Illustrations gothiques des contes de Perrault par Marillier pour Le Cabinet des fées
Clément-Pierre Marillier, dessinateur et graveur français, illustre à la fin du XVIIIe siècle l’immense projet éditorial entrepris par Charles-Joseph de Mayer, Le Cabinet des fées, publié de 1785 à 1789. Cette entreprise répond à deux objectifs pour Mayer : d’une part, profiter de la vogue du conte pour assurer un succès éditorial ; d’autre part, préserver des contes venus du monde entier que Mayer sait fragiles vis-à-vis de la postérité. Il s’en explique lui-même dans le discours préliminaire de son édition dans lequel il affirme que l’on touche selon lui au « déclin du genre1 ». Marillier est chargé de dessiner les planches qui sont ensuite gravées pour produire des estampes accompagnant chaque tome du Cabinet des fées. Ces estampes sont au nombre de trois par tome2. Parmi les nombreux tomes, justement, du Cabinet des fées, le premier est consacré aux contes de Charles Perrault ou attribués à Charles Perrault3. Marillier, parmi les onze contes4, illustre donc trois contes en particulier, à savoir « La Barbe bleue », « Le Petit Poucet » et « Peau d’âne ». Mais il produit en réalité cinq illustrations (fig. 1, 2, 6, 7, 9) : en effet, deux illustrations, une pour « La Barbe bleue » et une autre pour « Le Petit Poucet », ne sont pas retenues, ce qui entraîne la production de deux nouvelles gravures.
Dans ses illustrations, Marillier semble faire émerger un nouveau style iconographique, ou tout du moins se situer au moment de son émergence : le style gothique. C’est ce même style qui accompagnera quasi systématiquement la lecture d’un type de textes à succès après la Révolution française, entre le XVIIIe et le XIXe siècle, à savoir ce qu’on appelle aujourd’hui le roman noir. Il s’agit d’un corpus qui a eu énormément de succès en France à partir de 17975 et dont l’influence sur l’horizon littéraire est énorme, soit directement, comme sur le corpus romantique6, soit sur la manière de penser la littérature, avec l’émergence d’une littérature dite sérielle7, souvent jugée mineure ou commerciale. Cet aspect commercial peut sans doute justifier le fait que presque tous les romans noirs sont accompagnés d’illustrations, ce qui n’était alors réservé qu’aux gros tirages et par conséquent qu’aux romans à succès, car le coût de la gravure sur cuivre est encore onéreux, en attendant d’autres techniques comme la lithographie, qui démocratiseront au XIXe siècle les illustrations dans la littérature.
Ce style gothique peut se définir par la mise en avant d’un aspect terrifiant et mystérieux. Pour cela, la disposition spatiale joue un rôle majeur, et les lieux typiques du roman noir sont mis en avant, à savoir les châteaux, les forêts, les abbayes et les souterrains. Des éléments typiques, ensuite, viennent idéalement attirer l’œil d’un acheteur potentiel sur les étalages des colporteurs de l’époque8 par exemple. Les dessinateurs de gravures noires insistent pour cela sur les symboles de la mort – avec la représentation de cimetières, de squelettes, de diables – sur la figuration de spectres et d’événements surnaturels, ou encore sur la présence de la nuit, qui permet de mettre encore plus en avant la victime infortunée, le plus souvent une femme, en vêtements légers et toujours blancs. L’hésitation qui demeure encore pour désigner le corpus noir et ses illustrations peut nous renseigner sur l’atmosphère qui y règne : roman terrifiant, roman gothique, roman noir, ou encore roman sombre. L’illustration doit alors rendre compte d’un certain milieu9 – caractérisé par l’obscurité, le silence et la solitude qui y règnent, ainsi que par la hantise du passé – qui se dégage de configurations avant tout spatiales.
Marillier semble partir de cette même base pour composer ses illustrations qui représentent trois moments précis des trois contes de Perrault sélectionnés : la scène de décapitation de la femme de la Barbe bleue ; la découverte de la fratrie du Petit Poucet par l’ogre ; et la rencontre de Peau d’âne et du prince qui en est tombé amoureux. Le résultat obtenu est la conséquence des lieux et des scènes choisies, qui semblent être la base de ce style destiné au succès.
Des lieux gothiques
Marillier choisit d’abord d’illustrer des lieux susceptibles d’impressionner le lecteur, en vue de mieux inspirer une certaine forme de terreur10. Rappelons que « gothique » est d’abord un adjectif qui dérive de « Goths » et qui renvoie à des temps éloignés et flous, voire mythiques, parfois confondus avec l’idée que l’on peut alors se faire du Moyen Âge11. Avant beaucoup d’éléments, le mot appartient au vocabulaire architectural. Cela prend tout son sens dans l’illustration retenue pour « La Barbe bleue » : avant de considérer la scène en tant que telle, c’est cette muraille haute qui laisse à peine un accès visuel au ciel qui saute aux yeux. Le cadre est fixé : il s’agit d’un château-fort voué à être une place impénétrable. Les murailles crénelées ainsi que la tour mise en avant dans le vague de l’arrière-plan sont présents pour le signifier. Cet aspect avant tout défensif du château semble en décalage avec le texte qui mentionne des « belles maisons à la Ville et à la Campagne » (p. 2512) dans l’incipit. Il y a certes la mention du « haut de la Tour » (p. 31) d’où Anne peut avertir sa sœur de l’arrivée ou non de leurs deux frères cavaliers, mais la tour de l’illustration semble si haute et si lointaine qu’elle gomme cette référence pour laisser placer à une tour à visée défensive.
L’illustration semble hésiter entre deux versions de la maison de la Barbe bleue, entre une maison forte et une maison de campagne. En effet, l’espace restreint dans lequel la scène de décapitation a lieu se rapproche plus du texte : on y devine sur le côté droit le « perron » (p. 33) vers lequel la Barbe bleue cherchera à s’enfuir par la suite ; la rambarde faite de balustres est avant tout décorative ; et la végétation dans la cour correspond mieux à la définition que l’on pourrait se faire d’une belle maison de campagne. Ces éléments ne concordent pas avec le vague de l’arrière-plan : loin du cadre élégant du bâtiment auquel donne accès le perron, la muraille et la tour qui l’accompagnent se veulent simples et imposantes.
