La « pensée visuelle et spatiale » au service de quatre contes de Perrault
Analyse de quelques « imageries » de l’artiste Warja Lavater
Entre 1965 et 1982, l’artiste suisse Warja Lavater choisit d’adapter cinq contes de Charles Perrault en récits graphiques. Les cinq livres qu’elle réalise et qu’elle nomme « imageries » sont des « livres d’artistes1 » publiés par le galériste et imprimeur Adrien Maeght. En quoi consiste ces « livres d’artiste » ? Il s’agit de petits livres pliés en accordéon, appelés leporello, d’environ 15 cm sur 9. Une fois dépliés, ils forment des bandes qui peuvent aller jusqu’à plus de 3 mètres de long, imprimées de formes géométriques de couleurs variées reliées entre elles le plus souvent. « Quand on parle de mes albums on parle de dessins abstraits. Je refuse absolument ce terme : ce sont des dessins qui bougent, se mêlent, se séparent de nouveau : c’est essentiellement concret2. »
Il est vrai que dans les « imageries » de Lavater le mouvement est le phénomène le plus visible et le plus lisible. L’artiste joue avec les agrandissements et les rétrécissements, les itinéraires de formes symboliques, les chevauchements de parcours à la manière d’une longue carte ou d’une longue bande cinégraphique.
Les « imageries » composées par Lavater sont au nombre de six : « Le Petit Chaperon rouge » (1965), « Le Petit Poucet » (1967), « La Fable du hasard » (1968), « Blanche Neige » (1974), « Cendrillon » (1972) et « La Belle au bois dormant » (1982). Pour être tout à fait rigoureux, il s’agit plus exactement de six contes des frères Grimm. Cependant, pour les trois premiers et les deux derniers qui nous intéressent dans le présent article, Lavater écrit se référer aux contes de Perrault. Le colophon indique systématiquement : « une imagerie d’après le conte de Charles Perrault ». Les cinq contes sont tous tirés des Contes de ma mère l’Oye (1697) et ont tous été repris entre 1812 et 1818 par les frères Grimm. Cependant, malgré la référence constante et affirmée à Perrault, les versions choisies par Lavater sont principalement celles des frères Grimm. Comme l’artiste l’explique dans la préface de « La Fable du Hasard », les contes sont des témoins de leur temps et portent en eux les caractéristiques de leur époque. Plus de 150 ans après les frères Grimm et 300 ans après Perrault, les « imageries » de Lavater se veulent être des versions de leur temps dans un « nouveau langage ».
Ce qui guide avant tout les choix de notre artiste c’est la narration visuelle et spatiale que le conte lui inspire. Il ne s’agit pas d’illustrer les contes mais bien de les écrire dans un autre langage pictural, composant un iconotexte, « ensemble d’inflexions conjointes des images entre elles3 ». Dans cet article, nous aimerions montrer que le « nouveau langage », employé dans les « imageries » est une invention qui s’insère dans une période historique où la tendance intellectuelle était à la découverte des mécanismes langagières et narratifs, en particulier ceux des contes. Nous analyserons ensuite comment ce « nouveau langage » donne à lire une « pensée visuelle » des contes de fée et, pour terminer, ce que nous appellerons une « pensée géographique ».
La mécanique des contes
Les recherches picturales de Warja Lavater s’inscrivent dans un contexte historiographique et épistémologique particulier. En effet, la période de production des « imageries » correspond au développement du mouvement structuraliste en Europe. Le structuralisme, en tant que mouvement philosophique et méthode scientifique, cherche, à travers l’observation des faits et de leurs variations, à repérer une organisation, une « structure » qui pourrait amener à la construction d’un modèle stable en dehors de toutes variations.
Le structuralisme s’est, entre autres phénomènes, intéressé aux contes. Les travaux de Paul Larivaille4 au début des années 1970 ont amené le chercheur à identifier cinq étapes logiques dans les contes, ce qu’il appelle le schéma quinaire : Situation initiale / Complication / Action / Résolution / Situation finale. Ces travaux s’appuient sur ceux de Vladimir Propp5 qui, en 1928 déjà, avait étudié les « formes et les établissements des lois qui régissent la structure6 » des contes russes. Ses travaux furent traduits et découverts en France à partir de 1965. Larivaille se réfère également aux travaux de Claude Brémont7 pour qui le récit est constitué d’une séquence de trois éléments : l’ouverture à une virtualité d’actions / l’actualisation / le résultat.
