La situation de l’illustration des contes de Perrault semble paradoxale. Les histoires de la Mère l’Oye, en vers ou en prose, sollicitent naturellement les facultés de représentation de leurs lecteurs puisque tout y est soumis à l’invention de l’imagination libre, parfois extrêmement fantaisiste, et que tout doit résonner jusqu’au plus profond de nos consciences. Les récits sont ponctués de scènes mémorables, appelées d’abord à frapper les esprits et ensuite à les hanter : ils font place aux enchantements des métamorphoses qui retravaillent à loisir les apparences pour tromper ou enrichir le réel ; ils s’amusent des tailles dont les proportions dépendent souvent d’écarts spectaculaires (de la dimension attendrissante d’un pouce jusqu’au gigantisme effarant des ogres) ; ils empruntent à la palette des couleurs pour fabriquer contrastes et éclats (du gris cendré au rouge sang, au bleu maléfique ou au doré éblouissant), et ainsi réjouir le regard pour mieux l’impressionner.
Du reste, le manuscrit calligraphié de 1695 confirme ce lien apparemment indissoluble entre les contes et leur visualisation mentale dont les images concrètes sont les échantillons : les histoires y sont accompagnées de beaux dessins gouachés, reproduits en vignettes gravées par Antoine Clouzier – mais en noir et blanc – dans la première édition de 1697. Dès le manuscrit, les frontispices suggèrent l’atmosphère de lanterne magique dans laquelle baigne la récitation des contes et qu’elle projette dans le lieu partagé : éclairées par la chandelle, dont la lumière s’amplifie du feu de la cheminée, les histoires revisitées par la nourrice, aïeule de l’écrivain comme de l’illustrateur, sont prêtes à prendre forme dans l’espace, à revenir pour le peupler de leurs images. Dans le frontispice de Gustave Doré, un tableau orne la pièce sur le mur du fond d’où se détache la scène de lecture des histoires aux enfants fascinés.
Pourtant, le catalogue iconographique des contes de Perrault n’est pas si abondant, du moins sous l’Ancien Régime. Malgré quelques éditions dont celles illustrées par Jacques de Sève (1742) et Simon Fokke (1745) ou la grande entreprise du Cabinet des fées, il faut attendre le XIXe siècle, pour que soient exploitées, à grande échelle, les virtualités d’images recélées dans le conte et développées par les artistes. Depuis, dans son sillage et en amplifiant le processus par la multiplicité des techniques et des supports (albums jeunesse, bandes-dessinées, films, spots publicitaires, affiches…), l’on n’a cessé de reprendre et renouveler la mise en images des contes de Perrault, retrouvant ainsi, pour en explorer le foisonnement, le montage sémiologique originaire du manuscrit.
S’intéresser aux illustrations des contes réclame de dresser un état des lieux historique de leur mise en image, de déterminer des étapes et de mettre au jour des logiques : logiques créatrices mais éditoriales d’abord, de publicité, de diffusion voire de patrimonialisation de l’œuvre de Perrault et, à travers elle, du genre même du conte, parallèlement à sa réception dans le champ littéraire, selon la diversité de ses publics. L’accroissement considérable du phénomène illustratif, marqué par l’apport de Gustave Doré et des productions de l’édition romantique, nous conduit à réfléchir sur la part prise par les images dans la fabrique collective d’une mémoire des récits de Perrault, en France comme à l’étranger, de générations en générations.
Comme l’attestent le manuscrit de 1695 et le soin apporté à la qualité de ses vignettes, variantes des enluminures médiévales à l’ouverture du recueil et à l’orée des histoires, les contes paraissent chez Perrault accompagnés de figures ; elles sont apparemment indispensables à la stratégie de réélaboration et de circulation du matériau folklorique et littéraire. À l’instar des fables de La Fontaine, elles aussi nées en figures, ce dispositif invite le lecteur à comprendre le besoin d’images attaché au conte, à mesurer ce que les illustrations, foyers d’interprétation, apportent à la lecture et à la signification des récits comme à la définition du genre.
