Illustrateur, peintre et sculpteur, Gustave Doré1 est un artiste complet et prolifique, puisque, selon Henri Blanc, sa production excède onze mille œuvres2, chiffre déjà vertigineux qui devrait sans doute être réévalué3. Doré présente la particularité d’avoir eu recours aux trois grandes familles de l’estampe, à savoir la taille d’épargne, notamment avec la gravure sur bois de bout, la taille-douce, par exemple l’eau-forte, et les procédés à plat tels que la lithographie4. C’est toutefois par le procédé de la gravure sur bois de bout, technique de gravure en relief privilégiée par Doré, qu’il marque durablement l’industrie de l’impression de livres illustrés5. Bien que l’on parle des gravures de Doré, l’artiste a laissé le soin à de multiples graveurs avec qui il collaborait étroitement d’interpréter ses dessins originaux, tout en gris et en dégradés de tons, effectués directement au lavis et à la gouache blanche sur le bois6.
Particulièrement appréciés en Angleterre7, ses ouvrages in-folio y sont traduits dès 18578 et la littérature en langue anglaise ne manque de l’inspirer. Il illustre Idylls of the King d’Alfred Tennyson (1868), Paradise Lost (1874), The Rime of the Ancient Mariner (1876) ainsi que The Raven (1883). Comme le rappelle René Delorme, il y a, en outre, « du Shakespeare dans Doré » :
Dans les puissantes oppositions d’ombre et de lumière, dans la fantaisie saisissante des dessins, dans l’humour des croquis, dans la recherche du grand drame, dans le jeu des sentiments humains que Doré met en scène, on retrouve avec la même intensité d’effets, la manière du poète anglais, opposant Caliban à Miranda, le monstre velu à la vierge sereine, créant de toute pièce la féérie du Songe d’une nuit d’été, faisant agir et parler Macbeth, le roi Lear, Hamlet9.
L’œuvre du barde de Stratford-upon-Avon habite l’artiste. Dans une lettre datée du 23 mars 1866 adressée à la maison d’édition Cassell, il évoque le projet d’une édition monumentale des œuvres complètes de Shakespeare comprenant très exactement mille dessins :
My intention is that the Shakespeare – which I mean to make my masterpiece – should contain a large number of plates; that to the large plates separate from the text should be added many small illustrations embodied in the text, for example at the beginning and end of each act, in the sonnets, and even in the life of Shakespeare which will preface the text. In fine, my idea would be to announce the work with 1000 drawings – not too many for so vast a theme – moreover, the number 1000 is round and sonorous, would produce a fine effect as seen in advertisements and posters, and help the success of the work, which I anticipate will be without precedent. I feel convinced and have sincere faith that I shall in these illustrations out-distance by far all my previous efforts10.
Cet ouvrage, pour lequel il devait être généreusement rémunéré11, l’obsédait encore au moment de sa mort et occupait toutes ses pensées lucides12. En dépit de son avancement13, le couronnement de sa carrière restera inachevé. Au nombre de onze, les seuls dessins inspirés par le dramaturge anglais jamais passés sous presse agrémentent une adaptation en prose de Macbeth publiée dans La Semaine des enfants en 185914 ainsi qu’une contribution de cinq dessins gravés par Robert Loudan à l’édition de The Tempest au format Crown Quarto publiée à Londres l’année suivante15 : « The Deck of the King’s Ship : A Storm – Thunder and Lightning » (Fig.1), « “PRO. The foul witch, Sycorax, who, with age and envy, / Was grown into a hoop,” » (Fig.2), « “CAL. All the infections that the sun sucks up / From bogs, fens, flats, on Prosper fall,” » (Fig.3), « “CAL. I’ll swear, by that bottle, to be thy true subject, for the liquor is not earthly.” / STE. “Here, swear, then,” » (Fig.4) et « “ARI. I left them / I’the filthy mantled pool beyond your cell, / Up to their chins,” » (Fig.5).
Publié alors que Doré n’est jamais allé en Angleterre, ce livre a été, jusqu’à présent, négligé par la critique16. The Tempest occupe cependant une place de choix dans le corpus shakespearien de Doré puisque une aquarelle et trois travaux préparatoires datant des années 1880-1881 et conservés au Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg nous sont également parvenus : « Caliban – Étude pour La Tempête de Shakespeare » (Fig.6), « Caliban – Projet d'illustration pour La Tempête de Shakespeare » (Fig.7) et « Ariel (Fantaisie sur La Tempête de Shakespeare) » (Fig.8), travail préparatoire pour une aquarelle du même nom présentée lors de l'exposition de la société des aquarellistes de 188217 et appartenant aujourd'hui à une collection particulière18.
Une étude des illustrations de Doré inspirées de The Tempest et de leur rapport au texte est pleinement justifiée dans la mesure où, à notre connaissance, aucun critique n’a entrepris d’analyser ces œuvres pourtant singulières au regard de l’importance que le théâtre shakespearien revêtait pour l’artiste alsacien. Si elles sont référencées dans la plupart des catalogues et monographies consacrés à Doré, nous ne trouvons ni description, ni analyse dans le corps des textes. Semblablement, en dépit d’une abondante littérature critique consacrée aux illustrations des pièces de Shakespeare, les dessins de et d’après Doré brillent par leur absence19.
Dans l’épilogue de la pièce, Alonso désigne Caliban et s’écrie « This is a strange thing as e’er I looked on20 » (5.1.289), prononçant une dernière fois un adjectif répété à vingt-cinq reprises dans toute la pièce, comme pour mieux donner à voir, par les mots, l’étrangeté de la créature mais aussi de l’univers de la pièce. Du latin extraneus, « du dehors, extérieur », l’adjectif pouvait qualifier ce qui était insolite, nouveau, inconnu, merveilleux, prodigieux, exotique ou étranger mais également paradoxal ou fantasmagorique21, autant de termes qui évoquent l’univers fantastique de Doré, placé, selon un critique d’art contemporain, sous le sceau l’étrange :
If we are enamoured of what is fantastic and quaint, and of what is visionary and grotesque, we may turn to Doré without fear of disappointment; for in these attributes his talent was rich indeed, and his expression of them is unique in illustrative art.
His most individual work has the gigantic vagueness, the rapidity, the impossible and affecting unreality, of a supernatural dream. He thought in pictures; and his thoughts are those of one to whom the unseen, intangible world is more friendly and more fruitful than the world in which men dwell. [...] They work and move in a region of dimness and illusion, of shifting shapes and processions of strangeness – a region remote from fact and peopled with impossibilities alone22.
Alors que les autres illustrateurs qui collaborent à l’édition graphiquement hétéroclite de The Tempest se concentrent sur la relation amoureuse de Miranda et Ferdinand, Doré privilégie les représentations tératologiques : Sycorax, Ariel, Caliban ainsi que diverses créatures monstrueuses. Cette tendance est confirmée dans les aquarelles et les travaux préparatoires devant servir à son édition des œuvres complètes du barde.
Un sonnet dédié à Doré et imprimé dans The Quiver décrit ainsi l’effet produit par ses illustrations : « on thy works we ponder in amaze23 ». La stupéfaction et l’étonnement dont parle le poète, un certain G. S., nous invitent à nous interroger sur la manière dont Doré matérialise l’étrangeté qui se dessine sous les mots de Shakespeare. Nous proposons une lecture hybride des illustrations de et d’après Doré, à la fois formaliste et historiciste, située à la frontière entre littérature et histoire de l’art, afin d’analyser la manière dont l’artiste s’approprie le texte de Shakespeare pour en proposer une vision originale, fantastique, entrant en résonnance avec l’ensemble de son œuvre graphique et peint.