Cette hésitation se retrouve également entre les deux personnages. L’héroïne est habillée dans le style galant quand son mari porte les habits d’un corsaire et brandit un sabre. La belle robe correspond bien mieux aux décorations élégantes de la maison décrite dans le texte, alors que celui-ci semble bien mieux correspondre à l’imposante architecture gothique du reste de son château, caché par la végétation fleurie de la cour. C’est d’ailleurs ce qui peut expliquer le positionnement du personnage. Il est debout, fier et droit, prêt à rendre sa sentence, et la tour n’est que le prolongement de sa posture d’où se dégage sa puissance.
Ce cadre imposant et gothique est repris et développé dans les illustrations de Gustave Doré. Dans l’une d’entre elles, réalisée pour l’édition Hetzel, le point de vue change. Alors que l’héroïne est selon toute vraisemblance en train de subir le courroux de son mari et prête à en subir les conséquences, Doré ne la représente pas comme Marillier : il figure au contraire les cavaliers en train de faire route vers le château. Les cavaliers, de dos, ne sont même pas le cœur de l’image : c’est le château qui devient le centre de l’intérêt13. Il se présente fièrement devant les deux cavaliers dans l’obscurité de la nuit, haut14, comme une forteresse imprenable, dans un endroit qui semble solitaire et où la nature est très présente15 : on est alors loin de la maison de campagne suggérée dans le texte. Le lieu sombre permet l’instauration d’un milieu nocturne, typique des atmosphères noires et gothiques d’où se dégage un certain sublime16.
Doré développe ce milieu dans ses autres illustrations comme dans celles de « Peau d’âne ». Dans la gravure où celle-ci fuit la maison de son père, le même cadre est présent : il fait nuit17 et la maison paternelle, le « palais » (p. 194), semble être devenu un château sombre dont les tours typiques s’élèvent vers le ciel18, bien que le mot « château » n’apparaisse pas dans le texte. Entre Marillier et Doré, se déroule une transition qui fait du lieu le cœur d’un style iconographique gothique. Ce n’est plus la scène en tant que telle et prise d’une manière isolée qui importe ; c’est la scène qui prend place dans un lieu contenant des éléments propres à l’imaginaire pré-gothique qui compte. Marillier fait ainsi le choix de scènes qui permettent d’invoquer cet imaginaire en train de se constituer. Le lieu semble être au service d’un milieu noir. Si ce n’est pas le château vu de l’extérieur, c’est l’intérieur qui instaure un tel environnement sombre et gothique.
Des espaces privés en retrait
Les images de Marillier sélectionnées pour le Cabinet de Fées mobilisent des espaces qui sont des intérieurs. Peau d’âne est représentée chez le prince et sa famille, au sein du palais, dans une salle qui semble être un de ses appartements. L’apparence chétive du prince peut s’expliquer ainsi : malade et d’une figure enfantine, il se montre dans son espace intime. Pour l’illustration de « La Barbe bleue », la scène de décapitation a lieu à l’intérieur du château, hors de portée des regards indiscrets. Enfin, dans l’illustration du « Petit Poucet », l’ogre est représenté en train de découvrir la présence des enfants dans une pièce de sa maison. Des rideaux, comme dans l’illustration de « Peau d’âne », sont présents à l’arrière-plan pour empêcher les regards extérieurs. Dans tous les cas, que ce soit une haute muraille ou un petit rideau bien rabattu, tout est fait pour qu’aucun regard de l’extérieur ne pénètre dans l’espace privé.
Nous sommes avec ces illustrations dans une représentation qui déjoue le système de visibilité classique, avec ses scènes organisant l’apparition triomphante et éclatante des protagonistes. Ici, ce dispositif est déjoué pour laisser place à un tout autre espace19. Cet espace a pour principale fonction d’assurer le retrait des personnages dans un but de dissimulation.
L’ogre semble vouloir manger les enfants sans être vu. Le prince reçoit Peau d’âne dans sa chambre pour ne pas révéler son état. La Barbe bleue cache la décapitation de sa femme comme il lui a caché la pièce où se trouvent ses précédentes épouses qu’il a égorgées, pour ne pas révéler sa nature profonde et pour tester la curiosité de ses prochaines femmes. La Barbe bleue révélant sa vraie nature, il révèle également à sa femme la véritable fonction de son château, fait pour terrifier. Le château ne semble plus faire qu’un avec son propriétaire : le geste barbare de celui-ci se fond avec la surface brute de sa demeure. C’est même comme si l’héroïne n’avait jamais constaté cette partie de la « maison » (p. 32).
Ces espaces privés prennent ainsi diverses formes. Ce peut être une maison avec une grande « chambre » (p. 92) dans laquelle dorment les sept filles de l’ogre et la fratrie du Petit Poucet. Ce peut être une cour délimitée par des murs. Ou ce peut être la chambre du prince qui, malade d’amour pour Peau d’âne, ne peut sortir. Un dispositif du cabinet ou de la chambre se met dans tous les cas en place.
Ces espaces qui permettent le retrait concernent les illustrations de Marillier. Mais les textes de Perrault conditionnent déjà en amont ce dispositif fictionnel de la chambre en généralisant les retraites. Dans « Peau d’âne », après que son père lui a donné une robe éblouissante pour combler ses vœux, l’héroïne « se retir[e] dans sa chambre » (p. 201). Plus tard, elle se trouve dans une « chambre […] si petite » (p. 204), au fond d’une « métairie » (p. 203) pour se dérober au reste du monde et rester introuvable aux yeux de son père. Le prince la découvre précisément au bout d’une « allée sombre et obscure » (p. 205), au bout de laquelle se trouve « une porte fermée » (p. 205). Tour est fait pour empêcher les yeux indiscrets de voir Peau d’âne, à son avantage comme à son désavantage : elle peut quand elle le souhaite « s’enferm[er] » (p. 209) pour laisser parler sa vraie nature, se faire belle et prendre du plaisir ; mais elle est aussi laissée dans l’anonymat et dans la solitude. Elle devient une sorte de fantôme qui voit de loin les autres et les agitations extérieures, comme lorsque toutes les femmes du royaume essaient sa bague, sans qu’on la voie20.
