Illustrer, décorer : un grand décor pour un grand récit
En 1905, Edmond Rostand passe commande à Jean Veber (1864-1928), dessinateur, peintre et illustrateur, d’un grand décor sur le thème des contes de fées pour le boudoir de son épouse Rosemonde Gérard, dans sa nouvelle résidence, la villa Arnaga à Cambo-les-Bains, dans le Pays basque1. Le décor est constitué d’une série de toiles marouflées formant une grande frise ininterrompue d’un mètre de hauteur sur plus de vingt mètres de longueur qui court sur les murs d’une pièce presque carrée (environ 5x6m) et représente des contes de fées, principalement ceux de Perrault2. Si l’on ajoute à ces données factuelles que Jean Veber, illustrateur avant de devenir décorateur, avait déjà réalisé des illustrations de contes dès 18933, que le décor saturé de couleurs vives prend place en hauteur, au-dessus d’une première frise de marqueterie de style art nouveau et de murs recouverts de carreaux de grès flammés ; que la pièce, en outre, traversante, au premier étage de la villa, plus « intime », ouvre d’un côté sur le jardin anglais, de l’autre, sur le couloir des chambres du côté du jardin à la française, qu’elle comprend deux portes, une large fenêtre-baie et une cheminée, on saisit toute la complexité du double geste illustratif et décoratif.
Quelle est donc la place de l’hôte ou de l’invité spectateur ? D’où part le regard, où arrive-t-il ? Comment chemine-t-il ? Le regard, mais aussi le corps, en mouvement, à l’arrêt ? Comment joue la lumière, aux différentes heures du jour, dans la pièce ? Comment l’hôtesse dont le boudoir constitue une pièce de vie et qui donne ses traits au personnage de Peau d’Âne, en majesté dans sa robe couleur de soleil, informe-t-elle le projet ? Comment la composition, ininterrompue, agence-t-elle les contes ? Bref, comment s’articulent gestes illustratif et décoratif, représentation et disposition, et pour quel enjeu ? Qu’advient-il alors de Perrault et de ses contes ?
Le dispositif particulier construit par le double geste illustratif et décoratif, entretient et renouvèle ainsi l’effet anthologique du conte de fées (notamment par la fiction, in praesentia ici, d’une histoire générale des fées inscrites sur les murs des demeures des mondes enchantés4) et fabrique, plus qu’un parcours dans l’œuvre de Perrault, un récit général où s’estompent les frontières entre les contes et même entre les auteurs, un grand récit, une fable visuelle qui tout en s’affranchissant, apparemment, des textes, propose une lecture mémorielle fondée sur leur figurabilité.
Disposition, composition
Si la frise, ininterrompue, ne commence ni ne finit, le regard, lui, de facto, suit un parcours. Mais lequel ? Plusieurs cheminements sont déjà possibles, soit qu’on entre par une porte ou l’autre. La pièce se compose en effet de quatre murs répartis sur deux axes, l’axe est-ouest, qui mène du jardin français (si l’on traverse le couloir et la chambre en vis-à-vis) au jardin anglais. Les murs est et sud sont troués d’une porte ; l’une (à l’est) donne sur le couloir des chambres, l’autre (au sud), sur une antichambre, destinée aux invités, le Salon bleu. La première porte est composée d’un seul battant, la seconde, plus large, de deux vantaux. Le mur ouest, en face de la première porte [ill. 1], est garni d’un arc dans lequel s’ouvrent trois fenêtres dominant le jardin anglais ; le mur nord, en face de la seconde porte [ill. 2], s’orne d’une cheminée. La frise court de façon uniforme au-dessus de chacun de ces éléments avec, à l’endroit de la triple fenêtre et de l’arc surbaissé, un arrondi qui réduit la taille de la frise et la séquence en deux parties réunies par une guirlande spiralée de roses, au milieu de laquelle est isolée l’une d’elles. Dans la niche des fenêtres, au-dessous de l’arc surbaissé, est peinte une mosaïque en trompe-l’œil représentant un couple royal au premier plan et une ribambelle d’enfants (quinze) emmaillotés en arrière-plan encerclés par l’inscription : « Il était une fois… et ils eurent beaucoup d’enfants ».