Une galerie de personnages hybrides et grotesques
Prospero mentionne la sorcière Sycorax à deux reprises lorsqu’il menace Ariel : « The foul witch Sycorax, who with age and envy / Was grown into a hoop » (1.2.257-258), « This blue-eyed hag was hither brought with child » (1.2.269). Le peu d’information relatif à l’apparence de la sorcière, figure effroyable et inquiétante qui, rappelons-le, n’apparaît à aucun moment dans la pièce24, laisse libre cours à l’imagination de l’artiste, d’autant plus que la référence aux yeux bleus doit être interprétée comme une allusion à sa grossesse qui était, rappelons-le, contre-nature25. Semblablement, Caliban est principalement décrit grâce aux substantifs « monster » (précédé de qualificatifs peu expressifs tels que « shallow », « weak », « credulous », « poor », « ridiculous » « abominable » « howling » « scurvy », ou encore « brave »), ou « thing » (« A thing most brutish », 1.2.356, « strange thing », 5.1.289, « thing of darkness », 5.1.275). La liste des personnages de la pièce trouvée dans le premier Folio nous donne une description guère plus précise : « Caliban, a salvage and deformed slave26 ». Parangon de l’étrange de par les connotations de son nom, anagramme de « canibal27 », son origine diabolique, né de l’union d’une sorcière et d’un incube, son apparence difforme28 et la manière dont il œuvre au chaos29, Caliban est la créature hybride par excellence30 : « freckled whelp31 » (1.2.283), « a man or a fish » (2.2.24), « [l]egged like a fish, and his fins like arms ! » (2.2.32-33), « puppy-headed monster » (2.2.148-149), « demi-devil » (5.1.272). De même, lorsque Caliban complète le portrait de la sorcière, dont l’étymologie grecque du nom évoque un croisement entre la truie et le corbeau32, en énumérant les familiers qui l’accompagnaient, « All the charms / Of Sycorax, toads, beetles, bats light on you! » (1.2.339-340), les allitérations répétant les plosives [k], [b], [t] et les fricatives [s] et [z] assimilent vocalement, en quelque sorte, sorcière, crapauds, coléoptères et chauves-souris.
Selon un critique contemporain de l’édition publiée chez Bell & Daldy, Doré retranscrit parfaitement la laideur truculente des personnages33. Sycorax prend les traits d’une Méduse séculaire, figée en roche comme ses victimes. Ses cheveux longs et raides trouvent un prolongement dans le corps sinueux de plusieurs serpents, ses yeux exorbités et blancs fixent le spectateur et les nuances de noir permettent à peine de distinguer son corps bossu et sa robe des rochers avoisinants. Dans l’aquarelle sur trait de crayon « Caliban – Projet d'illustration pour La Tempête de Shakespeare », la chevelure de Caliban semble d’ailleurs hérissée de serpents tant son visage rappelle celui de la gorgone. Sycorax est également entourée de plusieurs bêtes qui se fondent presque en elle. Outre les deux serpents encerclant ses bras et son bâton dans le prolongement de sa chevelure, un hibou est posé sur son épaule droite et une chauve-souris recouvre sa tête, tel un chapeau. Au premier plan, une créature hybride ailée, sorte de croisement entre un crapaud, une chauve-souris et un rat, s’approche. Deux autres sont visibles dans le ciel et une semblable créature est à droite de Caliban dans le portrait de 1860. Doré reprend ici le topos du familier que nous retrouvons dans la plupart des représentations de sorcières depuis le seizième siècle34. Prenant l’apparence de chats, d’oiseaux, de crapauds ou de rongeurs, ces créatures incarnent l’esprit de démons pour signaler la nature ambivalente des sorcières, à la fois animale et non-humaine35. Dans la gravure, l’hybridité de Sycorax, donne à voir sa nature portée au mal et repose sur un rapprochement de l’humain, du minéral et de l’animal. Si nous comparons le fagot de bois qui accompagne Caliban dans les deux premières gravures, nous notons que la nature est pareillement placée sous le sceau de l’hybridité et de la mutabilité. Dans le premier dessin, un serpent ondule au-dessus des branches rectilignes, dans le second, le serpent a disparu mais les branches sont de forme serpentine.
Plusieurs formes d’hybridité attirent l’attention dans les illustrations de Caliban. Nous remarquons tout d’abord des griffes acérées dans le portrait en pied gravé et dans les deux scènes avec Trinculo et Stephano, détail prégnant qui l’associe à une bête terrestre plutôt qu’aquatique et fait écho aux injonctions « Filth as thou art » (1.2.346) et « What ho, slave ! Caliban ! / Thou earth, thou, speak ! » (1.2.313-314). La manière dont il se débat dans l’eau souligne encore cela. Trinculo, quant à lui, prend des traits simiesques similaires à ceux de Caliban, le dessin rappelant la manière dont ce dernier interpelle le bouffon : « Thou liest, thou jesting monkey, thou ! » (3.2.44). La posture accroupie dans laquelle Doré le représente dans ce même ensemble de gravures suggère que l’animalité prend le dessus sur l’humanité, à l’inverse des travaux de 1880-1881 dans lesquelles Caliban se tient debout. Créature terrestre dans l’édition illustrée, Caliban devient également une créature aquatique dans les travaux plus tardifs. L’aquarelle préparatoire, tout comme les deux « [F]antaisies sur La Tempête », le montre sortant paisiblement de la mer, les pieds ostensiblement palmés, pour indiquer qu’il est dans son élément tant sur terre que dans l’eau.
Les corps hybrides de Caliban et de Sycorax sont également grotesques. Tout d’abord parce qu’ils reposent sur « [l]’exagération, l’hyperbolisme, la profusion, l’excès36 » caractérisant tout particulièrement l’art de la caricature37. D’autre part, si nous nous référons au sens plus restreint que lui donne Bakhtine, « le corps grotesque est un corps en mouvement. Il n’est jamais prêt ni achevé : il est toujours en état de construction, de création et lui-même construit un autre corps ; de plus, ce corps absorbe le monde et est absorbé par ce dernier38 ». Sycorax et Caliban se fondent dans la nature qui les environne, entrelacs et arabesques rappellent les formes végétales et animales avoisinantes, angles et courbes suggèrent une forme de mobilité, de mouvement appuyant leur mutabilité et leur hybridité.
Si le phallus occupe une place prépondérante, fréquemment hyperbolique, dans le corps grotesque39, la sexualité de Caliban semble également ambiguë sous la plume et le pinceau de Doré. Musclé et aux articulations nouées, le corps difforme, tendu, de Caliban recroquevillé sur lui-même est inscrit à l’intérieur d’un cercle dont le centre, dissimulé par une gabardine, serait son sexe pour faire écho à sa tentative de viol sur la jeune Miranda (« thou didst seek to violate / The honour of my child », 1.2.347-348) qui lui aurait permis de repeupler l’île :
CALIBAN
[…] O ho, O ho ! Would’t had been done!
Thou didst prevent me – I had peopled else
This isle with Calibans (1.2.348-350)
La référence au viol, thématisée dans la pièce de Shakespeare par l’enjambement aux vers 347-348, souligne la monstruosité maligne de la créature sauvage qui, paradoxalement, par sa maîtrise du langage, cherche à inverser les rôles dans la mesure où il aurait pu, sans l’intervention de Prospero, coloniser l’île. En effet, le verbe « people » qui l’assimile à un être humain peut également s’entendre dans le sens de « To occupy as inhabitants; to inhabit, colonize; to constitute the population of (a place) » (OED). Doré ne matérialise pas l’ambigüité de Caliban de la même manière. En effet, si le sexe de Caliban est dissimulé dans la gravure, celui-ci semble étrangement androgyne dans l’aquarelle qui le montre intégralement nu et de face. La représentation de Caliban ne s’inscrit aucunement dans une dialectique entre civilisation et sauvagerie opposant le colon et le sauvage40. La sexualité prédatrice apparaissant en filigrane comme une menace dissimulée est évacuée dans l’aquarelle qui souligne davantage l’hybridité générique de la créature par des traits caricaturaux.
