La notion d’inter-œuvre, autour de laquelle s’articule ce numéro de la revue Rubriques, a été élaborée dans le cadre d’un séminaire qui rassemble des chercheurs intéressés par les questions d’intermédialité à l’université Bordeaux Montaigne depuis l’automne 2020. D’abord informel, le séminaire « Inter-œuvre » a trouvé sa vitesse de croisière sous l’égide de l’UR Plurielles (21142) alors tout juste naissante (janvier 2022). Il s’est alors poursuivi dans le cadre du thème transversal « Arts et intermédialités » codirigé par Philippe Ortel et Vérane Partensky. Le soutien institutionnel de l’UR Plurielles a permis d’élargir la réflexion et d’enrichir le dialogue en nous donnant la possibilité de recevoir des chercheurs d’autres universités françaises et étrangères et d’intégrer au séminaire des doctorants et des étudiants de master. Tous, qu’ils aient ou non formalisé leurs réflexions dans le présent volume, ont contribué à construire la notion d’inter-œuvre, à la circonscrire et à la mettre à l’épreuve des œuvres : nous les en remercions chaleureusement.
C’est au cours de ce travail, inscrit d’emblée dans une réflexion sur des questions médiales et médiatiques, que la question de l’œuvre s’est avérée irréductible. En dépit d’une définition communicationnelle du médium, qui pouvait paraître hétérogène à la sphère esthétique, l’interaction entre l’art ou la littérature et leurs supports ne cesse d’accompagner l’élaboration et les mutations du champ de ce qu’il faut bien nommer œuvre. Car le mot perdure en dépit des anachronismes réels ou supposés du terme, plus ancien et plus plastique qu’on ne l’avait initialement pensé ou de sa dévaluation dans un contexte contemporain qui a mis en procès l’autonomie de l’art, voire son concept même et s’est attelé à en déconstruire les présupposés et à en déjouer les mirages. L’extraordinaire résistance de l’œuvre, processus ou résultat d’un projet de création, sa persistance dans la tourmente des avant-gardes les plus révolutionnaires, sa pérennité inattendue face au triomphe d’un monde surmédiatisé qui semblait devoir la frapper d’obsolescence, nous ont conduits à interroger la relation de l’œuvre et des médias dans lesquels elle semblait condamnée à se dissoudre. Dans le contexte de la reproduction mécanisée qui porte atteinte à son aura, ce dont œuvre est le nom entretient une relation infiniment complexe avec les supports communicationnels dont elle dépend, qui tour à tour la fondent, la transforment, la diffusent, la popularisent, l’exaltent ou la dénaturent. Force est d’admettre la fécondité heuristique d’une notion que la banalité de son usage et l’extension de ses significations rendent légitimement suspecte.
L’œuvre, mythe bourgeois ou hypostase intouchable ? Le pari initial d’un travail en diachronie et d’une perspective multiculturelle, qui confronte les contextes médiatiques et les conceptions opérales de champs culturels très hétérogènes, s’est avéré fécond : il a permis de sonder la profondeur historique de l’idée d’œuvre et surtout d’apprécier la permanence aussi bien que la diversité de la corrélation entre l’œuvre et son environnement médiatique. Conformément à l’invite wittgensteinienne, la solution a paru résider dans l’étude des usages – pluriels et contextualisés – plutôt que dans le coup de force d’une impossible dénotation essentialisante ou d’une réduction nécessairement partiale du champ d’investigation. Ainsi envisagé, l’agencement de l’œuvre et des médias qui la commandent, l’organisent et la prolongent pouvait être pensé, non pas simplement en termes d’opposition et de conformité, mais comme un dispositif où se rejoue le postulat esthétique qui travaille l’œuvre. Face à cette ambition, nous avons choisi une voie délibérément plus modeste : celle d’une journée d’étude intitulée « Œuvre ou inter-œuvre ? L’œuvre et ses médiations » (Université Bordeaux Montaigne, 20 janvier 2023), qui a été l’occasion de mettre l’inter-œuvre à l’épreuve des œuvres.
C’est de ce séminaire et de l’étape qu’a constituée cette journée d’étude qu’est issu le numéro que nous publions aujourd’hui.
Philippe Ortel et Vérane Partensky

L'inter-œuvre
5|2025 - sous la direction de Philippe Ortel et Vérane Partensky