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Résumé

Inspirée depuis ses débuts de romancière et de cinéaste par la puissance d'évocation des contes populaires, Catherine Breillat a très librement adapté à la fin des années 2000 pour la chaîne Arte deux contes de Perrault, La Barbe Bleue (2009) et La Belle au Bois dormant (2010), enchâssant ce dernier dans le récit de La Reine des neiges d'Andersen. Loin d'en proposer une adaptation sage et scolaire, l'auteure choisit de les aborder à l'aune de sa filmographie, en y puisant la source de ses obsessions pour le rapport entre lé désir et le dégoût, l'attirance et l'effroi, la fascination et la répulsion, un rapport qu'elle a toujours envisagé dans ses films au regard de l'altérité femme-homme. Surtout, ces contes de Perrault sont pour elle une nouvelle occasion de mettre en scène l'émotion initiatique des jeunes filles, celles dont elle a toujours affirmé qu'elles étaient son lieu de cinéma préféré. Cet article se propose d'étudier les différentes variations opérées par Catherine Breillat sur ces deux textes d'origine, sous l'angle de la transposition autobiographique idéalisée et de la synthèse de son imaginaire imprégné de mythologies enfantines.

Inspired since her early days as a novelist and filmmaker by the evocative power of folk tales, Catherine Breillat freely adapted two of Perrault's fairy tales for the Arte channel in the late 2000s: La Barbe Bleue (2009) and La Belle au Bois dormant (2010), embedding the latter in Andersen's The Snow Queen. Far from proposing a conventional, scholastic adaptation, the author chooses to approach them from the perspective of her filmography, drawing from them the source of her obsessions with the relationship between desire and disgust, attraction and fear, fascination and repulsion, a relationship she has always considered in her films in terms of female-male otherness. Above all, these Perrault fairy tales offer her a new opportunity to portray the initiatory emotions of young girls, whom she has always claimed to be her favorite cinematic setting. This article examines Catherine Breillat's variations on these two original texts, from the angle of idealized autobiographical transposition and the synthesis of her imagination steeped in child mythologies.

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Références de l’article

David Vasse,

Se souvenir de ses vies antérieures

, mis en ligne le 02/01/2025, URL : https://utpictura18.univ-amu.fr/rubriques/numeros/illustrer-contes-perrault/se-souvenir-vies-anterieures

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Ressources externes

Se souvenir de ses vies antérieures

Quand Catherine Breillat adaptait Barbe Bleue et La Belle au bois dormant

En 2005, la cinéaste Catherine Breillat s’est brutalement retrouvée dans le noir. Victime d’un grave accident cérébral, il lui aura fallu du temps pour retrouver l’usage de la parole, de ses membres et le chemin des plateaux. Cette période d’obscurité, elle l’aura vécue comme un long sommeil, une lente traversée du temps au terme de laquelle se sera imposé le désir de regagner l’origine de ses inspirations littéraires. En 2007, elle signa une adaptation d’Une vieille maitresse de Barbey d’Aurevilly, réalisant son vieux rêve de porter à l’écran l’un de ses romans favoris, puis pour Arte deux adaptations très libres de contes tout aussi fondateurs pour elle, Barbe bleue en 2009 d’après Charles Perrault (1697) et La Belle endormie en 2010, mixte explicite de La Belle au bois dormant du même Perrault (1697) et de La Reine des neiges de Hans Christian Andersen (1844). Ces trois films formèrent ainsi une sorte de frise autobiographique à partir des récits qui ont marqué son enfance. Certes, l’influence du conte était déjà sensible dans ses films sur l’éveil de la sexualité adolescente (Alice au pays des merveilles dans Une Vraie jeune fille, 1975), Cendrillon dans 36 fillette(1987) ou encore Le Petit chaperon rouge dans A ma sœur !, 2001) mais s’en emparer aussi littéralement, sans le confondre avec les charmes surannés de son imagerie, lui aura permise de retracer son parcours de cinéaste, depuis l’éblouissement de ses lectures enfantines jusqu’à son activité du moment, de plus en plus vitale au regard de son état de santé. À l’instar des autoportraits de Rembrandt dans lesquels se devine l’enfance d’un regard à mesure que le corps se dégrade, ces films scellèrent l’accès d’un corps malade à l’émotion intacte des premiers pas dans une vie transcendée par l’imaginaire. C’est comme si, avec le conte, Catherine Breillat s’était souvenue de ses vies antérieures (en fiancée de Barbe Bleue, en princesse Anastasia) en les faisant passer par le filtre d’un commentaire secret, synonyme de légende personnelle.

Jusqu’à son accident, tous les films de Catherine Breillat se situaient peu ou prou à l’époque contemporaine. Bien que non dépourvu d’intemporalité, eu égard à la force d’attraction mythologique sous-jacente, leur territoire fictionnel avait pour base un attachement au présent. Il était alors remarquable que son retour au cinéma ait pu soudain coïncider avec un retrait du contemporain, avec une envie de se projeter loin en arrière dans des histoires anciennes. Comme si avoir approché la mort avait conduit la cinéaste jusqu’au sésame de ses rêves de jeune fille, très en amont de son art. Longtemps elle fut habitée par le roman de Barbey d’Aurevilly et les contes de Perrault, longtemps elle garda intact le projet d’en faire des films. Toujours évoquées dans ses entretiens comme les lieux originaires de ses récits d’amour et de mort, ces œuvres ne l’ont jamais quittée, comme ne l’a jamais quittée le sentiment que ces œuvres avaient été écrites pour elle. Mieux : qu’elle aurait pu elle-même les écrire, à l’encre noire de ses songes les plus brûlants. C’est la raison pour laquelle les deux films adaptés de Perrault ne sont pas des films de commande. Avant même de tourner Une Vieille maitresse, Catherine Breillat était allée frapper à la porte d’Arte pour leur proposer le projet de Barbe bleue1. Après avoir adapté ses propres romans, filmé ses propres scénarios, Catherine Breillat était parvenue à sortir des ténèbres avec la conscience que le moment était venu de transposer ce qui depuis toujours lui apparaissait contenir la clé de sa fascination pour la violence des attractions interdites. Conjuguer le côtoiement de sa mort et son retour à l’enfance, l’angoisse du clap de fin et l’illumination des premières émotions, lui procura les sensations fondamentales à l’accès au conte et aux charmes ensorcelants de sa lecture. Moins le conte de fées que le conte de faits, triviaux, brutaux, sans illusion. Moins y croire pour se rassurer blottie dans le noir que ressentir le danger de trop y croire, penchée au-dessus du gouffre.