L’hybridité des personnages transparaît ainsi dans la manière dont le grotesque et le laid sont étrangement valorisés. Si un rictus malfaisant souligne une nature portée à nuire, celle-ci est néanmoins contrebalancée par l’effet caricatural comique de sa chevelure hirsute rapidement griffonnée et la disproportion entre son tronc et ses jambes. De même, dans l’étude pour The Tempest le représentant en pied, son visage presque souriant et des formes arrondies donnent à la créature une forme d’humanité affable. L’anatomie et la posture de Caliban et de Sycorax, tout en courbures et en arabesques, ainsi que le format circulaire du tondo pour le portrait de la sorcière et celui, cintré, choisi pour celui de son fils, constituent un écho graphique au sens premier de « hoop » employé pour décrire la sorcière (« The foul witch Sycorax, who with age and envy / Was grown into a hoop », 1.2.257-258), « A circular band or ring of metal, wood, or other stiff material » (OED), la récurrence des lignes courbes soulignant la filiation des deux personnages.
Le recours à la figure géométrique du cercle pose ici question. En effet, dès l’Antiquité la théorie des proportions conduisit des artistes graphiques et des sculpteurs à réaliser des études précises et détaillées du corps humain dans le respect de proportions idéales. De nombreuses études du corps humain illustrèrent fort bien le recours aux figures géométriques, tel par exemple « Les proportions du corps humain selon Vitruve » de Léonard de Vinci représentant le corps de l’homme parfait inscrit à l’intérieur d’un cercle. Rudolf Wittkower montre que ce dessin en particulier illustre parfaitement l’idée selon laquelle, pour les penseurs et les artistes de la Renaissance, le macrocosme se trouve reflété dans le microcosme humain en obéissant à des rapports proportionnels qui reproduisent l’harmonie de l’univers41. La posture de Doré est ici ambivalente puisqu’il ne cherche aucunement à représenter l’harmonie de corps parfaits. Au contraire, en inscrivant des corps difformes dans un cercle il semble plutôt chercher à idéaliser la laideur et à parodier facétieusement des canons de beauté et des conventions classiques, voire un art sacré puisque l’usage du rectangle à arche, de par sa symétrie et la manière dont il s’inscrivait dans l’architecture environnante était notamment prisé dans les églises et les cathédrales.
Selon Aristote, « le comique tient [...] à un défaut et à une laideur qui n’entraîne ni douleur, ni dommage42 » et Philippe Morel rappelle les liens entre le monstrueux et le burlesque43. Cette galerie de personnages étranges reflète alors l’hybridité générique de The Tempest, « problem play » entre comédie, tragédie et romance.
L’étrange théâtre du rire, de la peur et du rêve
Pascale Drouet souligne la manière dont le rire naît de la rencontre d’éléments incongrus dans les scènes unissant Caliban, Trinculo et Stephano44. Doré restitue avec une grande fidélité le comique des scènes dans lesquelles les trois comparses sont réunis. L’illustration représentant le trio burlesque agrippant une bouteille d’alcool annonce ce qui suit :
CALIBAN
I’ll swear upon that bottle to be thy true subject,
for the liquor is not earthly.
STEPHANO
Here; swear then how thou escaped’st (2.2.119-121)
Notons que dans la pièce, l’action de prêter serment est concrétisée par le fait de boire, la bouteille étant métaphoriquement assimilée à la Bible (« Come, swear to that : kiss the book. I will furnish it anon with new contents. Swear. / Caliban drinks », 2.2.136-137). L’effet comique est produit par un renversement blasphématoire du haut et du bas, du sacré et du profane. La position accroupie de Caliban évoque sa servitude volontaire et les mouvements opposés du corps de Trinculo et de Stephano vers le coin supérieur gauche, prolongé par la plume et les oreilles d’âne du bonnet du bouffon, et de celui de Caliban vers le coin inférieur du dessin, renforcent la tension comique de la scène. L’avidité qui se lit dans les yeux exorbités de la créature souligne son ivresse (« a drunken monster ! », 2.2.173).
Semblablement, l’illustration montrant les trois personnages piégés dans un lac sordide, « “ARI. I left them / I’the filthy mantled pool beyond your cell, / Up to their chins,” », fait écho d’une manière étonnamment littérale aux mots d’Ariel décrivant la scène à Prospero :
ARIEL
Then I beat my tabor,
At which like unbacked colts they pricked their ears,
Advanced their eyelids, lifted up their noses
As they smelt music. So I charmed their ears
That calf-like they my lowing followed through
Toothed briars, sharp furzes, pricking gorse, and thorns,
Which entered their frail shins. At last I left them
I’ th’ filthy-mantled pool beyond your cell,
There dancing up to th’ chins, that the foul lake
O’er-stunk their feet. (4.1.175-184)
Nous retrouvons l’esprit jouant de son tambourin au moment où il abandonne Caliban, Trinculo et Stéphano plongés dans l’eau jusqu’au cou. Les comparaisons « like unbacked colts » et « calf-like » trouvent un écho visuel dans les traits simiesques et la morphologie animale des personnages. La musique jouée par Ariel produit sur les trois ivrognes un effet magique et la comparaison animale repose sur la croyance toujours vivace à la Renaissance, selon laquelle la musique des sphères et l’harmonie céleste pouvait influencer les bêtes45. L’image est subvertie et prend un tour burlesque par la référence à l’odorat qui clôt le passage et oppose, à la pureté immatérielle de l’harmonie céleste suggérée, la corporalité pesante des trois comparses.
La comédie prend cependant une tonalité plus inquiétante dans l’un des travaux préparatoires conservés à Strasbourg. Caliban, encadré par Stephano et Trinculo dont on reconnaît le bonnet, avance à grands pas pour fuir la meute qui les poursuit :
A noise of hunters heard. Enter divers spirits in shape of dogs and hounds hunting them about,
PROSPERO and ARIEL setting them on.
PROSPERO
Hey, Mountain, hey!
ARIEL
Silver! There it goes, Silver!
PROSPERO
Fury, Fury! There Tyrant, there! Hark, hark!
Caliban, Stephano and Trinculo are driven out.
Go charge my goblins that they grind their joints
With dry convulsions, shorten up their sinews
With agèd cramps, and more pinch-spotted make them
Than pard or cat o’ mountain.
ARIEL
Hark, they roar.
PROSPERO
Let them be hunted soundly. (4.1.256-63)
La composition de l’image s’appuie sur deux triangles inversés, pointant vers le bas, pour mieux indiquer la direction que suivent les personnages. Dans le texte de Shakespeare, le bruit auquel font référence « noise » et « roar », voire, par paronomase, « soundly46 », est amplifié par les répétitions ainsi que par la multiplication d’interjections et d’exclamations. Doré retranscrit le vacarme assourdissant grâce à l’expressivité des visages et aux mains qui tentent de couvrir les oreilles. Les tons sombres donnent à la scène une ambiance crépusculaire, orageuse. Toutefois, paradoxalement, Doré fait se rencontrer le topos de la poursuite par des créatures effrayantes, et celui, plus anodin, de la balade, suggéré par les deux chiens positionnés dans le coin inférieur gauche et à côté du bouffon, qui semblent accompagner les trois comparses davantage qu’ils ne les pourchassent. Philippe Kaenel souligne d’ailleurs l’amour de Doré pour les chiens qui restaient auprès de lui dans son atelier de la rue Bayard47, ce qui renforce l’ambivalence de la scène peinte.
