Le plus grand succès de Jacques Demy
L’adaptation du conte de Charles Perrault, Peau d’Âne par Jacques Demy lui permit de réaliser son plus grand succès public. Même si les chansons des Parapluies de Cherbourg ou des Demoiselles de Rochefort résonnent encore dans l’oreille de beaucoup de Français, c’est Peau d’Âne qui a attiré un million de spectateurs de plus que chacun de ses autres grands films. Peau d’Âne atteint en effet 2.200.000 spectateurs en première exclusivité, en 1970-1971. Après plusieurs reprises du film, le nombre d’entrées est arrivé à plus de 2.726.000 en 20101. Espérons que peu de familles se soient essayées à « la recette du cake d’amour » chantée par le personnage de Peau d’âne (Catherine Deneuve pour les gestes, Anne Germain pour la voix). En effet, Demy et Legrand, respectivement parolier et compositeur de la chanson, ont mis des conseils de cuisine très approximatifs mais dont les paroles sonnent bien. Pas une vraie recette de cuisine, mais un véritable succès discographique. Plusieurs disques ont été édités à partir des chansons du film avec différents interprètes, en plus des chanteurs enregistrés pour le film.
Ce succès tombe à point nommé pour J. Demy qui revient des États-Unis avec un échec cuisant2. Les producteurs américains, après avoir vu les Parapluies de Cherbourg et les Demoiselles de Rochefort, voulaient que Demy ravive le genre de la comédie musicale. Depuis la fin des années 1950, mis à part quelques exceptions (West Side Story 1961, La Mélodie du bonheur 1965), la comédie musicale est un genre définitivement oublié. Columbia compte donc sur Demy pour importer sa relecture du genre à Hollywood. Mais Demy veut autre chose. Il décide de s’inscrire pleinement dans le style du Nouvel Hollywood : pessimisme, critique sociale, vision très noire de la vie aux États-Unis et pas de happy end. Ce constat radical qui aboutit au film Model Shop, suite de Lola (1960), est très mal reçu que ce soit sur son lieu de tournage, à Hollywood, ou en Europe en 1969, 1970 et 1971. Les amours impossibles entre un jeune Américain obligé de partir pour le Vietnam et une Lola (Anouk Aimé) vieillissante et perdue, ne séduisent presque personne. Pourtant Demy se voit proposer un autre film par ses producteurs, mais dont il n’aurait pas écrit le scénario : A Walk in the Spring Rain. Il refuse et revient dans son pays :
J’avais surtout envie de rentrer en France pour y faire Peau d’Âne que j’avais déjà en tête depuis un moment. Mag Bodard [productrice française] était venue me voir à Hollywood pour me dire qu’elle avait le financement, que Catherine [Deneuve] voulait le faire. J’ai un peu hésité et je me suis dit que si je continuais dans cette voie, ce n’était pas celle que j’avais choisie puisque je préfère écrire les sujets que je réalise. Si j’entrais dans le système hollywoodien, il me conviendrait peut-être, mais je n’en étais pas sûr3.
Après le film Model Shop, très pessimiste, le film Peau d’Âne est prévu pour amuser les enfants autant que les adultes. Le film reprend le principe de la comédie musicale, alternant les séquences chantées et les passages parlés. Le distributeur sort le film le 16 décembre 1970. C’est donc le « film de Noël » de l’année. Il était concurrencé par des comédies avec Bourvil (Le Mur de l’Atlantique de Marcel Camus) ou De Funès (Le Gendarme en balade de Jean Girault), sorties peu de temps plus tôt et faisant toutes deux plus de 4 millions d’entrées. Mais le travail de Demy devait aussi faire face à des films policiers comme Le Passager de la pluie (de René Clément avec Charles Bronson et Marlène Jobert), Borsalino (de Jacques Deray avec Delon et Belmondo) ou encore le Cercle rouge (de Jean-Pierre Melville avec Yves Montant et Delon), faisant tous également plus de 4 millions d’entrées. Ces quelques éléments donnent le contexte concurrentiel de la saison cinématographique 1970-1971. Dans une période de chute drastique des entrées, le film de Jacques Demy est donc une grande réussite publique4. Or l’adaptation d’un conte, paru en 1697, ne devait pas forcément attirer les foules. Jacques Demy, dans un entretien à la télévision française en décembre 1970, explique lui-même :
C’est assez piégé un conte de Perrault en 1970. Évidemment, cela posait certains problèmes. Mais je crois à la permanence des contes. C’est-à-dire que les contes ont traversé trois siècles, quatre siècles, et même plus puisqu’on sait que ce n’est pas Perrault qui les a écrits pour la première fois, mais c’étaient des contes oraux, transmis de génération en génération. Et je suis persuadé que Peau d’Âne traversera encore d’autres siècles et que ce n’est pas une littérature morte5.
Comment Demy a-t-il réussi à intéresser toutes les générations avec un conte de fées ? Son attrait pour ce genre littéraire est très ancien. Comment a-t-il traité l’inceste qui est au cœur du conte ? A-t-il été fidèle à Perrault, au merveilleux ? Ou bien a-t-il penché du côté du réalisme, tout en conservant son style de film « en chanté » ?
Demy et les contes de fées
Demy aime les contes depuis son enfance. Il reconstituait ces histoires de fées dans son théâtre de marionnettes, chez lui, entre 4et 9 ans. Il adore les opérettes que ses parents l’emmènent voir. « Il voit des opérettes du répertoire dont il sort en fredonnant les airs et qu’il s’empresse de reconstituer, arrivé chez lui, dans son théâtre de Guignol6. » Son castelet est très élaboré, avec des éclairages et des décors bien reconstitués. Même les costumes sont les plus précis possibles pour chaque pièce ou conte qu’il adapte :
Chez ma grand-mère maternelle qui était couturière à Nantes, il y avait un tiroir […] rempli de chutes d’étoffes de couleur qui servaient à faire les costumes de mes marionnettes et qui faisaient mes délices… C’était mon domaine ; ça m’appartenait et je pouvais choisir là-dedans ce que je voulais pour habiller la princesse de Cendrillon ou Peau d’Âne7.
Une fois sa carrière de cinéaste bien engagée, il adapta plusieurs contes, non plus en marionnettes mais en films. Peau d’Âne en 1970. En 1971, en Allemagne et dans des studios à Londres, il réalise The Pied Piper/ Le Joueur de flûte de Hamelin. Cette production anglaise ne sort en France qu’en 1975, à la sauvette et ne connaît aucun succès. En 1987, dans Les Tables Tournantes coréalisé par Paul Grimault, Jacques Demy met en scène Grimault l’animateur du Roi et l’Oiseau. Les Tables Tournantes présente plusieurs petits dessins animés de Grimault qui s’enchaînent les uns après les autres, dont plusieurs sont des adaptations de contes de fées, par exemple Le Petit Soldat d’Andersen. Dès 1947, Demy voit ce conte adapté par Grimault et cela lui donne envie de faire du cinéma d’animation. Un peu plus tard, après son service militaire, en 1952, Demy sera l’assistant de Paul Grimault, partageant un amour pour les écrits d’Andersen, les frères Grimm ou Perrault. En 1953, il réalise un conte en animation de marionnettes : La Belle endormie, qu’il a écrit. Une princesse est envoutée par un mauvais génie. Un jeune poète amoureux de la princesse rêve de la sauver.
Les films « réalistes » de Jacques Demy s’apparentent, par certains aspects, aux contes de fées. Lola (1961) attend son prince charmant. Ce dernier réapparaît comme par enchantement, au volant de sa décapotable américaine blanche… qui fait office de destrier du XXe siècle. Jacques Demy a déjà filmé un mariage de prince et de princesse du XXe siècle, en tant qu’assistant, en 1956 : Le Mariage de Monaco. Il s’agit d’un documentaire sur l’hymen entre le prince Rainier III de Monaco et l’actrice Grace Kelly. Demy n’était crédité que de « conseiller technique » auprès du producteur-réalisateur Jean Masson, mais il a dit son plaisir d’avoir été le dernier à diriger Grace Kelly dans une séquence mise en scène au milieu du documentaire8. Dans les films « en chanté » de Demy (qui aime ce jeu de mot calqué sur « en couleur », mais qui révèle bien son univers fasciné par les féeries) il faut, comme pour un conte, que le spectateur mette entre parenthèses son incrédulité pour accepter d’entrer dans un monde merveilleux9. Souvent le récit écrit par le cinéaste est proche d’un conte. Pour les Parapluies de Cherbourg, Cendrillon, sous la pression de sa mère, n’a pas pu rester avec son ouvrier (parti faire la guerre). Elle a dû se marier avec un « riche prince ». Lors de la fête de l’épiphanie, Geneviève (Deneuve) reçoit une couronne, grâce à la fève dans la galette, et chante « je n’ai pas le choix, vous êtes mon roi ».