Son sursaut de vie s’est accompagné d’une volonté encore plus grande de se retirer du monde. En adaptant Perrault à sa source, sans intention de le moderniser, elle a fui son époque en élisant refuge dans une autre, plus reculée, plus magique, à un endroit désigné de l’art des commencements, comme une façon de conjurer l’appréhension de la fin dans la clarté d’un cinéma plus apaisé. Certes, ce sens du retrait n’était pas nouveau chez une cinéaste si attachée au désir de cerner pas à pas, à l’écart des normes, la vérité crue des personnages, en conférant plus d’une fois à cette approche initiatique la dimension d’une cérémonie intime, mais rarement elle le fit avec autant de sérénité et de confiance, avec autant de détermination à ne pas tenter le diable du scandale médiatique. Cette fois, l’essentiel était de retrouver les gestes de cinéma qui sauvent, à l’embouchure épargnée des premières histoires et des premières lectures, ouvertures sur un monde très tôt substitué à la médiocrité d’une réalité sans relief ni mystère. Pour Breillat, adapter une œuvre fondatrice de sa vie n’est pas une simple affaire technique de transposition ni une tentative d’exploiter un matériau idéal de fiction. Elle l’a maintes fois répété : découvrir enfant Perrault, Barbey d’Aurevilly, Lautréamont, puis à l’adolescence les films de Luis Buñuel et d’Ingmar Bergman dépassait de loin le cadre de la découverte d’une culture littéraire et cinématographique. Elle y voyait bien plus avec ravissement l’existence du seul monde possible à habiter, un monde en soi, inventé pour elle, soustrait à celui cafardeux des adultes. Dès lors, donner chair à ces univers où elle a grandi était une autre façon de parler d’elle, de son propre univers intérieur, fait de frissons interdits et de cauchemars délicieux.

C’est pourquoi Barbe bleue et La Belle endormie échappent au respect académique de la lettre pour devenir le prolongement de son corps et de son esprit, l’écrin de ses pensées et de ses visions sur le désir, la peur et la fascination mêlées de l’inconnu, le choc de l’attirance et de la répulsion. En adaptant Perrault à deux reprises, Catherine Breillat n’a pas souhaité servir le mythe au moyen d’images enluminées conformes à une représentation sage et convenue, elle a cherché à faire droit à sa littéralité dans l’exercice même de l’oralité. Adapter, pour elle, ne se résume pas à la relecture scrupuleuse d’une œuvre littéraire. C’est une opération plus transversale qui consiste à enchâsser le temps du récit dans le temps de la lecture. Le « Il était une fois » ne se fait plus incipit en voix off, il se subdivise en deux occurrences narratives : il était une fois un personnage racontant à un autre les personnages de Perrault. Deux temporalités interagissent alors, rimant l’une avec l’autre : l’actuelle et l’ancienne, l’acte de lire (et de commenter) et la représentation des actions racontées. Dans Romance (1999), Robert (François Berléand) estimait important que les femmes lisent des choses aux hommes, que plus primordial encore une chose soit lue, autant pour le texte lui-même que pour la double émotion de la voix et de l’écoute.

Barbe Bleue : le bleu des origines

Barbe Bleue reconduit l’acte de raconter une histoire dans le plaisir mêlé d’effroi de qui écoute. Déjà dans Une Vieille maîtresse, Ryno de Marigny consentait à narrer sa liaison avec la Vellini à la duchesse de Flers, friande comme elle disait de ces discussions au coin du feu, « ces bals de la vieillesse ». Pour qu’une histoire naisse et qu’elle trouve surtout matière à captiver, Breillat présente un personnage en situation de relater son passé, promu roman dès son évocation. Mais pour que pareille disposition devienne matrice d’un destin, l’important doit tenir dans l’égalité du discours et de l’écoute, conformément à la nécessaire équation du couple chez Breillat. Dans Parfait amour ! (1996), Frédérique passait ses premières nuits blanches à raconter toute sa vie à Christophe, manière pour elle de faire table rase de son passé en faveur d’un nouveau départ, au seuil d’une nouvelle aventure amoureuse. Seulement, raconter le passé n’appelle aucune conclusion, son résumé ne décrète pas la fin de l’histoire mais le début d’une autre, corrigée ou non par l’expérience. Les histoires anciennes ne se limitent pas à leur charme nostalgique, elles assurent bien plus une transition, le passage à une actualisation narrative dont le but sera d’établir une sorte d’équivalence critique entre l’enseignement des événements auxquels l’évocation se plaît à donner des représentations et les réalités à vivre à présent. Outre le plaisir étrange que procurent ces récits oraux, l’intérêt de leur production se situe dans ce point de jonction instauré entre l’imagination (à leur écoute autant qu’à leur formulation, on prête image à ce qui s’énonce) et l’imaginaire (le voile de jadis ainsi transcendé en paroles agissant doucement, insidieusement, dans la conduite du présent).