L’image liminaire précédant la première scène de la pièce nous montre l’équipage du navire pendant la tempête tel que l’annonce la didascalie « SCENE I. – On a Ship at Sea. A Storm, with Thunder and Lightning ». L’image appuie ainsi l’incipit in media res de la pièce puisque le lecteur/spectateur est immédiatement plongé dans l’action qui donne son nom à la pièce. Toutefois, si Doré paraphrase visuellement le texte de Shakespeare, l’inclusion d’Ariel dans la partie supérieure de l’image liminaire implique une double lecture de celle-ci. Si nous retrouvons l’action de la première scène de la pièce, l’image renvoie également à l’hypotypose développée par l’esprit au moment de décrire à Prospero la tempête qu’il lui avait ordonné de lever non loin des berges de leur île :
ARIEL
I boarded the King's ship; now on the beak,
Now in the waist, the deck, in every cabin,
I flamed amazement. Sometime I’d divide,
And burn in many places; on the topmast,
The yards and bowsprit, would I flame distinctly,
Then meet and join. Jove's lightning, the precursors
O’th’ dreadful thunder-claps, more momentary
And sight-outrunning were not; the fire and cracks
Of sulphurous roaring the most mighty Neptune
Seem to besiege and make his bold waves tremble,
Yea, his dread trident shake.
[…]
Not a soul
But felt a fever of the mad, and played
Some tricks of desperation. All but mariners
Plunged in the foaming brine and quit the vessel,
Then all afire with me: the king's son Ferdinand,
With hair up-staring – then like reeds, not hair –
Was the first man that leapt, cried, ‘Hell is empty,
And all the devils are here.’ (1.2. 196-206, 208-215)
La mer est déchaînée et l’on devine, tout en nuances de gris et de noirs magnifiées par la gravure de bois de bout, les rochers abrupts et menaçants des côtes de l’île de Prospero. La position inclinée du mat renforce l’impression de perte d’équilibre liée au déchaînement des éléments. « I flamed amazement », dit Ariel qui multiplie les références au feu pour qualifier son action (« burn », « flame ») et file une métaphore empruntée à la mythologie pour donner à voir et à entendre les flammes et les éclairs retentissant dans un fracas assourdissant pour terroriser les marins. Dans le dessin, les zébrures qui découpent le ciel se terminent dans une explosion lumineuse qui tranche avec l’obscurité de la scène alors que le roi de Naples porte une main à ses oreilles pour se protéger du bruit. Au premier plan, dans le coin inférieur gauche, la figure du bouffon Trinculo, à terre, se protégeant de la tempête, peut paraître incongrue puisque le personnage du fou n’intervient à aucun moment dans la première scène de la pièce. Elle signale pourtant l’ambiguïté générique de la pièce, entre comédie et tragédie car, davantage que le rire, c’est l’effroi que le personnage suscite ici.
Dans les ultimes œuvres tirées de The Tempest, Doré s’affranchit du texte de Shakespeare. De dimension identique, les deux aquarelles « Ariel (Fantaisie sur La Tempête de Shakespeare) » sont très proches, tant du point de vue de la composition que des éléments représentés48. Nous devinons la baie dans laquelle s’est échoué le navire qui apparaît à l’horizon et un Caliban diaphane sort de l’eau sur le côté droit du tableau. Dans les airs, Ariel manie une baguette et de nombreuses créatures féériques virevoltent hors de divers coquillages disposés sur la berge. Trois fées sont allongées dans la partie inférieure droite du tableau, pendant presque symétrique à l’esprit virevoltant dans le ciel, légèrement décentré vers la gauche. Comme l’indique le titre, une fantaisie, du grec phantasia, « apparition », « image qui s’offre à l’esprit », qualifie un dessin réalisé sans modèle. Cette œuvre ne trouve donc pas son origine dans une scène précise de la pièce et s’il faut trouver un écho au texte, il se trouve vraisemblablement dans la représentation d’Ariel sous les traits d’un musicien, analogue d’Orphée, donnant vie à des créatures angéliques s’envolant des coquillages, symbolisant autant d’instruments à vent, vers le ciel comme autant de notes de musique. Christopher R. Wilson et Michela Calore commentent ainsi le jeu de mots sur « sweet air » (1.2.394) : « The air that Ferdinand breathes blends seamlessly with the air sung by the invisible Ariel and is an integral part of the magic atmosphere pervading the island49 ».
Doré aime à mêler le sombre et le lumineux, le « macabre » et le « féérique50 ». Si le corps à la noirceur translucide de Caliban émergeant de l’eau rappelle le côté inquiétant de son art, les deux « fantaisie[s] sur La Tempête » sont placées sous le sceau du merveilleux, magique, onirique et lumineux, tant elles ressemblent, sous bien des aspects, à une aquarelle intitulée « Le Pays des fées » datée de 1881. Conservée à l’Art Institute of Chicago51, cette peinture s’intègre dans une série d’œuvres inspirées de la pièce A Midsummer Night’s Dream52. Cette forme de syncrétisme assimilant visuellement les deux pièces accentue le merveilleux de la scène. La perspective atmosphérique adoptée, la présence d’une multitude de créatures féériques virevoltantes, ainsi que la posture allongée, sensuelle, oscillant entre lascivité et sommeil, des trois figures aux cheveux ouverts et aux ailes colorées, vêtues de robes diaphanes confèrent au tableau une atmosphère onirique.
Le choix de l’aquarelle appelle un commentaire. Contrairement à la gouache fréquemment disposée en couches épaisses et mates pour travailler la couleur en opacité et en luminosité53, l’aquarelle, étymologiquement lié à l’eau, est « conçue et utilisée pour exploiter au maximum les couleurs en transparence54 ». Gaston Bachelard affirme d’ailleurs, dans son essai d’esthétique littéraire, que l’eau est, par nature, liée au mouvement et à la métamorphose : « L’eau est vraiment l’élément transitoire. Il est la métamorphose ontologique essentielle entre le feu et la terre. L’être voué à l’eau est un être en vertige55. » Le matériau employé par Doré concrétise la nature fluctuante et hybride de Caliban mais aussi d’Ariel et de la multitude de créatures qui peuplent les « [F]antaisies » pour souligner l’hybridité générique de la pièce et de ses interprétations, entre comédie et tragédie, rire et effroi, onirisme et réalisme. Comme le rappelle Prospero : « These our actors, / As I foretold you, were all spirits, and / Are melted into air, into thin air [...] We are such stuff / As dreams are made on, and our little life / Is rounded with a sleep » (4.1.148-150, 156-158).
Si l’aquarelle substitue au réalisme le rêve, l’illusion théâtrale est également thématisée par Doré pour souligner les fluctuations d’un art oscillant entre réalisme et artifice. Le premier plan de la gravure représentant la tempête propose une interprétation presque littérale de la référence méta-théâtrale au jeu d’acteur (« played / Some tricks of desperation », 1.2.209-210), les personnages affectant ostensiblement, par l’expression de leur visage et le positionnement de leurs mains, des postures conventionnelles représentant la peur. En outre, le contraste marqué entre l’arrière-plan tempétueux où s’affairent des marins en perte d’équilibre et la stabilité du premier plan renforcé par la composition triangulaire des personnages entourant le Roi, confère à ce dernier les caractéristiques d’une scène de théâtre. Semblablement, Doré offre trois portraits en pied de la sorcière Sycorax et de Caliban. Bien que ces gravures apparaissent pour illustrer des références aux personnages, la sorcière et son fils sont représentés de face et immobiles, tels des sujets qui, posant pour un peintre, se constitueraient spontanément en images56.
Les gravures et dessins de Doré inspirés par The Tempest mêlent le rire et la peur, le réalisme et le rêve. The Tempest donne à Doré l’occasion de représenter un monde étrange et hybride. Entre fidélité et prise de distance, la manière dont Doré s’approprie le texte de Shakespeare pour en proposer une vision personnelle est étayée par les échos visuels à d’autres illustrations dont il est l’auteur.