Créer Peau d’Âne sur un écran est un rêve lié à l’enfance, lorsque Demy le jouait en marionnettes, entre 4 et 9 ans. Quand, adulte, il a les moyens (grâce à sa productrice Mag Bodard) de faire un long métrage avec ce conte, il embarque avec lui la troupe des techniciens et ses acteurs. Catherine Deneuve, répondant à un entretien télévisé de 1970, dit que c’est réaliser un rêve d’enfant que de jouer le rôle de Peau d’âne.
Je lisais beaucoup de contes de fées, comme tous les enfants encore aujourd’hui d’ailleurs, je crois, explique- t-elle. Même si les enfants ne lisent plus autant. A cause de la télévision aussi sûrement, les enfants regardent la télévision, les enfants vont beaucoup plus souvent au cinéma que quand moi j’étais petite par exemple […]. La tradition en effet maintenant, ce sera par le cinéma qu’on transmettra les contes de fées. S’ils devaient être transmis c’est comme ça qu’il faut le faire. […] Il y aura des parents qui arriveront à emmener des enfants qui seront à moitié convaincus. Les parents ont envie d’emmener leurs enfants. Je pense que c’est pour les deux publics10.
On sent dans cet entretien que l’actrice principale se pose des questions sur la réception du film, même si elle semble très sûre d’elle sur l’intérêt des enfants pour les contes de Perrault. Elle explique qu’elle réalise un rêve en jouant ce rôle. Elle a répété à plusieurs reprises à quel point elle tenait à ce rôle. Star internationale à la fin des années 1960, elle a pesé de tout son poids, pour que le film puisse se faire.
La grande tradition des « films Disney » est de sortir à Noël. Les adaptations des contes par la grande firme du cinéma d’animation sont traditionnellement proposées lors des vacances de fin d’année. Pour Jacques Demy, en accord avec son distributeur, il fallait développer la même stratégie. Il explique : « Je tenais à ce que le film sorte pour Noël. Car je pense que les adultes à Noël sont meilleurs que le 3 février au moment où tombe la note d’impôt. Ils ont des cadeaux à faire. Ils sont un peu plus généreux. Ils ont envie de faire plaisir. Ils sont donc plus prêts à recevoir une chose un peu privilégiée. Et ils peuvent repenser à leur enfance11. »
Un siècle plus tôt, dans sa préface à une réédition des Contes de Perrault, J. T. de Saint-Germain (pseudonyme de Jules Tardieu) ne dit pas autre chose quand il explique que les enfants continuent d’écouter les contes de Perrault avec avidité: « La féerie déjà dix fois racontée était écoutée des yeux et des oreilles, avec la même avidité que si c’était la nouvelle du jour12 » ; « Le sommeil de la belle qui dort cent ans est pour lui la chose la plus simple du monde » ; « Les bottes de sept lieues ne lui donnent pas plus d’étonnement que le train express […]. Quant à faire un brillant équipage avec un potiron, la belle affaire ! il en ferait bien d’autres s’il avait seulement une baguette de fée ». « Dans les limites étroites du monde que nous habitons, l’imagination est le premier des biens13. » De Saint-Germain rappelle que Perrault est né en 1628 et mort en 1703 :
Il contribua à la fondation de l’académie de peinture, de sculpture et d’architecture, et de celle des sciences. Il fut nommé en 1671, membre de l’Académie française, et composa un grand nombre d’ouvrages de littérature et d’art. Il ne pourrait savoir que tout cela serait bien vite oublié et que son nom ne passerait à la postérité que sur les pages d’un petit livre de contes de fées qu’il composa dans sa retraite du faubourg Saint-Jacques, pendant les dernières années de sa vie, en recueillant de vieilles traditions pour l’amusement de son jeune fils14.
Il semble pour certains spécialistes, que jusqu’au XVIIe siècle, les contes de fées étaient à destination des adultes15.
Jacques Demy aime particulièrement les contes de Perrault. Il explique dans un entretien lors du tournage du film16 :
J’ai monté, en guignol, toutes les pièces de Perrault, tous les contes de Perrault. Et Peau d’Âne me plaisait particulièrement. Pourquoi ? Je n’en sais rien du tout. Et j’ai toujours pensé : un jour je ferai Peau d’Âne. J’en parlais de temps en temps. Et je n’avais jamais réussi à concrétiser l’histoire, l’affaire, la féerie, tout ensemble. Et seulement l’an dernier j’en ai parlé à Catherine Deneuve. J’ai essayé de repenser à ma vision que j’avais enfant. […] Et j’ai essayé de faire le film, dans cette optique-là. Par mes yeux quand j’avais 7 ou 8 ans.
Jean Marais dans la même émission déclare : « je suis toujours étonné par la cruauté des contes de fées pour enfants17. » D’où l’intérêt pour Marais de tourner un film qui fera réfléchir les enfants et les parents, même s’il semble inscrit dans un merveilleux enfantin. Pourtant il traite, en son centre d’un sujet terrifiant : l’inceste.
L’inceste
À propos de l’inceste, Demy dit : « si on demande à une petite fille de cinq ans, avec qui veux-tu te marier, elle dit avec papa si elle aime bien son père. Quand on lit l’histoire en étant jeune, on ne fait pas du tout attention à ça. Et les adultes sont un peu effrayés par cela car les adultes ont mauvais esprit. Ce sont eux qui dénaturent les choses18. » Cette phrase sur la fascination de la petite fille pour son père est passée dans la vulgate psychanalytique à la fin des années 1960. Demy la place dans la bouche du savant qui rassure le roi sur la possibilité de se marier avec sa fille.
Le sujet central qui semble troubler les adultes serait celui de l’inceste. Plusieurs interprétations ont été faites de cette version du conte. Des psychanalystes ont noté que la mère et la fille sont jouées par la même Catherine Deneuve19. Il y aurait une résurrection symbolique. Tout le monde voit qu’il s’agit de la même actrice. Le tabou de l’inceste est donc levé dans cette vision d’une résurrection du personnage de la reine. Un peu comme dans la version de Blanche Neige par Disney (1937), quand un baiser du prince ressuscite la jeune femme. Ce film d’animation a marqué Demy qui l’a vu à l’âge de sept ans, quand il jouait à reconstituer les contes de Perrault avec son théâtre de marionnettes. L’autre vision de l’amour du père pour sa fille est un retournement effectué dans les discours : c’est la fille qui est attirée par son père. Demy dans des entretiens dit que les petites filles veulent « se marier avec papa20 », ce qui apparaît dans le dialogue du savant interrogé par le roi, dans le film. Une psychanalyste explique : « Avec qui veux-tu te marier ? Avec papa. Pour la petite fille c’est sérieux alors que les adultes rient. C’est tragique de s’en moquer21 ». On peut inscrire le film, tourné à l’été 1970, dans la période très psychanalytique des années 1960-1970. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, J. Demy n’a pas lu Psychanalyse des contes de fées avant de faire Peau d’Âne. Le livre de Bruno Bettelheim n’est paru qu’en 1976. Mais la question de la séduction entre parents et enfants, et le conflit œdipien qui en découle, est dans l’air du temps en 1969-1970.
« La thèse de Bettelheim, voulant que la lecture des contes de fées favorise le développement affectif et cognitif de l’enfant et ait des effets thérapeutiques, découle d’une application orthodoxe de la psychanalyse freudienne à l’éducation22 ». On pourrait trouver une proximité avec la lecture du conte faite par Demy23. Après l’inceste « virtuel », la jeune femme passe plusieurs épreuves avant d’arriver à se détacher de l’image du père et à trouver l’amour absolu (même s’il reste un peu enfantin) avec un jeune prince. Le prince en question est joué par Jacques Perrin, ce qui permet aux spectateurs français de trouver comme une suite de l’histoire d’amour entre Delphine (Deneuve) et Maxence (Perrin) dans Les Demoiselles de Rochefort (1966). Dans Peau d’Âne, l’attitude troublée de la princesse reste une attitude enfantine (« j’aime beaucoup mon père ») quand elle parle à la Fée des Lilas. C’est la fée sa marraine qui doit faire preuve de persuasion et de pédagogie, et explique, en chantant : « mon enfant/ On n’épouse jamais ses parents/ Vous aimez votre père, je comprends/ Quels que soient pour lui vos sentiments/ Mon enfant/ On n’épouse pas plus sa maman… » Ce rapport incestueux accepté par la fille, ou même désiré par cette princesse serait encore confirmé dans la dernière scène du film. Quand la marraine explique à l’oreille de la princesse : « j’épouse votre père, faites-lui bonne figure », Catherine Deneuve fait une grimace. Pour Camille Taboulay, spécialiste de Demy, le regard contrarié de la princesse rappelle le désir d’inceste du début du film, de la part de la fille, mais également de la part du père qui promet en dernier dialogue : « nous ne nous quitterons plus24. »
Mais, si on lit attentivement le conte de Perrault, jamais la fille n’éprouve la moindre attirance pour son père. Dans la version en prose de 1781 : « La jeune princesse, remplie de vertu et de pudeur, pensa s’évanouir à cette horrible proposition25. » Elle demande au roi de ne pas « commettre un tel crime26 ». Et dans la version originale en vers, publiée par Perrault en 1697, on lit : « La jeune princesse triste/ D’ouïr parler d’un tel amour,/ Se lamentait et pleurait nuit et jour/ De mille chagrins l’âme pleine/ Elle alla trouver sa marraine ». Il n’y a aucune ambiguïté dans le texte de Perrault. Le fait que l’inceste soit, pour partie, accepté par la fille dans la version de Jacques Demy tient sans doute au fait que c’est un thème récurrent dans toute son œuvre.
