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Recherche infructueuse

L’illustration de Shakespeare est désormais un champ de recherche universitaire à part entière qui a bénéficié de l’engouement dont les études transdisciplinaires font l’objet depuis quelques décennies. Les travaux consacrés aux images, illustrations ou emblèmes, sont désormais pris au sérieux. Des groupes de recherche ont été constitués sur ces sujets, comme par exemple le centre Illustr4tio de l’Université de Bourgogne et son réseau international de chercheurs, et des municipalités – c’est le cas notamment de la ville de Strasbourg – organisent des événements autour du thème de l’illustration. De nos jours, rares sont les universités qui ne disposent pas d’au moins un groupe de recherche consacré aux rapports entre mots et images. Il est donc peu surprenant que l’ouvrage d’Alan Male Illustration : A Theoretical and Contextual Perspective ait récemment bénéficié d’une troisième réédition. Des spécialistes de Shakespeare avaient déjà proposé des analyses des images incluses dans certaines éditions illustrées de ses œuvres dès les années 80 mais elles étaient alors considérées comme ‘suspectes’1 aux yeux de beaucoup d’érudits. On peut penser par exemple à l’étude de l’illustration du Songe d’une nuit d’été par Kenneth Garlick publiée en 1984 dans la revue Shakespeare Survey2. Dans les années 90, les travaux séminaux de David Evett3 et de Michael Roston4, ou encore les analyses que Raphaëlle Costa de Beauregard a consacrées à Nicholas Hilliard5 ont toutefois souligné l’importance des échanges entre le théâtre de Shakespeare et les arts visuels et contribué à légitimer les approches transversales. Stuart Sillars, Richard Meek, Ellen Spolsky, Marion Montier, James A. Knapp, Christopher Braider, Marguerite Tassi, W.J.T. Mitchell, Anthony J. Lewis, Armelle Sabatier et bien d’autres ont depuis mis en évidence la porosité entre des domaines jusqu’alors maintenus à distance. Les éditions illustrées de Shakespeare, qui ont fleuri en Angleterre dès le XVIIIème siècle grâce à l’évolution des techniques d’impression, font maintenant l’objet de recherches minutieuses qui apportent des renseignements précieux sur l’évolution du regard porté sur cette œuvre au fil des siècles dans les différents pays d’Europe. Une véritable iconographie shakespearienne, doublée d’une cartographie de la réception des textes, a ainsi pu être constituée qui a démontré que les choix de scènes opérés par les illustrateurs successifs pouvaient être dictés par des goûts nationaux, eux-mêmes suscités par des courants profonds. L’intérêt pour les illustrations de Shakespeare fut tel que de riches ‘galeries de Shakespeare’ contenant des dizaines de gravures inspirées de scènes de Shakespeare ou représentant des comédiens célèbres ont circulé à travers l’Europe dès le XIXe siècle, formant une littérature panoramique6 révélatrice de l’importance accrue accordée aux images. Ces études permettent de mieux comprendre les enjeux du rapport aux formes et aux couleurs, les relations internes entre mots et images, et de mieux évaluer les modalités de la « faim cognitive » qui nous donne le goût des éditions illustrées, et dont Ellen Spolky7 a démontré qu’elle hantait déjà le monde de Shakespeare.