L’entrée est (depuis le couloir) propose donc un parcours qui part de la fenêtre et de la mosaïque : là commence (« il était une fois ») et finit (« ils eurent beaucoup d’enfants ») l’histoire. Ce qui est donc donné à voir pour le spectateur, c’est une matrice narrative : un mariage (le Chat botté et une chatte blanche, qui est le couplage de deux personnages de deux contes et conteurs distincts, Perrault et d’Aulnoy), une famille et à droite, dans le sens occidental de lecture, ce qui apparaît comme un début, un embrayeur, l’épisode d’une Princesse enfermée dans une cage d’or. Le spectateur est donc invité à lire la frise de gauche à droite en partant de la fenêtre et à enchaîner ainsi les épisodes principaux des contes de Perrault dans l’ordre qui suit : « Peau d’Âne » (deux épisodes, le départ du palais paternel et la scène de voyeurisme du Prince avec l’essai des robes), « La Belle au bois dormant » (la Belle endormie à l’arrivée du Prince), « Riquet à la houppe » (la scène de la cuisine souterraine), « Cendrillon » (la fuite après le bal, saisie au moment de la démétamorphose « une fois passé minuit5 »), avec retour sur le dénouement inventé du Maître Chat et de la Chatte blanche. Ce cheminement suit, au travers des épisodes les plus fameux, on le voit, la grande trame de tout conte, de la rupture et de l’avilissement à la rédemption et à l’union. Le départ est conforme à celui du recueil (conte en vers puis premier conte en prose) mais ensuite tout se brouille et, plus encore, s’entremêle. Outre les illustrations des contes d’autres auteurs, sur lesquels je reviendrai, des personnages ou des éléments « extraits » des récits de Perrault parsèment les différents panneaux et nécessitent, pour être vus, de s’approcher ou de se déplacer pour éviter, suivant les moments du jour et les conditions d’éclairage, les reflets aveuglants : un petit poucet dans le creux d’un arbre [ill. 3], un ogre qui saute à grandes enjambées une montagne, des cavaliers qui galopent vers un château fort, un chaperon rouge [ill. 4], une Barbe bleue armée d’un grand coutelas [ill. 5]. Sont donc « incrustés » au sein des récits des éléments d’autres récits qui brouillent la linéarité déjà toute relative d’une lecture.
Par ailleurs, un autre parcours concurrence le premier : celui qu’ouvre l’entrée par la porte côté sud. Si l’on pénètre, en effet, par ce côté, on fait face à la cheminée et au panneau de la Belle au bois dormant, faisant fonction de dessus-de-cheminée. On commence alors le parcours à la Belle endormie pour finir à la Peau d’Âne solaire — toujours un trajet d’épreuves et d’élévation donc mais plus nettement féminin, une histoire qui allégorise aussi l’hôtesse, représentée, on l’a dit, sous les traits de Peau d’Âne et qui ressemble fort également à la Belle au sommeil théâtralisé dans son lit à baldaquin. La présence récurrente et allusive de l’épouse de l’écrivain est également assurée par les guirlandes et bouquets de roses qui parsèment chacune des toiles, la rose étant sa fleur préférée et emblématique6.
Surtout, le dispositif décoratif, n’est pas seulement optique : il ne s’agit pas uniquement de suivre des yeux mais aussi, on l’a déjà mentionné, de se déplacer dans l’espace de la pièce, d’avancer, de s’approcher, s’éloigner, reculer, tourner, éventuellement même, la frise étant en hauteur, se hausser sur la pointe des pieds. Le spectateur est alors sans cesse dérouté dans sa lecture : s’il déambule, il a le choix des parcours ; s’il s’arrête, il voit plutôt des séries de triptyques ou de diptyques, structurées par des colonnes ou des troncs d’arbre. Ainsi, une colonne sépare les deux épisodes de la fuite de Peau d’Âne et de l’essai de la robe qui se poursuit avec la colonne de gauche du baldaquin de la Belle endormie : on peut donc lire les trois épisodes comme un cycle qui lie les deux histoires. La colonnade produit également un diptyque grâce aux personnages de princes voyeurs qui encadrent la double scène : celui du récit de Peau d’Âne, à gauche, correspond avec celui de la Belle, à droite. Le panneau est semblablement séparé en trois scènes par deux troncs d’arbres [ill. 6]. Des motifs iconiques scandent aussi les différentes toiles : celui de la boîte ou « cage » notamment. La chambre de Peau d’Âne, le baldaquin de la Belle, la masure de la fée-sorcière dans le panneau de « Cendrillon », la cage d’or dans le panneau sénestre côté fenêtre