De la même manière que le film Barbe Bleue met en miroir le temps de l’oralité et le temps de l’histoire (comme on le verra plus loin), relie les événements merveilleux à leur pouvoir d’identification, Breillat entretient une sorte de correspondance secrète entre le conte lui-même et sa propre vie. En tournant Barbe Bleue, c’est en réalité sa généalogie fantasmée qu’elle nous conte, depuis ses premières lectures émancipatrices, à l’abri des regards adultes. Le temps et l’espace de la lecture y sont incarnés par deux petites sœurs réfugiées dans un grenier aussi interdit que le cabinet de Barbe Bleue. La cadette y a déniché le conte de Perrault qu’elle se met tout de suite en tête de lire à l’ainée. La petite se prénomme Catherine, comme la réalisatrice, la plus grande Marie-Anne, en référence évidente à Marie-Hélène Breillat, l’autre grande sœur. Le fil généalogique et légendaire ne fait aucun doute. En racontant Barbe Bleue, Catherine Breillat en petite fille délurée ne se contente pas de réaliser le rêve longtemps repoussé d’adapter Perrault, elle passe physiquement par Perrault pour évoquer deux enfances, la sienne et celle de son art. L’audace narrative qui consiste à régulièrement insérer dans la progression du conte des moments de complicité entre les deux sœurs dans ce grenier, met en évidence l’influence directe de l’aventure racontée sur leur sort, accréditant jusqu’à l’extrême la transformation du principe d’identification en principe de réalité.

Catherine Breillat a souvent déclaré que ses lectures de jeune fille lui avaient permis de vivre plus intensément des expériences que la vraie vie n’eût pas été capable de lui procurer. À ce titre, dans Barbe Bleue, les deux segments entrelacés de l’espace filmique (narration orale et narration répondant plus classiquement à l’adaptation) finissent par composer le portrait de la cinéaste en petite fille romanesque descendant d’une famille de princes de la nuit (à Perrault ajoutons Lautréamont, Barbey d’Aurevilly, le Cocteau de La Belle et la Bête). Ce choix d’énonciation est crucial. Saugrenu dans ses effets de ponctuation, il n’en est pas moins révélateur d’une intemporalité qui montre à quel point le conte de Perrault, plus qu’un vieux livre trouvé au fond d’un grenier, insinue au fil de ses pages la vraie version de l’existence des deux enfants, sur la gamme de toutes les sensations par quoi on grandit et on meurt. Les trois couples de sœurs convoqués dans le film (Catherine et Marie-Anne dans le grenier, Marie-Catherine et Anne dans le récit d’origine, Catherine et Marie-Hélène Breillat dans la « vraie vie » – la symétrie consonantique entre les six prénoms est sans équivoque) se répondent en écho de plus en plus rapproché en un montage judicieusement parallèle, comme si chacun de ces couples était en regard des deux autres, selon une consanguinité mystérieuse et profonde. Cette relation serrée culminera d’ailleurs à deux reprises dans le film, une première fois lors de la découverte du cabinet secret par Marie-Catherine, subitement incarnée par Catherine, la petite lectrice, marchant, au plus fort de sa projection dans l’héroïne de Perrault, dans le sang des épouses égorgées, la seconde quelques minutes plus tard avec la mort de Barbe Bleue, synchrone en un raccord temporel foudroyant avec la chute de Marie-Anne dans la trappe du grenier, littéralement morte de peur. La mort de Barbe Bleue aura provoqué celle de la sœur auditrice, consacrant pour de bon l’emprise romanesque sur le cours de la vie ordinaire, une puissance à laquelle les parents n’ont du reste guère accès, comme en témoigne l’absence de regard de la mère vers le corps de sa fille tombée au sol. Cette soustraction du point de vue de la mère (jouée, comble de l’analogie, par la même actrice qui interprète la mère des deux sœurs du conte)n’exprime aucune indifférence coupable vis-à-vis de la mort de l’enfant. Elle signifie bien plus que la mère ne fait pas partie de l’événement. Figure de l’autorité, elle est logiquement exclue des sphères d’énonciation grâce à quoi l’enfant s’émancipe en se faisant peur pour de vrai.

Catherine Breillat a souvent confié que ses rencontres littéraires les plus décisives s’étaient immédiatement accompagnées du sentiment que ces livres avaient été écrits pour elle, à son intention mais aussi à sa place, pour reprendre l’idée de Gilles Deleuze à propos de l’écriture et du lecteur2. Confidence qui permet d’apprécier combien le conte de Perrault paraît en effet avoir été écrit de sa main, tant ce qu’il raconte, ce qu’il envisage de la relation homme-femme sous le sceau de la fascination et de l’effroi, rejoint complètement l’objet de son cinéma, plus encore son endroit, celui que Breillat associe à la figure de la « jeune fille ». Nombre de jeunes filles plus ou moins ingénues peuplent les contes dont l’un des enjeux est souvent de narrer leur libération à travers l’épreuve de la terreur et de la malédiction. Personnage central dans l’œuvre de la cinéaste, la jeune fille fait l’expérience d’un parcours similaire aux confins d’une attirance pour le vil et le danger, au mépris des convenances et des règles de conduite. Pour en avoir, à maintes reprises, transposé les noires propriétés dans ses propres films3 (le goût du rituel, le charme de l’interdit, le délice de la transgression, l’orgueil de l’héroïne à aller jusqu’au bout de son désir, la connotation sexuelle), il ne fut guère étonnant de voir Catherine Breillat en venir un jour à livrer sa version du conte populaire dont la nécessaire trahison (comme c’est le cas de toute adaptation) n’a d’égal que sa détermination à ne jamais se trahir, elle, en tant que cinéaste. En ce sens, Barbe Bleue et La Belle endormie, loin d’être des épisodes de convalescence, se présentent comme deux explorations inédites de sa mémoire artistique. Ne s’apparentant aucunement à une commande passée à elle-même dans l’attente de projets plus personnels, ces incursions en terres enchanteresses occupent naturellement leur place dans une filmographie volontiers détournée des diktats de la mode et de l’air du temps.