Les articles composant ce volume qui porte sur l’illustration des pièces de Shakespeare ne sont pas tous consacrés à l’idée d’illustration au sens conventionnel, c’est-à-dire aux images – le plus souvent des gravures – qui ornent les pages des éditions successives des œuvres du dramaturge élisabéthain. Le premier article, intitulé « Illustrer le théâtre : quand l’illustrateur apporte son corps », est toutefois consacré aux processus mis en œuvre par l’acte d’illustration et vise à mettre en évidence la spécificité de l’illustration du texte dramatique. Jean-Louis Claret y souligne les liens qui lient le texte à l’image puis met en évidence les éléments qui les maintiennent à distance, dessinant ainsi les contours des amours puissantes mais contrariées entre les mots et les images. Les trois travaux suivants, constituant le chapitre « Quelques pièces et leur/s image/s » sont dédiés aux représentations visuelles de pièces spécifiques auxquelles elles tendent un miroir dont le reflet est immédiatement accessible aux lecteurs. Ainsi, l’article de Manon Montier, « L’âne et la fée : la métamorphose de Nick Bottom dans le Songe d’une nuit d’été. Mises en image de la figure asinienne dans les éditions illustrées du théâtre shakespearien », s’attarde sur un personnage particulier du Songe d’une Nuit d’Été, à savoir le délicieusement naïf Bottom, juste après sa transformation en âne. C’est d’ailleurs un temps fort de la représentation qui « vient parachever la magie du spectacle. » L’autrice fait l’historique des représentations de cette créature hybride dans les éditions illustrées du XVIIIème et du XIXème siècles. Elle compose ainsi l’historique des transformations d’une transformation. Dans « ‘This is a strange thing as e’er I look’d on’ : Gustave Doré (1832-1880) et The Tempest », Fabrice Schultz propose une analyse précise des illustrations que le prolifique Gustave Doré a conçues pour La Tempête. Les personnages hybrides font alterner le rire et l’inquiétude au sein de ce que l’auteur appelle « le théâtre du rire, de la peur et du rêve. » Ces images peu connues, dont l’intericonicité est analysée avec précision, n’ont fait à ce jour l’objet d’aucune étude exhaustive. Fabrice Schultz leur rend enfin justice.

Mathilde Éléonore Duhot-Dacquin s’attache quant à elle à démontrer comment les prestations d’une grande actrice shakespearienne du tournant du XIXe siècle, Sarah Siddons (1755-1831), ont exercé une influence majeure sur les représentations iconographiques du personnage de Lady Macbeth. Dans son article « ‘We speak of Lady Macbeth while in reality we are thinking of Mrs. S.8 : L’influence de Sarah Siddons (1755-1831) sur la représentation iconographique de Lady Macbeth », l’autrice démontre comment, en prenant possession du rôle auquel elle a donné une impulsion novatrice et dont elle a contribué à révéler la complexité, la comédienne adulée s’est aussi approprié toute une tradition visuelle, jusqu’à devenir « la muse des peintres ». Mathilde Éléonore Duhot-Dacquin démontre que la disparition de Sarah Siddons marqua moins la fin d’une incarnation idéale du rôle de la reine d’Écosse que le point de départ d’une nouvelle façon de l’aborder aussi bien au théâtre que dans les arts visuels.

Les deux articles suivants constituent le second chapitre de ce volume, intitulé « Le regard de Fuseli ». Ces textes font la part belle à la peinture et à l’œuvre de Henry Fuseli en particulier. Celui de Chloé Giroud s’intitule « Fuseli’s Macbeth: bringing ‘the unclear’ to light » et comme son titre l’indique il s’attache à analyser les effets de clair-obscur dans l’œuvre du peintre d’origine suisse. Mais l’autrice met aussi le chiaroscuro au service d’une herméneutique de l’ombre et de la lumière qui lui permet de proposer une nouvelle définition de la notion d’« unclear ». Emmanuel Buettler s’intéresse à l’impact de la production picturale de Fuseli sur la théorie et la pratique des arts en France. Son article, « The Shakespearean painter Heinrich Füssli defying French classicism in theory and practice » met en lumière les dimensions subversives de l’œuvre du peintre suisse qui s’est émancipé des dogmes du classicisme afin de réhabiliter les pouvoirs de l’imagination créatrice.