sont des cubes de taille à peu près égale qui ont des fonctions encadrantes et incitent à une lecture paradigmatique plutôt que linéaire. Le motif de la boîte est d’ailleurs dupliqué en petit dans l’épisode retenu pour illustrer le conte de Madame d’Aulnoy, « Gracieuse et Percinet »7 : une boîte qui met en perspective les changements d’échelle puisqu’elle contient des dizaines de petits personnages qui se mettent à festoyer et danser [ill. 7], scène elle-même encadrante puisqu’elle entre en écho avec celle du festin souterrain de Riquet, représenté, sur le même mur, mais à l’autre extrémité [ill. 6 et 8]. Les jeux d’échelle, justement, contribuent alors à dérouter un peu plus la lecture : non seulement, le regard ne sait en quel sens se diriger ni où s’arrêter mais le corps du spectateur, qui déambule, ne sait pas même à quelle distance se mettre. De plus, ces jeux sont thématisés sur les toiles par l’abondance des personnages de nains et de géants qui accentuent les effets de brouillage : les personnages sont-ils petits parce qu’ils sont éloignés ou parce qu’ils sont, en eux-mêmes, minuscules ? « Approchez-vous, tout se brouille, s’aplatit et disparaît. Éloignez-vous, tout se crée et se reproduit », écrivait Diderot à propos de La Raie de Chardin8. Ici, tout se brouille tout le temps, le va-et-vient du spectateur n’est que le signe de sa grande perplexité.
Enfin, les indices mêmes, censés assigner un sens aux images et garantir « une bonne lecture », sont incertains, au premier chef desquels se trouvent les inscriptions en lettres dorées. Une quinzaine d’inscriptions, en effet, parsèment le décor. Il s’agit, dans la quasi-totalité des cas, des noms des personnages des contes : Peau d’Âne, La Belle au bois dormant, Le Prince, rebaptisé Charmant pour l’occasion9, Riquet, La Princesse, Cendrillon etc. Apparemment, l’inscription contribue donc à la lisibilité de la représentation en permettant l’identification des différents protagonistes, voire des contes, inégalement connus : à côté de ceux, célèbres, de Perrault, sont de fait présents des contes plus ou moins connus de Marie-Catherine d’Aulnoy, le célèbre Oiseau bleu avec Florine et Tritonet (Truitone), Gracieuse et Percinet, ou totalement inconnus comme celui dont le protagoniste serait « Le Roi Halsou » [ill. 9]. Enfin, deux personnages sont nommés qui désignent moins un conte ou un conteur en particulier qu’un univers féerique : Puck et Merlin. Même si le fils de Merlin est un personnage des contes d’Aulnoy (dans « La Princesse Printanière ») et que son nom apparaît sur le panneau qui est plus nettement consacré à la conteuse, on peut douter qu’il s’agisse d’une véritable référence à celle-ci.
Quant à Puck, le lutin, il est sans doute autant le personnage mythologique que celui du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare. On le voit : les différentes dénominations n’ont pas la même utilité ni ne relèvent exactement du même périmètre. Alors que l’image montre une jeune femme en train de fuir un bal dans un carrosse-citrouille, à quoi « sert » au juste l’inscription « Cendrillon » ? À l’inverse, que permet d’identifier le nom « Roi Halsou » s’il n’apparaît dans aucun conte ? L’inscription ne remplit pas tant alors une fonction identificatrice qu’une fonction mémorielle et anthologique : les différents personnages constituent la trame d’une grande fable féerique dont le cœur est Perrault mais qui le déborde largement. On peut alors interpréter la référence au « Roi Halsou », protagoniste d’un conte avec une princesse captive enfermée dans une cage dorée, comme la fabrique d’un univers féerique à la fois patrimonial (Halsou est le nom d’un village voisin) et personnel (il s’agirait d’un conte inventé par l’épouse de l’illustrateur10). Les deux inscriptions qui ne sont pas des noms, celle déjà mentionnée dans la mosaïque en trompe-l’œil (« il était une fois… ») et une autre qui se trouve dans le panneau de Cendrillon, « Une fois passé minuit » [ill. 10] renforcent l’effet anthologique. Par ailleurs, les inscriptions, signes apparents et peut-être trompeurs de lisibilité, jouent également de leur inégale visibilité : selon les conditions de lumière, la position du spectateur dans la pièce, voire la proximité d’autres surfaces dorées qui uniformise le coloris et, par absence de contraste, invisibilise l’inscription ; les contours des mots saillent ou s’estompent [ill. 2, 6, 12].
