Temporalité et spatialité dans les illustrations des « Fées »
Introduction
Dans « Les Fées », Charles Perrault raconte l’histoire de deux sœurs. L’aînée, détestable et méchante, est choyée par la mère ; la cadette, dotée de toutes les qualités, est maltraitée. Un jour, cette dernière rencontre à la fontaine une fée qui, pour la récompenser de sa courtoisie, lui offre un don : quand elle parlera, fleurs et pierres précieuses sortiront de sa bouche. La mère décide alors d’envoyer à la fontaine son autre fille, qui cependant s’adresse à la fée avec grossièreté : elle recrachera crapauds et vipères. Finalement, la cadette rencontre et épouse un prince, tandis que l’aînée, déshéritée, meurt seule dans le bois.
Ce court récit fait partie des Histoires ou Contes du temps passé de l’Académicien. Il paraît pour la première fois dans le manuscrit de 16951 , où chaque conte est accompagné d’une image. Sur le modèle de cet original, plusieurs artistes et graveurs se sont penchés au fil des siècles sur l’illustration et la réillustration2 des contes perraultiens. La coexistence de textes et d’images au sein des différentes éditions des Contes – vraisemblablement délibérée dès la première3 – perdure dans le temps, si bien qu’elle met en lumière la corrélation étroite des récits avec leur transposition visuelle. À ce sujet, Louis Marin s’est intéressé à l’interprétation du frontispice et de quelques vignettes des Contes, ainsi qu’au texte des « Fées »4 ; Marc Fumaroli s’est également intéressé à l’histoire des deux sœurs opposées5. Toutefois, il n’existe pas, à présent, d’études spécifiques et systématiques sur les illustrations de ce conte. Sur la base de ce constat, il nous semble intéressant et utile d’analyser l’apparat iconographique accompagnant « Les Fées » à l’intérieur de trois éditions des Contes : le manuscrit, la première édition imprimée et une édition de 1742. En particulier, nous étudierons les aspects temporels et spatiaux propres aux quatre images du corpus. Nous nous appuierons d’abord sur les notions issues de la méthode de Stéphane Lojkine, dans le but d’examiner l’organisation spatiale ainsi que la temporalité dans les scènes représentées. Deuxièmement, les mouvements et les actions des personnages seront analysés à l’aide de théories de la sémiotique visuelle italienne. À la suite d’une brève présentation du corpus, nous nous pencherons sur l’analyse des illustrations. Un bref aperçu iconographique clôturera le travail.
Le corpus
La première édition que nous prenons en considération est le manuscrit d’apparat des Contes de ma mère l’oye, daté de 1695 et conservé à la Morgan Library de New York6. Il contient plusieurs images : un frontispice suivant la page du titre, un cartouche placé au-dessus de la dédicace et cinq vignettes positionnées en en-tête de chacun des cinq contes7. La série est dessinée à l’encre de chine et coloriée à la gouache ; l’artiste est inconnu8. La vignette concernant « Les Fées » se trouve au recto du folio 53 du manuscrit9.
L’« édition Barbin » est la deuxième du corpus. En 1697 l’éditeur parisien Claude Barbin publie les Histoires ou Contes du temps passé avec des moralitez. Cette édition est suivie, dans la même année, d’une deuxième, essentiellement identique à la première10. En 1707 la veuve de Claude Barbin publiera une nouvelle édition identique à l’originale ; seulement le titre diffère, Contes de Monsieur Perrault avec des moralitez11. Quant aux illustrations, elles sont au nombre de dix : un frontispice, une cartouche et huit vignettes ; l’auteur est Antoine Clouzier. Les ressemblances entre la série d’illustrations contenue dans les éditions Barbin et celle du manuscrit sont plutôt évidentes : il s’agirait de la gravure sur cuivre des gouaches du manuscrit. Les vignettes et le frontispice de ce dernier ont probablement servi de modèle à Clouzier12. En ce qui concerne « Les Fées », la composition de la vignette est visuellement inversée par rapport à la gouache du manuscrit.
Enfin, nous étudierons une édition datant de 1742 et publiée à La Haye, qui est remarquable non seulement pour les innovations apportées à l’iconographie, mais également pour le nombre de figures qui y paraissent13. Il s’agit, en réalité, de l’un des rares exemplaires résultant d’un truffage de l’édition de la même année et publiée par l’éditeur Coustelier, qui compte un frontispice et neuf vignettes attribuées à Jacques de Sève, illustrateur des travaux du frère de Charles, le médecin-architecte Claude14. Notre édition, en revanche, est enrichie des illustration de l’artiste français ainsi que de huit illustrations en page entière signées par Simon Fokke15, graveur néerlandais. Tous les récits comptent donc une double représentation visuelle : une vignette d’en-tête et une illustration pleine page. La vignette d’en-tête de Sève se trouve à la page 6 ; la gravure de Fokke à la page suivante, placée de manière spéculaire face à la première.