Intericonicité autoréférentielle et fantastique
Équivalent de l’intertextualité qui, dans l’analyse du discours, consiste en « une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes57 », l’intericonicité, est définie par Victor Ferenczi et René Poupart comme « l’allusion en rhétorique de l’image58 ». Force est de constater que les illustrations de The Tempest donnent à Doré l’occasion de proposer nombre de variations autour de topoï récurrents si nous nous référons à la synthèse de son univers pictural proposée par Pierre Mornand :
La fougue de son dessin, la richesse de son imagination sont restées justement populaires, ce ne sont que châteaux-forts accrochés au flanc de montagnes boisées, villes moyenâgeuses où grouillent des foules pittoresques, cavalcades échevelées en des forêts profondes (c’est le maître des forêts séculaires), paysages fantastiques et mers déchaînées ; la vie s’épanouit partout avec une intensité débordante en maintes fantaisies, en trouvailles surprenantes, souvent tragiques59.
Nous ne prétendons aucunement proposer ici un catalogue exhaustif des références à d’autres illustrations ou tableaux de Doré qui parcourent ses interprétations de The Tempest mais souhaitons modestement souligner combien certains détails témoignent de la manière dont ces dessins s’insèrent pleinement dans l’œuvre de l’artiste alsacien60.
Le naufrage illustré dans la gravure liminaire de The Tempest et dans les aquarelles de 1881 est l’un des grands thèmes de prédilection de Doré61. Nous trouvons de nombreuses illustrations d’éclairs déchirant le ciel de leurs zébrures saillantes62 ou de mers tempétueuses, comme dans les Aventures du baron de Münchhausen, lors du second envol du bateau vers la lune63, ou de navires à la dérive comme dans La Légende du Juif errant64. Singulièrement, dans The Rime of the Ancient Mariner, l’image du navire pris dans les glaces illustrant le frontispice, ou celles le montrant dans la tourmente, rappellent, par l’orientation du mât et du navire, la perte d’équilibre visible dans la première gravure de la première scène de The Tempest, et préludent, par la forme des mâts et des voiles ainsi que son l’éloignement, aux représentations du navire échoué dans les deux « Fantaisie[s] sur La Tempête65 ». Dans le troisième chant de L’Enfer de Dante, la neuvième gravure « Et voici venir vers nous, sur une nacelle, un vieillard blanchi par l’âge, en s’écriant : “Malheur à vous, âmes perverses !” » représente la nocher Caron, dont le visage marqué par une peur contenue n’est d’ailleurs pas sans ressemblance avec celui du Roi de Naples, menant sa barque sur les eaux agitées du Styx66.
Les bois enveloppant Sycorax et Caliban rappellent ceux, d’une obscurité particulièrement dense lorsqu’ils sont représentés la nuit, accompagnent le Juif errant67 ou Dante et Virgile sur le point de s’engouffrer au plus profond des ténèbres de la Terre68. Les racines apparentes des pins que nous trouvons dans le portrait gravé de Caliban évoquent tout particulièrement celles de la fable « La souris et le chat huant69 » ou les arbres anthropomorphes de L’Enfer de Dante et de l’Atala de Maupassant illustré en 1863. Ils ne sont pas non plus sans rappeler les paysages pyrénéens des Voyages aux Pyrénées où nous retrouvons si fréquemment le triptyque montagne/plans d’eau/forêts de pins70 ou encore Les Aventures du chevalier Jaufre et de la belle Brunissende71. Paradoxalement, les pins parasols que nous retrouvons dans le paysage champêtre de l’illustration « Jaufre arrivait avec les deux donzelles dans une contrée délicieuse. Vallées et plaines, eaux et bocages, villes et châteaux, tout y était charmant » donnent une touche plaisante, inoffensive, à la scène dans laquelle Caliban, Trinculo et Stéphano, charmés par la musique d’Ariel, sont pris dans un marais pourtant sale et sordide. Si l’obscurité des gravures de The Tempest n’a pas l’épaisseur de celle de L’Enfer de Dante, le contraste entre la clarté d’un ciel nocturne, dépourvu d’étoile, illuminé uniquement par le premier croissant de lune, et les tons sombres de la forêt renforce singulièrement la profondeur des ténèbres.
Enfin, les représentations tératologiques, de Sycorax à Caliban en passant par Trinculo, les fous étant, selon Foucault, des monstres, « des êtres ou des choses qui valent d'être montrés72 », et diverses créatures diaboliques, qui habitent les dessins, travaux préparatoires et aquarelles inspirés par The Tempest, constituent un topos récurrent chez Doré. Nous retrouvons déjà les bêtes hybrides, à mi-chemin entre chauve-souris et crapaud, agglutinées autour de Sycorax, au pieds de Caliban ou voletant dans le ciel nocturne, dans la représentation de la vision des rois qui défilent devant Macbeth dans la cave des sorcières73. De même, bohémiens, saltimbanques, bouffons et autres diseuses de bonne aventure sont récurrents chez Doré74. Si l’on songe à la lithographie « Les Saltimbanques » réalisée par Vernier à partir d’une peinture de Doré, la mine défaite et la laideur des personnages, la tension entre le comique et le tragique que nous avons commentée à propos des illustrations de Trinculo est également palpable75.
Le corps de Caliban évoque celui, grotesquement disproportionné, d’Hercule dans sa célèbre interprétation des douze travaux76, et son visage celui de la figure centrale parmi toutes celles, hideuses et comiques, de la gravure « Maints iusticiards » illustrant « La Mye du roi » de Balzac77. Si les sorcières de Macbeth gravées en 1859 sont moins grotesques et plus humaines d’apparence que Sycorax, elles sont également accompagnées de hiboux lorsqu’elles dansent autour du chaudron. Il faut retourner aux Aventures du chevalier Jaufre et de la belle Brunissende pour retrouver un analogue de Sycorax des plus saisissants, lorsque Jaufre rencontre une sorcière décrite en ces mots :
Le bois était épais et sombre ; or, au premier carrefour, il vit devant lui, accoudée sous un pin, une vieille dont l’étrange figure le frappa de surprise. Elle avait la tête plus grosse qu’une arche, des yeux petits comme des deniers, chassieux en outre, bleus, battus et enfoncés sous de longs cils. Ses lèvres étaient noires. Ses dents, rousses comme orpiment, débordaient de trois doigts. Elle avait des bras de pendu, des mains de charbonnier, un visage flétri et plissé de rides, le ventre enflé, les épaules voûtées, jambes sèches et brunies, des genoux pointus et de si grands ongles, qu’elle ne pouvait porter savate. Une guirlande de verdure serrait ses cheveux blancs et hérissés78.
Cette étrange rencontre est illustrée par Doré quelques pages plus loin. Le port de tête incliné, les mains difformes, le nez protubérant, le menton carré caractérisant une anatomie presque masculine, les yeux enfoncés tracés par une multitude de petits cercles concentriques ainsi que la longue chevelure raide sont autant de traits que cette sorcière partage avec Sycorax. En outre, les nombreux hiboux qui l’entourent et le fait qu’elle se confonde presque avec la nature qui l’environne renforcent encore la proximité des deux figures maléfiques. Même Ariel, par la forme ciselée de ses ailes allongées dans la gravure liminaire de la pièce, se rapproche des créatures diaboliques qui peuplent déjà L’Enfer de Dante79 et que l’on retrouvera dans les représentations de Lucifer dans le Paradise Lost de Milton, notamment dans celle de sa chute vertigineuse vers la sphère terrestre.
