Humument, roman victorien tombé dans l’oubli et dont il fait, exemplaire après exemplaire, un de ses espaces de création privilégiés. Le travail sur le texte y est, là aussi, indissociable d’un travail sur le support : couvrant d’encre chaque page de ce roman, à l’exception de quelques mots reliés par des rigoles, Tom Philips recrée un texte par connexion, tandis que les images dessinées, peintes ou collées (photographies, fragments d’affiches ou de cartes postales) qui participent à un tel recouvrement relient les bribes textuelles ainsi retenues aux histoires de la peinture, du cinéma et de la bande dessinée dont elles s’inspirent. « Now the arts connect », proclame l’artiste cité par les auteurs de l’étude. « À l’instar de la peinture et de la bande dessinée », expliquent-ils à propos d’une des planches qu’ils prennent pour exemple, « l’art cinématographique fait pleinement réseau, il fait constellation dans la trame de A Humument ».
L’œuvre intermédiaire
Dans la notion d’inter-œuvre, le préfixe inter est d’autant plus instable que sa signification dépend aussi du point de vue à partir duquel on observe la relation qui se tisse entre œuvres et médias ou entre plusieurs œuvres par le biais des médias54. Tandis que les relations de duplication ou de montage qu’on vient de croiser sont envisagées à l’échelle du livre ou de l’objet artistique, l’image du réseau suppose une vision plus panoramique du processus. De nature transcendante, un tel point de vue convient aussi à l’étude des œuvres qui jouent le rôle de référence partagée entre d’autres productions qu’elles relient entre elles. Trois contributions de ce numéro abordent ainsi le cas où plusieurs œuvres se voient associées par une œuvre médiatrice, qui leur sert de repère et/ou de modèle commun – message et support confondus.
Sous le titre « De Madame Bovary à Gemma Bovery : un diptyque inter-œuvre ? », Florence Pellegrini et Gersende Plissonneau explorent ainsi les rapports complexes qui se nouent entre Gemma Bovery, le roman graphique de Posy Simmonds, le film d’Anne Fontaine inspiré de ce roman graphique, et bien sûr Madame Bovary de Flaubert, qui joue le rôle de référence commune aux deux autres œuvres – ce qu’on appelle ici l’œuvre intermédiaire. A partir de la notion de « double distance », leur étude analyse notamment ce qui se produit quand une œuvre (ici le film) en adapte une autre (ici le roman graphique) qui est elle-même la réécriture d’un roman célèbre. Elle montre aussi le rôle de l’objet-livre dans l’imaginaire des artistes, en particulier chez Posy Simmonds, qui représente le volume à cinq reprises au cours de son roman graphique. A cette occasion, on peut se demander si, indissociable d’une culture de l’imprimé, ce n’est pas aussi à ce titre que le genre du roman fascine les artistes contemporains, en particulier au cinéma.
Il arrive ensuite que cette œuvre intermédiaire ne soit pas une production existante mais prenne la forme d’une œuvre fantasmée, servant de modèle commun à des artistes travaillant dans des disciplines différentes. Sous le titre « Du texte à l’œuvre murale : reconquérir l’Histoire, restaurer une aura. L’exemple de Canto general (1950) de Pablo Neruda », Margaux Valensi analyse ainsi le rôle joué par le chant épique révolutionnaire, en tant que modèle d’une « unité fondamentale de l’art et de la vie », dans l’œuvre du poète chilien Pablo Neruda, mais aussi chez les peintres muralistes mexicains Diego Rivera et David Alfaro Siqueiros ainsi que chez le tapissier français Jean Lurçat. Le « chant général » qui émane de l’Histoire des peuples et que Neruda entend rendre consubstantiel à sa poésie, contre les refoulements opérés par l’Histoire officielle, vibre aussi dans la fresque murale et la tapisserie. Explorant la place « transmédiale » ainsi conférée au chant, Margaux Valensi interroge les relations qui se tissent entre son « énergie synthétique » (selon l’expression de Siqueiros) et l’esthétique totalisante de la fresque. Inter-œuvre en tant que référence commune à plusieurs œuvres relevant de médias hétérogènes, le chant épique inscrit inversement chacune des réalisations qui se réfère à lui au sein d’un espace inter-opéral latent, qui réalise l’utopie, elle aussi épique, d’une solidarité de tous les arts autour de visions historiques et politiques communes.