Le manuscrit
De prime abord, dans la vignette du manuscrit on discerne deux femmes près d’une fontaine : l’une offre une cruche à l’autre ; celle-ci la tient dans ses mains et s’apprête à boire. Autour d’elles, un bois ; à droite, une prairie et une habitation au fond. C’est par le biais de la lecture du conte que nous serons en mesure d’attribuer des rôles aux femmes et aux lieux : l’héroïne – à gauche – apaise la soif de la fée – à droite – en lui offrant une cruche remplie de l’eau de la fontaine, où elle s’était dirigée pour accomplir sa tâche quotidienne. Cet ensemble de personnages et d’éléments – héroïne, fée, fontaine, bois – représente le lieu de l’action : autrement dit, il correspondrait à l’espace restreint de la scène. À ses marges l’espace vague : la prairie, la maison, la montagne au fond16.
La scène représentée est l’épreuve qualifiante de l’héroïne, c’est-à-dire l’épisode où elle démontre sa gentillesse et qui amènera la fée à lui attribuer le don magique. Le nœud du conte, cependant, repose sur l’opposition entre les deux sœurs : la cadette, gentille et courtoise, digne de recevoir le don magique ; au contraire, l’aînée, orgueilleuse et hautaine, prouve finalement sa méchanceté. Par conséquent, nous sommes portés à considérer l’illustration en tant qu’une variation du sens primaire du conte, car l’image ne représente aucun contraste entre les deux personnages : l’attention est focalisée uniquement sur l’une des deux sœurs, la cadette. La lecture du texte est alors dirigée vers ce que l’artiste a conçu comme le véritable sens du conte. Peut-être l’a-t-il extrait des deux moralités qui clôturent le texte : ici, en effet, Perrault insiste sur la valeur des « douces paroles » et de « l’honnêteté » qui amèneront, tôt ou tard, à une récompense. La focalisation sur le geste aimable de la cadette est en outre attesté au niveau chromatique : la saturation des figures de la vignette saute aux yeux, grâce notamment aux couleurs lumineuses utilisées, par rapport aux tons froids et mats du bois. De plus, le chiasme chromatique opérant à partir des parties supérieures et inférieures des habits des femmes coloriés de jaune et de bleue – deux primaires psychologiques – renforce cette volonté de la part de l’artiste. Ce dernier paraît donc soumettre au lecteur-spectateur sa propre conception quant au sens profond de l’histoire : l’étape du schéma narratif du conte – la manipulation – où l’adjuvant-fée demande au sujet-fille de lui donner de l’eau ; le sujet accepte, réussit l’épreuve ; ainsi l’adjuvant lui confère la compétence17. Ce moment est introduit dans le texte par l’usage du passé simple qui renvoie à une action inhabituelle, en opposition à l’imparfait habituel : « un jour qu’elle était à cette fontaine, il vint à elle une pauvre femme qui la pria […], elle puisa de l’eau […] et la lui présenta […] afin qu’elle bût […]. La bonne femme ayant bu lui dit […]18. » Dans son analyse du conte, Louis Marin relève qu’il s’agit à la fois d’un
moment immobile où les personnages sont présentés dans une sorte d’intemporalité qui les fixe en leur essence […] et [d’]un espace dynamique où ils se succèdent, interviennent, s’interpellent, arrivent et s’en vont, […] où leur existence prend un nouveau cours phénoménal19.