L’anthropologie et la psychanalyse se sont intéressées à leur tour aux contes de fées. Les travaux novateurs de Julius Heuscher8 en 1963, depuis l’université de Berkeley, interrogent les origines et le sens des contes traditionnels tels que « Le Petit Chaperon Rouge », « Cendrillon » et « Boucle d’Or ». Ce chercheur américain montre comment les contes répondent aux angoisses des enfants et des parents en les informant ou en les alertant sur les épreuves à venir et les efforts à accomplir pour devenir adultes. Les travaux de Heuscher seront repris, voire plagiés9, par le psychanalyste Bruno Bettelheim10 en 1976.
Le travail de Lavater est un travail artistique qui a su s’inspirer de tous ces travaux. Nous avons pu montrer11 comment l’artiste s’est appuyée sur le schéma quinaire pour composer ses récits graphiques. Nous nous intéresserons ici bien davantage au codage et à la manière dont Lavater prend à la fois chez Perrault et chez les Grimm pour représenter les protagonistes et la trame narrative. Dans un article où il s’emploie à démontrer l’alchimie qui existe entre le trait et la lettre, entre l’acte de dessiner et celui d’écrire, Laurent Gerbier12 revient au sens même du verbe grec graphêin, « l’écorchure d’une surface pour y former par le trait dominé et contrôlé des signes visuels ou des lettres ». Il nous semble bien que c’est ce que cherche à retrouver Warja Lavater en inventant un langage pictural. L’artiste confiait d’ailleurs à Denise Escarpit en 1988 :
Mon but à moi, c’est de faire que l’écriture devienne dessin et que le dessin devienne écriture qui doit transmettre un message. Je me ressens comme un écrivain qui écrit un livre, et non comme un peintre. Mon écriture est beaucoup plus libre. Mais ça doit rester lisible. Si le résultat est laid, tant pis ! S’il est beau, tant mieux : l’essentiel pour moi, ce n’est pas d’illustrer, c’est dire13.
Lavater a la volonté de créer un langage global pour dire l’espace et le temps, pour raconter des histoires. Dans les années 1965 et 1986, elle désignait son écriture par les termes de « langage » ou de « code visuel ». En 1993, elle utilisait le mot « pictogrammes », terme réunissant couleurs et formes pour donner du sens. Le langage qu’elle met en place est d’abord expérimenté à travers quinze ouvrages, entre 1962 et 1965, que l’artiste a fait paraître à Bâle chez Basilius Presse. Ils font partie de ce que Lavater a appelé ses Folded Stories (« histoires pliées »). Le format choisi pour ces petits livres semble constituer un complément du code que Lavater met progressivement en place à travers ces récits empruntés aux légendes (Guillaume Tell, L’Enlèvement des Sabines ), au récit de vie (La Promenade en ville, Match etc.) et aux contes (Jean le Chanceux, Le Vilain petit canard).
Lavater raconte ainsi à Denise Escarpit sa rencontre avec le format en accordéon :
J’étais à New York. Je me promenais dans Chinatown. J’ai rencontré des petits livres, dans un petit format que l’on tient dans la main. Ils se dépliaient, comme du papier plié en accordéon, et les pages étaient blanches pour que l’on y écrive. Cela constituait une sorte de sculpture que l’on pouvait mettre debout par exemple.
Dans un livre normal, tourner la page coupe l’écoulement du temps ; il y a le passé et le futur. Le livre dépliant est plus linéaire : c’est l’écoulement du temps dans l’horizontal […]. Mais quand un livre est debout, il s’éloigne de sa destination ; il révèle son propre monde14.
Pour Lavater, les possibilités offertes par le livre accordéon sont nombreuses : mettre à plat temps et espaces, « coudre » l’esprit dans la ligne comme l’évoque Norman Bryson15, séquentialiser le récit ou proposer son déploiement linéaire global. C’est ce format qui fournit le support d’expression à son « nouveau langage ».
La « pensée visuelle » : encodage des contes
Les cinq « imageries » qui nous intéressent sont toutes précédées par une double page de légende qui présente le codage choisi par l’artiste. Nous accorderons un statut particulier à La Fable du Hasard (1968) dans laquelle le principal protagoniste n’est pas un personnage mais une idée (le hasard). L’album constitue, d’ailleurs, lui-même une parenthèse dans ce qui peut faire collection pour le reste des « imageries ».