Dans « Le Petit poucet », de nombreux éléments textuels participent à la mise en place d’un dispositif de la chambre. Le bûcheron et la bûcheronne laissent par exemple leurs enfants dans « l’endroit de la forêt le plus épais et le plus obscur » (p. 87) pour fuir. Le cadre pour qu’ils découvrent la maison de l’ogre et son intérieur, que la gravure de Marillier représente, est posé. L’illustration met en avant ce milieu : seul le feu permet d’éclairer en clair-obscur la pièce confinée et retirée. Plus loin dans le texte, lorsque l’ogre veut manger pendant la nuit les enfants, il ne peut rien voir : il est « minuit » (p. 92) et le noir est le plus total. Dans ce milieu absolument noir, la vision joue un rôle nul. Pourtant, les images laissent généralement les scènes visibles et vont à l’encontre du texte. Le moment où l’ogre a recours à ses mains et à son couteau pour se repérer dans le noir – ce que précisément la ruse du Petit Poucet exploite en échangeant les « couronnes d’or » (p. 92) des filles de l’ogre avec les bonnets que portent ses frères et lui-même – est représenté par Doré : il est censé faire nuit noire et l’image, qui ne possède pas les moyens du texte, laisse le spectateur voir la scène. L’invisible est rendu visible pour le besoin même de l’illustration, au risque d’une incohérence totale. Toujours est-il que le milieu permet au Petit Poucet de révéler son caractère ingénieux. Le même milieu est au service de l’intrigue des romans noirs, en permettant toutes sortes de quiproquos ingénieux et d’événements dont il faut remonter l’histoire pour arriver au dénouement21.
Dans « La Barbe bleue », l’histoire joue précisément avec un espace qui doit rester caché. C’est ce qu’incarne le « cabinet au bout de la grande galerie de l’appartement bas » (p. 27), positionné en bas d’un « escalier dérobé » (p. 28), dans lequel l’héroïne a l’interdiction d’entrer. Ce cabinet est également le moteur de l’histoire, car évidemment la « curiosité » (p. 34), notion qui est le point de départ de la première moralité du conte, de la femme de la Barbe bleue et du lecteur les pousse à chercher à savoir ce qu’il y a dans cette pièce si défendue, à leurs risques et périls. On retrouve là un des facteurs qui feront le succès des romans noirs de la fin du XVIIIe siècle : susciter une curiosité parfois simple à mettre en place et dont la résolution peut être décevante, au contraire du conte ; cela en vue de capter l’attention du lecteur à une histoire dont les ressorts sont par ailleurs connus22. La résolution du conte repose quant à elle sur ce que représente la gravure, à savoir le meurtre des femmes de la Barbe bleue. Il s’agit du secret sanguinaire que le personnage voulait cacher. Mais il se renverse bientôt car c’est au tour de sa femme d’avoir à cacher ce cabinet. Après avoir sali la clé en s’étant rendu dans ce cabinet malgré la défense qui lui en avait été faite, elle tarde à la rendre. Elle cherche à dissimuler ses actes et à rendre invisible ses comportements, au moins pour un temps.
Des personnages spectraux
Les personnages dans ces trois contes deviennent alors invisibles, ce lui leur permet de développer des caractéristiques proches de celles d’un spectre, pris dans un sens plus étendu par rapport à l’usage usuel du terme. Sans être nécessairement des spectres, ils développent des attributs spectraux – ici la faculté de n’être pas vus immédiatement – ce qui participe à la mise en place des dispositifs fictionnels imaginés par Perrault, puis des dispositifs de représentation mis en œuvre par Marillier. Le spectre est en effet un composant essentiel du dispositif de la chambre, et considérer que de tels dispositifs se mettent en place sur les images peut permettre de concevoir les personnages comme spectraux.
Dans « La Barbe bleue », l’invisibilité de l’identité et des gestes est cruciale pour que les personnages arrivent à leurs fins : d’abord pour que la Barbe bleue trouve une nouvelle femme, au début du conte, puis pour que sa femme reste en vie : elle se rend pareille à une sorte de fantôme dont les faits et gestes échappent à toute surveillance afin d’éviter la sentence qui plane sur elle.
Peau d’âne cherche à se rendre invisible aux yeux de tous : son identité est dissimulée et elle en est même moquée23. Quand elle arrive devant le prince, au moment qui précède la gravure, celui-ci « étonné de l’accoutrement de cette fille, n’osa croire que [l’élue de la bague] fût celle qu’il avait vue » (p. 213). Seul l’essai de la bague, c’est-à-dire le jeu symbolique, non visuel, de l’épreuve, la fait reconnaître.
Enfin le Petit Poucet et ses frères cherchent à se cacher avant que l’ogre ne les trouve. La femme de l’ogre « crut qu’elle pourrait les cacher » (p. 89) puis elle les « fit cacher sous le lit » (p. 89). Les sept frères veulent se rendre pareils à des spectres. C’est d’ailleurs une des caractéristiques du Petit Poucet, décrit comme tel au début du conte : « il parlait peu, il écoutait beaucoup » (p. 83). Sans agir sur le monde sensible, il en reçoit tous les signaux. Ainsi, quand ses parents parlent de l’abandonner lui et ses frères, il se glisse sous l’« escabelle » (p. 84) de son père afin de « les écouter sans être vu » (p. 84) et de voir sans être vu24. Chez l’ogre, il réussit de nouveau cette prouesse en se rendant invisible à l’ogre qui croit les manger en dévorant ses propres filles. En un mot, tous les personnages dont on suit les points de vue dans ces trois contes, deviennent à un moment en partie spectraux, dans la mesure où ils voient sans être vu.
Les trois illustrations sans exception représentent précisément les instants où les spectres sont reconnus et identifiés, et où l’imaginaire gothique peut franchir en quelque sorte une nouvelle étape : projeter ce qui va advenir des personnages découverts. Marillier illustre les contes de telle manière qu’on imagine des événements à venir qui n’ont pourtant jamais lieu dans les récits.
Des scènes conjurées
De surcroît, les personnages réactualisent certains éléments des histoires : à ce titre, ils incarnent des idées revenantes25. Un certain passé revient dans tous les cas, un passé conjuré qui ne devrait plus revenir mais qui bel et bien refait surface. Le passé qui n’existe qu’imaginairement est conjuré car il est révoqué et invoqué en même temps26. Ce passé est comme annoncé dans les illustrations de Marillier : celles-ci projettent les scènes conjurées par le texte.