Enfin, la lecture-contage est elle-même thématisée in fabula : de nombreuses figures sont représentées dans des gestes de contage ou d’adresse au spectateur. Au premier plan du panneau de « Peau d’Âne », un jeune garçon (peut-être le petit poucet ?), le doigt tendu, conte une histoire (la sienne ? quelle autre ?) à un personnage couvert d’un chaperon rouge [ill. 11]. Toutes sortes de lutins, équivalents féeriques des putti, parsèment les toiles et observent, le regard dirigé tantôt vers l’intérieur, tantôt vers l’extérieur du cadre11.
La disposition et la composition du grand décor constituent donc un dispositif immersif où l’hôte-spectateur – que la destination du décor soit privée, semi-privée (mondaine), comme à l’origine, ou publique comme maintenant – est au centre, la lecture circulaire, l’expérience holistique.
Qu’advient-il alors de Perrault et de ses contes ? L’immersion produit un entrelacement des histoires et des images (mentales ou illustratives) qui conduit à la fabrique d’un grand récit et à l’invention d’un imaginaire féerique identifié par la mémoire collective comme propre à Perrault.
Invention
Ce grand récit se construit d’abord à partir des personnages féminins, des « princesses », en majesté dans chacun des panneaux : ce sont les personnages qui occupent par leur taille le plus d’espace, les silhouettes sont presque toutes dessinées sur le même modèle, buste court, très longue robe évasée, à-plats de couleurs chaudes et rehauts dorés, qui procurent une impression d’uniformité ; ou, dans le cas de Cendrillon et Gracieuse, tunique chair, collante et transparente, qui rehausse la nudité et transforme les jeunes femmes en nymphes [ill. 7 et 13]. Les personnages masculins, les « princes », par contraste, paraissent effacés, des faire-valoir qui accueillent (Riquet), surprennent (les princes de Peau d’Âne et de la Belle au bois dormant), implorent (Percinet) ou déplorent (le prince de Cendrillon) : leurs gestes et leurs regards sont tendus vers les belles.
Le choix des contes relève, semble-t-il, de cette nécessité – liée bien entendu à la destination privée du boudoir et à l’hommage rendu à l’épouse, Rosemonde Gérard – de valoriser les « princesses » et par là un corpus féerique plus que folklorique : les représentations de « Poucet », « Le Petit chaperon », « La Barbe bleue » sont seulement allusives, le conte « Les Fées » est absent, peut-être justement parce qu’il propose, malgré ce titre dont on connaît par ailleurs l’ambiguïté12, un cadre rustique inadéquat, sans parler de la concurrence des deux personnages de sœurs, l’aimable et la méchante, qui compliquerait la mise en valeur de la seule bénéfique. Quant au « Maître Chat », s’il est bien présent et en majesté lui aussi, une princesse lui est adjointe, la « Chatte blanche », tirée des contes d’Aulnoy [ill. 14]. Ceci permet sans doute également de comprendre le choix d’associer Perrault et d’Aulnoy13 dans la perspective d’un univers féminin ou au féminin : on sait combien la conteuse a pu pratiquer le genre comme un outil d’émancipation féminine14.
Cette Chatte blanche, permet par ailleurs d’entrer plus en avant dans la fabrique du grand récit : de taille et de traits humains, la jeune mariée, le regard timide, soulève délicatement les plis de sa robe blanche, conduite par son robuste mari le Chat, botté et vêtu en « grand seigneur » comme il se doit. Le couple ouvre la marche, suivi par un groupe d’aristocrates et salué par une foule de paysans sur un décor, à l’arrière-plan, de champ de blés surmonté d’un moulin. L’épisode, inventé, condense donc des éléments du conte et conforte le récit d’ascension sociale, sauf qu’ici, c’est le Chat et non le marquis (puis comte15, puis prince) de Carabas qui épouse une princesse : mais de quelle espèce est donc celle-ci? La Chatte est-elle un animal anthropomorphisé ? Ou une humaine métamorphosée (comme dans le conte d’origine) ? L’hybridation des histoires conduit aussi, ici, à l’hybridation des espèces et même des règnes, et à l’inversion des valeurs et des échelles : le petit genre (conte et fable animalière) s’érige en grand décor, les animaux concurrencent les humains, les espèces monstrueuses et hybrides se multiplient, le végétal s’impose, entrelace et parfois emprisonne dans son réseau les différents éléments des récits.