Que Breillat ait pour commencer choisi La Barbe bleue parmi tous les contes de Perrault relève de l’évidence tant y figurent des termes que l’on peut qualifier à bon droit de dénominateurs communs, comme la laideur conférée par la fameuse barbe, l’envie de fuir qu’elle inspire, le dégoût suscité par la mystérieuse disparition des anciennes femmes du châtelain, la curiosité élevée à un degré de fascination sous l’effet de laquelle une jeune fille côtoie le plus grand danger. Laideur, dégoût, fascination, effroi, voilà bien ce qui définit le caractère irrépressible du désir chez Breillat. Dans beaucoup de ses films4, le désir naît du dégoût, le plaisir de la souffrance, la liberté de la soumission, la beauté de la répugnance. Et par-dessus tout, l’attraction des contraires, en premier lieu la force et la faiblesse, la monstruosité et l’ingénuité, ne peut s’exercer qu’en dehors du cadre de la loi et de la morale, dans une solitude consciente et assumée. Dans son adaptation, la cinéaste a très clairement mis l’accent sur ce qui rapproche la frêle et jeune épouse de son imposant mari, à savoir une égale solitude, une inclination à se tenir à l’écart des autres, comme en témoigne la scène de la fête où tout le monde danse et s’amuse tandis que Marie-Catherine et le maître des lieux font connaissance au bord d’une rivière, à distance des farandoles. Tous les deux sont faits pour se rencontrer car tous deux partagent une même tristesse, une même aptitude à se méfier des autres, un même consentement à se savoir incompris. Par là ils se reconnaissent aussitôt. « Je suis un monstre » dit le maître. « Sûrement pas » lui répond la jeune promise. Cette objection vaut aveu qu’il en est un mais pas pour elle, c’est-à-dire pour elle seule. Tout le monde le voit comme tel, lui-même s’enorgueillit de valider ce portrait mais pour Marie-Catherine, en bonne héroïne breillatienne, le monstre n’est ni dans les traits ni dans la taille, ni même dans la réputation, mais dans ce qui défie la norme jusqu’au scandale. Cela suffit à lui donner l’occasion d’échapper à l’instruction supérieure et aux codes de la discipline. Comme dans tout film de Breillat, l’intensité d’une relation entre deux êtres croît à mesure de leur extraction volontaire vis-à-vis du monde commun. Pour qu’une aventure formatrice se déclare et s’accomplisse, il faut tout de suite saisir l’occasion qui nous est offerte de pouvoir se détacher de notre milieu. C’est le propre antique de toute initiation, cet arrachement doux ou violent au terme duquel l’être brille d’une existence affranchie.

Adapter c’est toujours faire des choix, évaluer ce qu’on garde et ce qu’on retranche du texte adapté. Pour Barbe Bleue, Breillat en a fait quelques-uns, dont certains radicaux. De choix il est d’ailleurs question dans le conte de Perrault, dès les premières phrases, avec le soin laissé par le maître à sa voisine de choisir l’une de ses deux filles pour le mariage5, une situation que Breillat prolonge malicieusement à propos de deux contes que la cadette propose au choix à sa sœur ainée dans le grenier, La Petite sirène (le conte préféré de la cinéaste) ou La Barbe Bleue. Le deuxième, très bien. Et la cadette d’en commencer la lecture, bien après qu’a commencé l’histoire transposée de Perrault. Là, frappe le premier choix de Breillat. Le texte d’origine étant bref, celle-ci a pris la liberté d’ajouter des scènes pour atteindre la durée d’un long métrage (1h20) et d’inventer notamment toute une partie précédant l’arrivée des sœurs au château de Barbe Bleue. Nous les découvrons ainsi au début dans un couvent, convoquées par la mère supérieure qui leur annonce la mort de leur père après un acte de bravoure. Elles doivent donc immédiatement quitter les lieux pour rejoindre leur mère et se recueillir auprès du défunt. Bientôt elles seront déshéritées, spoliées des biens de leur paternel. Sans le sou, donc dépourvues de « qualité », contrairement à la mère dans le conte de Perrault, c’est endeuillées que les demoiselles se présentent comme candidates au mariage. Subitement pauvres, elles y voient l’occasion d’une extraction sociale inespérée que Breillat assimile bien plus à la matérialisation d’un rêve de jeune fille qui aurait moins à voir avec l’ambition qu’avec l’imagination enfantine de qui aperçoit un château au loin, à travers la fenêtre d’un fiacre. Faire des deux sœurs des orphelines désargentées constitue un marqueur de différences supplémentaire entre elles et le richissime souverain. Différence de classe sociale, différence de taille (la toute menue et le géant), différence d’âge et des sexes, tout ce qui chez Breillat stimule et intensifie l’altérité provocante par quoi circule le désir dans son inqualifiable impériosité.

Toute la première partie, avant que ne débute la première action du texte de Perrault (les festivités dans l’une des maisons de campagne du maître), dure près d’une demi-heure au cours de laquelle Breillat introduit plusieurs indices du caractère indomptable de Marie-Catherine, la prédisposant à être l’élue de Barbe Bleue. Nous la voyons déjà fascinée par le portrait que le cocher fait du « monstre », peu effarouchée par le spectacle de la mort lorsqu’auprès du corps de son père elle affirme ne pas avoir peur de le voir sans vie, qu’au contraire elle le trouve « encore plus beau », à l’opposé de sa sœur Anne, nettement plus encline à reprocher au défunt de ne pas avoir pensé à elles dans son sacrifice. Fière de ne pas avoir d’amis, Marie-Catherine sait faire montre de révolte (face aux usuriers venus confisquer les biens du père) et d’obstination à revendiquer son orgueil (la scène où elle exhibe sa belle robe, trop heureuse d’en avoir enfin une à elle, comme plus tard au château elle réclamera une chambre à sa mesure). La moindre chose édictée suscite chez elle l’envie de la contourner. Toute règle l’appelle à ne pas la respecter. À commencer par celle des horloges. En général, les personnages de Breillat sont à l’heure de leur désir à partir du moment où ils échappent aux horaires établis par l’ordre social. C’est montré explicitement dans la scène d’ouverture où Marie-Catherine arrive en retard à la convocation de la Mère Supérieure. Ne pas être à l’heure est plus qu’un signe d’insolence, c’est un principe d’insoumission nécessaire à la conquête précoce de son autonomie. Or, dans le film comme dans le conte, le temps mal ajusté est la cause du grand dérèglement fatal. Qu’on arrive trop tôt ou trop tard, d’un voyage d’affaires ou au bureau de sa supérieure, on déjoue l’attente, on s’expose à la tentation du diable.