Dès 1961, dans le premier long métrage de Demy, Lola, le vrai père de la petite Cécile est son oncle Aimé, beau-frère de sa mère. Dans une des scènes du film, la gamine, Cécile, d’une douzaine d’années, fait des tours de manège avec un marin américain qui a plus ou moins l’attitude d’un grand frère. Mais ce qu’elle voudrait, c’est le séduire complètement et vivre totalement une histoire d’amour. En 1962, dans la section appelée La Luxure, au sein du long-métrage collectif Les Sept Péchés capitaux, Demy fait dire à Laurent Terzief qui aborde les filles dans la rue :« Caroline, ma cousine ! Vous rencontrer ici, dans ce tohu-bohu ! Ma vertu, mon cœur, ma sœur, accomplissons ensemble cet inceste dont je rêve depuis le sein maternel ». Dans les Demoiselles de Rochefort (1966), Solange forme un couple étrange avec Simon Dame qui a été l’amant de sa mère. Il est sans doute le père de son demi-frère. Dans plusieurs films (Les Parapluies de Cherbourg en 1964, Une Chambre en ville en 1982) des mères rivalisent avec leurs filles pour séduire le même amant. Dans Parking (1985), réactualisation du mythe d’Orphée, Hadès est marié à sa nièce Perséphone. Enfin, dans son dernier film, Trois places pour le 26 (1988), l’amour incestueux père-fille est consommé. Yves Montand couche avec la jeune Marion (Mathilda May) dont il ne sait pas alors qu’elle est sa fille. Mais quand les deux l’apprennent, personne ne s’émeut. À la fin du film, la fille « offre » sa mère en retrouvailles au chanteur séducteur. Absence totale de culpabilité ou de jugement moral pour les membres de cette famille. Demy ne s’est jamais expliqué clairement sur la présence constante de l’inceste, ou de sa possibilité, dans son cinéma. Quand on lui posait la question il mettait son doigt sur sa bouche et faisait « shhht », explique Camille Taboulay27.
Si on observe Peau d’Âne attentivement, on remarque que c’est le ministre qui glisse le portrait de la fille du roi avec ceux des femmes épousables. Pour Demy, l’idée ne vient pas spontanément du roi. Le ministre donnant le portrait après celui d’autres femmes, plus laides, trompe le roi. Rien de cela n’apparaît dans les versions écrites du conte. Tout au plus est-il signalé qu’un « casuiste » (un théologien qui résout les cas de conscience), « jugea que le cas se pouvait proposer » (version en vers). D’une part, dans toutes les versions, la femme du roi fait promettre à son mari de n’épouser qu’une femme plus belle. D’autre part, les ministres insistent pour que le roi se remarie, et celui qui est chargé de trouver la nouvelle femme ne propose que des portraits hideux et termine par la fille du roi sans l’avertir. Comme le roi n’a plus vu sa fille depuis plusieurs mois, il ne la reconnaît pas dans le portrait et veut épouser cette beauté. La princesse est en train de chanter les dangers de l’amour (« l’amour s’enroule et puis se noue. Amour, amour m’a rendu fou », « Il crie, il déchire et il ment […] il fait souffrir tous les amants », « amour, amour n’est pas bien sage ») quand le ministre insiste sur la fille « plus belle que la reine ». Demy « excuse », d’une certaine façon, le désir du roi qui devient comme ensorcelé par le portrait de sa propre fille, sous la suggestion du ministre. Le pouvoir politique, la nécessité d’avoir un fils, sous le contrôle de ministres, pousse le vieux roi vers l’inceste. Moment essentiel du film, il donne la responsabilité de l’inceste aux conseillers du roi. C’est un des très rares passages où Demy s’éloigne de sa fidélité au conte.
Une adaptation fidèle
L’adaptation du texte de Perrault suit pourtant l’ordre du conte et réussit brillamment certains passages qui pouvaient sembler très compliquer à mettre en images au cinéma. La fameuse robe « de la couleur du Temps » se concrétise sous nos yeux grâce à un trucage qui donne la sensation que des nuages passent sur la robe portée par Catherine Deneuve. La robe était
recouverte de Transflex, un matériau réfléchissant utilisé à l’époque pour les projections frontales et qui avait la propriété d’empêcher que l’image projetée déborde sur les chairs. Le choix de cette forme de trucage n’a rien d’anodin ; il est représentatif de la volonté, soulignée par Demy lui-même, de réaliser le plus grand nombre possible de ses effets spéciaux “dans la caméra”, comme le faisaient avant lui Méliès ou Cocteau28.
Le chef opérateur Ghislain Cloquet a utilisé ce matériau ainsi qu’un miroir sans tain afin de réussir à mettre des images de nuage sur la robe, sans que jamais ils débordent sur le décor ou sur les acteurs et actrices. Quand les effets spéciaux ne sont pas faits « dans la caméra », ils sont faits devant l’objectif, d’une façon simple et astucieuse (comme lorsque la fée « tombe du plafond »). Delphine Seyrig devait effectivement tomber à travers un décor en papier et atterrir sur des cartons placés sous le décor truqué. Les apparitions de la fée sont conformes au texte de Perrault (sauf la dernière apparition en hélicoptère !).
Plusieurs des vers de Perrault, dans la version de 1697, se retrouvent quasi à l’identique dans les dialogues ou les chansons de Demy. « Princesse, demandez-en une/ qui plus brillante et moins commune,/ soit de la couleur de la Lune ». Et le « roi dit à son brodeur/Que l’astre de la nuit n’est pas plus de splendeur ». La déclamation de Jean Marais fonctionne parfaitement avec l’écriture poétique de Perrault. Si ce passage reprend des vers de Perrault, il modifie la chronologie. Dans le film chaque robe est prête du jour au lendemain, alors que le conte en vers (1697) signalait que plusieurs jours étaient nécessaires à la réalisation de chaque robe.Autre différence entre le conte et son adaptation. Dans le conte le roi n’est guère éploré par la mort de la reine. Le texte en vers explique :
À l’ouïr sangloter et les nuits et les jours,
On jugea que son deuil ne lui durerait guère,
Et qu’il pleurait ses défuntes Amours
Comme un homme pressé qui veut sortir d’affaire.
On ne se trompa point. Au bout de quelques mois
Il voulut procéder à faire un nouveau choix.
Au contraire, dans le film de Demy, le roi reste des mois enfermé dans sa douleur. Il refuse de voir qui que ce soit. Les ministres ont du mal à le convaincre de prévoir un nouveau mariage. On comprend que la passion du roi pour sa reine était charnelle, totale. C’est cet amour sans limite qui sera ensuite projeté vers la fille… jouée par la même actrice.
Puis vient la fuite de l’infante pour éviter de « subir la conjugale Loi » (texte de 1697), cachée sous une peau d’âne. La cassette où se trouvent les vêtements, la baguette magique, tous les éléments qui permettent de partir de façon fantastique sont préservés dans le film. Les apparitions et disparitions de la cassette ou de la baguette, sont exactement calées sur le modèle de Méliès. Coupe, modification, raccord : la magie du cinéma depuis 1896, le « truc à arrêt » ou « truc par substitution » tel que le prestidigitateur les pratiquait dans ses « féeries cinématographiques » sont encore efficaces29. Escamotage d’une Dame au Théâtre Robert-Houdin de 1896, considéré comme le premier film français comportant un trucage, est un modèle pour Demy. Le château bleu traditionnel (traditionaliste), fortifié avec pont-levis et fermé sur lui-même, endogame, avec des éléments naturels (animaux, lierre qui sont encore présents dans ses murs). Ce château bleu, ancien, médiéval, fermé par des murailles, s’oppose au château rouge. Ce dernier est Chambord, symbole de la Renaissance, de l’art savant (escalier à double hélice), ouvert sur des espaces libres. Les murs sont propres et bien maçonnés. Le prince rouge est soucieux du bien-être de tous : « Mon père pourrait mettre un peu d’ordre dans les affaires du royaume. On m’a dit qu’on y trouvait encore des souillons vivant dans des cabanes ». Perrault n’a pas mis ces éléments progressistes dans son conte. Le film pourrait être considéré comme féministe : les femmes décident de chaque action, manipulent les hommes qui semblent n’être que de grands enfants. La présence de Delphine Seyrig, en train de s’engager dans le combat du MLF, renforce cette impression. La fée arrive à ses fins en conclusion du film. Mais il s’agit également de respecter à la lettre ce que dit le conte. Le prince qui tombe amoureux de Peau d’âne n’est soigné et protégé que par sa mère dans la version en vers de Perrault. De même dans le film, seule la pétulante Micheline Presle décide de tout, même si elle laisse croire à son roi à la barbe fleurie qu’il dirige. Ce roi bienveillant, et un peu lent et mou, est joué par Fernand Ledoux. Ce même acteur jouait un rôle important dans le film « médiéval » de Marcel Carné, Les Visiteurs du soir (1942). Demy a voulu faire un clin d’œil à cet autre conte cinématographique fantastique aux trucages simples et efficaces (fondu-enchaîné, raccord de montage, etc.).