Parfois, qu’elle soit rêvée ou réelle, cette œuvre intermédiaire s’incarne davantage encore dans l’imaginaire des auteurs, jusqu’à prendre la forme d’un territoire mental que chacun est libre de parcourir à sa guise. Dans sa contribution intitulée « Personnages-théories et théories-mondes dans les fictions scientifiques : reformulation et élaboration de discours scientifiques par la fiction », Marie Gall montre ainsi comment les systèmes astronomiques élaborés par les savants comme Galilée sont, aux yeux d’auteurs de fictions de l’époque classique, plus que des systèmes. Ce sont des mondes que le narrateur ou les personnages peuvent rejoindre par la seule force de leur pensée, de manière à les reconfigurer à leur guise : « le monde-théorie, pré-espace de fiction, devient accessible et peut être traversé ». S’interrogeant par ailleurs sur ce qu’elle appelle les « marqueurs inter-opéraux », outils permettant aux œuvres fictionnelles de se relier à de tels systèmes, Marie Gall s’intéresse au rôle de catalyseur joué par le nom du savant (Galilée ou Descartes portent des mondes par eux-mêmes) ainsi qu’à la faculté de certains personnages fictionnels à en être, à leur tour et par leur seule présence, l’incarnation. Là encore, la distinction entre texte et médias, dedans et dehors, tend à s’abolir, puisqu’un seul mot (le nom propre du savant ou du personnage fictif) peut jouer le rôle de relais vers d’autres textes, eux-mêmes vécus comme d’autres mondes ; à l’endroit où ces marqueurs opèrent, la médiation est consubstantiellement textuelle et médiale, partie prenante de l’œuvre et outil de connexion, si bien que, l’espacement se réduisant entre les éléments qu’elle relie, elle tend, là aussi, vers son degré zéro.
L’inter-œuvre comme espace interférentiel
Bien que la notion d’œuvre soit multidimensionnelle (elle s’applique aussi bien à un poème isolé qu’à l’ensemble des recueils d’un auteur), des textes trop dispersés peinent à se la voir appliquée. Ainsi de ces genres plus médiatiques que littéraires que sont la chronique, le billet d’humeur, le témoignage ou le texte polémique circonstanciel. Parce qu’ils partagent le même support, la même périodicité, la même actualité, le même rubricage55 et le même public que les médias d’information où ils paraissent, de tels textes ont du mal à s’en dissocier. Mi-médiatiques mi-littéraires, comment peuvent-ils revendiquer le statut d’œuvre ? Telle est la question que pose Céline Barral dans l’étude qu’elle consacre à l’écrivain autrichien Karl Kraus, dont les articles de polémiste précédèrent les productions dramatiques auxquelles il dut son statut d’auteur. Sous le titre « L’œuvre de polémiste en régime médiatique au début du XXe siècle », son étude interroge les facteurs d’émergence de l’effet d’œuvre au sein même de la presse, avant même que les articles concernés n’aient été réunis en recueil. Dans la mesure où un tel effet naît de la congruence de causes multiples intimement liées au fonctionnement du journal, l’inter-œuvre y prend la forme d’un espace interférentiel qui fonctionne comme matrice de l’œuvre à venir. Céline Barral montre ainsi comment, après avoir créé son propre organe de presse, La Torche (Die Fackel), l’écrivain voit son corps ironiquement identifié par le public à son média ainsi qu’au titre qu’il lui a donné, et comment ce facteur paradoxal d’auctorialité rejoint celui que lui procurent par ailleurs les portraits caricaturaux que ses adversaires font de lui. Enfin parce que les articles polémiques de Kraus s’inscrivent aussi dans un jeu médiatique concurrentiel incluant le dessin et la photographie à fonction satirique, c’est bien à partir du jeu intermédial favorisé par la presse illustrée que ses textes ont affirmé simultanément leur efficacité et leur dimension d’œuvre.