Dans « La Barbe bleue », le comportement terrible de l’antagoniste envers les femmes, annoncé dès le début27 comme une projection spectrale, est laissé à l’imagination du lecteur et est réactualisé par la présence et les actes de l’héroïne. Elle-même incarne cette curiosité présente au fond de presque chacun d’entre nous, d’où la portée générale de la morale finale28. Elle est comme une revenante pour la Barbe bleue, qui a déjà eu des épouses ayant le même caractère curieux, et pour le lecteur qui s’attend à sa mort comme à celle des précédentes femmes égorgées. Leur mort est réactualisée par sa propre curiosité, car c’est leur curiosité qui les a conduites au trépas. La tache sur la clé magique qui la trahit symbolise notamment cette réactualisation : sa faute devient marquée. Elle a beau vouloir faire sortir de sa tête ce qu’elle a vu, c’est-à-dire la mort des femmes qui l’ont précédée et par conséquent sa propre mort, c’est pourtant la mort qu’elle incarne lorsqu’elle rend la clé à son mari : elle est alors plus « pâle que la mort » (p. 30). L’idée, et bientôt l’image de l’égorgement des femmes est conjurée : en étant rejetée et refoulée – la femme de la Barbe bleue fait tout pour nettoyer la clé et différer le moment de la remise des clés – elle est invoquée jusqu’à avoir lieu. Enfin, le caractère « terrible » (p. 25 et p. 34) de la Barbe bleue est à nouveau évoqué dans la morale finale, comme un écho de l’incipit. Cette dernière morale évoque par ailleurs le passé, en qualifiant l’histoire de « conte du temps passé » (p. 34). Mais en évoquant le passé, elle semble vouloir projeter un autre futur, ou plutôt ramener le futur au passé : on remarque en effet un certain caractère nostalgique dans cette morale qui semble regretter ce temps où le mari était le seul maître chez lui : « il n’est plus d’Epoux si terrible » (p. 34).
Dans « Le Petit Poucet », un comportement terrible similaire est conjuré : celui de l’ogre dévorant les enfants. La femme de l’ogre l’apprend d’abord aux enfants : « c’est ici la maison d’un Ogre qui mange les petits enfants » (p. 89). Le Petit Poucet rétorque que si ce n’est pas l’ogre, ce sont les loups qui s’en chargeront. L’action de l’ogre, comme celle des loups, est une action qui vient du passé et qui est destinée à se répéter dans l’avenir. Quand l’ogre arrive chez lui, il ne peut alors que se présenter sous une forme de revenant : « c’était l’ogre qui revenait » (p. 89). Mais c’est moins le personnage de l’ogre qui revient que l’idée que l’on peut se faire de l’ogre qui mange des enfants : le personnage devient ogre si et seulement s’il mange un enfant. Or, cela est rendu possible par les enfants qui réactualisent potentiellement son statut d’ogre.
Dans « Peau d’âne », c’est l’union de Peau d’âne qui est conjurée, d’abord avec son père, puis avec le prince dont elle est amoureuse aimée. Quand elle apprend que son père a décidé de l’épouser, elle le « conjura […] de ne la pas contraindre à commettre un tel crime » (p. 198). Plus loin, la famille du prince le « conjur[e] » (p. 211) d’épouser la fille à qui ira la bague pour le sortir de sa maladie : Peau d’âne ne correspond alors en rien à la princesse attendue. Le prince lui-même « n’osa croire » (p. 213) cela : il refuse de se projeter tout en se projetant dans l’idée de vivre avec la princesse qu’il a entrevue au travers de la serrure de la maison isolée où loge Peau d’âne. Après la révélation de la beauté de Peau d’âne, leur union peut se conclure. Leur amour semble parfait : il dure « cent ans » (p. 215), et seule la mort y mettra fin. Cela rappelle la mère et le père de Peau d’âne qui vivaient, avant la mort de la reine, « dans une union parfaite » (p. 194). Peau d’âne et le prince font revenir cette perfection grâce à leur mariage : le conte opère un retour à son début.
Un futur projeté et imaginé
On a donc trois exemples de contes qui font revenir un certain passé. Ce passé, en étant conjuré, est annoncé dans le futur. De plus, la présence actuelle des personnages principaux – la femme de la Barbe bleue, le Petit Poucet et ses frères, Peau d’âne – permet cette projection du passé dans le futur. C’est ce qui rend le dispositif de la chambre spectral. A une disposition spatiale, qui met en avant la retraite intime et privée, succède une projection imaginaire. Les illustrations de Marillier et de Doré mettent en avant ces projections en représentant les instants qui précèdent, soit dans l’histoire soit dans l’imagination du lecteur, la réalisation de ces projections.
L’illustration retenue par Marillier pour « Peau d’âne » représente le moment qui précède l’union par le mariage du prince et de Peau d’âne : cette dernière se présente au prince malade, d’où sa position assise, et à la compagnie qui l’accompagne. Elle porte encore la peau de l’âne sur sa tête et ses épaules. Elle tend pour finir sa main, et les réactions du roi et du prince mettent en avant le moment : malgré la légende qui indique la question du prince, si c’est elle qui habite « dans la troisième basse-cour de la métairie ? » (p. 213), et renvoie donc au moment des présentations, l’image semble illustrer les lignes qui suivent, lorsque les personnes présentes montrent leur surprise.
Dame ! qui fut bien surpris ? Ce furent le roi et la reine, ainsi que tous les chambellans et les grands de la cour. (p. 213)
Après cela, Peau d’âne cesse d’être un spectre dans le sens où elle n’est plus invisible. Elle abandonne donc son surnom, « Peau d’âne », un groupe nominal indéterminé qui efface la véritable identité de la princesse. Cessant d’être invisible, elle devient digne d’épouser le prince qui n’éprouve alors qu’impatience. L’illustration de Marillier représente cet avant-point culminant, cet instant prégnant29, avant la révélation du spectre avec l’explication des faits étranges pour les autres personnages30.