Prenons quelques exemples : les animaux, d’abord. Ils sont partout ; est présent non seulement le bestiaire attendu, référentiel, déjà très abondant, avec ses chats, souris et autres rats, grenouilles et crapauds, serpents et lézards, chevaux et oiseaux (bleus ou non), volatiles de cuisine, gibier de rôtisserie, lapin de garenne, et bien sûr âne ; mais sont également représentés de grands paons [ill. 8 et 9], des poissons volants [ill. 6]16, des écureuils et des rennes [ill. 7]. L’impression de profusion est en outre entretenue par l’éparpillement des espèces en dehors des épisodes où elles sont requises : point de lièvre dans le panneau du « Chat botté » mais un lapin, légèrement dissimulé dans les hautes herbes, au premier plan, de celui de Riquet-Percinet [ill. 7], à l’autre bout de la pièce. Des chiens et des chevaux innombrables. Quant aux crapauds : aucun n’est requis par les corpus présents de Perrault17 ni d’Aulnoy mais le conte inventé de la princesse captive et du roi Halsou en montre un monstrueux au premier plan [ill. 9]. L’animal perd ainsi sa fonction narrative et se fait d’abord ornement ; le geste décoratif allant parfois jusqu’à concurrencer l’effet dramatique : le couple de paons posés sur la cage d’or où est enfermée la princesse captive atténue la cruauté du conte en transformant la prison en volière.
L’hybridation des espèces, enfin, est particulièrement sensible dans l’épisode de Cendrillon « passé minuit » passablement revisité par Veber : l’illustration déjoue en effet les attendus. Pas de pantoufle dans cette scène de « fuite du bal », contrairement à la riche tradition iconographique qui s’est imposée quand peint Veber (1905), depuis Antoine Clouzier pour l’édition originale de 1697 (Paris, Barbin)18, Simon Fokke et Jacques de Sève (La Haye, Coustelier, 1742)19 puis Gustave Doré (Paris, Hetzel, 1867)20. Quant à l’imagerie d’Épinal qui décompose le récit en une quinzaine d’épisodes21, grâce à la multitude de ses vignettes encadrées pouvant varier suivant les séries, elle ne compte pas moins de trois épisodes avec la pantoufle (Cendrillon perd une pantoufle, le fils du roi ramasse la pantoufle, Cendrillon essaie la pantoufle). De même, les illustrateurs, lorsqu’ils proposent plusieurs images, montrent au moins l’une des transformations de la citrouille, des animaux ou des vêtements22, tandis que le choix de Veber est inverse : au lieu de mettre en scène la métamorphose, il montre la démétamorphose en cours. Les chevaux deviennent des couples d’hybrides, mi-chevaux, mi-souris, les museaux s’allongent plus ou moins et les sabots se fendent en pattes plus ou moins formées selon leur place dans l’attelage [ill. 15] ; le visage du cocher a repris les traits d’un rat [ill. 16], l’un des laquais verts, laisse dépasser une queue de lézard.
Mais, plus encore peut-être, c’est le végétal qui, par sa profusion et ses entrelacs, construit une fable générale. Le végétal, de fait, est traité à la fois comme un motif narratif, un décor pittoresque (un paysage), une architecture et un ornement : ce trait stylistique définitoire du courant de l’Art nouveau, contribue ici au renouveau de l’iconographie (ou plutôt des iconographies) des contes de Perrault et l’insère dans une mémoire intericonique plus vaste23. Le panneau le plus caractérisque du traitement « Art nouveau » de la nature est celui des gardes endormis du palais de la Belle au bois dormant [ill. 17] : de longues lianes vertes enlacent dans leurs arabesques les gardes et s’épanouissent en explosions florales multicolores qui courent ensuite en frise de fleurs des champs au premier plan du baldaquin. À côté des gardes, un pilier du palais reprend un motif floral, de même que le chapiteau des colonnes du lit. On est bien loin des ronces et des épines des bois denses du conte de Perrault et bien plus proches des applications ornementales des plantes réunies dans le recueil d’Eugène Grasset quelques années auparavant (1896). On peut facilement mettre ainsi en perspective le panneau des gardes et une planche de Grasset comme celle du « Chardon » [ill. 18]24. L’univers végétal du grand décor, se prolonge également dans le feuillage stylisé de la frise de marqueterie et s’épanche, par le mur ouest, dans le jardin anglais où l’on retrouve par exemple les mêmes hortensias bleus qu’à l’arrière-plan du Chaperon rouge [ill. 11]. Le dispositif