La dynamique du texte permet en effet d’inscrire la scène dans une durée temporelle puisque le spectateur est capable, après la lecture, de se représenter à la fois le moment antérieur à la scène représentée – la fille qui puise de l’eau à la fontaine – et le moment postérieur – la fée qui vient de boire et dépose la cruche ; ce que nous voyons dans la vignette est pourtant la phase centrale, lorsque la fille donne la cruche à la fée et celle-ci boit. Cette scène constituerait ce que le sémiologue italien Ruggero Eugeni nomme un « mouvement bloqué20 ». En nous appuyant sur sa théorie, dans cette illustration, nous sommes en présence d’un mouvement bloqué que selon sa configuration aspectuelle indique un mouvement dans sa phase intermédiaire, donc dans son aspect duratif. L’action est ainsi ponctuelle et représente sa phase centrale, ce qui permet au lecteur-spectateur de reconstruire l’action en entier par le biais d’inférences perceptibles et cognitives. De fait, le geste de la fille donnant la cruche crée un vecteur oblique (perceptif) tandis que les deux femmes sont représentées dans une situation de stase momentanée (cognitive). L’aspect duratif du mouvement et de l’action est souligné également par la représentation de l’eau qui coule, peinte elle aussi dans sa dimension aspectuelle durative21. L’artiste a reproduit cet effet en ajoutant une couche bleuâtre clair et des traits blancs afin d’obtenir respectivement l’effet de transparence et de mouvement. Tout comme la représentation de l’action, la passion des acteurs est, elle aussi, montrée de manière ponctuelle. La jambe droite de la fille est légèrement levée, ainsi que ses bras sont allongés pour soutenir la cruche : son corps exprime donc la disponibilité et la volonté d’aider la pauvre femme.
Les espaces restreints et vagues de la scène paraîtraient suggérer de surcroît une piste ultérieure pour notre interprétation. Il nous semble que la vignette ait été conçue en suivant la convention pré-classique de lecture de l’image, selon laquelle on procède de gauche à droite. En effet, en nous appuyant sur le texte, nous pourrions dégager la légende « la fille cadette donne l’eau à la fée ». La vignette – à l’image du texte – résiderait sur la même structure syntaxique : « la fille » – à gauche – « donne l’eau » – au centre – « à la fée » – à droite. En lisant l’image selon cette direction, nous noterons un changement dans l’espace restreint et l’espace vague. Le bois à gauche, avec ses arbres et leur feuillage épais, paraît enfermer la scène, tandis qu’à droite, après l’arbre au premier plan, une ouverture sur la prairie se produit, permettant au regard de s’évader : ainsi s’effectue une sorte de bipartition22. L’arbre sépare les deux portions et semble en empêcher le franchissement. De manière plus ou moins consciente, le lecteur-spectateur aperçoit alors deux sections : le bois et la prairie. En d’autres termes, l’espace restreint du bois serait construit en antithèse avec l’espace vague de la prairie. La posture de la fille pourrait également laisser entendre cette opposition : son pied légèrement levé et ses bras allongés pourraient symboliser une instabilité, voire un mouvement vers le côté droit de la scène. En conséquence, lorsqu’elle a offert la cruche et que la fée lui fait son don, elle serait en mesure de sortir du bois, de franchir la barrière de l’arbre, puis de traverser la prairie et d’atteindre sa maison ; à son arrivée, elle montrerait son don qui déclencherait les péripéties successives. La maison est finalement le lieu du retour de la cadette ainsi que le lieu dans lequel son geste caritatif aura des implications. L’identification des vecteurs présents dans la composition confirmerait cette interprétation. Or, les corps humains sont censés produire un vecteur ascendant, et c’est ce qui se passe avec la position du corps de la fille et notamment de ses bras allongés vers la fée : ceux-ci créent un vecteur ascendant et plié vers la droite, indiquant lui aussi le parcours suggéré et finalement accompli par la protagoniste du conte. En somme, l’auteur de cette gouache proposerait sa propre vision quant au véritable sens du conte, qui ne résiderait pas dans l’antithèse entre les deux sœurs, mais dans l’épreuve glorifiante de la cadette, dont le don engendrerait sa réussite et l’échec de la sœur aînée.
Quelques années après sa circulation, le manuscrit des Contes deviendra un livre imprimé et illustré, dans lequel les représentations visuelles des histoires demeureront presque inchangées. Néanmoins, relativement à l’illustration accompagnant « Les Fées », la configuration de l’espace subira des modifications.