L’illustration de « La Barbe bleue » représente l’instant qui précède la projection du moment conjuré, de la scène d’égorgement. On peut d’ailleurs noter le glissement du moment représenté entre l’image rejetée et l’image retenue pour illustrer le Cabinet des Fées (fig. 1 et 2). Dans le texte, on lit :
La pauvre femme, se tournant vers lui, & le regardant avec des yeux mourans, le pria de lui donner un petit moment pour se recueillir. Non, non, dit-il, recommande-toi bien à Dieu ; & levant son bras….. Dans ce moment, on heurta si fort à la porte, que la Barbe bleue s’arrêta tout court : (p. 32-33)
Un bout de phrase sépare les légendes des deux versions imaginées par Marillier (ci-dessus notées en italiques) : « et levant son bras… ». A gauche de cette proposition, le mot terrible, « recommande-toi à Dieu », injonction terrifiante qui fait figure de menace et d’ultime avertissement avant d’abaisser le coutelas. A droite de la même proposition, on trouve la résolution de l’histoire avec l’arrivée des frères de la victime. L’image qui n’a pas été retenue représente cette résolution : les deux cavaliers entrent et la Barbe bleue surpris se retourne, suspendant son geste. Sa femme est bel et bien en train de prier – elle a pris note de l’ordre de son mari de se recommander à Dieu. Dans cette première image, le dispositif de la chambre n’est pas encore en place : les deux cavaliers pénètrent l’espace restreint et font irruption sur scène en empêchant la scène d’égorgement d’avoir lieu. La projection de ce qui était promis par le texte ne tient plus : une autre projection tient, celle de la mort de la Barbe bleue que Gustave Doré a d’ailleurs exploitée.
Au contraire, l’image retenue projette la scène de décapitation sans rien pour la gêner. On est à cet instant prégnant qui a lieu peut-être moins d’une seconde avant que l’inévitable se produise. Le spectre de la femme de la Barbe bleue égorgée par lui-même – acte qui a bien eu lieu hors de la fiction, pour les précédentes femmes de la Barbe bleue – est cette fois évité.
Ces deux images, celle écartée et celle retenue, figurent deux instants de l’histoire, et constituent deux images successives qu’appelle le texte. Le moment retenu en devient d’autant plus significatif qu’un glissement s’est opéré. De surcroît, Marillier offre par là deux gravures pour une même scène alors que Clouzier, premier illustrateur de Perrault, réunissait les deux moments en une image.
Dans cette petite estampe, on voit à gauche le début de la scène de décapitation et à droite l’arrivée des deux chevaliers, le tout sur une même image. La séparation qu’imposent les murailles de la maison, par la contrainte de la petite dimension de la vignette, permet de distinguer deux moments narratifs différents. Deux projections sont permises : la Barbe bleue a déjà le coutelas suspendu et les cavaliers semblent encore loin. Mais cette double projection reste ambiguë dans la mesure où la présence des cavaliers laisse tout de même à penser que le sauvetage est imminent, là où l’image de Marillier ne laisse aucun doute sur l’effet terrible visé.
La version définitive du Petit Poucet sélectionne également un moment de suspens dramatique permettant de projeter imaginairement une scène horrible : c’est le moment où l’ogre s’apprête à dévorer les enfants. L’ogre se situe au milieu de la pièce et même sa femme est en position subalterne, la tête dans le prolongement de la diagonale qui relie celles des enfants. Elle est agenouillée et sa posture implorante la ramène au rang des enfants. L’ogre d’ailleurs, en menaçant sa femme de la dévorer, l’identifie explicitement à eux : « Je ne sais à quoi il tient que je ne te mange aussi » (p. 90). Dans le texte, l’ogre vient tout juste de découvrir les enfants. Ils cessent d’être invisibles et la scène conjurée par ce conte, celle où l’ogre mange les enfants, peut être projetée par l’illustration. L’ogre tient un enfant dans chacun de ses bras et les destine à sa femme pour qu’elle puisse préparer un repas en compagnie de trois ogres de ses amis. La légende est simplement là pour que le lecteur imagine qu’ils vont être dévorés. Mais le moment du texte auquel elle renvoie ne correspond pas exactement à l’image : lorsque l’ogre parle de ses amis, les enfants sont encore sous le lit. L’image condense plutôt les lignes qui suivent : les enfants implorent d’abord l’ogre de ne pas les manger ; sa femme tente ensuite de le convaincre de ne pas toucher à un enfant qu’il a empoigné. À cet instant, l’ogre « les dévorait déjà des yeux » (p. 90). La syllepse « dévorait » est projetée dans la gravure : la table est déjà dressée, le feu de cheminée fume, et l’ogre se montre insatiable. Comme dans l’illustration de « La Barbe bleue », l’image représente un instant prégnant, à un moment du texte où le pire scénario attendu et conjuré peut avoir lieu. L’illustration le rend possible. Or, ce n’est pas ce qui se passe car l’ogre entend les paroles de sa femme et remet au lendemain, en vérité à la nuit, son désir de manger les enfants. De surcroît, le choix de ce moment est à nouveau d’autant plus significatif qu’il n’est pas le premier.
Dans la première illustration produite par Marillier, celui-ci avait été fidèle au choix originel de Clouzier. L’illustration du « Petit Poucet » figurait le moment où le personnage éponyme retire les bottes de l’ogre qu’il choisit. Le moment de la ruse et de la magie est alors choisi, car les bottes de sept lieux sont ce qui incarne la féérie et la résolution du conte. Mais, dans cette scène calme où l’ogre est assoupi, la perspective de la dévoration des enfants est moins immédiatement visible. L’effet dramatique n’est rendu éventuellement plus terrible que par l’agrandissement de l’ogre que Marillier opère par rapport à Clouzier. Doré fait de même, dans son illustration du même moment, en rendant l’ogre encore plus grand ou le Petit poucet encore plus petit.
L’illustration de Marillier retenue pour Le Cabinet des fées est le moment le plus terrible31, l’instant le plus proche de la scène projetée, celui où il ne tient qu’à l’ogre de réaliser immédiatement la scène conjurée. Avant cela, il n’est pas présent ; après cela, l’ogre n’a plus de pouvoir et il est battu par la ruse du Petit Poucet. L’ogre ne maîtrise plus rien ensuite, il ne parviendra jamais à remettre la main sur les enfants : si le Petit Poucet lui vole ses bottes de sept lieux, c’est parce qu’il peut sortir impunément de sa cachette. Le Petit Poucet et ses frères redeviennent des spectres dans la mesure où ils voient l’ogre sans être vus de lui.