Dans les quatre « imageries », deux temps semblent pouvoir être distingués. Les deux premiers albums, de 1965 et 1966, ont recours à des symboles très simples alors que dans les deux derniers, de 1972 et 1982, Lavater complexifient ses codes graphiques. En effet, dans Le Petit Chaperon Rouge (1965) et Le Petit Poucet (1966), tous les protagonistes sont représentés par des points de tailles variables en fonction de l’âge du héros ou de son sexe. Ainsi les parents du Petit Poucet sont figurés par deux points bruns : un plus grand pour le père et un moyen pour la mère. Les sept enfants du couple sont représentés par sept petits points bleus. L’ogre, qui est un géant, a un point d’une taille qui dépasse celle des autres.
Les couleurs choisies sont aussi extrêmement symboliques. À côté d’un Petit Chaperon rouge en magenta, d’une mère en jaune et d’une grand-mère en cyan, réunissant ainsi les trois couleurs primaires, Lavater fait apparaître le loup, représentant du mal, en noir, absence de couleur, symbolisant les Ténèbres et les puissances maléfiques depuis l’Antiquité. C’est par ce même point noir que sont figurés l’ogre dans Le Petit Poucet ou la méchante fée dans La Belle au bois dormant.
Pour faire bref, dans ces deux premiers albums, les personnages primaires sont figurés par des couleurs primaires ; les adjuvants par des couleurs secondaires. Ainsi en est-il des parents du Petit Poucet ou du chasseur dans Le Petit Chaperon rouge, tous les deux en brun, montrant leur lien avec le monde de la forêt (les parents du petit Poucet sont bûcherons, le chasseur chasse dans la forêt). Les sept enfants du couple de bûcherons sont des points bleus ; les sept filles de l’ogre sont en rouge. Le Petit Poucet est un petit point bleu sur un point vert de la taille des adultes : alors qu’il est petit par la taille, sa bravoure et son intelligence n’ont d’égales que celles des adultes. Comme on le constatera, le vert pour Lavater est la couleur des actions bienfaisantes.
Dans Cendrillon, « imagerie » qui appartient à la seconde catégorie que nous avons souhaité distinguer, la représentation des personnages est plus complexe. La marâtre et ses deux filles sont représentées par un point rouge cerclé de noir et un point noir en son centre. On trouve chez Perrault la description suivante de la marâtre et de ses filles : « […] une femme, la plus hautaine et la plus fière qu’on eût jamais vue. Elle avait deux filles de son humeur, et qui lui ressemblaient en toutes choses16. » Les trois points les représentant sont identiques si ce n’est de taille différente. Le rouge employé (un rouge profond) est là pour signifier le caractère haineux et violent des personnages, c’est tout au moins la symbolique que peut prendre cette couleur au XVIIe siècle17. Le point noir du milieu symbolise leur cœur mauvais et le cercle noir leurs actions malfaisantes à l’égard de Cendrillon. L’héroïne, quant à elle, est un point gris cerclé de bleu clair avec deux perles bleues très claires à l’intérieur. Lavater semble cette fois-ci se tourner vers les frères Grimm pour rechercher des éléments de description : une jeune fille noircie par la cendre qui vit dans le chagrin d’une mère défunte qu’elle continue sans cesse de pleurer. Avec ces deux exemples, nous ne sommes plus uniquement dans la description physique des personnages mais bien dans leur dimension psychologique.
Pour la Belle au Bois Dormant, Lavater prend soin de signifier dans sa représentation tout le vécu du personnage. Le point rose est à l’image de l’innocence de l’enfant qui vient de naître (ainsi figure d’abord « l’enfant » dans la légende). Il est entouré d’un cercle vert qui rappelle la couleur de la dernière des bonnes fées qui ont apporté une protection bienveillante à la princesse. Dans Cendrillon et La Belle au Bois Dormant, les symboles se complexifient. L’artiste distingue les genres : l’homme et la femme ont deux formes distinctes. L’homme est figuré par un disque plein alors que la femme est représentée par un ¾ de disque. Comment interpréter cette béance pour la femme ? Faut-il y voir une symbolique sexuelle où la béance correspondrait à la fonction reproductrice de la femme ? Il n’est pas incongru d’y penser. Si dans Cendrillon, le roi et la reine sont encore deux points richement ornementés, dans La Belle au Bois Dormant, la royauté n’est figurée que par un point rose et une croix rouge qui vient se placer sous le genre de chacun des individus. Enfin, dans ces deux derniers leporellos, Lavater semble vouloir distinguer un type d’adjuvants particulier, ceux qui apportent une aide matérielle et même combattante au héros. Ainsi le prince de Cendrillon est représenté par un triangle et ceux de la Belle au Bois Dormant par des losanges. Le choix de formes saillantes traduit l’action musclée.