L’(Les) édition(s) Barbin
Bien qu’inversée, dans la vignette de l’édition Barbin, la fée et la fille cadette se trouvent de toute évidence à la même fontaine, dans le même bois, accomplissant les mêmes actions ; en conséquence, les remarques quant à l’espace vague et restreint de l’image du manuscrit devraient rester valable également pour cette illustration. Cependant, ces deux espaces présentent au même temps des caractéristiques différentes. En ce qui concerne l’espace restreint, le bois du manuscrit paraissait épais et impénétrable, avec un feuillage riche et varié, ce qui en suggérait la profondeur. Les troncs étaient nombreux et irréguliers ; ils s’élevaient de manière déréglée et désordonnée. Ce chaos d’écots, de branches et de troncs indiquait par conséquent que la représentation portait sur un bois spontané, brut, à savoir naturel, sauvage et inaltéré. Le bois représenté dans l’édition Barbin a une tout autre apparence. La forêt gravée par Clouzier est ordonnée, le nombre d’arbres est limité, le feuillage semble élagué et émondé ainsi que les troncs sont réguliers. Cette organisation factice et artificielle renvoie de fait à un jardin à la française ; plus précisément, à l’allée d’un parc régulé par l’activité humaine. De manière semblable, Clouzier utilise le même principe pour le paysage champêtre de la vignette du « Chat botté »23 : ici, les quatre arbres au milieu du champ sont ordonnés en enfilade, vraisemblablement plantés par l’homme. Le bois de Clouzier témoigne d’une métamorphose dans la conception de l’espace restreint de la scène ; cette dernière a été déplacée de son décor de fond originaire, qui a été affiné. Si dans la gouache du manuscrit nous étions en présence d’une forêt sauvage à l’état de nature, dans l’édition Barbin nous regardons un espace policé et civilisé. Une volonté d’adoucissement de la nature de la part de l’auteur se serait produite. D’ailleurs, un autre détail de la composition princeps change, concernant cette fois l’espace vague. Dans le manuscrit, ce dernier montrait la prairie, la maison et un paysage de montagne au fond, tandis que dans sa gravure, Clouzier élimine l’habitation. L’espace vague se réduit alors à l’allée d’un parc avec au fond des montagnes. Cette sorte de simplification opérée par l’artiste par rapport aux gouaches du manuscrit a été analysée par Daphne Hoogenboezem dans son étude concernant l’illustration des contes de fées classiques24. Aux yeux de la chercheuse, la grossièreté apparente des vignettes de Clouzier cacherait la volonté consciente de l’artiste – et peut-être de Perrault – de créer un effet moyenâgeux dans ses illustrations. De même, Christophe Martin remarque l’« archaïsme et [la] naïveté25 » de ces vignettes. Cyrille François relève lui aussi cette spécificité de la série26. Quoi qu’il en soit, la dépendance de la série de Clouzier de celle du manuscrit est évidente : le graveur, à travers un style personnel, a perpétué l’iconographie établie par l’auteur des gouaches du manuscrit, ce qui peut rendre compte de sa permanence dans l’imaginaire collectif de l’époque.
Si les illustrations du manuscrit et des trois éditions Barbin sont demeurées presque inchangées pour quelques temps, au fur et à mesure que le nombre d’éditions et rééditions françaises et étrangères a augmenté, d’autres artistes ont été associés à la traduction des contes en images. C’est notamment le cas de la troisième édition de notre corpus.
L’édition de La Haye
La vignette de De Sève reproduit la même scène que le manuscrit et l’édition Barbin : l’épreuve glorifiante de la fille cadette. De là, nous pourrions déduire que l’iconographie de ce conte désormais canonique au XVIIIe siècle était vraisemblablement familière à l’artiste. Ce dernier, cependant, interprète la scène de manière différente par rapport au passé : les espaces et la taille des figures changent. Le plan de la scène demeure presque inchangé, avec les deux femmes au centre ; la fontaine, en revanche, figure à droite et devient une chute spontanée, bien qu’elle ne perde pas sa valeur symbolique. C’est l’espace vague autour des deux personnages qui a été modifié, ce qui marque une coupure dans la genèse iconographique du conte. Sève sort les deux femmes du bois et les inscrit dans une zone dégagée, à la lisière du bois dont les troncs, leur disposition et le feuillage renverraient à la forêt sauvage et spontanée du manuscrit. Quoi qu’il en soit, l’ouverture derrière les deux personnages permet d’apprécier leur intensité dramatique, notamment de la jeune fille : sa posture et son expression dénotent théâtralité et pathos, en faisant d’elle l’héroïne d’une tragédie classique.