Aujourd’hui où médias et médiations ne se cachent plus mais escortent en permanence notre rapport à la réalité, il n’est pas surprenant que se développe une poétique des usages (à l’image des « Plaisirs de la poste » de Mallarmé), voire une mimésis des médias et des médiations, et pas seulement des actions en général ou des milieux sociaux que traversent les personnages : tel est le cas, par exemple, dès que du récit ou de la représentation scénique sont impliqués dans le processus de création. Médias et médiations étant faits pour servir, on comprend que leur représentation suscite chez le public le désir d’agir, si bien que l’agentivité est à la fois le modèle théorique que l’on connaît (l’action de l’œuvre dans le monde) et un motif privilégié par notre époque, sous la forme de contenus thématiques récurrents. Parce qu’il part de l’antiquité, le numéro qu’on va lire montre aussi que les enjeux techniques, pragmatiques et symboliques attachés aux moyens de communication dont dispose une société interfèrent constamment avec les choix artistiques des auteurs. C’est aux modalités d’un tel échange que se consacre chacune des contributions qui le composent.
Notes
Pascal Mougin, Moderne/contemporain. Art et littérature des années 1960 à nos jours, Dijon, Les presses du réel, 2019.
Médial renvoie au support, quelle que soit l’époque considérée ; médiatique renvoie à un état industrialisé des médias, qui commence au XIXe siècle (des années 1830 à aujourd’hui pour la presse, par exemple). On peut faire abstraction de ces niveaux d’analyse et réduire l’inter-œuvre au cas où un texte se réfère à un autre texte en tant qu’œuvre – contenus pris comme un tout – mais cette approche élude les facteurs éditoriaux et matériels qui instituent un texte comme œuvre et se rapproche trop de la notion plus classique d’intertextualité, à laquelle ce numéro tente d’apporter justement des prolongements.
Bernard Vouilloux, Ce que nos pratiques nous disent des œuvres, Paris, Hermann, 2014, p. 9. Sur la notion d’œuvre, voir aussi, du même auteur, L’Œuvre en souffrance. Entre poétique et esthétique, Paris, Belin, 2004.
Bernard Vouilloux, Ce que nos pratiques nous disent des œuvres, op. cit., p. 13.
5 « Matrice » est le terme qu’emploie Marie-Ève Thérenty dans La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle (Paris, Seuil, 2009, chap. 1, p. 47 notamment), pour évoquer l’influence réciproque de la presse sur la littérature et de la littérature sur l’écriture journalistique de l’époque. Moins axiologisé que « modèle », le terme de matrice décrit particulièrement bien la dimension collective et mécanique (voire inconsciente) de l’influence des médias sur les arts. Je remercie Philippe Baudorre d’avoir attiré mon attention sur l’intérêt qu’il y a à distinguer entre matrice et modèle dans ce cas.
Dérivé du latin opus, eris (l’œuvre, le travail), ce terme est d’usage récent. Il désigne chez plusieurs critiques ce qui renvoie à la dimension d’œuvre d’une production donnée.
Sur la quête contemporaine de « déspécification » de la littérature et de l’art, liée en particulier aux phénomènes « d’inter-, multi-, et transmédialité », voir Pascal Mougin, op. cit, p. 27.
Florent Coste, L’Ordinaire de la littérature, Paris, La Fabrique éditions, 2024, p. 162.
Justine Huppe, La Littérature embarquée, préf. de Jean-François Hamel, Paris, Editions Amsterdam, 2023, p. 38‑39.