immersif analysé dans un premier temps donne ainsi l’impression d’être au cœur d’un monde-jardin (la résonance avec le prénom Rosemonde – monde de roses, n’est sans doute pas fortuite), néanmoins, la fable construite par Veber n’est pas un éden, plutôt une cosmogonie, avec son cycle du jour (panneau nord de Peau d’Âne et de la Belle endormie) et de la nuit (panneau sud de Cendrillon), d’où ne sont pas absentes les puissances chtoniennes, qui se logent, comme on le sait, souvent dans les détails : bras ballant de la princesse captive, queue d’âne qui traîne au sol [ill. 9], peau suspendue à un crochet et ligotée par le cou [ill. 19], visages effarés, contours mous et difformes, notamment dans le monde de la cuisine souterraine de Riquet, effets de floutage et d’inachèvement (voir les mains du prince de Cendrillon, les visages à peine ébauchés des personnages dans les foules). Cette féerie-ci tire alors du côté de la caricature grinçante et de la peinture de scènes fantastiques hallucinées à la Goya que pratique parallèlement Veber comme illustrateur et dessinateur de presse25 : on peut penser en particulier à sa lithographie « Les Maisons sont des visages » (1899) [ill. 20].
Jean Veber construit ainsi une mythologie (une grande fable) à partir d’un matériau féerique – certes, déjà passablement hétérogène – dont il redistribue les motifs, ré-agence les épisodes, réinvente un imaginaire et un usage. Rien de tout cela, pourtant, on le sait, n’était fondamentalement absent chez Perrault ni chez ses contemporains : ce genre littéraire avant tout « métafictionnel26 » est bien connu pour la pratique intertextuelle, de surenchère et de détournement, qu’en font les conteurs et les conteuses au moment de sa naissance en France27. Mais le double geste illustratif et décoratif tel que le pratique Veber valorise et fixe la tendance. La figurabilité des contes de Perrault se traduit dans une grammaire Art nouveau qui conserve et prolonge certains des possibles ouverts par le corpus textuel d’origine comme les effets d’enfance ou d’oralité : le floutage des contours ou la visibilité des hachures donnent l’impression d’un coloriage enfantin ; la multiplicité des scènes de contage et de conversation, les bouches ouvertes et les gestes éloquents renvoient également à la mise en scène d’une oralité caractéristique de la poétique de Perrault. On peut même penser que Veber développe également des possibles ouverts cette fois-ci par le corpus iconique d’origine : ceux du manuscrit de 1695 avec ses dessins gouachés28 aux couleurs d’enluminure médiévale qui procurent un effet de naïveté et d’archaïsme29 qu’on retrouve ici dans les à-plats de couleurs primaires fortement contrastées ou par ceux, qui s’en inspirent, de Clouzier dans l’édition des contes en prose de 1697, pour la déformation cauchemardesque de certaines scènes, la dernière du « Petit chaperon rouge », notamment, personnage pourtant quasiment absent, à peine allusif ici, mais, justement, plus absenté qu’absent, invisibilisé mais néanmoins bien visible.
Notes
Le décor de Veber a une histoire mouvementée : après avoir été démonté dès les années 1930 et vendu par les propriétaires de l’époque, on perd la trace des toiles qu’on croit parties aux États-Unis avant qu’elles ne ressurgissent à Paris en 2012. La ville de Cambo-les-Bains où est située la villa Arnaga les rachète alors et les fait restaurer. Ce n’est que depuis 2019 qu’on peut les voir réinstallées dans le boudoir où elles se trouvaient initialement.
L’ensemble se compose de huit panneaux répartis comme suit : sur le mur est, un grand panneau (104x578 cm) représente trois contes : « Riquet à la houppe » de Perrault, « L’Oiseau bleu » et « Gracieuse et Percinet » d’Aulnoy. Un grand panneau sur le mur sud (104x578 cm), est séparé en deux et consacré à « Cendrillon » (Cendrillon et « Passé minuit »). Le mur ouest comprend deux panneaux encadrant la partie supérieure d’une fenêtre cintrée, « Le Chat botté » (105x292 cm) et « La Princesse captive et le roi Halsou » (106x200cm), conte inventé. Enfin, le mur nord, est composé de trois panneaux, « Peau d’Âne » (105x284 cm), « La Belle au bois dormant » (107x210 cm) et les « Gardes de la Belle au bois dormant » (105x097 cm). Je remercie la conservatrice de la Villa Arnaga-Musée Edmond Rostand, Madame Béatrice Labat, pour m’avoir fourni toutes ces informations.