Dans la série de Sève, la Belle dans son lit, la grand-mère du Petit Chaperon rouge, la femme de la Barbe bleue ou Cendrillon ont toutes des poses hyperboliques imprégnées d’un effet stylistique renvoyant à l’antiquité classique. En effet, Sève insiste sur l’expression de l’émotion « en termes ponctuels27 ». C’est bien la figuration d’un événement passionnel isolé qu’est mis en scène dans la vignette des « Fées » : le corps et le visage de la fille manifestent une émotion intérieure de volonté, de soumission et presque de vénération vis-à-vis de la fée. De même, la jambe surmontant la pierre est prête à s’élancer en créant un bond vers le haut, tout comme ses bras qui tiennent la cruche ; il s’agit d’une sorte d’ascension. Cette dernière pourrait faire référence au jeune âge de la fillette par rapport à la vieillesse de la fée et à l’âge majeur de sa sœur aînée : la pierre serait alors fonctionnelle à l’élévation de la cadette. Cette différence de taille entre les deux femmes représente une nouveauté ; peut-être cette image est-elle le témoignage d’une nouvelle orientation de l’industrie du livre au XVIIIe siècle, qui commence à concevoir les contes de fées perraultiens en tant que contes pour l’enfance. L’expérience de lecture du recueil change par rapport au manuscrit et aux éditions successives, car l’image devient de plus en plus un protagoniste : tout en attirant le public enfantin, elle anticipe en même temps le grand essor de l’illustration des contes de fées du siècle suivant. Ce dernier détail est à attribuer probablement à ce qu’Alain-Marie Bassy décrit comme « une affaire de personnes, une affaire de systèmes et une affaire de goûts28 » : les professionnels changent, les innovations avancent ainsi que les modèles et les formes de communication évoluent, tout comme les goûts des lecteurs. La gravure de Fokke sera dans ce sens exemplaire.
Son illustration en pleine page est sans doute la plus riche et la plus innovante de notre corpus. Ici, différentes phases successives du conte sont simultanément présentes. Il s’agit de la représentation d’un récit iconique : un assemblage d’actions réunies à l’intérieur d’une logique d’ordre supérieur qui exige une structuration fonctionnelle de l’espace29. Plusieurs illustrations de la série sont conçues de cette façon. Pour « Le Chat botté », trois phases du récit sont représentées : le moulin avec les trois frères et l’âne, le carrosse avec le roi et sa fille qui côtoie les faucheurs, le chat qui parle avec le garçon. Similairement, les images du « Petit Poucet » et « Riquet à la houppe » montrent également des récits iconiques (Fig. 3 et 4).
Pour « Les Fées », Fokke a reparti l’espace en deux sous-espaces dans lesquels il a disposé deux épisodes du récit. Cette subdivision exploite la tridimensionnalité de l’espace fictif à l’aide des oppositions gauche-droite et avant-derrière qui aident à reconstruire le récit. Le plan d’ensemble, en effet, permet à l’artiste de réaliser plusieurs plans ainsi que de reproduire deux scènes chronologiquement consécutives, avec des personnages en figure entière. Les deux phases représentées conjointement correspondent à une action principale – la mère et la fille cadette, en avant-plan et au centre – et à une action secondaire, en arrière-plan et à gauche, représentant la fille aînée et la fée. Ces deux plans correspondraient respectivement à l’espace restreint et vague de la scène principale. Dans le premier, l’héroïne, après avoir reçu le don de la fée, est en train de laisser tomber roses et bijoux de sa bouche, tandis qu’à côté d’elle, sa mère est étonnée et contrariée. Dans le second, la sœur aînée, tout en soutenant le seau du puits, est en train de pointer son doigt vers la fée, n’acceptant pas la tâche que la créature magique lui demande ; cette dernière est stupéfaite par ce refus. Dans les deux cas, Fokke a représenté toutes les femmes dans un moment de stase, de sorte que le mouvement dépeint est « bloqué ». Quant à l’action, elle est saisie dans sa phase durative. Cette configuration s’appuierait sur l’instauration de l’instant prégnant comme paradigme scénique : l’artiste a figé le temps et concomitamment l’a inscrit dans la durée, afin que le lecteur-spectateur puisse lire l’image comme une histoire. Ces mouvements et ces actions sont soulignés également par la représentation des passions exprimées par les quatre personnages. Les visages, les points d’articulation et l’orientation des corps dénotent des émotions extériorisées. Celles-ci – logiquement liées aux actions – sont exprimées de manière ponctuelle, c’est-à-dire que l’artiste a isolé et choisi un événement passionnel unique. Pour ce qui est de la scène secondaire, les bras de la fée expriment le scandale à la suite du refus de la sœur aînée, alors que la jambe légèrement levée de celle-ci traduirait la réticence de sa part. Relativement à l’espace restreint, la mère exprime stupeur et colère ; sa fille cadette montre son don en extériorisant son ouverture d’esprit.