Au cœur de l’intericonicité de l’œuvre de Doré se trouve enfin la coexistence de la peur et du rire telle que nous l’avons évoquée plus haut. Des détails aussi inoffensifs que la silhouette ailée d’oiseaux volant au loin prennent une tonalité plus inquiétante, si les ailes s’avèrent être celles de créatures infernales. Les échos visuels à L’Enfer de Dante sont ici particulièrement prégnants dans la mesure où ce projet occupait Doré au moment même où il concevait les illustrations de The Tempest. Un topos confère à la scène comique dépeinte dans « “ARI. I left them / I’the filthy mantled pool beyond your cell, / Up to their chins”, » une teinte plus menaçante. De nombreuses scènes représentent des corps contorsionnés immergés et tentant désespérément d’agripper une berge pour rejoindre la terre ferme80. La composition de la planche 23, « Avares et prodigues » illustrant le vers « Tu vois, mon fils, les âmes de ceux que la colère a dominé » s’apparente tout particulièrement à cette gravure de The Tempest. Les visages et les bras de Trinculo, Stephano et Caliban sont analogues à ceux des âmes damnées, particulièrement à celles agrippant la végétation clairsemée de berges arides. Dans les deux dessins, la terre occupe la partie gauche et une partie du coin supérieur droit de l’image. La ligne d’horizon est haute ; les eaux occupent toute la partie basse du dessin et séparent les deux berges immergées. La posture de Dante et Virgile, comme celle d’Ariel, est orientée vers la gauche mais leur regard s’attarde sur les corps flottants dans l’eau, vers la droite. Au milieu du bord supérieur, on distingue la silhouette d’oiseaux volant vers la scène. Les teintes, quoiqu’inversées, semblent se répondre : une lueur blanche et des oiseaux noirs dans The Tempest rappellent étrangement l’obscurité profonde et les oiseaux blancs de la planche de L’Enfer. Le lecteur/spectateur hésite : les ailes qui s’avancent annoncent-elles la venue d’oiseaux de bonne augure ou de démons semblables à la Harpie ou à Ariel au moment de la tempête ? L’interprétation du texte de Shakespeare par l’artiste français est ostensiblement fantastique, dans la mesure où ce registre, correspondant « aux émotions de peur et d’angoisse » est caractérisé par « le renversement des perceptions rationnelles du réel, l’immixtion du doute dans les représentations établies et la proximité d’un supra- ou antinaturel81 ».
Au fil de nos analyses nous avons été amené à nous interroger sur la gravure « ARI. I have made you mad; / And, even with such like valour, men hang and drown / Their proper selves” » (Fig.9), attribuée à Gustave Janet, bien qu’elle ne corresponde aucunement au style et aux thématiques abordées par ce dernier dans The Tempest ou ailleurs.
Cette gravure n’aurait-elle pas été réalisée à partir d’un dessin de la main de Doré ? Illustrant la didascalie et montrant une des manifestations les plus saisissantes du surnaturel dans la pièce, l’image est saturée de créatures hybrides rappelant celles entourant Sycorax et Caliban et rappelle, par ses tons sombres, l’illustration liminaire de The Tempest. De plus, la tendance à l’autocitation caractérisant la manière dont Doré s’approprie la pièce semble palpable. Nombre de détails rappellent d’autres dessins gravés d’après Doré. Nous lui devons déjà des représentations de griffes82 ou de figurines diaboliques grotesques et hybrides telles que le Diable rencontré par Bos de Bénac en Égypte83. Si celles-ci constituent un véritable lieu commun de l’art du Moyen Âge84 et de la Renaissance85, l’image d’Ariel apparaissant sous les traits d’une Harpie évoque plus précisément les représentations des monstres mythologiques dans L’Enfer de Dante. Les ailes, les seins difformes dessinés sous forme de cercles concentriques et surtout les griffes aux hachures verticales analogues révèlent une grande proximité entre les deux œuvres86.
D’autre part, quoique confuse, la composition de cette gravure rappelle fortement celle du dessin « Hiérosme induict en tentation » gravé par Pisan pour illustrer « Le Succube » dans Les Contes drolatiques de Balzac (p. 395). Teintes noires et blanches se répondent ; l’ombre du démon, projetée sur le mur, rappelle l’ombre de Prospero et du promontoire sur lequel il se tient, et l’opposition entre le personnage féminin blanc face à Hiérosme de noir vêtu se retrouve, inversée, dans le face-à-face entre la Harpie et les naufragés tandis que la nuée décrivant des arabesques dans la gravure inspirée par Balzac semble correspondre à l’éclair déchirant le ciel dans The Tempest. Des démons occupent la partie supérieure gauche et toute la partie inférieure du dessin. Enfin, la silhouette de Prospero découpée contre les rochers est analogue à celles de Dante et Virgile que nous trouvons dans de très nombreuses planches de L’Enfer de Dante.
L’analyse de cette gravure proposée par un critique en 1860 n’était d’ailleurs pas sans ambiguïté :
Gustave Doré’s [illustrations] are, as usual, intensely characteristic, and remind us vividly of that most curious effort of the graver’s art, The Wandering Jew. The illustration of Caliban (p. 45) is especially original and grotesque. That of Ariel’s appearance in Act iii., sc. iii., is almost extravagant, so far has the artist, Gustave Janet, carried his favourite style87.
L’auteur rapproche l’illustration de Caliban et celle d’Ariel. L’adjectif qualificatif dans « his favourite style » laisse planer le doute : S’agit-il, ce qui est peu probable, du style de Janet ? Celui-ci a-t-il, au contraire, tenté d’imiter celui de son compatriote ? C’est possible, mais cela impliquerait une bonne connaissance des illustrations de L’Enfer avant que celui-ci ne paraisse. Ce qui ne reste qu’une intuition mériterait confirmation ; un élément de réponse sera peut-être à trouver dans la correspondance de Doré ou de Janet, notamment avec l’éditeur ou l’imprimeur anglais de The Tempest.
Conclusion
L’étude des illustrations inspirées par The Tempest de Shakespeare a montré combien Doré donne à voir toute l’étrangeté de la pièce. Il s’intéresse d’abord aux personnages hybrides et grotesques et à la représentation de scènes où coexistent la comédie et l’inquiétude ou l’effroi pour faire entrer en résonnance réalisme et onirisme. Le réinvestissement de topoï qui parcourent tout son œuvre graphique et peint font naître le doute constitutif du fantastique perçu comme art de l’hybridation et de la juxtaposition. Ainsi, même dans un corpus restreint et dans un ouvrage que nous serions tenté de qualifier de mineur, tant dans le corpus des chefs d’œuvres de la littérature illustrés par Doré que dans celui des éditions illustrées de Shakespeare, Doré s’approprie le texte de Shakespeare pour intégrer celui-ci dans son Œuvre, au sens le plus plein du terme, aboutissement de l’ambitieux projet d’illustration des chefs d’œuvre de la littérature épique, comique et tragique, projet conçu dès 185588 qui l’anima tout au long de sa carrière d’illustrateur.
Bibliographie
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Notes
Le lecteur désirant se familiariser avec la vie et l’œuvre de Gustave Doré pourra lire avec profit Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur, 1830-1880, Genève, Droz, 2005, Christophe Leclerc, Gustave Doré, le rêveur éveillé, Paris, L’Harmattan, 2012, Annie Renonciat, Gustave Doré, Paris, Bibliothèque des arts, 1983, Alix Parré et Valérie Sueur-Hermel, Fantastique Gustave Doré, Paris, Chêne, 2021.
Gustave Doré lui-même se disait « désolé de n’avoir fait à 33 ans que 100 000 dessins ». Philippe Kaenel, « Le plus illustre des illustrateurs... le cas Gustave Doré (1832-1883) », dans Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 66-67, 1987, p. 39.
Pierre Mornand, L’Art du livre et son illustration II, du XVIIIe au XXe siècles, Paris, Le Courier Graphique, 1947, p. 36-37 et Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur, op. cit., p. 412. Voir également Valérie Sueur-Hermel, « Gustave Doré et la gravure sur bois de teinte », Nouvelles de l’estampe [en ligne], 270, 2023, DOI : https://doi.org/10.4000/estampe.4530.