Il aborde le répertoire des contes par une toile intitulée « La petite princesse » en 1893 qui est la première d’une longue série. Voir Béatrice Labat et Pauline Martinez, Jean Veber, Cambo-les-Bains, Arnaga Musée Edmond Rostand, 2019, p. 9-13. Voir également la photothèque du site dédié à Jean Veber.
Voir Jean-François Perrin, « Recueillir et transmettre », Féeries, 1 | 2004, et Céline Benoît, Livres rêvés, Merveilles de l'écriture et de la lecture dans le conte de fées (1690-1788), Paris, H. Champion, 2023.
Le festin de Riquet met également en avant des médaillons avec l’initiale « R » qui réfère peut-être autant à Rosemonde qu’à Riquet [voir ill. 8].
Il s’agit dans le conte d’Aulnoy de la troisième épreuve subie par Gracieuse : démêler un écheveau de fil, trier un tas de plumes et ne pas ouvrir une boîte contenant un peuple minuscule. À chaque fois, elle succombe et est sauvée par son amant le prince Percinet. Concernant l’épisode représenté par Veber, il s’agit du moment où l’héroïne ouvre la boîte : « Elle ne réfléchit pas davantage aux conséquences, elle l’ouvrit : et aussitôt il en sort tant de petits hommes et de petites femmes, de violons, d’instruments, de petites tables, petits cuisinier, petits plats ; enfin le géant de la tripe était haut comme le doigt : ils sautent dans le pré, ils se séparent en plusieurs bandes, et commencent le plus joli bal que l’on ait jamais vu : les uns dansaient, les autres faisaient la cuisine, et les autres mangeaient ; les petits violons jouaient à merveille » (Marie-Catherine d’Aulnoy, « Gracieuse et Percinet », Contes des Fées, éd. Nadine Jasmin, Paris, H. Champion, 2020, t. 1, p. 170-171.
Alors même que le Roi Charmant de l’Oiseau bleu d’Aulnoy, représenté sur le mur est, n’est pas nommé, l’appellatif est donc ici clairement devenu générique.
L’épouse de Jean Veber a publié un conte intitulé Ardant le Chevelu (1902) où apparaît une princesse enfermée dans une cage d’or par un ogre, illustré déjà par son mari. Voir Béatrice Labat et Pauline Martinez, Jean Veber (éd. citée, p. 20). Néanmoins, le motif des personnages enfermés dans une cage est topique – comme dans le conte-type KHM 136 (« Jean-de-fer ») ou dans Hansel et Gretel des Grimm, de même que les princesses enfermées dans des tours.
Comme le lutin agrippé à la colonne dans le panneau de « Peau d’Âne » [ill. 5] ou Puck [ill. 7], les farfadets au bas du panneau de « Cendrillon » [ill. 9], ceux installés sur une branche au-dessus de Riquet [ill. 8], la figure en robe rose qui tourne le dos au spectateur et observe les personnages sortis de la boîte du conte de « Gracieuse et Percinet » [ill. 7], le jeune garçon en bleu à gauche du Chat botté [ill. 13], etc.
La critique a depuis longtemps remarqué la discordance entre le titre (pluriel) et le personnage (singulier) de la fée in fabula. Entre simple négligence et piège de la narration faisant évoluer les deux sœurs dans deux univers différents – « en quoi les fées sont bien deux » (Marc Escola Contes de Charles Perrault, Paris, Gallimard, « Foliothèque », 2005, p. 150) de nombreuses hypothèses ont été formulées. J’y vois pour ma part surtout une simple désignation générique en lien avec le discours préfaciel de Perrault de 1694 : l’auteur y distingue, en effet, deux types de contes folkloriques, ceux qui mettent en scène des fées et ceux qui mettent en scène des enfants, et se réfère alors explicitement au récit « Les Fées ». « Les Fées » ne désigneraient pas alors des personnages du conte « Les Fées », mais un conte des fées en général, un modèle de conte féerique. Voir Aurélia Gaillard, Charles Perrault, Contes, Marie-Catherine d’Aulnoy, Contes de fées, (partie littérature), Paris, Atlande, 2021, p. 68, 88 et suiv.