En dernière analyse, la représentation d’un récit iconique exige une multiplication des cadres délimitant les différents moments afin de réaliser une narration séquentielle. Fokke a encadré les deux scènes à l’aide d’éléments naturels et architecturaux : la ligne fictive délimitant les deux plans est représentée par la souche, l’herbe, l’enceinte et la maison, ainsi que par la végétation près de la demeure. Il faut remarquer que ces éléments sont tous ombrés, de sorte que la lumière rasante sert de moyen pour indiquer les bornes entre les deux scènes. Enfin, bien qu’il s’agisse de deux actions séparées à l’intérieur d’un espace représentant unique, la vraisemblance et l’unité ont été sauvegardées : la coupure spatio-temporelle entre les deux phases est manifeste mais fonctionnelle à la fois. En d’autres termes, le dispositif d’écran montre ici simultanément coupure et non coupure : si d’un côté la scène principale de la cadette et sa mère coupe le regard du spectateur et le délimite à l’espace restreint, de l’autre, l’instauration d’un espace vague avec une scène ultérieure en élargit et la vision et l’écran qui soutient l’image. Finalement, le dispositif scénique de l’illustration de Fokke conserverait des traces de l’ancienne organisation narrative de l’image : la scène à la fontaine entre la fille et la fée est toujours présente, bien que la protagoniste soit cette fois l’ainée et la fontaine ait été transformée en un puits. En revanche, la nouveauté de cette image réside dans l’étalage d’une nouvelle scène, de la fille cadette qui retourne chez sa mère. Fokke reviendrait alors sur le sens primaire du conte, l’opposition entre les deux sœurs : l’une faillit l’épreuve, l’autre réussit et montre son don. Une autre innovation concerne justement les personnages représentés. L’artiste néerlandais introduit de nouveaux acteurs à l’intérieur de l’inventaire : la sœur et la mère adversaires30. Il s’agit d’une étape importante dans l’illustration de ce conte, puisque à partir de cette gravure, son iconographie s’enrichira d’autres personnages31.
Iconographie de la scène
D’un point de vue iconographique, le puits ou la fontaine sont des éléments fortement imprégnés de sens et présents à plusieurs reprises, par exemple dans la Bible, où le puits est également un lieu de rencontres. Ainsi, la scène de la fée demandant de l’eau à la fille près d’une structure architecturale contenant de l’eau évoquerait plusieurs épisodes bibliques. L’Évangile de Jean raconte l’épisode du Christ demandant de l’eau à la Samaritaine près du puits de Jacob32 ; la Genèse narre la rencontre au puits entre Jacob et Rachel33. Ce moment au puits constitue un type iconographique plutôt répandu dans l’histoire de l’art : Charles de la Fosse, Rembrandt, François Lemoyne34, ou encore Annibale Carracci, Il Guercino, Il Moretto et bien d’autres, en ont offert au public leur interprétation.
Or, les illustrations de notre corpus présentent les éléments caractéristiques de ces épisodes : le puits ou la fontaine, le seau ou la cruche, la rencontre entre deux personnes. Il se peut alors que ces artistes aient réutilisé et réinterprété ce type iconographique hors de son contexte religieux d’origine. Son utilisation de leur part pourrait en outre servir à véhiculer et réitérer la signification ultime sur laquelle le conte résiderait : finalement, ce n’est pas l’opposition entre les deux sœur, mais la scène à la fontaine qui condense évidemment le sens de l’histoire. Ce moment se répète en effet dans les éditions des Contes : né avec le manuscrit, cet archétype a voyagé à travers les siècles, sans toutefois perdre sa puissance significatrice, car les éditions contemporaines continuent à réitérer la même scène.
Conclusion
Une première remarque quant à l’apparat iconographique des Fées, concerne l’influence que le manuscrit a exercée sur les illustrations postérieures : sa puissance est en fait indéniable. À travers une organisation spatiale précise et le choix d’un moment spécifique, l’artiste a proposé ici sa propre vision quant au sens de l’histoire. L’iconographie établie par cette image princeps demeure stable dans la gravure de Clouzier : sa marque distingue les espaces en sortant la scène de sa configuration originelle. Sève, tout en s’appuyant sur les éléments symboliques des illustrations précédentes, caractérise davantage les personnages et représente des nouveaux espaces. Fokke, enfin, témoigne de l’évolution dans les pratiques typographiques et représentatives : il propose un récit iconique innovant que cependant conserve des traces de l’iconographie désormais canonique du conte. La scène à la fontaine serait alors une image « faite pour la mémoire, telle qu’elle s’imprime dans le livre avec le dessein de pénétrer la sensibilité du lecteur, d’étonner son œil, en étant marquée par l’empreinte du texte qui se retrouve en elle35 ».