Voir à ce sujet les travaux de Magali Nachtergael, notamment « Déplacement de la littérature. Images, textes et remédiations bio-technologiques », Place, n° 2, 2020. Sur le rapprochement entre littérature et art par le biais des médias, voir aussi Recherches et travaux. n° 100, 2022. Constitué sous la direction de Carole Bisenius-Penin, René Audet et Bertrand Gervais, ce numéro, intitulé « Les arts littéraires : transmédialité et dispositifs convergents », propose d’appeler « arts littéraires » les productions hors du livre que leurs modalités d’élaboration et de diffusion rapprochent de l’art contemporain.
Sur l’approche pragmatiste comme « esthétique des usages », voir Florent Coste et Thomas Mondémé, « L’ordinaire de la littérature. Des bénéfices pragmatistes dans les études littéraires », Traces. « Pragmatismes », n° 15, 2008.
Christophe Hanna, Nos dispositifs poétiques, Questions théoriques, « Forbidden beach », 2010.
Ibid., p. 17.
Ibid., p. 19.
Sur cette critique de la valeur dans Argent, voir Yves Citton, « Argent sans prix – à propos du nouveau livre de Christophe Hanna », AOC, 3-12-2018.
16 Je reprends ici la définition bien connue de la fonction poétique du langage par Roman Jakobson, pour qui cette fonction résulte de la projection de l’axe paradigmatique sur l’axe syntagmatique : « La fonction poétique projette le principe d'équivalence de l'axe de la sélection sur l'axe de la combinaison » (Essais de linguistique générale, trad. de l’anglais par Nicolas Ruwet, Paris, Éditions de Minuit, 2003 [1963], t. 1, p. 220). Ainsi le même processus de sélection des informations qui assujettit les récits de vie d’Argent au dispositif du rapport, support compris (sobriété de la couverture, du titre, des graphiques, tableaux et photographies accompagnant le texte), détermine aussi sa nature poétique.
Les numéros de la Correspondance littéraire, où les Salons paraissent, étaient recopiés à la main avant d’être envoyés dans les différentes cours d’Europe.
Lettre à Sophie Volland du 10 novembre 1765, citée par Stéphane Lojkine dans L’Œil révolté. Les Salons de Diderot, Paris, Jacqueline Chambon, 2007, p. 80. « On voit bien », commente Stéphane Lojkine, « que la visée ultime de l’écriture est la reconquête d’un espace politique, que la relation esthétique qu’expérimente le Salon n’est que le prélude à une relation politique, même si l’espace et la relation politique visés sont vécus comme illusoires et inaccessibles. C’est pourquoi l’œuvre programme, magnifiquement, son sabordage révolté » (p. 80‑81).
19 Comme l’explique Jean-Marc Hovasse à qui j’emprunte ces informations : « Cependant, le nouveau journal ne serait qu’incidemment littéraire : il permettait surtout à Victor Hugo d’élargir le cercle de son influence politique, tout en occupant ses enfants » (Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo, Paris, Fayard, 2001, t. 1, p. 1037). Par-delà les idées défendues par Hugo (sur l’abolition de la peine de mort, la liberté de la presse ou le suffrage universel par exemple), d’autres spécialistes ont montré ce que ces articles, même écrits par d’autres, avaient d’hugolien dans leur style ainsi que dans leur vision de la société et de l’Histoire. Voir par exemple Michèle Fizaine, « L’Événement (1848-1851) : la littérature comme sujet d’actualité, l’actualité comme objet de l’écriture littéraire », Rythmes. Histoire, littérature, dir. Marie Blaise et Alain Vaillant, Montpellier, Presses de l’Université de Montpellier, 2000, p. 229-243.
« […] je ne suspends pas la volonté rétive de celui-ci au fil interminable d’une intrigue superflue », explique Baudelaire à propos du lecteur, dans sa dédicace à Arsène Houssaye, qui dirige La Presse à cette date (Baudelaire, Le Spleen de Paris. Petits poèmes en prose, éd. par Jean-Luc Steinmetz, Paris, Le livre de poche, 2003, p. 59).