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René Delorme, Gustave Doré. Peintre, sculpteur, dessinateur et graveur, Paris, Ludovic Baschet, 1879, p. 34-38 ; Annie Renonciat, op. cit., p. 178-203.
Lettre citée par Blanche Roosevelt, The Life and Reminiscences of Gustave Doré, New York, Cassell & Co, 1885, p. 260. Selon Manon Montier, la plus ancienne référence à ce projet remonte à une lettre de François Guizot, traducteur de Shakespeare, datée de 1862, dans laquelle Guizot aurait suggéré à Doré d’illustrer Macbeth, Hamlet, King Lear, et The Tempest. Manon Montier, « De la scène à l’image : illustrer Shakespeare dans les éditions européennes du XVIIIe au XIXe siècle (1709-1899) France, Angleterre et Allemagne : croisements et transferts culturels », thèse non-publiée, Université Rouen Normandie, 2021, vol. 1, p. 183-184.
Philippe Kaenel évoque « mille dessins à mille francs ». Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur, op. cit., p. 438. Selon son ami Blanchard Jerrold chargé de négocier le contrat de publication du livre, Doré estimait la valeur de son ouvrage à £40000. Blanchard Jerrold, Life of Gustave Doré, Detroit, Singing Tree Press, 1969, p. 225.
Blanchard Jerrold, op. cit., p. 223 : « “My Shakespeare! My Shakespeare!” he cried on his death-bed. “I must get up quickly to finish it!” » Voir aussi Christophe Leclerc, op. cit., p. 251-252 et 254-255.
Idem., p. 223 : « “I heard from him that he had been for some weeks almost exclusively engaged on his Shakespeare. He was working on the Tempest, and believed that he had struck out some original ideas. “Romeo is begun,” he added, “Timon is ripening, Julius Caesar is coming out, and Macbeth is nearly finished; in short all is going well.” »
Six dessins gravés par Trichon et Pannemaker illustrent la visite de Macbeth aux sorcières, l’assassinat de Banquo, la vision de la postérité de Banquo, la mort de Lady Macbeth, les troupes de Malcolm se préparant au combat, et la mort de Macbeth. La Semaine des enfants, Paris, Charles Lahure et Cie, Paris, 1859, p. 377, 380, 381, 385, 388, et 389.
William Shakespeare, The Tempest, Londres, Bell & Daldy, 1860, p. 9, 23, 45, 49 et 72. Cette édition inclut également des gravures d’après Birket Foster, Frederick Skill, Alfred Slader et Gustave Janet. Publié avant Noël, ce livre reçut les faveurs des critiques : « The Tempest will ever rank among the most admired of Shakespeare’s wondrous Dramas: and its selection for illustration does credit to the judgment of our worthy publishers. The artists have done their spiriting gently, and the book is so tastefully got up, that it might have formed one of that library which Prospero speaks of as Dukedom large enough. » Notes and Queries, vol. 10, 15 décembre 1860, p. 484.
Philippe Kaenel, Gustave Doré, réaliste et visionnaire, Genève, Éditions du Tricorne, 1985, p. 97 : « 1960. Shakespeare. The Tempest (cité par Duplessis et Beraldi, mais inconnu des autres auteurs). » Blanche Roosevelt le mentionne sans donner de précisions (op. cit., p. 241) et Henri Leblanc renseigne un ouvrage de Shakespeare non-daté dont il ignore à la fois le titre et le nombre d’illustrations de l’artiste. Henri Leblanc, op. cit., p. 401.
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William Shakespeare, The Tempest, Stanley Wells, dir., Oxford, OUP, 2008. Toutes les citations de la pièce sont extraites de cette édition.
Voir les définitions de « estrange », « fantosmeries », « incogneu », « insolite », « merveilleux », « nouveau », « paradoxe », « prodige », données par Randle Cotgrave, A Dictionary of the French and English Tongues, Londres, Adam Islip, 1611, pages non-numérotées.
« A Dreamer of Dreams : Gustave Doré », The Magazine of Art, vol. 6, Londres, Paris, New York, Cassel, 1883, p. 221.
G. S., « To Gustave Doré », v. 5, dans The Quiver, Londres, Cassell, Petter, and Galpin, 1866, p. 615.
Ahmet Süner, « “Be Not Afeared.” Sycorax and the Rhetoric of Fear in The Tempest », Renascence, 71-3, 2019, p. 187.
Prospero fait explicitement référence à l’accouplement de Sycorax et d’un incube lorsqu’il interpelle Caliban : « Thou poisonous slave, got by the devil himself / Upon thy wicked dam, come forth! » (1.2.319-320).
William Shakespeare, Mr. William Shakespeares Comedies, Histories, & Tragedies, Londres, Isaac Jaggard et Edward Blount, 1623, p. 19.
Prospero le décrit comme étant « misshapen » (5.1.268). Voir Jeffrey R. Wilson, « “Savage and deformed” : Stigma as Drama in The Tempest », Mediaeval and Renaissance Drama in England, 31, 2018, p. 146-77.
Rose Abdelnour Zimbardo, « Form and Disorder in The Tempest », Shakespeare Quarterly, 14-1, 1963, p. 51-53.
Pascale Drouet, « “Some strange monster of the isle” : l’hybride dans The Tempest », Revue LISA/LISA e-journal [en ligne], 6- 3, 2008, DOI: https://doi.org/10.4000/lisa.379, p. 94-98. Voir aussi John E. Hankins, « Caliban the Bestial Man », PMLA, 62-3, 1947, p. 793-801.
L’ambiguïté sémantique de l’expression pouvant désigner à la fois le jeune chiot, l’enfant ou la progéniture de n’importe quelle créature est soulignée par Pascale Drouet, op. cit., p. 96-97.
William Shakespeare, The Tempest, Virginia M. Vaughan et Alden T. Vaughan, dir., Walton-on-Thames, Thomas Nelson and Sons Ltd., 1999, p. 167.
The Examiner, 2758, 8 décembre 1860 : « Caliban and Sycorax are indeed ugly beyond stage ugliness, and if it be enough to make them hideous, the French imagination should content us on this note ».
Charlotte Rose Millar, « The Witch’s Familiar in Sixteenth-century England », Melbourne Historical Journal, 38, 2010, p. 115-116 ; James Sharpe, Instruments of Darkness. Witchcraft in England. 1550-1750. Londres, Penguin Books, 1997, p. 71-75.
James Sharpe, « The Witch’s Familiar in Elizabethan England », dans G.W. Bernard, Steven J. Gunn, dir., Authority and Consent in Tudor England. Essays presented to C.S.L. Davies, Aldershot, Ashgate, 2002, p. 226-229.
Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970, p. 302.
Karl Rosenkranz, Esthétique du laid, Paris, Circé, 2004, p. 342 : « [Le concept de caricature] consiste dans l’exagération d’un élément d’une figure jusqu’à la rendre informe. »
Cette lecture de la pièce a souvent été privilégiée par les illustrateurs de Shakespeare. Stuart Sillars, op. cit., p. 116.
Le cercle est, selon l’historien de l’art, la figuration la plus expressive de cette conception. Rudolf Wittkower, Architectural Principles in the Age of Humanism, Londres, Warburg Institute, 1949, p. 15.
Pascale Drouet, « Rire aujourd’hui avec The Winter’s Tale et The Tempest », XVII-XVIII, 70, 2013, p. 35-38.
Christopher R. Wilson, Michela Calore, Music in Shakespeare. A Dictionary, Londres, New York, Thoemmes Continuum, 2005, p. 45.
L’adverbe signifiant ici « strongly, severely » (OED) n’est pas sans évoquer, par l’association entre « soundly » et « sound », le topos des sensations auditives.