Bibliographie
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POLIDORO Piero, Che cos’è la semiotica visiva, Roma, Carocci, 2008.
Notes
Voir Jacques Barchilon, Perrault’s Tales of Mother Goose : the dedication manuscript of 1695 reproduced in collotype facsimile with introduction and critical text, 2 vol., New York, The Pierpont Morgan Library, 1956.
Sur la notion de ré-illustration, voir Maxime Cartron, « Introduction », Littératures Classiques, n°108, 2022, p. 5-9.
Plusieurs chercheurs s’accordent sur la volonté de Perrault de réaliser un ouvrage illustré. Voir, par exemple, Daphne Hoogenboezem, « Medievalism and Magic : illustrating classical French fairy tales », in A. C. Montoya et al. (dir.), Early Modern Medievalisms. The Interplay between Scholarly Reflection and Artistic Production, Leiden, Brill, 2010, p. 249-283.
Pour les études de Louis Marin sur les contes de Perrault, voir la bibliographie disponible sur son site officiel : EHESS. Bibliographie. Louis Marin.
Voir Marc Fumaroli, « Des Enchantements de l’éloquence aux Fées », in Charles Perrault, Histoires ou Contes du temps passé, Paris, Flammarion, 2014, et « Les Fées de Charles Perrault ou De la littérature », in Marc Fumaroli, Le statut de la littérature : mélanges offerts à Paul Bénichou, Genève, Droz, 1982.
Sur l’authenticité du manuscrit, l’attribution des contes et les détails concernant l’histoire et les caractéristiques de l’exemplaire, voir Cyrille François, Histoires ou Contes du temps passé de Charles Perrault : genèse éditoriale, Variance, 2018.
« La Belle au bois dormant », « Le Petit Chaperon rouge », « La Barbe bleue », « Le Chat botté » et « Les Fées ».
Pour Marc Soriano et Daphne Hoogenboezem, l’auteur de ces gouaches serait Charles lui-même, qui aurait illustré aussi un autre de ses manuscrits, les Hymnes chrétiens de l’abbé Santeuil. Voir Marc Soriano, Le dossier Charles Perrault, Paris, Hachette, 1972, p. 317 et Daphne Hoogenboezem, « Magie de l’image : altérité, merveilleux et définition générique dans les contes de Charles Perrault », Relief, n° 4, 2010, p. 23.
Voir la fig. 1. Toutes les images qui suivront sont issues de la base de données Utpictura18. En cliquant sur l'image, on accède à la notice correspondante.
Gilbert Rouger observe cependant que « les fautes à corriger ont disparu ; d’insignifiantes retouches ont ça et là été apportées au texte ; en revanche, s’y sont glissées quelques coquilles qui ne figurent pas dans le premier tirage » (Gilbert Rouger, Bibliographie. La publication des Contes, dans Perrault, Contes, Paris, Classiques Garnier, 2021, p. LXVIII). En effet, on a longtemps considéré les deux parutions Barbin comme deux états de la même édition. Mais, des recherches récentes ont démontré qu’il s’agit de deux éditions différentes. Voir Jean-Marc Chatelain, « Du nouveau sur de l’ancien : une précision bibliographique à propos de l’édition originale des Contes de Perrault », in Claire Badiou-Monferran (dir.), Il était une fois l’interdisciplinarité. Approches discursives des Contes de Perrault, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2010, p. 235-238 et Volker Schröder, Les Contes de Perrault dans tous leurs états, Histoire du livre, 2018 [En ligne]. Disponible sur : <https://histoirelivre.hypotheses.org/2468> (dernière consultation : 23 juin 2023).
Sur les trois éditions Barbin des Contes, voir Gervais E. Reed, Claude Barbin : libraire de Paris sous le règne de Louis XIV, Genève, Droz, 1974, p. 114 et p. 117. Cette troisième édition Barbin est intéressante car le nom de Perrault – père ou fils – figure dans la page du titre, alors que pour les deux premières le nom de l’auteur était absent.
À cet égard, Paola Pallottino relève que « c’est l’analyse iconographique croisée des gouaches de 1695 et des gravures de l’édition de 1697 qui dissipe tout doute et confirme sans équivoque la dépendance des secondes par rapport aux premières, plaçant indiscutablement le manuscrit [...] dans une telle position de prestige et d’autorité qu’elle a forcé Clouzier à en copier les miniatures dans ses gravures » (Paola Pallottino, « Alle radici dell’iconografia della fiaba. Note sulle prime illustrazioni dei contes », Merveilles & contes, n°5, 1991, p. 293. La traduction de l’italien au français est la nôtre).