Même si cela relève également d’une tradition anthologique bien établie depuis le 19e siècle, voir notamment Valentina Alzati, Les Contes de Mme d’Aulnoy et leur fortune en Europe (France, Italie, Grande-Bretagne, Allemagne) 1752-1935, thèse de doctorat, Université Paris Saclay, 2018.
Voir Anne Defrance, Les Contes de fées et les nouvelles de Madame d’Aulnoy, 1690-1698 : l’imaginaire féminin à rebours de la tradition, Genève, Droz, 1998 et Nadine Jasmin, Naissance du conte féminin, Mots et merveilles, Les contes de fées de Madame d’Aulnoy, 1690-1698, Paris, Champion, 2002.
Nous suivons l’interprétation de Tony Gheeraert qui voit dans la mention furtive de « comte » de Carabas plutôt que de marquis, non une coquille de l’édition originale mais un signe d’accélération de l’ascension sociale (voir Charles Perrault, Contes, éd. Tony Gheerarert, Paris, H. Champion, « Classiques », 2012, p. 215, n. 1).
L’attelage de poissons volants de Merlin, sans apparaître dans « La Princesse Printanière » d’Aulnoy où se trouve le personnage de Merlin (et surtout de son ambassadeur, Fanfarinet), est néanmoins bien dans le goût des attelages extraordinaires de la conteuse.
Rappelons que le conte « Les Fées » où il est question de vomir des serpents et des crapauds n’est pas représenté dans la frise de Veber.
Gustave Doré propose deux estampes : l’une pour le bal sans scène de pantoufle (notice #016737) ; l’autre pour l’essai de la pantoufle (notice #006901).
Il existe plusieurs séries de planches imprimées à Épinal au cours des XIXe et début XXe siècles qui comptent plus ou moins de vignettes (cinq rangées de trois, quatre rangées de quatre ou de cinq) : voir « Cendrillon », Épinal, Charles Pellerin, 1860 et « Histoire de Cendrillon », Recueil. Images d’Épinal de la maison Pellerin, 1858-1860, t. 6, planche 105.
Voir l’estampe de la « Citrouille » par G. Doré (notice #016736). L’imagerie Pellerin propose, elle, tantôt trois vignettes (la citrouille changée en carrosse, la création d’un cocher et de six laquais, la création des habits de Cendrillon), tantôt cinq (la citrouille, les souris en chevaux, le lézard en laquais, le gros rat en cocher, les vêtements), soit un tiers de l’histoire.
Quelques exemples de ce patchwork de modèles iconiques présents dans le décor de Veber : outre Bruegel et Goya (la scène de cuisine du panneau est, la partie basse du panneau « passé minuit », les visages effarés, le personnage de Tritonet/Truitone, etc.) ou encore Watteau (la fête galante avec le pan de robe rose du personnage de dos du panneau de « Gracieuse et Percinet »), la frise emprunte aussi à l’imagerie d’Épinal par son quadrillage et son coloris de teintes franches juxtaposées, et la chaumière de la fée-sorcière de Cendrillon condense l’imaginaire de la sorcière (marmite, feu, chat noir) et celui du frontispice de Clouzier pour l’édition originale de 1697 – sans parler des icônes orthodoxes du trompe-l’œil peint dans la niche des fenêtres.
« Chardon », dans Eugène Grasset (dir.), La Plante et ses Applications Ornementales, Paris, Librairie Centrale des Beaux-Arts, 1896, planche 59.
Jean-Paul Sermain, Métafictions (1670-1730). La réflexivité dans la littérature d’imagination, Paris, H. Champion, 2002 et Le conte de fées. Du classicisme aux Lumières, Paris, Desjonquères, 2005.
Voir Ute Heidmann et Jean-Michel Adam, Textualité et intertextualité des contes : Perrault, Apulée, La Fontaine, Lhéritier, Paris, Classiques Garnier, 2010 et Ute Heidmann, « Expérimentation générique et dialogisme intertextuel : Perrault, La Fontaine, Apulée, Straparola, Basile », Féeries, 8 | 2011.
Voir à ce propos Christophe Martin, « L’illustration du conte de fées (1697-1789) », Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises, 2005, n°57, p. 113-132, p. 119 et suiv.
Illustrer les contes de Perrault
3|2024 - sous la direction de Olivier Leplatre
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