La fidélité au conte se voit aussi dans le jeu des oppositions entre le propre et le sale. Comme chez Perrault, le château bleu ne produit pas de saleté. L’âne ne produit pas de déjections mais de l’or. Il suffit donc à la princesse de se salir pour devenir autre, invisible dans ce château où tout est parfaitement nettoyé. Dans la version en prose on peut lire : « L’infante […] s’affubla de cette vilaine peau, après s’être barbouillée de suie de cheminée, et sortit de ce riche palais sans être reconnue de personne30. »
Comme dans le conte, Peau d’âne s’est aperçue qu’elle était observée du prince. Elle fait exprès de placer un anneau dans la pâte. Elle chante alors la « chanson du cake d’amour » qui donne lieu à une séquence très riche. Les paroles utilisent des répétitions :
Préparez votre
Préparez votre pâte
Dans une jatte
Dans une jatte plate
Et sans plus de discours,
Allumez votre
Allumez votre four
Prenez de la
Prenez de la farine.
Michel Legrand (musique) et Jacques Demy (paroles) ont su parfaitement donner un ton enjoué et amusant à cette fausse recette de gâteau. Ces paroles qui « bégaient » sont dites par « deux Catherine Deneuve » qui s’activent dans la hutte. En réalité, Anne Germain chante l’air composé par Legrand. Il y a donc déjà un dédoublement par la voix. Et Deneuve s’amuse avec son double, en image, par la simple technique du champ-contre-champ. Par cette figure de montage, la souillon avec sa peau d’âne continue de lire la recette et de nettoyer le logis, pendant que la princesse dans sa robe couleur de soleil est la cuisinière experte qui malaxe la pâte. Cette séquence de ménage chantée en même temps que la création du gâteau renvoie aussi à Blanche Neige.
Le cinéaste est inspiré par le film d’animation de Walt Disney : « Quand j’ai écrit la scène où l’on voit Peau d’âne pétrir la pâte et chanter la chanson du cake d’amour, j’ai revu Blanche Neige confectionnant une tarte, aidée par les oiseaux31. ». Le dessin animé de 1937 avait marqué Demy, enfant, à la sortie du film. Blanche Neige fait le ménage dans la maison des sept nains en chantant, dans la Version Française : « siffler en travaillant […] que ça va vite quand la musique vous aide à travailler. » Dans cette séquence enchantée, l’héroïne est aidée par les animaux. Chez Demy, c’est le double de Peau d’âne qui aide sa « jumelle ». Les doubles sont très présents dans l’œuvre de Demy. Deneuve revient donc dans cette séquence à l’état de gémellité qu’elle vivait dans Les Demoiselles de Rochefort (avec sa vraie sœur Françoise Dorléac). La princesse et Peau d’âne sont deux fois la même personne, jouées par la même actrice. Deneuve incarnait aussi la reine mère au tout début du film. Un perroquet intervient à de nombreuses reprises pour répéter encore des paroles de chansons. À la fin du film, pour les protagonistes du « château rouge », Peau d’âne se métamorphose et devient une autre personne quand elle porte sa robe de soleil au lieu de sa peau d’animal. Elle se « transforme à vue », au moment où le prince passe l’anneau à son doigt.
Cette idée du dédoublement permet d’analyser plusieurs figures itératives du film. Le château « bleu » du début du film se reflète dans le château « rouge » de la fin. Ce sont les pages et les chevaux qui sont bleus ou rouges. La princesse Deneuve était déjà dédoublée au début du film, jouant à la fois la mère et la fille. Le miroir magique permettait de dédoubler les personnages : le roi était à la fois dans son château et sur l’écran magique de la glace emmenée par Peau d’âne. Le jeune couple amoureux se dédouble par surimpression : on filme une première fois, puis une seconde fois pour incruster de façon « fantomatique » le personnage. Ce rêve anticipe sur la réalité de la rencontre du prince et de la princesse en les dédoublant. L’adaptation de Demy reste fidèle au texte tout en ajoutant de nombreuses idées. La rose qui parle avec le prince par exemple n’était pas chez Perrault. Elle détonne un peu parce qu’elle est très étrange avec son œil et sa bouche en surimpression au milieu des pétales. Mais Demy a expliqué que le kitsch ne lui faisait pas peur (déjà dans Les Demoiselles de Rochefort leurs costumes bariolés ou clinquants) et encore moins depuis son séjour aux États-Unis. « Ma vision de l’Amérique est celle d’un monde criard, baroque, où la notion de goût, ce bon goût français qui nous a été inoculé comme un vaccin, n’existe pas. Le mauvais goût américain m’a transporté, je l’ai adoré... », témoigne le réalisateur32.
Cela explique que le décorateur, le peintre anglo-lyonnais Jim Leon, ait laissé libre cours à son imagination et à ses couleurs psychédéliques. Jim Leon connaît un grand succès dans les années 196033. Il participe à de nombreuses expositions internationales. Il réalise également des affiches pour des théâtres. Ami avec les membres du groupe Pink Flyod, il les fait venir à Lyon pour leur premier concert en France, en 1968. Il dessine l’affiche de ce concert. Jim Leon fait un voyage en Californie en 1969, au moment où Demy y réside. Ils se rencontrent à San Francisco. J. Leon est chargé par Demy de faire les maquettes des décors de Peau d’Âne, ainsi que l’affiche typique de cette période psychédélique. L’affichiste ne peut venir sur le tournage et Jacques Dugied est chargé de la réalisation sur le plateau, dans les châteaux, à partir des 28 maquettes dessinées par le peintre. Leon aime « l’art onirique », et, pour lui, travailler avec Demy c’était travailler avec un poète34. On reconnaît bien le style du peintre dans le double trône du roi et de la reine « rouge », surmonté d’une femme-papillon et d’un arc-en-ciel. La chambre de la princesse, couverte de fleurs et ses vitraux très colorés, est bien de la patte de l’artiste. On y trouve aussi un paravent peint par le résident lyonnais. Le lit du prince « rouge » est également surmonté d’une peinture de l’artiste qui aime prendre des substances prohibées pour faire des « trips mystiques ». Dans ce lit, le jeune prince est atteint de « la maladie d’amour ». Le texte de Perrault est clair sur ce point et Demy le reprend. C’était également, au XVIIe siècle, une maladie reconnue par la médecine35. Et comme dans le film, une des prescriptions, afin de pouvoir en guérir, était l’hymen.
Pour trouver chaussure à son pied, le prince fait essayer l’anneau. De la même façon ironique et cruelle que dans le conte, Demy montre les tortures que s’infligent les demoiselles pour réussir à amincir leur annulaire. Le grand Chambellan, joué par le bafouilleur et humoriste Pierre Repp, met en ordre hiérarchique les femmes qui se présentent au château. Le rang nobiliaire permet de faire passer en premier les Marquises et les Duchesses, etc. Demy suit la logique de la société très inégalitaire du XVIIe siècle en faisant dire au Chambellan que les servantes sont devant alors que les dindonnières sont derrière, exactement comme dans le texte original. Film et conte respectent la réalité sociale du XVIIe siècle36.
La fin diffère puisque c’est Demy qui invente le mariage de la fée avec le père de Peau d’âne, mais le narrateur Jean Servais dit exactement les derniers vers de la version originale de Perrault :
Le Conte de Peau-d’âne est difficile à croire,
Mais tant que dans le Monde on aura des Enfants,
Des Mères et des Mères-grands,
On en gardera la mémoire.
Le film commence, dans son générique de début, sur un livre ancien, reliure en cuir, qui s’ouvre et donne les premières lignes de la version en prose du conte de Perrault. Le générique de fin montre le même livre qui se ferme. Si le film regorge de fantaisies et d’innovations, le générique reste extrêmement classique. Il reprend les références utilisées dans de très nombreux films pour dire que l’œuvre est adaptée d’un ouvrage célèbre. Dans le cinéma classique français des années 1950, les ouvertures sur un livre ou une citation sont nombreuses. Le Rouge et le Noir, d’après Stendhal, réalisé par Claude Autant-Lara en 1954, s’ouvre sur des pages d’un livre qui tournent et présentent ainsi le générique. Le Notre-Dame de Paris de 1956 (Delannoy) commence par une citation de Victor Hugo, avec sa signature. On dirait presque que Hugo a réalisé le film ! De la même façon, Les Misérables, que ce soit en 1934 ou en 1958, montre au générique une citation manuscrite signée de la main de Hugo. Par ces premières images d’une couverture d’un vieil ouvrage en cuir qui s’ouvre, Demy annonce qu’il va respecter le texte ancien. Pourtant un élément diffère de l’aspect merveilleux du conte livresque : l’insistance de Demy sur le réalisme.