Cette édition est conservée à la Bibliothèque Nationale de France, à Paris : Charles Perrault, Histoires, ou Contes du temps passé : avec des moralités. Nouvelle édition augmentée d’une nouvelle à la fin, 1742.
Voir Vérène de Diesbach-Soultrait, Six siècles de littérature française : XVIIe siècle. Bibliothèque Jean Bonna, t. II, Genève, Droz, 2010, p. 92. Sur la vie de Jacques de Sève, le Benezit Dictonary of Artists, n'indique que les dates présumées de sa naissance, de sa mort et sa période d’activité. Voir cependant Marie-Claire Planche, « Jacques de Sève (1715-1795), dessinateur et peintre parisien : une carrière dévoilée », Dix-huitième siècle, no 55, 2023, p. 469-492.
Pour une définition des notions d’espace vague, d’espace restreint et d’instant prégnant, voir le glossaire final dans Stéphane Lojkine, La Scène de roman : méthode d’analyse, Paris, Armand Colin, 2002.
D’ailleurs, l’ancrage textuel choisi par l’illustrateur est la phrase « [la fille] la lui présenta [la cruche à la fée], soutenant toujours la cruche afin qu’elle bût plus aisément » ; l’accent est posé sur la gentillesse, la courtoisie, mais sur la cruche également, ce qui confirme les résultats des analyses menées jusqu’ici. De plus, la moralité du conte insistant sur « les douces paroles » et « l’honnêteté », renforce cette dernière idée. Voir Perrault, Contes, op. cit., p. 147-150.
Louis Marin, « L’or de la parole. Essai d’analyse structurale d’un conte de Perrault : Les Fées », IDE, n°3, 1970, p. 94.
« Movimento bloccato » en italien, la traduction est la nôtre. Voir Ruggero Eugeni, Analisi semiotica dell’immagine : pittura, illustrazione, fotografia, Milano, EDUCatt, 2004, p. 51-53.
À l’intérieur de la série d’autres illustrations sont biparties : par exemple, la vignette de La Barbe bleue qui reproduit deux scènes en même temps (la tentative de meurtre de la protagoniste à l’intérieur des murs du château et l’arrivée de ses frères hors des murs) et le frontispice, dans lequel les femmes et le garçon sont séparés. Marc Soriano interprète cette bipartition comme une réitération de l’« obsession gémellaire » de Perrault. Daphne Hoogenboezem classe ces images biparties comme des « polyscenic pictures or continuous narrative » remontant à la tradition médiévale. Voir Marc Soriano, Le dossier Charles Perrault, op. cit., p. 318 et Daphne Hoogenboezem, « Magie de l’image : altérité, merveilleux et définition générique dans les contes de Charles Perrault », art. cit., p. 263.
Daphne Hoogenboezem, « Magie de l’image : altérité, merveilleux et définition générique dans les contes de Charles Perrault », art. cit., p. 270.
Christophe Martin, « L’illustration du conte des fées (1697-1789) », Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises 57, 2005, p. 113-132.
Cyrille François, Histoires ou Contes du temps passé de Charles Perrault : genèse éditoriale, éd. cit., p. 4-5.
« In termini puntuali » en italien. La traduction est la nôtre. Voir Ruggero Eugeni, Analisi semiotica dell’immagine : pittura, illustrazione, fotografia op. cit., p. 74.
Alain-Marie Bassy, « Le texte et l’image », in Henri-Jean Martin, Roger Chartier (dir.), Histoire de l’édition française, tome II, Paris, Promodis, 1984, p. 141.
Voir Ruggero Eugeni, Analisi semiotica dell’immagine : pittura, illustrazione, fotografia, op. cit., chap. III.
Relativement à la mère, elle est habillée avec des habits qui renvoient à l’antiquité gréco-romaine, ce qui la relie aux drames et tragédies antiques ; bien qu’à l’apparence immotivée, cette alternative crée un lien évident avec la vignette de De Sève à la page précédente. Ces changements dans l’iconographie démontrent, entre autres, le poids des diverses instances éditoriales et auctoriales dans l’édition des contes de fées.
Voir, entre autres, l’édition Curmer du 1843, l’édition Bédelet du 1850, l’édition Hetzel illustrée par Gustave Doré du 1864.
Illustrer les contes de Perrault
3|2024 - sous la direction de Olivier Leplatre
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