Le chapitre suivant s’intitule : « En passant par le cinéma ». Les articles suivants présentent un cheminement qui les amène du texte de Shakespeare à la production cinématographe, en passant par l’image, rappelant la démarche adoptée par Stuart Sillars dans Shakespeare and the Visual Imagination. Cet ouvrage retrace en effet le chemin qui part de l’image et arrive au texte de théâtre9. Dans « Champ aux corbeaux : The Tragedy of Macbeth (2021) by Joel Coen », Imke Lichterfeld et Sabina Laskowska-Hinz proposent une déambulation entre le film de Joel Coen et une série de tableaux d’artistes des XIXe et XXe siècles dont elles soulignent les similitudes. L’approche intermédiale proposée démontre que les œuvres picturales en question ont pu jouer un rôle majeur dans les choix esthétiques opérés par le réalisateur. L’image en mouvement pourrait bien héberger, souterraine, l’image fixe du peintre. Dans « The unsettling mise-en-scène: Shakespeare’s Macbeth as seen through Kurosawa’s and Welles’s lenses », Bogdan Groza s’intéresse lui aussi à Macbeth qu’il aborde sous l’angle de deux productions que la distance et une dizaine d’années séparent (le célèbre Macbeth (1948) d’Orson Welles et Le Château de l’araignée [Throne of Blood, 1957] de Kurosawa) mais que bien des aspects rapprochent. L’auteur souligne l’impact des choix de décors et de costumes qu’il met en relation avec les arts visuels. Ces derniers ont joué un rôle dans les plans et les choix esthétiques effectués pour rendre compte des aspects dérangeants de la pièce de Shakespeare.

La dernière partie de cette publication, « La main à l’œuvre », donne la parole à un illustrateur professionnel et à des artistes amateurs talentueux. Le premier document est un entretien avec un artiste doué d’un regard pénétrant doublé d’une main qui allie remarquablement précision et élégance. Ce sont les attributs de Julien Delval, illustrateur chevronné qui a réalisé une superbe série de dessins pour l’édition d’Othello proposée en 2022 par les éditions Caurette. Il est en train de préparer une édition illustrée du Songe d’une Nuit d’Été. Il est important d’écouter la voix des artistes qui déploient, en miroir du texte, un monde parallèle qui illumine et commente l’édifice des mots. Cet entretien met en pleine lumière un travail d’appropriation respectueux de la pièce de Shakespeare, travail qui ressemble à s’y méprendre à une histoire d’amour.

Les images qui suivent et closent ce volume ont été réalisées par les élèves en spécialité Arts Plastiques au Lycée Pierre du Terrail de Pontcharra en Isère, et présentées à l’occasion du colloque « Hamlet au sommet » organisé par l’université de Grenoble-Alpes le 30 novembre 2023. Elles attestent l’intérêt que suscite le théâtre de Shakespeare auprès de la nouvelle génération d’artistes. If images be the food of love, paint on !

Notes

1

“…that originally suspect area of scholarship.” Michael Roston, Renaissance Perspectives, op. cit., p. 3.

2

Kenneth Garlick, « Illustrations to A Midsummer Night’s Dream before 1920 » in Shakespeare Survey 37, Shakespeare’s early comedies, (1984), pp. 41-54)

3

David Evett, Literature and the Visual Arts in Tudor England, London: The University of Georgia Press, 1990.

4

Michael Roston, Renaissance Perspectives in Literature and the Visual Arts, Princeton: Princeton University Press, 1989.

5

Raphaëlle Costa de Beauregard, Nicholas Hilliard et l’imaginaire élisabéthain, Paris : éditions du CNRS, 1991.

6

Formulation de Manon Montier dans « L’avènement d’une iconographie shakespearienne en France : le cas des éditions illustrées au XIX° siècle, p. 5. http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=181

7

Ellen Spolsky, Word vs Image, op.cit.

8

Charles Lamb, ‘On The Tragedies of Shakespeare Considered with Reference to Their Fitness for Stage Representation’ (Part 1).

9

L’auteur interprète certains choix de composition dramatique effectués par Shakespeare comme des adaptations de schémas empruntés à des œuvres picturales.

Henry Fuseli, Macbeth

2|2024 - sous la direction de Jean-Louis Claret