Une terreur enfantine
Pour terminer, il faut noter que dans les textes, l’atmosphère féerique favorise le flou géographique, isole les lieux et privilégie les retraites coupées du reste du monde. Quand Peau d’âne fuit le désir de son père, « elle alla donc bien loin, bien loin, encor plus loin » (p. 203) jusqu’à arriver à la métairie. Le cabinet secret de la Barbe bleue peut être atteint après de longs détours. Enfin, la fratrie du Petit Poucet arrive à la maison de l’ogre qui se situe « bien loin par-delà la Forêt » (p. 88), visible grâce à une petite lueur que le Petit Poucet aperçoit du haut d’un arbre. On peut comparer cette description avec certaines descriptions de l’univers noir, que Sade a rendues célèbres dans ses romans. Dans Justine, par exemple, l’héroïne finit toujours par se perdre avant d’arriver, après avoir traversé des forêts bien touffues, dans les repères des libertins sadiens situés aux confins du monde, c’est-à-dire à la frontière du monde réel32. Dans les deux cas, la fiction procède d’un milieu irréel et irrationnel qui confine l’histoire et les événements dans un monde imaginaire. Sade semble jouer avec les attendus du conte. Il fournit un texte décodé où les symboles s’effacent pour laisser place à la crudité du sexe : la pauvre et jeune victime du conte devient Justine, et les ogres ou les loups dévoreurs33 deviennent Roland, Gernande, ou Dom Sévérino34.
La mise en place de l’univers féerique des contes est entre autres permise par les lieux qui mettent en place un certain milieu fait de couleurs35, alors que les illustrations restent en noir et blanc. Peut-être y a-t-il une division des couleurs dans les contes entre les couleurs plus claires et les couleurs plus foncées, qui divisent le monde entre ce qui est lié aux personnages antagonistes et ce qui est lié aux personnages principaux. Ce schéma est simplifié et développé dans les romans noirs où les couleurs du milieu sont de même divisées en deux. Le développement du blanc et du noir dans le texte va alors de pair avec une explosion de l’illustration des romans, précisément avec les mêmes teintes.
On comprend à ce point la généalogie qui va du conte au roman noir36 : le roman noir récupère une certaine topographie des contes, et notamment ses châteaux, présents non seulement chez Perrault, mais chez Mme de la Force, Mme l’Héritier ou Mme d’Aulnoy. Ce sont plus généralement de nombreux décors, comme celui de la chambre isolée, qui sont repris dans le roman noir, et dont Marillier donne un aperçu avec ses illustrations pour le Cabinet des Fées.
Ce milieu noir rend les personnages semblables à des spectres, étant en partie invisibles, mais visiblement invisibles. En effet, les autres personnages voient ou sentent leur présence invisible : ils voient l’invisibilité. C’est notamment vrai pour l’ogre qui avant même d’avoir vu les enfants cachés s’exclame : « ‘‘il y a ici quelque chose que je n’entends pas.’’ En disant ces mots, il se leva de Table, et alla droit au lit » (p. 90). Son flair instaure une atmosphère terrible qui fait que les protagonistes, quoi qu’ils fassent et où qu’ils se cachent, sont toujours visibles. C’est peut-être l’enjeu symbolique des illustrations de Marillier, qui explicitent les projections terribles ou les attendus suggérés par le texte.
Cette terreur est notamment visible dans les illustrations retenues pour « La Barbe bleue » et « Le Petit Poucet » évidemment. Le moment choisi exploite pleinement cette spectralité pour créer une impression de terreur, mais une terreur qui reste douce dans la mesure où la fin du conte n’est pas celle que l’on imagine en considérant seulement ces images. L’image se distingue du texte pour créer un effet autonome et provisoire de terreur. La suite du récit adoucit ensuite cet aspect terrifiant : il s’agit d’une sorte de « barbarie douce37 », barbare car les scènes projetées sont crues et terribles, héritées du grand genre héroïque et tragique – la décapitation et le cannibalisme – et douce « par la facilité de son avènement, la fluidité de son cours, la légèreté de son acceptation38 ». La brutalité et l’horreur de l’action représentée sont atténuées par l’univers du conte et sa résolution que le lecteur sait dans tous les cas plus modérée qu’une œuvre tragique. La barbarie est aseptisée, mise « entre toutes les mains39 ». Il demeure que l’image exploite cette veine barbare, lui conférant un style gothique.
Si les illustrations représentent des moments redoutés mais qui n’arrivent jamais, c’est que ces moments incarnent des peurs. Plusieurs interprétations sont possibles, notamment dans le sens des peurs enfantines qui ont souvent été évoquées40. Sommes-nous alors avec Marillier à un point de bascule qui fait que le conte commence à être aussi, spécifiquement, pensé pour les enfants ?
Notes
Voir Martial Poirson (dir.), Perrault en Scène. Transpositions théâtrales de contes merveilleux. 1697-1800, Les Matelles, Éditions espaces 34, 2009, p. 21.
Une hésitation demeure toujours concernant la paternité des contes en prose qui lui sont attribués. Voir Marc Soriano, Les Contes de Perrault, culture savante et populaire, Paris, Gallimard, 1968, p. 21-38. Il semble que dans tous les cas, Perrault a exercé une influence dans la rédaction de ces contes, qu’ils soient de lui, de son fils, ou d’un autre de ses proches.
A savoir « Le Petit Chaperon rouge », « Les Fées », « La Barbe bleue », « La Belle au bois dormant », « Le Chat botté », « Cendrillon », « Riquet à la houppe », « Le Petit Poucet », « L’Adroite princesse », « Griselidis », « Peau d’âne » et « Les Souhaits ridicules ».
En 1797 paraissent quatre ouvrages d’Ann Radcliffe, autrice à succès du roman gothique anglais, à savoir Les Mystères d’Udolphe, Julia ou Les Souterrains de Mazzini, Les Châteaux d’Athlin et de Dunbayne et Éléonore de Rosalba ou Le Confessionnal des pénitens noirs ; ainsi que Le Moine de Matthew Lewis, dans deux maisons d’éditions différentes, Favre et Maradan. Les modèles de ces romans sont repris en France et influencent considérablement le paysage littéraire.
Voir Alice Killen, Le Roman terrifiant ou roman noir de Walpole à Anne Radcliffe et son influence sur la littérature française jusqu’en 1840, Genève, Slatkine, 2000 (première édition en 1915).
Voir Matthieu Letourneux, « Introduction – la littérature au prisme des sérialités », Belphégor : Sérialités, Matthieu Letourneux (dir.), 2016, n°14.
L’émergence du concept de milieu depuis Newton va de pair avec une réflexion sur le développement du vivant. Voir Gabriel Gandolfo, « Le concept de milieu dans les sciences du vivant », in Noesis, 2008, n°14, p. 237-247. Les êtres vivants, et l’être humain en premier, ont la capacité d’interagir avec leur milieu et d’intervenir dans son développement. Le milieu se trouve ainsi aménagé et modifié, ce qui influence en retour le comportement des êtres vivants.