Le Réalisme
Un des aspects particuliers de l’adaptation par Demy tient dans sa volonté de réalisme. Même si les costumes d’Agostino Pace et de l’italienne Gritt Magrini, et les décors de Jim Leon nous emmènent dans un monde imaginaire, le film reste ancré dans le réel. Comme ses collègues et amis de la Nouvelle Vague, comme sa compagne Agnès Varda, Demy tourne en extérieurs réels, depuis ses débuts. Perrault ne décrit rien des régions où se déroule son histoire. Demy veut qu’on reconnaisse les intérieurs et les extérieurs de Chambord. Un conte féerique aurait dû être entièrement tourné dans des studios pour créer un univers imaginaire. Demy préfère déplacer toute son équipe dans des lieux historiques où ont vécu des princes. Les époques inspirant les costumes sont variées : fraise d’Henri II, pourpoint Renaissance, mais aussi vêtements XVIIe siècle, et robe années 1930 pour la fée Delphine Seyrig qui est coiffée et chaussée comme l’actrice Jean Harlow. La fée des Lilas est plus ou moins une femme fatale dans l’esprit du cinéaste. Demy s’amuse avec ses costumiers et son décorateur « comme des enfants ». C’est pourquoi on peut imaginer des chevaux rouges ou bleus. Mais ce débordement d’imagination n’empêche pas que le tournage ne se fasse jamais en studio. Ce sont de véritables châteaux qui sont investis par l’équipe. Le Plessis-Bourré (château du roi bleu), Chambord (roi et reine rouges), château de Neuville pour créer la ferme. Demy aime ajouter de l’imaginaire dans le réel, et réciproquement.
Dans une émission de télévision de l’époque de la sortie du film, Jacques Demy explique37 :
C’est un conte de fées réaliste car je l’ai pris sur un pied réaliste. Pour que vous croyiez à un Prince charmant, à une princesse, à une fée, à un roi, à une reine, il faut que ce soit des gens comme vous et moi. […] Plus ils seront quotidiens, plus ils seront vrais, plus le merveilleux intervenant au milieu du réalisme sera étonnant. Et je pense que c’est la seule façon de raconter un conte de fées. Donc c’est aussi un film réaliste. […] J’ai tout lu, tous les contes quels qu’ils soient dans ma jeunesse. J’adorais ça. […] Cela me paraissait tout à fait normal que les choses parlent, de même que la rose parle dans le film. On m’avait dit que les fleurs avaient un langage. On peut très bien parler avec une rose si on en a envie. Il n’y avait pas de frontière pour moi […]. Quand je les ai relus adulte j’ai pensé qu’il y avait vraiment deux films pour moi. Il y avait un film pour adultes et un film pour les enfants. Ce qui est très rare, de trouver un sujet qui soit passionnant pour tous.
Le réalisme et l’imaginaire se mélangent grâce au travail sur les costumes. Ils sont à la fois parfaitement conformes à ce qu’imaginait Perrault et réalistes puisque fabriqués pour le film et réellement portés par Catherine Deneuve. De vraies robes « magiques » et une vraie peau d’âne récupérée dans un abattoir.
Pace, costumier, avait d’abord proposé, raconte-t-il, « d’utiliser une fausse peau, mais Jacques voulait à tout prix une vraie, alors nous sommes allés à l’abattoir en chercher une. C’était d’une lourdeur incroyable. Et puis l’odeur était affreuse ! Il a donc fallu la nettoyer et la traiter. » Au final, la peau est devenue le symbole du film : c’est elle qui est sur l’affiche du film.
Un des costumiers, Hector Pascual, explique38 :
Hector Pascual : Je me souviens du premier jour où je suis allé faire les essayages avec Catherine Deneuve. Il avait fallu retravailler la peau. Telle quelle, il y aurait eu des vers vivants. Parce que je vous ai dit, la peau était authentique. Il fallait que je la réadapte. Quand on enlève la peau d’un animal, elle reste « vivante », organique. Je me souviens de l’avoir doublée quatre ou cinq fois. Jacques Demy m’avait dit : « Ne dis rien à Catherine ! », sinon elle ne l’aurait jamais portée.
[…]
GL : C’est un drôle de mélange entre fiction et authentique…
HP : Et c’est pour ça que c’est très poétique. Moi, je pense que les choses ne sont jamais mortes. Il faut toujours être dans une relation avec le vivant. Si le façonnage avait semblé mort, la vie n’aurait pas été transmise à l’écran. J’estime que Catherine Deneuve a été très forte. Porter cette peau qui devait paraître sanguinolente…
La peau d’un véritable âne mort est donc utilisée pour le film, mais traitée et doublée de façon à ne pas empester le tournage. Cette volonté de réalisme, même dans la situation particulière de l’utilisation d’un cadavre d’animal, donne une force unique au film. Paradoxalement cela peut renforcer le merveilleux.
Demy réussit l’exploit de rendre les personnages parfaitement humains, dans des situations banales (donner à manger aux cochons, faire un gâteau) mais avec une touche de merveilleux. Elle provient des trucages, des décors et costumes, mais aussi de la direction d’acteurs. Il demande notamment aux acteurs de surjouer, se souvient Catherine Deneuve : « Jacques [Demy] nous demandait de tout exagérer : nos regards au plafond, nos gestes surjouant l’accablement ou l’émotion, comme dans une image pieuse. Ce qui nous a valu des fous rires dont on peut détecter la trace dans quelques scènes du film. Mais c’était surtout en sous-main, une injonction à la surréalité au sens esthétique et littéraire39. »
Le Merveilleux
Ce « surjeu » s’inscrit dans la volonté de faire une adaptation « féerique » (tout en gardant de nombreux éléments réalistes comme nous l’avons vu précédemment). Cette façon de bouger, rire, s’amuser dans les séquences avec la princesse/Peau d’âne ou avec le prince rouge renvoie les personnages du côté de l’enfance. L’héroïne joue à faire un gâteau, comme si elle jouait à la poupée. Elle s’amuse à être une souillon tout en sachant qu’elle reste une princesse (aucune angoisse sur ce passage du film). Le prince rouge joue à la chasse (on ne le voit jamais rapporter quoi que ce soit). Mais surtout il boude dans son lit comme un gros bébé. Et pour sortir de sa bouderie, il veut un gâteau. Le prince et la princesse roulent dans les champs. À l’endroit et à l’envers (magie). Ils transgressent les interdits en mangeant des gâteaux ou en se promenant la nuit et chantent :
Nous ferons ce qui est interdit […] Nous irons nous promener la nuit
Nous irons ensemble à la buvette […] Nous ferons tous deux des galipettes
Nous fumerons la pipe en cachette […] Nous irons ensemble à la buvette
Nous nous gaverons de pâtisseries […] Nous ferons tout ce qui est interdit.
Mais qu’allons-nous faire, de tous ces plaisirs ?
Il y en a tant sur Terre.
Nous ferons bien sûr des tas d’enfants
Nous vivrons ensemble
Un conte de fées charmant.
Dans cette chanson et dans les images que Demy en donne, on découvre deux adultes qui se comportent comme des enfants. Plutôt que « faire des tas d’enfants », ils jouent à être des enfants. Manger trop de gâteaux, se promener la nuit, boire à la buvette, fumer la pipe en cachette, ce sont des jeux d’enfants qui singent les adultes. Plusieurs témoins du film signalent aussi que les « pipes » fumées en cachette, en 1970, étaient plutôt remplies de drogues douces que de tabac40. Le style de narguilé utilisé dans le bateau dans une rivière cachée sous des frondaisons, peut évoquer les paradis artificiels des « enfants du flower power » que Demy avait rencontrés en Californie. Le merveilleux vient aussi de cet aspect enfantin et humoristique donné aux deux amoureux lors de leur rencontre. Cette rencontre se déroule en partie en rêve avec des effets de surimpression. L’aspect fantomatique s’inscrit dans cette vision fantasmagorique (à la Méliès, roi des surimpressions) du film.
Le merveilleux est aussi dans la musique. Guitare basse et orgue électrique se mêlent aux sonorités baroques. La musique mélange les époques et traditions : imitation de musique des XVIIe et XVIIIe siècles, jazz, chœurs… Toutes les périodes s’entrechoquent. Michel Legrand explique :
Musicalement, ma première réaction est d’aller vers des styles très variés, volontairement en contraste. « Démarre sur une fugue, me confirme Jacques, mais ajoute ensuite de la guitare électrique et des rythmes modernes ». Pour faire naître la féerie, il faut une partition oscillant entre le baroque, le jazz et la pop. Comme le film lui-même : un télescopage singulier entre l’univers du conte de fées, celui de Cocteau et les couleurs du pop art découvert par Jacques en Californie. J’aime l’image des chevaux rouges traversant la verdure d’une forêt d’été. Comme si Andy Warhol tendait la main à Perrault. Finalement, la convergence de toutes ces influences aboutit à un temps imaginaire, à un entre-deux temporel. D’emblée, je donne à Peau d’Âne une espèce de symétrie, en l’encadrant par deux grandes fugues, l’une en ouverture, l’autre en clôture : la première sur le motif de la recherche de l’amour (“Amour, amour”), la seconde sur celui de l’amour trouvé (« Rêves secrets »)41.