La Fable du Hasard, qui apparaît chronologiquement entre les deux temps que nous venons de décrire, ne met en scène aucune action musclée, aucun itinéraire à proprement parler, ni aucun personnage clairement identifié : il s’agit d’un pauvre et de sa femme (deux spirales enlacées vertes) et d’un riche et de son épouse (deux zigzags noirs). Le véritable protagoniste, c’est le Hasard, un point bleu clair, placé en début de légende. Comme l’artiste le précise dans la seule préface qui existe à toutes ses « imageries » :
Entre le conte de Charles Perrault du 17e, « Les Souhaits Ridicules » et le conte des frères Grimm, « Le Pauvre et le Riche », 150 ans ont passé. Les fables ont de vieilles sources qui remontent à la plus haute Antiquité. Mais c’est la façon dont elles ont été racontées plus tard qui caractérise leur époque…
Chez Perrault le pauvre bûcheron, encouragé par Jupiter, a trois vœux, mais il se montre incapable de faire des souhaits raisonnables. Ce pauvre a aussi l’esprit pauvre, il reste pauvre.
C’est autre chose 150 ans plus tard. Entre temps la Révolution française avait changé le monde, et voilà que cette fois c’est le Riche, reçu par le Seigneur, qui fait des souhaits ridicules, qui manque de raison, et c’est le pauvre qui sait ce qu’il veut, c’est le Pauvre qui devient riche parce que son esprit est éduqué et enrichi18.
Dans l’album de Lavater, le Hasard circule librement sur les deux premières pages, puis arrive entre deux maisons : celle du Riche et celle du Pauvre. Il se heurte dans un premier temps aux murs de la maison du Riche alors qu’il est accueilli chaleureusement dans la maison du Pauvre. Ces derniers se voient offrir trois vœux : la sérénité, un bon repas pour chaque jour et une nouvelle maison. « Jaloux du bonheur de leurs voisins », nous explique Lavater, le Riche court après le Hasard et lui demande de lui accorder trois vœux que le Riche va s’empresser de faire sans réfléchir et qui s’avèrent tous ridicules. Le leporello se termine par un soleil brillant de mille feux sur la maison des Pauvres. La légende de Lavater correspondant au soleil conclut sur cette morale : « Le soleil. Il brûle les endurcis, il rayonne pour les candides. »
Dans cette version de Lavater, il s’agit d’une réécriture des contes de Perrault et de Grimm par l’artiste. Pour ce faire, le langage visuel ne semble plus se suffire à lui-même et la légende de ce conte est copieusement accompagnée d’indications sur le récit (cf. illustration). À cela deux explications semblent possibles. D’un côté, que ce soit « Les Souhaits Ridicules » de Perrault ou « Le Riche et le Pauvre » des frères Grimm, ces deux contes ne font pas partie des plus populaires et des plus connus. Cette méconnaissance a priori des lecteurs pourrait empêcher la compréhension du message contenu dans le leporello. D’un autre côté, Lavater indique bien dans sa préface qu’elle en fait sa propre interprétation et que le « langage visuel » qu’elle utilise peut laisser aux lecteurs le soin d’imaginer un autre récit :
[…] j’ai choisi « Le Pauvre et le Riche » des frères Grimm mais raconte leur récit dans un nouveau langage. C’est le langage visuel qui laisse toute liberté à l’interprétation de chacun. Ainsi se maintiennent dans la « Fable du Hasard » les dons de créer et l’imagination…
Dans La Fable du Hasard, il n’y a pas véritablement de récit spatial. On ne sait jamais dans quel espace on se situe. Les deux lieux que constituent la maison du Riche et celle du Pauvre sont davantage là pour attester le changement opéré uniquement chez les Pauvres. La course folle entreprise par le Riche d’abord à cheval puis à pied est vaine et peut être associée à une boucle puisque les double-pages initiales et finales sont quasiment les mêmes. Dans les quatre autres « imageries », les itinéraires des personnages, leurs franchissements de seuils, leurs traversées d’espaces forment la trame narrative des récits.