21 Jean-Pierre Bertrand montre que Baudelaire a pleinement conscience du « placement […] symbolique » que représente la publication de ses poèmes dans un journal à fort tirage, par opposition aux revues plus confidentielles, qui les accueillent aussi, comme L’Artiste (Jean-Pierre Bertrand, Inventer en littérature. Du poème en prose à l’écriture automatique, Paris, Seuil, 2015, deuxième partie, chap. 2, « Un genre inventé par et pour la presse », p. 138).
« Il souhaitait même que le vers devînt partie intégrante de l’objet, ajoutant par là au décor », note Edmond Bonniot, l’éditeur de la première édition (Stéphane Mallarmé, Vers de circonstance, Paris, Nouvelle revue française, 1920, p. XI).
23 « Ce jeu en apparence frivole dissimule une philosophie du quotidien : dans le champ du quotidien, le spirituel et le matériel communiquent, s’interpénètrent en de fructueux échanges », note Barbara Bohac à propos de ces courts poèmes, associés à des objets qu’ils transmutent en réalités spirituelles (Jouir partout ainsi qu’il sied. Mallarmé et l’esthétique du quotidien, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 327).
C’est la fonction qu’il attribue au livre en général (voir Stéphane Mallarmé, Divagations, in Œuvres complètes, éd. par Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, 2003, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, « Le livre, instrument spirituel », p. 224).
Sur la rivalité entre valeur économique et valeur poétique chez Mallarmé, voir Éric Benoit, « Valeur économique et valeur esthétique : la réflexion de Mallarmé », Modernité. La question de la valeur, n° 25, 2007, p. 91-100.
Nelson Goodman, L’Art en théorie et en action [1984], trad. J.-P. Cometti et R. Pouivet, Éditions de l’Éclat, 1996, 1ère partie, chap. 9, « L’implémentation dans les arts », p. 54-59. Sur l’usage de la notion d’implémentation à propos du collage voir Olivier Quintyn, Dispositifs/dislocations, Al Dante/Questions théoriques, 2007. L’auteur revient sur cette question dans Implémentations/Implantations. Pragmatisme et théorie critique. Essais sur l'art et la philosophie de l'art, Questions théoriques, 2017. En informatique, l’implémentation désigne l’installation d’un système ou d’un logiciel, avec les aménagements nécessités par une telle implantation.
Christophe Hanna distingue une opérativité qui agit « dans le contexte logique de la littérature » ainsi que sur nos esprits (cognitivement) d’une opérativité qui agit dans l’espace (du livre, des institutions, voire dans l’espace public). Nos dispositifs poétiques, op. cit., p. 16-17.
Sur une telle ambiguïté, voir, dans ce numéro, la communication d’Heiata Julienne-Ista : « Instapoésie : une convergence des pôles ? ».
Comme le montre Christophe Hanna (op. cit., p. 22-23), la décontextualisation de nos savoirs et représentations par les dispositifs poétiques est la condition du travail critique qu’ils exercent sur eux.
À propos de la conversion des dispositifs fonctionnels de la vie quotidienne en dispositifs artistiques et littéraires – dispositifs en représentation notamment – voir Discours, images, dispositifs, dir. Philippe Ortel, Paris, l’Harmattan, 2008. Pour une approche « dispositive » des notions de représentation, fiction, figuration et performance, voir Philippe Ortel, « Création et communication : une approche média-littéraire », Tangence, n° 125-126, 2021, p. 173-188. Comme l’a rappelé Vérane Partensky lors du séminaire à l’origine de ce numéro de Rubriques, dans un autre contexte historique, Clement Greenberg posait lui aussi la question de la spécificité du médium artistique par opposition à un usage indifférencié de celui-ci (« Vers un Laocoon plus neuf », [« Towards a Newer Laocoon », Partisan Review, juillet 1940], trad. de Pascal Krajewski, Appareil [En ligne], 17 | 2016) et expliquait le succès du kitsch par sa capacité à imiter le médium artistique (« « Avant-garde et kitsch » (1939), in Art et culture, trad. fr. A. Hindry, Paris, Macula, 1988).