La ligne d’horizon est légèrement plus haute dans la seconde version et Ariel est placé plus à gauche. Les coquillages et les créatures féériques sont plus nombreuses et plus précisément esquissés. Nous pouvons également deviner la figure de Prospero qui se dessine, à gauche, sur les hauteurs.
Christopher R. Wilson et Michela Calore, op. cit., p. 28. Que l’on songe aussi à la belle description, pleine de poésie, des musiques et des sons audibles sur l’île : « Be not afeard, the isle is full of noises, / Sounds, and sweet airs that give delight and hurt not » (3.2.133-134). Pour une étude de la musique jouée par Ariel et de ses effets analogues à ceux de la lyre d’Orphée, voir Natalie Roulon, « Music And Magic In The Tempest », dans Victoria Bladen, Yan Brailowsky, dir., Shakespeare and the Supernatural, Manchester, MUP, 2020, p. 193-217.
Philippe Kaenel, « Féerique et macabre : l’art de Gustave Doré », Études de lettres, 3-4, 2011, p. 299-320.
Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Le Livre de Poche, 1993, p. 13.
Nous paraphrasons ici Roland Barthes : « [D]ès que je me sens regardé par l’objectif, tout change : je me constitue en train de poser, je me fabrique instantanément un autre corps, je me métamorphose à l’avance en image. » Roland Barthes, La Chambre claire, Gallimard, 1980, p. 24-25.
Victor Ferenczi et René Poupart, La Société et les images : approches didactiques, Paris, Didier-Crédif, 1981, p. 80.
S’il pourrait s’avérer vain de chercher des références à d’autres peintres dans l’œuvre d’un artiste si singulièrement autodidacte, nous pensons que son imagination ne cesse de retravailler certains motifs et topoï avec une régularité obsédante. Ségolène Le Men Samson, « Les Emprunts d’un autodidacte : sources graphiques de Gustave Doré dans les illustrations de livres », dans Jean Lacambre et al., Gustave Doré 1832-1883, Paris Musées/Musées de Strasbourg, 1983, p. 216 : « La formation initiale de Gustave Doré est celle d’un autodidacte dont la mémoire culturelle ignore le dessin académique et la tradition classique (qu’il aborde seulement par les satires de Daumier). »
Voir la gravure de la vallée de la Gave par temps d’orage. Hippolyte-Adolphe Taine, Voyage aux Pyrénées, Paris, L. Hachette, 1860, p. 324.
Rudolf Erich Raspe, Les Aventures du Baron de Münchhausen, Paris, Furne, Jouvet et Cie, 1866, p. 193.
Samuel Coleridge, The Rime of the Ancient Mariner, Londres, Doré Gallery et Adams Hamilton, 1876. Nous pensons surtout au frontispice et aux images illustrant les vers « The ship drove fast, loud roared the blast, / And southward we fled », « The ice was here, the ice was there, / The ice was all around » ou encore « And I had done a hellish thing, / And it would work ‘em woe ». Celle représentant les vers « It ceased: yet still the sails made on / A pleasant noise till noon » montre en outre des figures angéliques et la silhouette lointaine d’un navire fantomatique dont on distingue à peine les trois voiles.
Dante Alighieri, op. cit., planche 1, « Au milieu du chemin de notre vie, je me trouvai dans une forêt obscure ». Voir aussi la planche 5, « Alors il se mit en marche, et je le suivis ».
Jean de la Fontaine, Fables de La Fontaine avec les dessins de Gustave Doré. Tome second. Paris, L. Hachette, 1867, illustration en face de la page 280.
Hippolyte-Adolphe Taine, op. cit.. Nous pouvons penser ici aux pins avoisinants Royan (p. 3 et 5), aux pins dénudés (p. 166) ou aux colonnades de pins aux troncs brisés (p. 186) dénotant un paysage triste et lugubre similaire à l’arrière-plan de la gravure de Sycorax. Les pins parasols aux racines apparentes, proches d’un plan d’eau et entourés de montagnes (p. 455), rappellent également la scène dans laquelle Caliban et ses comparses sont piégés dans un marais.
Auteur anonyme, Les Aventures du chevalier Jaufre et de la belle Brunissende, Paris, Librairie nouvelle, 1856. Notamment l’image « Puis il fit appareiller richement le moutier, et l’y mena en grande pompe avec Brunissende ».
Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur, op. cit., p. 458-459. Un pendant plus joyeux à cette représentation des saltimbanques se trouve dans les Aventures du chevalier Jaufre : « Beaux cavaliers, bourgeois, jongleurs et ménestrels y affluaient de tous pays », Jean-Bernard Mary-Lafon, op. cit., en face de la page 137.
Musée français-anglais, août 1859. Philippe Kaenel met en relation cette illustration et « Les Saltimbanques », toile peinte en 1874, en soulignant que « [l]e naturalisme des corps et des physionomies a cédé la place à de beaux visages tragiques ». Philippe Kaenel, ibid., p. 458.
Gustave Doré, Les Travaux d’Hercule par G. Doré, Strasbourg, Éditions 2024, 2018 [Paris, Aubert, 1847].
Honoré de Balzac, Les Contes drolatiques, Paris, A. Dutacq, 1855, p. 88. Une analyse des détails révèle un rictus similaire tracé grâce aux mêmes yeux, bouches et dents disproportionnées. Semblablement, la chevelure de Caliban n’est pas sans évoquer celle de l’angelot trônant en haut de la page titre du même ouvrage intitulée « La victime de l’amour ».
Jean-Bernard Mary-Lafon, op. cit., p. 91. L’illustration correspondante d’après Doré fait face à la page 97.
Voir Dante Alighieri, op. cit., planches 23, 27, et 46 à 50. Les ailes du démon surplombant l’enchevêtrement de figures ailées dans la planche 47, « Barattiers. Démons. Virgile » sont particulièrement semblables à celles d’Ariel.
Idem., planches 23 à 26. Les planches 67 à 69 représentant la traversée du Cocyte, fleuve infernal de glace, figent les figures pour renforcer le macabre du topos. Déjà dans Voyages aux Pyrénées, la gravure représentant les gentilshommes attachés par le maire de Bayonne aux arches d’un pont avant de mourir noyés sous les eaux de la marée montante associait ce motif à l’idée de mort violente. Hippolyte-Adolphe, Taine, op. cit., p. 27.
Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala, dir., Le Dictionnaire du Littéraire, Paris, Quadrige, PUF, 2002, p. 226. Nous ne nous appuyons ainsi pas strictement sur la distinction opérée par Tzvetan Todorov entre le « fantastique » reposant sur la possibilité d’hésiter entre une explication naturelle et surnaturelle et le « merveilleux » fondée sur l’acceptation conventionnelle de l’étrange (Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 2015).
Honoré de Balzac, op. cit., p. 615. Une griffe est placée au-dessus du texte « FIN » dans la gravure « Bonnes armes ».
Hippolyte-Adolphe Taine, op. cit., p. 411-412. Décrit comme « un petit homme noir, qui avait deux cornes au front, un pied de chèvre, et l’air plus méchant que les plus méchants Sarrasins », Doré le représente noir, les ailes déployées, les cornes en arabesques et la queue serpentine.
Claude Kappler, Monstres, démons et merveilles à la fin du Moyen Âge, Paris, Payot, 1980, p. 147-157 ; Jurgis Baltrušaitis, Le Moyen Âge fantastique, Paris, Flammarion, 1981.
Dante Alighieri, op. cit. planches 35, « C’est là que font leur nid les hideuses Harpies », et 36, « Et le tronc s’écria : “Pourquoi me brises-tu ?” ».
Blanche Roosevelt, op. cit. p. 208-210. L’Enfer de Dante et Don Quichotte de Cervantès, ouvrages déjà parus à l’époque, côtoient L’Imitation de Jésus-Christ, Arioste, Racine, La Fontaine, Goethe, Byron, Milton, Shakespeare ou encore Spencer.
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