Les mélanges de styles musicaux provoquent le merveilleux42. Le féerique vient également des nombreuses références aux contes. La structure de Peau d’Âne est respectée et Demy ajoute d’autres références à Perrault. Le prince rouge est comparé, par « la vieille » (comme elle demande à être appelée), au Petit Chaperon rouge. Cette « vieille » crache des crapauds, comme un personnage maudit dans Les Fées, de Perrault. Dans le château de la reine rouge, on doit recevoir, pour le bal, le marquis de Carabas. Ce nom vient du conte de Perrault, Le Chat botté. Les valets de ferme qui insultent Peau d’âne la traitent de « Cucendron » ou « Culcendron », terme qui est utilisé pour humilier Cendrillon dans la version du conte par Perrault. Comme pour Cendrillon, le carrosse luxueux de Peau d’âne se transforme, non pas en citrouille mais en simple charrette avec des fagots de bois. Le long essayage de l’anneau qui désigne la jeune femme parfaite ressemble à l’essayage de la pantoufle de verre dans le conte Cendrillon, mais cette ressemblance se trouvait également dans le Peau d’âne de Perrault. Comme dans le conte pour enfants, publié en 1900 par Frank Baum, The Wizzard of Oz / Le magicien d’Oz (adapté en film par Victor Flemming en 1939) le chemin magique dans la forêt mène au lieu qui donne les réponses à la jeune héroïne.
La fée des Lilas est comme la gentille « sorcière du sud » du Magicien d’Oz, venant en aide à la jeune héroïne, lui donnant les bons conseils pour réussir sa quête. Les couleurs clinquantes du film MGM de 1939 ont pu influencer Demy. Les bleus scintillants ou les rouges vifs viennent des traditions du technicolor classique autant que de la nouveauté pop des années 1960. Les couleurs forcées poussent vers le merveilleux.
Lorsque Jacques Demy met en scène le conte de Perrault, « Peau d’Âne », en ayant recours, dans de nombreuses scènes du film, à une gamme chromatique très étendue sans que le conteur n’en ait fait explicitement mention dans son texte, sa lecture dévoile, d’une part, à quel point son inventivité est activée par le récit merveilleux et, d’autre part, les ressources sémantiques indicibles du texte43.
Dans les premières scènes règne l’ambiance bleue – le bleu Klein – et glaciale d’une forteresse féodale fermée sur elle-même. La princesse et son père sont vêtus de cette couleur froide et servis par des pages aux visages peints en bleu. […] Depuis la mort de la reine en hiver par un jour de neige, la vie semble s’être retirée du palais. Consciemment ou non, décorateur et metteur en scène utilisent, comme au Moyen Âge, la couleur bleue pour symboliser le deuil. Dans le conte de Perrault, aucune couleur n’évoque cette période sombre de la vie du roi passée quasiment sous silence — au XVIIe siècle la mort des êtres jeunes n’a rien d’exceptionnel. Dans le film de Demy, au contraire, la musique et la couleur insistent sur la longueur et la tristesse du deuil auquel les contemporains du cinéaste sont devenus très sensibles. La couleur est ici clairement du côté de l’émotion que l’image sert sans modération. En outre, la couleur bleue n’est pas sans évoquer l’expression « avoir du sang bleu » qui signifie appartenir à une noble lignée forcément marquée par la consanguinité. Ce que ne renie pas le Roi bleu lorsqu’il propose à sa fille de l’épouser dans ce royaume clos sur lui-même et endogame, à l’image de son château tourné vers la cour intérieure. Enfin, cette teinte obsédante rappelle un autre conte de Perrault, « La Barbe bleue », dont le cruel héros a assassiné sans remords ses épouses trop curieuses qui faisaient montre d’un début de révolte et de volonté d’indépendance en lui désobéissant44.
Les codes symboliques sont transparents. Si, après la mort de sa mère, la princesse a grandi, délaissée par son père fou de chagrin, dans un monde privé d’amour, elle éprouve le feu de la passion dès sa rencontre avec le prince qui en est l’incarnation. En outre, le rouge du royaume, où Peau d’Âne se réfugie pour échapper à la volonté de son géniteur et de son roi, pourrait représenter aussi le feu de la colère et de la révolte qui a fini par animer la jeune fille refusant de se plier à la volonté perverse de son père incestueux. Le prince, lui-même, ne s’oppose-t-il pas aux obligations de sa condition en s’enquérant puis en tombant amoureux d’une souillon dont il ne devrait pas même remarquer l’existence ? Mai 68 encore tout proche a donné l’occasion aux jeunes générations de faire la révolution contre les figures de père castratrices et oppressantes, qu’elles soient familiales ou politiques45.
Demy a insisté pour que les costumes donnent une idée de merveilleux : « On doit sentir les matières des tissus, écrit Demy dans ses notes préparatoires. Brocarts, paillettes, diamants, voiles, cristaux, perles, etc. Simples mais de couleurs vives, illustrations enfantines plus proches de Disney que du bon goût, ou plus Disney que [Gustave] Doré46. »
Demy a fait appel à Agostino Pace, costumier de théâtre, qui dessine les tenues des personnages principaux, tandis que Gitt Magrini – costumière d’Antonioni et de Bertolucci – se charge de les concevoir et de les fabriquer en Italie. Les formes des robes de la princesse au début du film sont avec des manches bouffantes et de larges épaulettes. Elles reprennent ainsi les formes dessinées pour le roi, son père. La filiation se voit dans le dessin des costumes. On peut aussi remarquer que ces vêtements encombrants obligent le père et la fille à se mettre de profil pour passer dans certains endroits étroits de leur château. Une même gestuelle, à cause des costumes, renforce la proximité père/fille.
Il faut nuancer la liberté du cinéaste par rapport à la possibilité d’inventer un merveilleux sans limite. Demy imaginait de grands travellings, des mouvements de caméra très complexes, à la grue. Mais la productrice Mag Bodard ne réussit pas à assembler tout l’argent nécessaire à cette débauche d’effets virevoltants47. Il fut très difficile de convaincre un distributeur car le film était catalogué « pour enfants ». Même la venue de Catherine Deneuve à New York et son engagement pour le film ne suffirent pas à convaincre le directeur de Columbia, Stanley Schneider, de participer au financement48. Finalement Mag Bodard arriva à faire une coproduction avec Marianne Film, une filiale française de la Paramount. Mais l’accord fut basé sur un chiffre bien plus bas que ce que Demy espérait. Le décorateur habituel de Demy, Bernard Evein fait une estimation, à partir du scénario, sur un devis à 700.000 francs, uniquement pour les décors, soit cinq fois plus que pour Les Parapluies de Cherbourg. C’est également deux fois plus que ce que les producteurs étaient prêts à investir. Evein abandonne le projet et Jim Leon est chargé de dessiner les maquettes. Demy et Deneuve mettent leurs salaires en participation (ils ne seront payés que si le film marche). Demy explique « au dernier moment j’ai dû supprimer un décor sur deux, un figurant sur deux, un costume sur deux […]. C’est un film sur de la magie et la magie ça se paie très cher49 ». Pour garder l’esprit de merveilleux qu’il imagine, même s’il a abandonné un grand nombre d’idées, Demy dépassera néanmoins le budget de 800.000 francs… ce qui entrainera une brouille avec la production. Mag Bodard ne produira plus aucun film de Demy, même si elle a adoré Peau d’âne. Les difficultés pour rassembler les sommes nécessaires, la nécessité pour le réalisateur de supprimer des décors, costumes ou effets ont peut-être eu pour résultat de donner au film un « merveilleux réaliste ». Sous cet oxymore nous incluons tous les traitements très simples faits par Demy pour donner de la magie à son film : trucages devant la caméra, jeux de cadrages, effets spéciaux à l’ancienne inspirés par Méliès ou par Cocteau.
Un élément clairement féerique, qu’on trouve également chez Cocteau dans son adaptation de La Belle et la Bête, est le ralenti. Peau d’âne court jusqu’à une ferme où on lui donnera du travail. Dans cette séquence, jusqu’à ce qu’elle parle à « la vieille », tous les personnages restent immobiles. Le temps est figé comme dans le conte La Belle au bois dormant. Peau d’âne arrive en courant à grandes enjambées, au ralenti, le temps ne s’écoule plus. Peau d’âne avance de façon magique. En plus de Cocteau, cette séquence cite également un autre film marquant pour Demy : Les Visiteurs du soir, de Marcel Carné, sorti en 1942, où le temps s’écoule parfois de façon différente pour certains des protagonistes. Le merveilleux et le réalisme coexistent dans le scénario de Prévert écrit pour Carné. Jean-Pierre Berthomé explique que Demy fréquentait les cinémas nantais deux fois par semaine à partir de l’âge de 8 ans, notamment le cinéma Katorza : « C’est là qu’il découvre à onze ans les Visiteurs du soir et il se souvient encore des spectateurs qui sifflaient le ralenti du bal, croyant à un mauvais fonctionnement du projecteur50. »
Demy respecte parfaitement le conte sur tout ce qui est lié à l’âne. Car « sa litière, au lieu d’être malpropre, était couverte tous les matins, avec profusion, de beaux écus au soleil et de louis d’or de toute espèce, qu’on allait recueillir à son réveil51 ». Trucage simple qui nous place d’entrée dans le monde des fées.