L’esthétique du sublime semble en être la cause. Burke affirme en effet que la peur et la terreur sont causes de sublime. Voir Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, partie II, chapitre 2, trad. Baldine Saint Girons, Paris, Vrin, 2009.
Voir Catriona Seth (dir.), Imaginaires gothiques : aux sources du roman noir français, Paris, Desjonquères, 2010, p. 11-40 et Michel Delon, L’idée d'énergie au tournant des lumières (1770-1820), Paris, Presses universitaires de France, 1988, p. 125.
Les références sont données dans l’édition in-8° du Cabinet des fées, Genève, Barde-Manget et Paris, Cuchet, 1785, tome I, exemplaire consultable sur Gallica.
Ce recentrement sur le lieu plutôt que sur les personnages rappelle Le Château d’Otrante, considéré comme le premier roman gothique : « L’habitude veut qu’on fasse naître le roman noir d’un rêve solitaire de 1764, Le Château d’Otrante d’Horace Walpole » (Annie Le Brun, Les Châteaux de la subversion, Paris, Gallimard, « Tel », 2010, p. 25). Dans l’histoire de ce roman, le lieu, à savoir le château, est le principal acteur, sinon moteur, de l’histoire : c’est « le véritable héros du livre, le pivot autour duquel tout gravite » (Alice Killen, Le Roman terrifiant ou roman noir de Walpole à Anne Radcliffe et son influence sur la littérature française jusqu’en 1840, op. cit. p. 5).
Encore une fois l’esthétique du sublime se joue ici. Burke affirme dans son essai que le vaste est sublime, en particulier les profondeurs et les hauteurs ; et en particulier les grandes architectures. Voir Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, op. cit. partie II, chapitres 7 et 10.
Cette description faite à partir de l’illustration de Doré rappelle celles des lieux noirs que l’on retrouve depuis Baculard d’Arnaud, un des fondateurs français du roman noir, et jusque chez Sade, dans les romans duquel les lieux et leurs alentours se ressemblent tous, mettant en place un milieu noir caractéristique. Voir par exemple Baculard d’Arnaud, Les Amants malheureux ou Le Comte de Comminge, troisième édition, Paris, Le Jay, 1768, p. cxxvii-cxxviii ; et Sade, La Nouvelle Justine, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1995, p. 592.
L’obscurité semble nécessaire pour créer un effet de terreur, source du sublime. Voilà pourquoi le bâtiment sublime doit être « sombre et ténébreux » selon Burke. Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, op. cit. partie II, chapitre 15. Voir également le chapitre 16 qui affirme que les couleurs sombres sont plus sublimes que les couleurs claires.
De même dans la gravure « Peau d'âne dans un chariot tiré par un mouton » (notice #21061) où la lune est de nouveau clairement mise en évidence pour signifier l’obscurité de la nuit.
Cette propension du château à s’élever en pointe vers le ciel est typique du style gothique. Certains critiques ont suggéré que les hautes tours aux toits pointus des châteaux gothiques illustrés étaient inspirées des arbres d’une forêt. Le style gothique pourrait être « une architecture née de la forêt ». Voir Annie Le Brun, Les Châteaux de la subversion, op. cit. p. 138 ; ou encore Catriona Seth, Imaginaires gothiques : aux sources du roman noir français, op. cit. p. 78.
« Dans l’esthétique classique, la dénonciation du leurre narratif s’effectue par la scène : l’espace scénique est le moyen de court-circuiter la ligne du discours, de globaliser et de visualiser la fiction. À la fin des Lumières, un autre espace et un autre modèle se substituent à celui de la scène. C’est le cabinet, avec tous ses avatars du retrait. » (Stéphane Lojkine, « Marillier, l’appel du mièvre », in Aurélie Zygel-Basso (dir.), Imager la romancie, Paris, Hermann, « La République des Belles Lettres », 2013, p. 427-449)
Il s’agit de « l’effet de visière » décrit par Derrida pour caractériser un spectre : « nous ne voyons pas ce qui nous regarde » (Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 26).
Dans le roman Célestine ou Les Époux sans l’être de Bellin de la Liborlière, l’événement initial à partir duquel l’intrigue se déploie est un enlèvement manqué. Tout se passe dans le noir : l’antagoniste veut enlever Célestine et le personnage principal l’en empêche. Voir Bellin de la Liborlière, Célestine ou Les Époux sans l'être, Hambourg, Fauche & Cie, 1798, p. 5-8. Plus loin, l’antagoniste, qui n’a pas été vu, se lie d’amitié avec le héros et en profite pour comploter dans son dos. Il faut attendre la fin du roman pour que tous les faits étranges trouvent une explication, ce qui ensuite conduit au dénouement. Voir également Maurice Lévy, Le roman « gothique » anglais : 1764-1824, Paris, Albin Michel, 1995. Ce milieu et ce schéma sont notamment à l’origine du roman policier que l’on connaît aujourd’hui. Voir Yves Reuter, Le roman policier, Paris, Armand Colin, « Cursus », 2017. C’est également ce que Todorov affirme à propos de l’héritage du roman noir dans le roman policier : « on écrit d’ailleurs souvent que les histoires policières ont remplacé les histoires de fantômes » (Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Édition du Seuil, 1970, p. 54).
Voir Łukasz Szkopiński, L’œuvre romanesque de François Guillaume Ducray-Duminil, Paris, Classiques Garnier, « L'Europe des Lumières », 2016, p. 11-13.
La critique a noté l’invraisemblance de ce déguisement qui rend presque impossible la représentation de Peau d’âne : dans quelle mesure est-elle reconnaissable ? Dans quelle mesure fusionne-t-elle avec la peau de l’âne ? « Elle rend la princesse méconnaissable, fort bien. Mais de quelle façon ? » (Marc Soriano, Les Contes de Perrault, culture savante et populaire, op. cit. p. 120). Ou encore : « je n’ai aucune idée de Peau-d’Âne dans son déguisement à quoi je puisse me fixer » (ibid.). Pareille à un spectre, elle a une forme corporelle qui n’est pas fixe et qui sert pour cela ses intérêts.
« Un spectre est toujours un revenant » affirme Derrida (Jacques Derrida, Spectres de Marx, op. cit. p. 27).