À ce titre, il est intéressant de voir comment Breillat a choisi de dédoubler le voyage de Barbe Bleue. Unique dans le conte, celui-ci, dans le film, se fait en deux temps. La première fois correspond à celui du texte, le départ pour la province et l’invitation faite à son épouse d’en profiter pour s’amuser avec ses amies. À ce détail près qu’il ne fait pas mention du trousseau de clés et encore moins de celle du cabinet. L’idée de Breillat est bien de montrer qu’en présence de nombreux convives Marie-Catherine n’a pas à ressentir l’ennui qui la porterait à se rendre dans le cabinet interdit. Il faudra attendre le deuxième voyage, doublement inattendu par rapport au texte et par la jeune femme, pour que cette fois Barbe Bleue explique le jeu des clés. Ce décalage est précieux dans la mesure où il met à l’épreuve le devoir d’obéissance de l’épouse à son mari. Lors du premier voyage, elle lui obéit parfaitement en organisant des distractions, au point qu’elle accueillera dignement et sans surprise le retour de son mari. Les choses se dérèglent avec le second voyage imprévu, à la veille duquel Barbe Bleue interdit formellement à son épouse d’entrer dans son cabinet. Restée seule cette fois dans le vaste domaine, sans bénéficier des mêmes recommandations festives de son mari, Marie-Catherine est entièrement livrée à l’absence de ce dernier et par conséquent à la tentation trop forte de briser l’ennui en s’introduisant dans la mystérieuse pièce où pourrissent les cadavres des anciennes femmes du monstre. Cette fois-ci, c’est-à-dire la seconde, totalement absente de l’œuvre originale, Marie-Catherine désobéit, à l’image de Breillat vis-à-vis du texte, libre de ne pas respecter sa loi. Comble de l’horreur : le maître rentre plus tôt que prévu, façon perverse pour Breillat de renouer in extremis avec la fidélité au texte, en l’occurrence avec le prompt retour de Barbe Bleue de son premier et unique voyage d’affaires, comme si la transgression devait aussi s’opérer dans ce jeu de déplacements des actions entre le texte et le film, comme si en les différant l’autrice aménageait le périmètre d’intervention de son propre cinéma. À ses yeux, un modèle ne consiste qu’à être dépassé par assimilation à ses propres obsessions, manière ultime de vaincre l’autorité (celle d’un texte) au profit d’une création cinématographique tout aussi singulière.

Cette composante du temps, condensée dans le texte, étendue dans le film (aussi pour des raisons de production, on l’a vu), est indissociable d’un motif aussi central dans l’un que dans l’autre, celui de la curiosité. Énoncée dans la première moralité du conte (« La curiosité, malgré tous ses attraits, coûte souvent bien des regrets ; on en voit tous les jours mille exemples paraitre. »), elle constitue chez Breillat une variable de comportement à la hauteur d’un désir farouche d’indépendance. Loin d’être un vilain défaut, la curiosité s’affirme au contraire comme un combustible d’imagination impossible à endiguer. Surtout elle comble la solitude en même temps qu’elle la sacralise. On jouit plus intensément de sa curiosité seul qu’à plusieurs. On en jouit aussi plus lorsqu’elle consiste à braver un interdit. Dans les films de Breillat (36 fillette par exemple), un personnage en situation d’affronter ses peurs face à un désir qui le déborde tire avantage de sa volonté inextinguible d’en savoir plus sur ce désir, malgré les craintes et les dangers. Ou plutôt grâce à eux. La curiosité est tellement impérative qu’elle en est ritualisée, structurée autour d’une même logique tendue d’émancipation. La rencontre avec le conte de Perrault allait donc de soi, puisqu’il y est question explicitement de rituel (à travers les meurtres, les fêtes), d’interdit (à travers le double tour du secret) et de frisson macabre. Mais pour Breillat, fidèle à elle-même, la curiosité est un sentiment particulièrement délicieux dès lors qu’elle dure. Moins un péché à punir qu’une pulsion à satisfaire, elle a besoin de temps pour atteindre son objet. Et c’est ce temps qui est précieux. Très vite d’apprendre que les anciennes femmes de Barbe Bleue avaient mystérieusement disparu avait suscité chez Marie-Catherine fantasme et excitation. Le film avait d’emblée introduit ce trait de caractère. Ne restait plus qu’à ponctuer chaque moment d’une tension de regard dans l’attente de celui, décuplé et fatidique, de la découverte du sinistre cabinet. Marie-Catherine passe le film à tout observer, à regarder même ce qui ne la regarde pas. C’est à travers sa curiosité à toute épreuve que Breillat joue des tours à la durée par des effets de répétition et de ressassement que résume parfaitement l’image de la descente et de la montée des marches en jump cut à l’intérieur de la tour. Être curieux incite à mettre le temps de son côté, c’est quelque part en gagner. Voilà aussi ce qui explique la supériorité de la durée de l’action du film sur celle du conte original. Donnée dès le début, la curiosité de l’héroïne lui permet de dominer le pragmatisme royal du maître sans craindre son courroux mortel. Souvent impatiente dans ses rêves à accomplir, elle est aussi capable de jouer la montre aux moments les plus cruciaux. Lorsqu’à la fin, voulant retarder sa mort proclamée dans l’espoir de voir ses frères venir à son secours, elle demande à son époux quelques minutes supplémentaires pour prier, elle ne fait que renverser le rapport de forces en sa faveur. Prisonnier de son archaïsme et de la monotonie de ses rituels meurtriers, Barbe Bleue périra de celle qui aura su inventer un temps de rêverie, dérobé au morne calendrier des hommes de pouvoir. Au dernier plan, Marie-Catherine, songeuse, caressera la tête tranchée de l’ogre, posé sur un plateau d’argent comme un trophée, en une icône pieuse et mélancolique, douce et glaçante.