Le merveilleux vient bien sûr de la fée des Lilas. Grâce à ce personnage Demy prend des libertés avec le « réalisme XVIIe ». Le lieu où vit la fée est au milieu de la forêt et on y trouve un téléphone, un miroir magique, et des biches qui obéissent à la fée. Cette dernière fera atterrir un hélicoptère à la fin du film. Sa magie permet les anachronismes : robe Louis XV de la Reine du début du film, costume Henri II du prince à la fin. C’est elle qui a fourni les « poètes du futur » au roi : Apollinaire et Cocteau sont déjà dans les livres de la bibliothèque royale. Comme le signale Jean-Pierre Berthomé, le mot anachronisme ne correspond pas au monde de la fée des Lilas. Elle a accès au passé comme au futur. Son temps « flotte quelque part à l’écart du courant du temps52 ». La fée des Lilas peut changer de robe à volonté, en un clin d’œil dans un raccord de montage qui fonctionne parfaitement avec l’aide d’un tronc d’arbre masquant en partie la scène. La fée tombe du ciel à travers un plafond.
Mais le merveilleux, l’effet spécial le plus magique qui apparaît avec la fée n’est-il pas dû à son interprète Delphine Seyrig ? Avec sa voix très distinguée, très particulière, son aura d’icone intellectuelle venue du cinéma de Resnais et Robbe-Grillet (l’Année dernière à Marienbad, 1961), elle concentre une forme de magie et de fascination. D’après son biographe, Jean-Marc Lalanne, Delphine Seyrig est présentée comme une star qui vient sur le tapis rouge d’un festival chaque fois qu’elle apparaît dans le film de Demy :
La fée des Lilas n’est d’ailleurs pas seulement une « apparition », mais plutôt un ensemble étourdissant d’apparitions – et conjointement de disparitions. L’art de faire apparaître et disparaître Delphine Seyrig, nul ne l’a élaboré avec autant d’ingéniosité que Jacques Demy. Chacune de ses apparitions à l’écran donne lieu à l’invention d’un petit dispositif à grand renfort de trucages vintage (très Cocteau, presque Méliès). Un fondu enchaîné et la voilà encastrée dans le mur de la chambre de Peau d’Âne, posant un pied sur le sol comme on descend d’un piédestal. […] Mais la plus cinématographique des créatures surnaturelles – ou la plus surnaturelle des créatures cinématographiques – a un nom spécifique, pas inventé mais en tous cas refaçonné par le cinéma : la star. On décrivait à l’instant la descente de l’hélicoptère de Peau d’Âne et son effet maximal de redcarpet. On pourrait multiplier les exemples : la mise en scène de Delphine Seyrig, la dramatisation de ses apparitions jouent d’un effet star53.
Ce personnage de fée (et de star) émane directement du conte de Perrault, mais bien d’autres contes utilisent l’idée d’une fée marraine protectrice. Dans La Belle au bois dormant les fées marraines, autour du berceau, peuvent donner grâce et beauté à l’enfant, ou lui lancer un sort (se piquer et s’endormir pour longtemps). Dans Cendrillon, la fée protège l’héroïne d’une marâtre terrifiante. Dans Riquet à la houppe la fée donne au héros de l’esprit. Jacques Demy, passionné par l’opéra et l’opérette dans son enfance, grâce à sa famille qui allait régulièrement au spectacle, a pu voir bien des contes adaptés sur scène au Théâtre Graslin de Nantes. Presque tous les contes de Grimm ou de Perrault ont été produits sous forme d’opéra, ce qui explique sa volonté de faire des films musicaux. L’idée d’une mise en scène féerique peut donc lui venir de souvenirs d’enfance, aussi bien que de lectures plus récentes. Et la vision à sept ans du long métrage d’animation de Disney, Blanche Neige et les sept nains a été également marquante comme il l’a dit lors d’entretiens. Visuellement, même s’il devient une grande sphère, le cercueil de verre de la Reine, au début du film, n’est pas sans rappeler celui qui a été imaginé par les frère Grimm et dessiné ensuite dans les studios Disney pour le personnage de Blanche Neige.
L’hommage à Cocteau
Avec des inspirations variées, Demy réussit à faire un film cohérent. Il y a pourtant un grand écart entre Perrault et Cocteau. Jean Cocteau a influencé Demy de façon nette, dès ses études d’art. Quand Demy rencontre Jean Marais, ils deviennent amis dès 1956. Et le jeune cinéaste de 25 ans peut adapter Le Bel Indifférent, texte de Jean Cocteau54. Peau d’Âne est un hommage à Cocteau par le choix de Jean Marais pour incarner le roi aussi bien qu’avec de nombreux éléments du décor. É propos de l’influence de Jean Cocteau, Demy explique : « cela était très important pour moi. Je trouve que Jean Marais est un très grand comédien. Et je voulais qu’il y ait ce rapport avec les choses qu’il avait faites avec Cocteau. […] Il y a deux ou trois clins d’œil à l’intérieur du film. La cariatide, par exemple55. »
Les cariatides viennent directement de La Belle et la Bête (Cocteau, 1946), tout comme le miroir magique qui permet d’espionner au loin. Les portes s’ouvrent et se ferment toutes seules comme dans le château de la Bête. Les ralentis de la course de Peau d’âne rappellent ceux de Belle dans le film de 1946. Les bougies s’allument d’elles-mêmes comme dans le film La Belle et la Bête. Un poème du futur, cité par le roi, est tiré d’un recueil de Jean Cocteau. Le prince (J. Perrin) se heurte à un mur invisible, comme dans le film Orphée de Cocteau (1950). La rose qui parle évoque pour certains Le Petit Prince de Saint-Exupéry, mais la façon de filmer la bouche dans la rose ressemble surtout à la main qui parle dans Le Sang d’un poète de Cocteau (1930).On entend, sous forme de jeu de mots, un aphorisme de Cocteau : « Les Fées ont toujours raison ». Quand la fée des Lilas énonce cette phrase qui replace le film dans l’univers du merveilleux, elle reprend presque phonétiquement, avec une paronymie, le mot de Cocteau : « les faits ont toujours raison56. » Cette phrase, elle, renvoie à la force du réel.
Jacques Demy a aimé créer des contes de fées post-modernes57. D’un côté, on peut dire qu’il respecte la structure et le merveilleux des contes traditionnels. D’un autre côté, il utilise les contes de façon subversive. Il en révèle l’artifice au sein même de la narration. Avec des jeux de miroir, de dédoublement (château rouge et bleu/révolution et tradition, Peau d’âne/princesse, sur-cadrage dans des miroirs, des portes…), il met en abyme le conte. Le film est une explication sur la construction d’un récit, sous influence d’autres œuvres de cinéma (Disney, Cocteau, Carné). Berthomé remarque que la robe couleur de Lune provient des images filmées par les astronautes à proximité de notre satellite. La robe couleur de temps « n’existe que dans le cinéma, par le cinéma58 ». Faite d’une matière servant aux écrans de cinéma cette robe permet la projection d’images de nuages passant en accéléré. Le film se fabrique sous nos yeux, le récit se construit en expliquant son bricolage. Serge Daney parle du cheminement de Peau d’âne d’un château à l’autre :
La progression de ce voyage n’est plus soumise à une quelconque subjectivité […] mais à un système d’entrées et de sorties dont le modèle est donné au tout début du film : l’âne et l’or. Il n’y a progression qu’à condition, a) de sortir de quelque chose, b) d’en sortir sous une autre forme. Ou encore : tout passage est une métamorphose. Ce qui donne simultanément une « thématique » (contenant/contenu, parents/enfants, décor/personnage et aussi sale/propre) repérable dans tous les films de Jacques Demy et, pour la première fois avec Peau d’âne (d’où l’intérêt du film) quelque chose comme la formulation du principe selon lequel une fiction peut avancer, un personnage apparaître, un film se faire, étant bien entendu qu’il ne s’agit pas tant de passage d’un plan à un autre que d’un plan à un autre du récit, chaque moment décisif étant celui d’un changement d’enveloppe. […] La cabane est le lieu de la pliure du film d’où on peut regarder vers l’arrière ou vers l’avant puisque dans les miroirs, véritables plans issus du film, apparaissent le roi, puis le prince59.
Daney explique bien ici à quel point le conte est subverti par Demy pour en faire un système d’explication de la construction d’une fiction. Donc un conte post-moderne.