C’est le schème de la conjuration derridienne : d’une part la conjuration convoque par la voix le spectre. Voir Derrida, ibid. p. 74. D’autre part la conjuration exorcise au contraire le spectre. « Car ‘‘conjuration’’ signifie d’autre part ‘‘conjurement’’ (Beschwörung), à savoir l’exorcisme magique qui, au contraire, tend à expulser l’esprit maléfique qui aurait été appelé ou convoqué » (ibid. p. 84).
« Cet homme avait la barbe bleue : cela le rendait si laid et si terrible » (p. 25). Cette description n’est pas objective et renvoie à un jugement de valeur, à une projection. Le narrateur prend le point de vue des sœurs qui doivent se décider à épouser la Barbe bleue : elles imaginent, après avoir vu la couleur de la barbe, que l’homme qui la possède est « laid » et « terrible ». Que ce soit vrai ou faux, elles ne peuvent le savoir au début de l’histoire. La projection spectrale qu’elles font de Barbe bleue correspond à une peur qui se confirme par la suite : elle est convoqué dans le futur et fait revivre le passé.
Alors que Le Brun préconise de peindre un instant, celui de la fin, « faisant la somme des événements constitutifs du récit dont elle propose l’équivalent iconique », Diderot et Lessing conseillent de peindre toujours un seul moment, et un moment qui représente soit l’instant juste avant ce qui fait scène, soit l’instant juste après, « l’instant tranquille, mais sublime ». Il s’agit alors, « par ce moment, d’appeler l’œil du spectateur à renvoyer, contre l’image faible qui lui est donnée à voir, une image forte dont son imagination prendra la responsabilité ». Voir Stéphane Lojkine, L’Œil révolté : les « Salons » de Diderot, Paris, éditions Jacqueline Chambon Actes Sud, 2007, p. 209, 236 et 228. L’idée de l’instant prégnant est alors de reconstituer l’image forte grâce à l’image plus faible qui est donnée à voir au spectateur.
Ce modèle des explications finales qui résolvent les faits étranges de l’histoire sera repris et développé dans les romans noirs à la Radcliffe, puis dans les romans policiers. Pour la description de l’« étrange », notion qui définit les romans radcliffiens, voir Todorov, Introduction à la littérature fantastique, op. cit. p. 46-62.
Cet abandon du merveilleux ou de l’élément merveilleux dans l’illustration retenue pour le Cabinet des fées peut faire dire que Marillier ne s’en préoccupe pas dans ses illustrations, ce qui n’est pas le cas des autres illustrateurs avant lui : « Marillier emprunte peu aux anthologies de contes qui ont paru jusqu’alors. La galanterie a plus de part dans ses dessins que le merveilleux » (Anne Defrance, compte rendu de : Aurélie Zygel-Basso, Kim Gladu et Daphne M. Hoogenboezem, avec la collaboration d’Amélia Belin (dir.), Imager la Romancie, Dessins de Clément-Pierre Marillier pour Le Cabinet des fées et Les Voyages imaginaires (1785-1789) », Féeries, 2014, [dernière connexion : 07/08/2024]. URL: http://journals.openedition.org/feeries/932.
On peut lire la description du chemin pour arriver à la Forêt noire puis au château de Silling, typique pour cela, ou encore voir le chemin qu’emprunte Justine pour arriver avec son bourreau au château de Roland : « aucune route ne paraissait y tenir ; celle que l’on suivait, seulement pratiquée par les chèvres, remplie de cailloux de tous côtés, arrivait cependant à cet effrayant repaire » (Sade, Œuvres t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1990 p. 53-55 et Sade, Œuvres t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1995, p. 1009)
Marc Soriano établit le lien entre « dévorer » et « faire l’amour » dans les contes, notamment dans « Le Petit Chaperon rouge ». Voir Marc Soriano, Les contes de Perrault, culture savante et populaire, op. cit., p. 435-436.
Rappelons que la première version de Justine, celle écrite par Sade en 1787 en prison, est d’abord rangé par l’auteur dans les « contes ». Voir Michel Delon, « Notice », in Sade, Œuvres, éd. cit., t. II, p. 1123. Annie Le Brun rapproche également l’univers des romans sadiens plus généralement de l’univers des contes de fées, en faisant par exemple de Juliette l’équivalent d’une fée sadienne. Voir Annie Le Brun, Soudain un bloc d’abîme, Sade, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2014, p. 307-309.
Voir les travaux d’Aurélia Gaillard : « Contes en couleur », Féeries, 2021. L’association d’une couleur à un genre ou à un type d’ouvrage est inaugurée par les contes, qui initient une tradition. Toutes sortes de couleurs sont mobilisées par le conte, à la suite du bleu. Fougeret de Monbron écrit par exemple Le canapé couleur de feu en 1741.
Cette filiation du conte au roman noir peut même se confondre chez certains auteurs qui ont publié des deux. Ducray-Duminil, auteur de romans noirs sans doute le plus prolifique à l’entre-deux-siècles, a publié des contes (Les Veillées de ma Grand’mère, Paris, Le Prieur, An VII) au moment où ses romans à succès, comme Victor ou Coelina paraissaient.
« La représentation scénique, le dispositif du cabinet participent de cette réduction, de cette clôture aseptisante » (Anne Defrance, compte rendu de : Imager la Romancie, art. cit.).
Dans les contes de Perrault, « c’est réellement un enfant qui parle, qui évoque ses terreurs » (Marc Soriano, Les Contes de Perrault, culture savante et populaire, op. cit., p. 187).
Illustrer les contes de Perrault
3|2024 - sous la direction de Olivier Leplatre
Illustrer les contes de Perrault
Illustration
Temporalité et spatialité dans les illustrations des « Fées »
Les métamorphoses plastiques de la féerie
Illustrations gothiques des contes de Perrault par Marillier pour Le Cabinet des fées
De face ou de dos, les enjeux de l’illustration de la mise à mort de la Barbe bleue
Les objets dans les Contes de Perrault et dans les illustrations de Gustave Doré
Décoration
« The Tangle of World’s Wrong and Right » : la saturation comme stratégie d’effacement
Illustrer, décorer : un grand décor pour un grand récit
Récits graphiques, albums
La « pensée visuelle et spatiale » au service de quatre contes de Perrault
« Le Petit Chaperon rouge » en noir-blanc-rouge dans l’album contemporain pour la jeunesse
Images des Contes de Perrault dans les albums jeunesse