La Belle au bois dormant sous la neige

Pour La Belle endormie, Catherine Breillat est allée encore plus loin dans sa volonté d’autobiographier le conte populaire sans pour autant chercher à trahir la logique d’influences diverses sur laquelle il se construit. De ce point de vue, le titre est éloquent. Il renvoie autant à La Belle au bois dormant qu’au thème de l’inconscience et du ravissement sexuel que Breillat a en permanence érigé comme horizon sacré de sa mise en scène des corps amoureux. Connaissant la nature hybride du conte d’origine, composé de deux sources, un épisode en prose anonyme tiré des Anciennes chroniques de Perceforest datant du XIVe siècle (l’histoire d’un enchantement à partir d’une main transpercée d’un fuseau plongeant la belle Zellandine dans un profond sommeil au cours duquel elle sera violée et tombera enceinte) et le conte de Basile, Le Soleil, La Lune et Thalie, issu de son Pentamerone, auquel on doit la deuxième partie du conte de Perrault avec la figure de la reine ogresse cherchant à dévorer la maitresse de son fils et ses enfants, la cinéaste eut l’idée de reconduire cette forme composite en fusionnant La Belle au bois dormant et le conte d’Andersen, La Reine des neiges.

Le tour de force consista à enchâsser les deux histoires en trois blocs narratifs hétérogènes. Le film démarre et se termine conformément au texte de Perrault tandis que la trame centrale emprunte à Andersen. Chez Breillat, la princesse Anastasia échappe à la mort prédite par la vieille fée Carabosse grâce au sortilège de trois autres fées délurées (dormir cent ans et se réveiller à seize) mais le songe voulu éternel, au lieu de la condamner à l’inertie, la propulse en Gerda dans l’histoire d’Andersen, à la recherche du jeune garçon kidnappé par la reine des neiges (Peter en lieu et place de Kaj). Le réveil de la princesse de Perrault correspond alors à sa rencontre avec l’arrière-petit-fils de Peter, prénommé Yohann. Jeune éphèbe de dix-huit ans, Yohann apparaît comme la synthèse des deux contes : prince charmant réveillant l’endormie et garçon enfin retrouvé au terme d’une aventure extravagante au pays du froid, des nains et des brigands. De dix-huit ans mais surtout d’aujourd’hui. Surprise au réveil : Yohann vit bien dans un château mais en 2010, non loin de Paris ! Un dialogue entre sa mère et lui signale le contemporain alors qu’ils vivent dans une vaste demeure digne des univers féériques. Le ton sonne actuel mais le lieu est ancien. L’anachronisme est à son comble lorsque plus tard on retrouve le jeune homme assis dans un canapé, en compagnie de ses copains et d’une fille à son bras, en train de regarder un film à la télévision. Quel film ? Tapage nocturne, le deuxième film de Catherine Breillat, datant de 1978. Les ellipses dégondent les chronologies, les horloges s’affolent, à l’image du tic-tac démultiplié des réveils près du lit de la petite princesse au début du film. Bouleversant les repères temporels en une frise romanesque inédite, La Belle endormie exacerbe sa quête d’absolu qui est avant tout une quête de fiction, pour le personnage d’Anastasia comme pour la cinéaste au sortir de son calvaire médical.

Une telle audace dans l’adaptation tient à plusieurs dispositions personnelles. Il est en effet permis de lire dans cette sortie d’un long sommeil préféré in extremis à la mort précoce une métaphore du retour à la vie et au cinéma de Breillat après son accident cérébral, comme la victoire d’une passion sur la menace d’un adieu. Il y a dans cette petite Anastasia qui parcourt villages, châteaux et plaines enneigées à dos de biche, la quintessence d’un héroïsme propre aux jeunes filles qu’elle a filmées tout au long de sa carrière mais qui touche aussi à son énergie, à sa détermination à ne pas s’écrouler, à sa capacité à résister au mauvais sort. En accordant une plus grande part de l’énonciation de son film au conte d’Andersen, Breillat a clairement choisi la bravoure à la passivité, la vaillance à la vulnérabilité. Option logique qui la conduit à faire remonter son cinéma de son berceau littéraire à son accomplissement aux portes du contemporain. En réalité, Anastasia s’endort dans l’enfance immémoriale de Catherine Breillat pour se réveiller au milieu de son cinéma tel qu’il était avant son accident. « La Belle au bois dormant c’est 36 fillette, c’est la naissance d’une jeune fille6. » Autrement dit, La Belle endormie raconte une nouvelle histoire de première fois, l’impatience d’un début dans la vie décidé pour soi-même. De nouveau, Breillat ne se limite pas à donner une énième version du conte de Perrault. Elle s’approprie le conte pour en faire le fond mythologique de son cinéma sur le thème de l’urgence initiatique dévolue aux jeunes filles. Quelques minutes avant l’exécution du sort de la main transpercée, la petite Anastasia avait clairement exprimé son souhait d’en finir au plus vite avec l’enfance et ses contraintes : « J’avais hâte que le mauvais sort s’accomplisse et de changer de vie. Parce que la vie de petite fille, c’est vraiment très embêtant. » Difficile de mieux résumer l’imaginaire indocile des jeunes filles selon Breillat, pressées de quitter le cercle des adultes pour la grande aventure du désir insoumis, avec tous les risques formateurs que cela comporte.