Sur nos sites et nos applications, la circulation du message est tellement instantanée que le mouvement même de la communication en direction d’un destinataire s’efface de nos imaginaires au profit du dépôt. En transformant lexicalement le message en objet, contenu donne paradoxalement une image statique de la communication, dans laquelle chacun dépose ou prélève l’énoncé ou l’image dont il a besoin, au gré de son seul désir, selon une boucle solipsiste qui rend la présence de l’autre facultative, comme elle l’est dans tout acte de consommation. De fait contenu trahit aussi le statut de marchandise conféré aujourd’hui à l’information, là où les médias traditionnels cachaient la valeur économique des contenus informatifs derrière le geste apparemment gratuit des messages énoncés et diffusés. Avec le rapport de contenant à contenu, le tonneau percé des Danaïdes semble succéder aux sandales ailées d’Hermès au rang des modèles mythologiques susceptibles d’emblématiser nos manières de communiquer (c’est sous l’égide du dieu Hermès que Michel Serres publie ses différents ouvrages sur la communication à partir des années 1960, comme La Communication. Hermès I, Paris, Minuit, 1968). La figure du « créateur de contenus » devenant aujourd’hui la norme, l’évolution qu’on tente de décrire ici ne sera bientôt plus un sujet d’actualité (le nouveau système l’aura refoulée de la mémoire collective).
Jean-Marie Schaeffer, L’Expérience esthétique, Paris, Gallimard, 2015, p. 276.
Une exécution rapide peut cacher de longues années de pratique et de réflexion. Pour un usage « inter-opéral » de la théorie des « signes coûteux », voir, dans ce numéro, la contribution de Philippe Ortel : « Épargne et coût dans l’inter-œuvre ».
Voir à ce sujet Alice Mesnage et Marie G., « Les collages sont politiques, pas artistiques », Notre colère sur vos murs, Paris, Denoël, 2021, p. 25-32. C’est aussi en termes de frontière que les autrices séparent art et action politique : « libeller un objet comme un produit artistique revient souvent à l’isoler du monde, du champ de l’action et surtout de la vie quotidienne » (p. 26). Ce qui n’empêche pas, expliquent les autrices, que l’art puisse être politique de son côté (p. 27).
Ibid., p. 26.
Comme l’a montré Yves Citton dans Gestes d’humanité. Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques (Paris, Armand Colin, 2012).
« Incitatif » est le terme qu’emploie Philippe Hamon à propos des objets du quotidien qui suscitent le discours lyrique dans la poésie du XIXe siècle : bijoux, parfums, ruine, coquille, etc. (Philippe Hamon, Expositions. Littérature et architecture, Paris, José Corti, 1989, chap. V, p. 185). Pour une approche récente de l’incitation, voir Adrien Chassain, Éléonore Devevey et Estelle Mouton-Rovira, « Introduction : pour une poétique de l’incitation », dans Fabula-LhT, n° 29, « Manuels et modes d'emploi : comment la littérature dispose à l'action », dir. Adrien Chassain, Éléonore Devevey et Estelle Mouton-Rovira, janvier 2023.
Terme utilisé par Sandra Lucbert dans Défaire voir. Littérature et politique, Éditions Amsterdam, 2024, p. 18.
Voir à ce sujet Alexandre Gefen, L'Idée de littérature. De l'art pour l'art aux écritures d'intervention, Paris, José Corti, 2021.
« […] car chaque image à chaque coup vous force à réviser tout l’Univers », écrit Aragon dans Le Paysan de Paris (Paris, Folio, 1953, p. 82). Intitulé « Discours de l’imagination », le chapitre où figure cette célèbre formule est explicitement tourné contre l’ordre social et caractérisé par un lexique de la démesure et de la toute-puissance qui rappelle Les Chants de Maldoror de Lautréamont.
Agnès Varda, JR, Visages villages, France, 2017, 23’34.