La « pensée spatiale » : géographie des contes
L’écriture visuelle de Warja Lavater a beaucoup à voir avec l’écriture cartographique. L’artiste utilise un système de codification symbolique et simplifié qui permet de représenter des espaces dans un but narratif. Les personnages évoluent dans trois types d’espaces : la forêt (Le Petit Chaperon rouge, La Belle au Bois Dormant), la montagne et la plaine (Le Petit Poucet). La plaine ne possède pas de légende particulière, constituant le substrat général des actions des contes. La montagne, dans Le Petit Poucet, est une frontière qui sépare la forêt des hommes de celle de l’ogre. À deux reprises dans le récit, elle occupe la place de quatre planches, franchie péniblement par la fratrie d’abord, puis plus alertement par l’ogre grâce à ses bottes de sept lieues. Les forêts, quant à elles, sont figurées par des points verts comme une accumulation d’arbres vus de dessus. Comme la montagne, les forêts constituent des seuils dans les contes de Perrault et les « imageries » de Lavater.
Delphine Reguig, spécialiste en littérature du XVIIe siècle, a montré, dans un article de 2018, combien ce franchissement de seuils et d’espaces constitue un élément important du conte. Ce franchissement correspond toujours à une métamorphose pour le personnage principal. Elle écrit en conclusion :
[L]’image du seuil figure le régime sémantique du conte. Elle symbolise la réponse du conteur à ce que Jean-Paul Sermain appelle « l’appel du fabuleux », l’ouverture du conte « à ce qui dans l’homme vient l’arracher à son univers familier et l’emporter au-delà de lui-même dans un mouvement d’ascension ou dans un tourbillon de violences19.
Au fin fond de la forêt, le Petit Chaperon rouge vainc sa peur du loup et sauve sa grand-mère. De l’autre côté des montagnes, le Petit Poucet trouve fortune et gloire en rentrant chez ses parents. Dans le palais, loin de sa maison, Cendrillon trouve amour et reconnaissance. Pour chacun de nos héros, pénétrer dans des espaces étrangers les expose au danger. Ils doivent alors passer ou trépasser.
Ainsi Le Petit Chaperon Rouge, Le Petit Poucet et Cendrillon sont trois récits d’espace dans lesquels les héros « traversent et organisent des lieux20 ». De ces récits visuels nous pouvons imaginer des schémas spatiogénétiques21 qui traduisent, de manière simplifiée, la construction des espaces parcourus par les personnages. Ces schémas, que nous proposons ci-dessous, nous permettent d’identifier une translation (Le Petit Chaperon Rouge), une boucle (Le Petit Poucet) et un parcours spatial qui mixte les deux (Cendrillon).
Dans le premier cas, la translation du Petit Chaperon Rouge depuis sa maison vers celle de sa grand-mère est en soit une épreuve. Elle permet au personnage de s’acquitter d’une mission qui lui a été donnée : aller porter une galette et un petit pot de beurre. Pour ce faire, elle doit braver les dangers de la forêt.
Pour les deux autres récits, le personnage principal n’est investi d’aucune mission ni d’aucune quête. Ce qui pousse le Petit Poucet et Cendrillon à quitter leur foyer, ce sont la misère et le hasard. La boucle est alors choisie pour montrer que le retour au foyer est une étape importante : soit le héros revient transformé et transforme de fait le sort de son foyer, soit le héros repart car son destin a été changé et qu’il ne peut rester dans son foyer initial, intransformable.
La Belle au Bois Dormant apparaît dans ce contexte comme un récit à part. Le héros ne se déplace pas dans la mesure où elle est plongée dans un profond sommeil. Le récit est plus un parcours temporel que géographique. Tout se passe dans le palais. Ce lieu ouvert, au début du leporello, laissant entrer bonnes et mauvaises fées librement, se referme sur la chambre d’Aurore dont la porte prend une importance fondamentale (rectangle bleu). Ce seuil va devenir un enjeu. Pendant que, dans les 2/3 restant du leporello, les éléments environnants vont changer au fil du temps (forêt envahissante, essais de plusieurs princes pour libérer la princesse endormie), la chambre et la princesse restent figées. Le mauvais sort du personnage principal s’en trouve annulé dans le dernier tiers de la bande illustrée, au moment où le prince parvient à franchir la porte.