Moins fidèle au contenu narratif du conte de Perrault qu’à son hétérogénéité référentielle, la cinéaste mélange les styles et les époques, portée par cette conscience primordiale qu’un tel monde pouvait s’actualiser et qu’à force d’identification idéalisée il y avait la place pour le reconnaître comme sien et le projeter sur l’écran. Plus encore, ce goût de l’hybridation raccorde avec le refus de toute assignation de genre dont souffrent les demoiselles. À n’en point douter, la forme mutante du film, multipliant à grandes enjambées les rites de passages à travers les âges, est consubstantielle au besoin vital de changer de corps pour un personnage en phase d’initiation. C’est le vœu répété de la petite princesse avant son basculement dans le prodige annoncé. Mécontente d’être cantonnée dans sa peau de petite fille, elle ne cesse de vouloir être un garçon, d’échapper ainsi au sort peu enviable des poupées fragiles sous surveillance des parents. Aspirer à habiter un autre corps revient à vouloir vivre une autre époque, à fuir aussi tout ce qui est réductible au binaire, à la forteresse des sexes dont on martèle en haut lieu qu’il ne sert à rien de vouloir s’en évader. Mi-femme mi-homme, comme elle aime à se définir dans son art, Catherine Breillat abomine les déterminismes, les arrêtés moraux qui figent et broient l’imaginaire. Quand bien même une femme serait une femme, elle ne le devrait qu’à elle-même, qu’à son courage d’avoir vécu les expériences successives qui lui auront offert l’entière liberté de l’assumer de manière noble et inconditionnelle. Dans le château de Yohann, Anastasia ouvre les yeux dans un corps intact d’adolescente, vêtue d’une robe à lacets qui la marque littéralement du sceau de sa vertu conservée et que le jeune homme, non sans un certain comique, cherche à défaire. Sitôt sa robe enlevée, vestige des temps anciens, Anastasia devient une jeune fille de notre temps, marchant fièrement dans la ville et portant dans son ventre le fruit d’un amour frauduleusement acquis pendant son sommeil séculaire. Elle est allée toute seule dans le monde de Yohann, au terme d’une traversée des terres anderseniennes du haut de ses six ans, où à l’inverse les enfants sont rois et les adultes de modestes serviteurs. Femme abusée dans le respect du texte, elle n’en demeure pas moins une héroïne arrivée à ses fins, prête désormais à embrasser le monde.

Dans la foulée de Barbe Bleue, on retrouve dans La Belle endormie un principe de désobéissance fondamental à toute émancipation qui se respecte. Désobéir aux grandes personnes trop fières d’exercer leurs privilèges sur les moins grandes, désobéir au temps que ces privilèges leur imposent d’imposer. L’aventure d’Anastasia n’aura de sens que grâce à une subversion au préalable du temps réglementaire. Désobéissance inaugurale sans quoi les personnages de Breillat resteraient à l’arrêt. Pour commencer, l’urgence est de rectifier la prédiction maléfique de la fée Carabosse, programmant la mort de la princesse à l’âge de seize ans, la main transpercée d’un fuseau. Non loin de là, trois fées s’amusent dans l’eau froide d’une fontaine avec une totale insouciance. En retard sur leur vieille condisciple, elles parviennent tout de même à lui substituer une trajectoire moins sinistre, plus propice à la déambulation onirique. Surprises par le temps, elles vont justement conduire la petite Anastasia, et le film avec elle, à se laisser surprendre par une série de temporalités vagabondes. Au début de Barbe Bleue, la petite Marie-Catherine arrivait également en retard au bureau de la Mère Supérieure. « Être à l’heure, c’est la politesse des rois » lui avait d’ailleurs rappelé cette dernière. Confirmation que pour les jeunes filles à l’orée d’une expérience fondatrice, il convient d’abord de se soustraire à l’ordre du temps quadrillé. Premier signal d’émancipation, c’est bien dans l’impolitesse du retard que se niche l’appel du large. Espiègles, les trois fées l’ont bien compris car elles désorientent le macabre dessein de Carabosse en détraquant tous les sabliers. Elles le font étrangement dans un petit mouvement d’humeur, de manière absolument pas solennelle. À six ans, Anastasia s’endormira pour cent ans et se réveillera à seize. Idée farfelue, énoncée comme une blague entre copines, mais qui, dans sa légèreté même, souligne deux caractéristiques sensibles chez Catherine Breillat, femme et cinéaste : l’irrésistible complicité féminine et l’invention d’un temps littéralement hors du commun, fait d’abandon et de fascination. Sous cette étoile, le nourrisson Anastasia était paré pour gagner tous les rivages de l’existence, la vraie, celle qui brave tous les simulacres et les vanités. « Tout est faux, je suis vraie » dira-t-elle à l’horrible homme aux furoncles, gardien de la caverne.

Ce qui est vrai dans le cinéma de Breillat c’est le mal qu’on est prêt à se donner pour trouver et occuper enfin un endroit à soi, dans un monde au départ incompatible avec ses aspirations. Du mal et du temps aussi, un temps dérobé, hors contrôle. Par essence, le conte fabrique un temps rêvé pour raconter des histoires de franchissement et d’affranchissement. Ce temps hors de portée, le cinéma de Breillat, à l’image de ses grandes séquences qui mettent les personnages à l’épreuve du désir et du sexe, n’a cessé de le produire inlassablement, obstinément. Avec l’usage au premier degré du conte, elle parvient à élargir le travail de la durée sur les corps aux dimensions du voyage initiatique, selon les termes de l’école buissonnière voulue par les trois fées.