Notamment à travers le geste herméneutique, comme le souligne Marc Escola à propos de la notion d’auteur qu’il traite en termes de projection : « Rapport de projection : " l'auteur " est le produit d'une série d'opérations qui forment la " réplique " des opérations que l'on fait subir au texte », dans « Michel Foucault et la fonction auteur », atelier du site Fabula, rubrique « auteur ».
En séminaire Vérane Partensky a rappelé le rôle du travail d’édition dans la constitution en œuvre à part entière des écrits fragmentaires et évolutifs de Bossuet. La question des notions d’auteur et d’œuvre nourrit la réflexion de Cinthia Meli dans son livre Le Livre et la Chaire. Les pratiques d’écriture et de publication de Bossuet, Honoré Champion, collection « Lumière classique, 99 », 2014.
Après avoir donné le sens commun d’œuvre (« ce qui est fait, ce qui est produit par quelque agent, ce qui subsiste après l’action ») le Dictionnaire de l’Académie française de 1694 précise : « Œuvre, se dit aussi, des productions de l’esprit qui paraissent en public, des pièces qu’un auteur compose en prose ou en vers. Œuvres poétiques […] ». Sur le rôle des stratégies éditoriales dans la constitution d’une œuvre à travers les siècles, voir Littérature. L’Œuvre recomposée, n° 208, 2022, notamment Rudolf Mahrer et Anne Réach-Ngô, « Introduction : productivité littéraire de la recomposition » (p. 5-23).
Voir, dans ce numéro, la contribution de Renaud Robert, « Peut-on parler d’ "inter-œuvre" » dans l’Antiquité romaine ? ».
Voir, dans ce numéro, la contribution d’Anne-Laure Metzger et Alice Vintenon, « L'œuvre mosaïque : quelques cas d’interauctorialité à la Renaissance ».
Voir à ce sujet Gérard Genette, L’Œuvre de l’art. Immanence et transcendance, Paris, Seuil, « poétique », 1994.
Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Dits et écrits. 1976-1988, t. 1, Paris, Gallimard, 2001, p. 822. Je remercie Jean-Louis Claret d’avoir attiré mon attention sur ce passage.
Ibid., p. 826.
« Parmi les millions de traces laissées par quelqu'un après sa mort, comment peut-on définir une œuvre ? », se demande Michel Foucault dans « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (op. cit., p. 822).
Voir à ce sujet Jérôme Meizoz, « Extensions du domaine de l’œuvre », Interférences littéraire/Literaire interferenties, n° 23, Seuils/Paratexts, trente ans après, dir. Guido Mattia Gallerani, Maria Chiara Gnocchi, Donata Meneghelli, Paolo Tinti, mai 2019, p. 186-193.
Jean-Paul Engélibert, Vicki et Mr. Lang, Bordeaux, L’Ire des marges, 2022.
Henry Jenkins, La Culture de la convergence. Des médias au transmédia, trad. de l’anglais par C. Jaquet, Paris, A. Colin/Ina, 2013 [2006].
Voir à ce sujet la note 2.
Je reprends ces trois catégories à Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, op. cit., p. 47.
L'inter-œuvre
5|2025 - sous la direction de Philippe Ortel et Vérane Partensky
L'inter-œuvre
Expérimentations contemporaines
Pratiques de la performance littéraire
Éclatement et hybridation
Instapoésie : une convergence des pôles ?
Internes de Grégory Chatonsky
Palimpseste, mosaïque, connexion
Peut-on parler d’« inter-œuvre » dans l’Antiquité romaine ?
L'œuvre mosaïque : quelques cas d’interauctorialité à la Renaissance
« Only Connect », A Humument (1966-2016) de Tom Phillips en tant qu’inter-œuvre
L'œuvre intermédiaire
De Madame Bovary à Gemma Bovery : un diptyque inter-œuvre ?
Du texte à l’œuvre murale : reconquérir l’Histoire, restaurer une aura
Personnages-théories et théories-mondes dans les fictions scientifiques