Les « imageries » de Lavater traduisent ainsi, sur de grandes bandes « cinégraphiques », les déplacements des personnages qu’ils soient centraux, comme dans la majorité des cas, ou secondaires, comme dans le cas de La Belle au Bois-Dormant. Nous parlerons de « pensée géographique » pour caractériser le travail de Lavater dans la mesure où la géographie s’intéresse aux mouvements, aux mobilités dans l’espace, aux relations de distance qui s’instaurent ou qui sont instaurées entre les divers objets spatiaux.
Pour reprendre les propres termes de Warja Lavater, les « imageries » sont d’abord des représentations de corps en mouvement dans l’espace : « Ce sont des dessins qui bougent, se mêlent, se séparent de nouveau », écrivait-elle en 1988. Delphine Reguig, que nous avons citée précédemment, en s’intéressant aux seuils et à leur passage qui jalonnent les cotes, en fait des éléments constitutifs de ce genre de récit. Elle écrit :
La logique narrative ne mène pas les personnages d’une situation initiale à une situation finale de manière linéaire : elles les place sur un chemin dont le parcours suppose des franchissements nécessaires ; elle les conduit à réaffirmer constamment le mouvement dont ils sont les acteurs en les confrontant à la possibilité de l’immobilité devant la marque du seuil22.
Sans mouvement, point d’histoire. « Tout récit est un récit de voyage – une pratique de l’espace » affirmait Michel de Certeau. Il continuait ainsi : « Chaque jour, [les récits] traversent et […] organisent les lieux ; ils les sélectionnent et les relient ensemble ; ils en font des phrases et des itinéraires. Ce sont des parcours d’espace23. »
Ainsi les « imageries » de Lavater mettent en avant les « parcours d’espace » que sont les contes de Perrault. Elles s’attachent, comme des « cinégrammes », à cartographier le mouvement, à l’artialiser pour reprendre ce néologisme au philosophe Alain Roger.
Table des images
Figure 1 : Légende de quatre albums de W. Lavater. Le Petit Chaperon rouge (1965), Le Petit Poucet (1966), Cendrillon (1974) et La Belle au Bois-Dormant (1982) © Maeght
Figure 2 : Légende de l’album La Fable du Hasard de W. Lavater (1968) © Maeght http://warjalavater.com/la-fable-du-hasard/
Figure 3 : Schéma spatiogénétique de trois albums de W. Lavater. Le Petit Chaperon rouge (1965), Le Petit Poucet (1966), Cendrillon (1974) © C. Meunier
Figure 4 : W. Lavater, La Belle au Bois-Dormant (1982), extrait © Maeght
Notes
Pour la définition du « livre d’artiste », je me réfère à la définition donnée en 1906 par Noël Clément-Janin dans Le livre d’artiste : « un livre conçu et réalisé par un praticien de l’estampe, où l’artiste, se substituant à l’éditeur, construit tout le volume et ne se contente plus [seulement] de l’illustrer. »
Christian Bruel, « La Lecture d’albums : l’iconotexte et l’imprévisible motivé », Les Actes de lecture, n°105, 2009, p. 41.
Julius Heuscher, A Psychiatric Study of Myths and Fairy Tales : Their Origins, Meanings, and Usefulness, Springfield, Thomas Pub., 1963.
Alan Dundes, « Bruno Bettelheim’s Uses of Enchantment and Abuses of Scholarship », The Journal of American Folklore, vol.104, n° 411, 1991, p. 74-83.
Christophe Meunier, « Des albums-géographes au service de la pensée spatiale. L’exemple des imageries de Warja Lavater », Géocarrefour, 2020.
Laurent Gerbier, « Le trait et la lettre. Apologie subjective du lettrage manuel », Comicalités, 2012.
Norman Bryson, « A walk for walk’s Sake », in C. de Zegher (dir.), The Stage of drawing: gesture and act, Londres, Tate Publishing, 2003, p.100.
Delphine Reguig, « Seuils et continuité dans les Contes de Charles Perrault », Féeries, 15 | 2018
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