Par ailleurs, le vrai dans La Belle endormie touche aux étapes tangibles de la transformation des personnages, propre à la morphologie du conte et des films de Breillat. Cela se remarque notamment par l’empreinte de la durée de certains plans. Prenons Peter, le jeune garçon qui recueille, avec sa mère, la petite princesse, au moment de la transition vers la partie Reine des neiges. Le film lui consacre un passage à la maturité distillé en deux plans exceptionnellement longs, du moins révélateurs d’un événement qui se déclare sous forme de dépôt au centre de l’image. Le premier intervient au moment où Peter, tout près du passage à niveau, contemple quelque chose qui le fige dans une sorte de béatitude. Plan rapproché sur son visage devant lequel passe lentement la barrière en un effet d’effacement tout à fait surprenant. Quelque chose littéralement vient de passer sur son visage, barrière et vision, et un flocon de neige confirme la nature sacrée de l’événement en se logeant dans l’œil du garçon, à l’instar de ce qui se produit dans le conte d’Andersen. Un changement d’état et de perception vient d’avoir lieu également sous nos yeux. Dans la scène suivante, pareil à son modèle Kaj dans le conte, Peter s’en prendra sévèrement à Anastasia, la traitant de tous les noms sur un ton odieux. La mue s’est faite sous l’effet d’un flocon de neige dans l’œil, en une irritation physique. Rien de plus concret qu’une barrière et un élément tombé du ciel pour figurer une transition, une modification de comportement. Chez Breillat, est vrai ce qui s’éprouve physiquement, dans et par l’image. Pour preuve un peu plus loin avec l’arrivée du deuxième plan, d’une durée très étonnante par rapport à l’économie narrative du film. Peter décide de quitter la maison pour aller rejoindre la reine des neiges et ainsi commencer à vivre lui aussi sa vraie vie d’homme. Il passe la porte et son pas laisse une trace dans la neige. Contre toute attente, au lieu de suivre le personnage, la caméra reste plusieurs secondes sur cette marque à l’entrée de la maison. Pourquoi ? Est-ce là une façon d’imprimer notre regard de manière inhabituelle, de le frapper profondément, à l’image du flocon dans l’œil de Peter tout à l’heure ? Possible mais il y a plus. L’important est d’accentuer son départ d’un double dépôt, celui de la durée du plan et celui du pas dans la neige. Surcroît de matière pour signifier deux choses essentielles : une action de rupture et d’émancipation, motivée concrètement et visuellement par le premier plan évoqué du flocon, et surtout l’idée que le merveilleux n’est pas exactement le contraire de la réalité mais la réussite de ce que la réalité est en mal d’accomplir ici-bas, un passage à l’âge adulte, autrement dit un moment de vérité qui passe par la convocation d’éléments concrets. Une marque dans la neige donne accès à ce monde qu’on s’est choisi, irréel ou non. Voilà pourquoi le conte chez Breillat a tout intérêt à échapper à l’illustration, à l’extériorité d’une démarche purement artificielle et opportuniste. Ce qui compte pour elle est qu’en ses racines se trouve un substrat d’évocation extrêmement variée de l’art primitif du récit et de la puissance originaire de son œuvre.

Catherine Breillat se distingue par un refus de considérer son cinéma comme féministe. Elle peut à l’occasion l’être dans la vie, jamais dans ses films. L’idéologie n’est pas son affaire. Une bonne part des attaques qu’elle a subies tout au long de sa carrière sont venues de personnes farouchement opposées à sa détermination à ne jamais trancher en faveur des femmes contre les hommes et vice-versa. Pour elle, défendre une cause n’est en aucun cas le rôle de l’art. Ce qu’elle travaille dans tous ses films est la complexité de l’altérité femme-homme sous l’angle de la découverte toujours renouvelée du désir et du vertige sexuel. Succomber à ce vertige constitue le cœur de sa recherche cinématographique. Il n’est donc guère étonnant qu’elle se soit très tôt passionnée pour les contes, en particulier pour l’aventure des sens et l’expérience des limites qu’ils promettent. Et encore moins de voir combien elle a su en retourner les poncifs de représentation victimaire des femmes (femmes prisonnières d’un patriarcat ancestral, asservies par des gens de pouvoir exerçant sur elles un droit de vie et de mort, sacrifiées pour avoir laissé leur innocence croquer le fruit défendu, etc.) en faveur d’un héroïsme strictement individuel, né d’un caractère préposé aux vertus d’un imaginaire transcendant les lois et les doctrines les plus rétrogrades. On sait qu’à l’heure de Me Too les contes populaires, décriés pour les raisons susmentionnées, font l’objet de relectures adaptées, en particulier au cinéma. Tournés aujourd’hui, Barbe Bleue et La Belle endormie n’auraient toutefois pas davantage échappé à l’intransigeance de leur auteure quant à l’importance de ne pas confondre un geste artistique avec les urgences consensuelles du moment. Si relecture il y a chez Breillat, elle ne concerne que sa propre résurrection en jeune fille affrontant seule un monde horrifique et fabuleux capable jusqu’au mot « fin » de conférer à sa vie une intensité bien plus signifiante. Loin d’elle de vouloir entretenir la postérité de Perrault. Plus essentiel est d’y trouver matière à repérage symbolique pour elle-même comme pour son art, aux accents d’éternité.

Notes

1

En 2001, la cinéaste avait déjà réalisé un film pour Arte, Brève traversée, sur un scénario original, l’histoire d’une rencontre amoureuse entre jeune garçon et une femme plus âgée sur un ferry, le temps d’une traversée entre la France et l’Angleterre.

2

Gilles Deleuze expose cette idée dans « A comme Animal » de son Abécédaire, entretien avec Claire Parnet produit et réalisé pour Arte par Pierre-André Boutang en 1995.

3

En particulier dans sa trilogie de la « jeune fille », Une vraie jeune fille (1975), 36 fillette (1987) et A ma sœur ! (2001)

4

Parmi les plus explicites sur le sujet, citons 36 fillette, Sale comme un ange (1991) et Romance (1999).

5

Dans le film, Breillat propose l’inverse en accordant au maître la responsabilité de son choix.

6

Catherine Breillat, « Barbe bleue, ma sœur et moi », entretien avec Élisabeth Lequeret, Cahiers du cinéma, n°649, octobre 2009, p. 47.