Peau d’Âne respecte le contenu et l’histoire telle qu’énoncée au XVIIe siècle, mais le film explique aussi que la révolte contre les parents est fondamentale pour obtenir la liberté. Par sa réappropriation des contes de fées, Jacques Demy a voulu la représentation avec dignité de la classe ouvrière, des gens les plus modestes60. « Les rapports de classe transgressifs figurent, chez Jacques Demy, la transgressivité des relations sexuelles61. » Derrière le conte de fées, Demy met en avant l’aspect révolutionnaire. Imprégné des idéaux des années 1960-1970, son cinéma espère que la jeunesse (la princesse « établie » en Peau d’âne comme une souillon dans un travail de prolétaire) réveillera les anciens et changera le monde. Le Joueur de flûte de Hamelin, incarné par le chanteur folk Donovan, emmène les enfants, l’avenir du monde, pour les sortir d’une ville répressive, corrompue, violente et qui s’autodétruit. Demy explique à la sortie du film en France en 1975 : « c’est un conte, je crois, très actuel62. » Selon Donovan : « La musique pop aide le monde à changer […]. Je veux montrer au monde comment danser, chanter à nouveau, lui apprendre à se libérer63. » Les chansons de Peau d’Âne, elles aussi, aident le monde à danser, à chanter, à se libérer d’une société étriquée. La princesse fait détruire le « système monétaire » de son royaume puisque l’âne qui défèque de l’or est condamné à mort. Peau d’Âne est l’histoire d’une métamorphose. Le conte initiatique est respecté, et amplifié par le cinéaste. De l’enfance, la princesse va passer à un moment d’épreuves, recouverte par la peau d’âne qui lui sert de chrysalide. Elle deviendra femme, indépendante, loin de la loi du père, quand elle trouvera l’amour grâce au prince rouge. L’histoire de cette libération se concrétise dans la couleur blanche qui est chez Demy la couleur de l’amour absolu, la couleur de l’idéal poursuivi64. C’est pourquoi les trois couples à la fin sont habillés de blanc, devant un château blanc et assistant à un défilé presque entièrement blanc.
Par petites touches, le travail de Demy sur les contes, les histoires inspirées de mélodrames ou d’opérettes, fait avancer le monde vers une ouverture plus large et une compréhension de l’autre. Le conte Peau d’Âne fait passer d’un système endogame à un système exogame. D’un seul couple père/fille à trois couples diversifiés, dans le dernier tableau. Demy arrive à respecter le conte de Perrault et à le moderniser. Le film joue avec les références du XVIIe siècle et s’insère totalement dans le cinéma des années 1960-1970. Le cinéaste a réussi un film indatable et qui ne vieillit pas… comme un conte de fées.
Notes
Simon Simsi, Ciné-Passions. Le guide chiffré du cinéma en France, Paris, Dixit, 2012, p. 232. En 2019, le film aurait cumulé plus de 3 millions d’entrées.
Précisons que, pour Demy, Model Shop est un de ses films préférés et que de nombreux critiques s’accordent sur la grande qualité du film californien du cinéaste français.
Entretien avec Demy par Jean-Pierre Berthomé, in Jacques Demy et les Racines du rêve, Nantes, L’Atalante, 3e édition, 2014, p. 240-241.
Après des sommets atteints en 1947 et 1957, le nombre d’entrées en France (et dans le monde) n’a cessé de chuter jusqu’à arriver à un étiage en 1990. Depuis cette date les entrées remontent dans les cinémas français jusqu’à retrouver, en 2019, le niveau du milieu des années 1960. Voir Pierre Sorlin, « Un objet à construire : les publics du cinéma », Le Temps des médias, n°3, 2004/2, p.39-48, Claude Forest, « Quarante ans de fréquentation cinématographique française. Évolutions régionales et départementales (1857-1996) », 1895. Revue d’histoire du cinéma, n°23, 1997, p.63-79.
Jean-Pierre Berthomé, Jacques Demy et les racines du rêve, Nantes, L’Atalante, 1996, 2e édition, p. 30.
Jean-Pierre Berthomé, « Un héritage confisqué ? Jacques Demy et Ciné-Tamaris », 1895. Revue d’histoire du cinéma, n°72, printemps 2014, p.148.
Anne E. Duggan, Enchantements désenchantés. Les contes queer de Jacques Demy, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015, p. 13.
J. T. de Saint-Germain, préface aux Contes de Perrault, Paris, Librairie Théodore Lefèvre et Cie, 1884, p. III à X.
Marie-Louise Von Franz, La Femme dans les Contes de fées, Paris, La Fontaine de Pierre 1979 ; Marc Girard, Les Contes de Grimm. Lecture psychanalytique, Paris, Imago, 1990; Thomas R. Vessely, « In defense of useless enchantment : Bettelheim’s appraisal of the fairly tales of Perrault », in R.A. Collins, H. D. Pearce (dir.), The scope of the fantastic-culture, biography, themes, children’s literature. Selected essays from The first international conference on the fantastic in literature and film, Wesport, CO, Greenwood Press, 1985, p. 221-230.
Entretien avec Jacques Demy et ses acteurs, tournage de Peau d’âne, émission « pour le cinéma », 19/07/1970.
Lucile Durrmeyer et Jean-Claude Polack, interrogés dans les Bonus du DVD Peau d’âne, Arte Vidéo (2008). Bonus n°7.
Entretien avec Jacques Demy et ses acteurs, tournage de Peau d’âne, émission « pour le cinéma », 19/07/1970.
Serge Larivée, Carole Sénéchal, « La psychanalyse des contes de fées, quelle histoire ! », Bulletin de psychologie, n°514, 2011/4, p.359 à 368.
En tout état de cause, l’idée de l’attirance œdipienne était répandue dans la fin des années 1960. Dans les années 1990, la contestation de l’existence de ce complexe deviendra virulente, longtemps après la sortie du film. Voir Bennet Simon, « Is the Œdipus complex still the cornerstone of psychoanalysis ? Three obstacles to answering the question », Journal of the American psychoanalytic association, 39, 3, 1991, p. 641-668. A. H. Schrut, « The Oedipus complex: Some observations and questions regarding its validity and universal existence », Journal of the American Academy of Psychoanalysis, 22 (4),1994, 727–751.
Lu dans les Contes de Perrault, Préface de J.T. de Saint-Germain, Patis, Librairie de Théodore Lefèvre et Cie, rue des Poitevins, [1884]. Peau d’âne commence à la page 117.
Méliès arrête sa caméra. Modifie un élément. Reprend son tournage. Le « raccord de montage », terme utilisé bien plus tard, permet de rendre fluide les trucages. Les apparitions de la fée, les changements de couleur de robe, fonctionnent de la même façon.
Rosalie Varda-Demy et Emmanuel Pierrat, Il était une fois : Peau d’âne, Paris, éditions de la Martinière, 2014, p. 46.
Alain Philippon, Cahier de notes sur Peau d’âne, Paris, École et cinéma/Les enfants du 2e siècle, 2014, p. 8.
Entretien avec Hector Pascual, par Gaël Lépingle et Bertrand Keraël sur le site de la Cinémathèque française.
Entretien avec Catherine Deneuve par Gérard Lefort : « Un film-papillon », Libération, 24 octobre 2003.
Passage au sein de la communauté hippie de San Francisco, grâce à l’amitié avec le couple homosexuel Jim Rado et Jerry Ragni, créateur de la comédie musicale Hair. « Tout le monde y vit plus ou moins nu, fume de la marijuana », explique Michel Legrand, in Jacques Legrand avec Stéphane Lerouge, J’ai le regret de vous dire oui, Paris, Fayard, 2018, p. 149.
Pour une analyse plus détaillée du rôle du thème musical de l’amour, voir Ondine Razafimbelo, « Qui chante l’amour dans Peau d’Âne (Jacques Demy, 1970) ? », Féeries, 18 | 2022.
Danièle Henky, « Peau d’Âne, un conte merveilleux haut en couleur : de Perrault à Demy, des réécritures inspirées », Féeries, 17 | 2021, §2.
Jean-Marc Lalanne, Delphine Seyrig. En constructions, Paris/Bordeaux/Nantes, Capricci, 2023, p. 17-19.
Entretien avec Jacques Demy et ses acteurs, tournage de Peau d’âne, émission « pour le cinéma », 19/07/1970, consulté le 26/07/23 sur https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i00014291/jacques-demy-et-ses….
Cristina Bacchilega, Postmodern Fairy Tales. Gender and Narrative Strategies, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1997, p. 22-23.
Serge Daney, « Jacques Demy, Peau d’âne », Cahiers du cinéma, n°229, mai 1971. Repris in Serge Daney, La maison cinéma et le monde, 1. Le Temps des Cahiers, 1962-1981, Paris, POL, 2001, p. 121-124.
Donovan interviewé par Robert Shelton, in « Donovan Brings his message in Words and Songs », New York Times, 26 october 1968, p. 28.
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3|2024 - sous la direction de Olivier Leplatre
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