Le geste illustratif, en cela symétrique de l’acte d’écrire, se situe au croisement de ressources antérieures qu’il fait affleurer, varie ou transforme. Les illustrateurs entretiennent la mémoire iconographique des contes. Ils reprennent parfois des images aux éditions précédentes, en les citant, en les transformant, en les rectifiant voire en les parodiant. Mais il arrive aussi qu’ils se démarquent de cet héritage visuel en inventant leurs propres parcours. Des comparaisons entre les images au fil des siècles, notamment quand elles sont attachées à telle ou telle scène, aident à prendre la mesure de cette mémoire intericonique vivante. Outre les illustrations passées, cette appropriation ou cette réappropriation s’enrichissent de l’apport d’autres techniques de figuration (photographie, cinéma, arts décoratifs…) et d’autres filtres imaginaires révélateurs de chaque époque, et parfois résolument anachroniques. Sarah Moon revoit dans les histoires du temps passé celle, plus proche, traumatique, de la Shoah qu’elle fait sourdre du Petit chaperon rouge (1983) devenu chez elle, dans le clair-obscur des images photographiques, un « petit chaperon noir ». Les images palimpsestes, mémoratives, hybrides, continuant de faire vivre les récits, rappellent le caractère immémorial des contes et la leçon qu’ils offrent pour tout présent.
Sur le plan de l’invention, le processus illustratif dépend, on le sait, de choix faits de préférences et de renoncements. Cette question se pose exemplairement pour les images créées à partir des textes de Perrault : quel aspect du récit s’attachent-elles à souligner ou au contraire à occulter ou à détourner ? Quel cadrage obtiennent-elles, et pour quelle lecture (morale, esthétique, politique, autobiographique…) ? Sur quelle scène, sur quel détail, sur quel signe fondent-elle leur transposition ? Engagent-elles avec le texte une forme de rivalité qui aboutit à une fabulation visuelle autonome ? Ou, au contraire, nouent-elles avec lui une étroite dépendance ? Certes, les contes de Perrault imposent des images (ainsi de cette horrifique chambre des dames aménagée par la Barbe bleue dont le spectacle, entre étal sanglant de boucher et cabinet de curiosité pervers, sidère par sa violence autant l’épouse trop curieuse que le lecteur). Mais, plus régulièrement, le régime imageant du conte est celui de la touche, de la suggestion, laissant à la lecture le soin d’achever un portrait, une scène ou de faire dériver la rêverie. L’illustrateur possède dès l’origine cette part de liberté qu’abandonne l’histoire au profit de ses suppléments de signification. Visuellement, des choix sont décidés par les artistes pour renforcer l’effet du récit, oser d’autres manières de le regarder, rendre en images sa part de mystère et d’indicible. Comment, en effet, parvenir à transposer le travail du fantasme à l’œuvre dans les histoires, comment graver leur force de saisissement ou laisser flotter leur puissance d’évocation ? La nature même des contes de Perrault en font des objets particulièrement stimulants pour évaluer les degrés d’intermédialité entre textes et images : économiques du point de vue générique, esthétiquement mêlés, fortement symboliques en même temps que proches du « réel », ils ouvrent toutes sortes de possibilités graphiques.
Selon les éditions et les conditions de production de l’illustration, une seule image, emblématisante, a pu fixer la mémoire des fictions de Perrault, à des emplacements divers, isolés ou graphiquement intégrés au texte. Ailleurs, une série, diversement fournie, scande la lecture et trame un certain continuum visuel, jusqu’à absorber les récits ou largement les déborder. Cette plus ou moins grande profusion des images modifie l’approche que le lecteur est appelé à avoir du texte ; elle entraîne des processus de relectures voire de réécritures croisées : du texte par l’image, de l’image par le texte, et des images entre elles quand, agencées en séries, elles fabriquent leur propre « film » ou leur propre dramaturgie visuelle.
C’est la diversité et la richesse de cet univers visuel composé par l’illustration des contes de Perrault, constamment actuel et constamment réinventé, nourri de la figurabilité des textes eux-mêmes que le présent numéro a cherché à mettre en lumière.
Comité scientifique
Floriane Daguisé, Université de Rouen
Anne Defrance, Université Bordeaux Montaigne
Aurélia Gaillard, Université Bordeaux Montaigne
Ute Heidmann, Université de Lausanne
Volker Schröder, Université de Princeton
Benoît Tane, Université Toulouse-Le Mirail
Myriam Tsimbidy, Université Bordeaux Montaigne
3|2024 - sous la direction de Olivier Leplatre