La performance littéraire correspond à un ensemble de pratiques scéniques, distinctes de la performance artistique telle que le champ de l’art contemporain l’a définie, mais qui ne peuvent être simplement rabattues ou ramenées à des prolongements du texte écrit et publié1. Elles constituent, à ce titre, un corpus à part entière, dont l’analyse ne dépend pas de la prise en compte des textes publiés de façon traditionnelle. Mon propos ne portera pas sur les corpus de poésie orale ou de poésie action, qui s’inscrivent dans une autre généalogie, dont la critique a bien montré les enjeux2. Les performances que je vais évoquer conservent, d’une manière ou d’une autre, un lien fort avec les textes dont elles sont issues ou dont elles accompagnent l’écriture comme la publication. C’est dans ce jeu entre pratiques textuelles et pratiques scéniques que prend forme un corpus intermédial, qui invite à intégrer à l’analyse des textes des questions de poétique des supports, mais aussi à considérer la littérature indépendamment de son support de prédilection, l’imprimé, dans la lignée des réflexions ouvertes par Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel autour de la « littérature exposée3 ». Dans cette perspective, la notion d’inter-œuvre4, que ce dossier invitait à explorer, constitue une piste féconde pour penser la façon dont performances, textes, et parfois absence de texte se combinent et entrent en résonance, et dont l’« œuvre » s’adapte, résiste ou s’étend face à ces phénomènes qui relèvent en partie de logiques de remédiation5. Le développement de formes littéraires hors du livre, y compris liées à l’essor des technologies numériques, contribue en effet à infléchir la définition de ce que peut être une œuvre littéraire et à réfléchir à ses différents régimes de visibilité. Cependant, l’intérêt pour les formes performées ne doit pas faire oublier que la pratique de la performance constitue aussi une forme d’injonction adressée aux auteurs, entre impératifs de visibilité médiatique et, parfois contraintes économiques6. C’est dans ce contexte que les écrivains se saisissent de la performance pour en explorer les potentialités créatrices.
En l’occurrence, les œuvres contemporaines qui ne se limitent pas à un seul médium composent autant de systèmes texte-scène, ou livre-performance, au sein desquels la performance constitue un espace de création et de circulation entre les médiums. J’aborderai les cas d’Emmanuelle Pireyre, de Chloé Delaume7 et de Jean-Yves Jouannais, parce que leur travail rend bien compte de la façon dont la performance s’étend aussi aux formes narratives, comme l’a montré Emmanuelle Pireyre elle-même dans sa thèse8, et parce qu’ils représentent trois modalités différentes de ce partage – de la disparition de l’œuvre à sa pluralisation transmédiale9. Cette étude me permettra, dans le même temps, de mettre à l’essai l’idée d’inter-œuvre.
Jean-Yves Jouannais : peut-on se passer de l’œuvre ?
L’essor d’une littérature « exposée » rencontre fréquemment le paradigme, à la fois esthétique, critique et institutionnel, de l’art contemporain, dont les liens avec les formes littéraires font l’objet de plusieurs propositions critiques récentes10. À la croisée de ces deux champs, Jean-Yves Jouannais poursuit une œuvre hybride, typiquement transmédiale : rendant compte, dans un discours à la fois argumentatif et narratif, de la lecture d’une « bibliothèque de guerre », il pratique la forme de la conférence-performance, dans le cycle L’Encyclopédie des guerres, représenté au Centre Pompidou, à Paris, depuis 2008 ainsi qu’à la Comédie de Reims, depuis 2010. Le texte de présentation disponible en ligne sur le site du Centre Pompidou, qui n’a pas changé depuis les toutes premières séances, présente ces performances comme partie d’un processus d’écriture, laissant entendre que la performance serait ici un espace de travail, un laboratoire, où s’élaborerait une œuvre à venir :
Jean-Yves Jouannais lira son ouvrage en train de s'écrire, de manière exhaustive, séance après séance. Seront projetés durant la lecture tous types d'illustrations : cartes, photographies, tableaux, extraits de films, actualités d'époque, dessins animés, vidéos d'artistes, etc. Cette lecture illustrée, comme une encyclopédie en pop up, s'apparente à une performance parce que chaque entrée est commentée en direct, critiquée, réécrite au fur et à mesure11.
En apparence, il s’agit bien d’un cycle sans forme écrite, uniquement constitué de performances. Une œuvre sans œuvre en somme, éphémère, constituée par le commentaire et la lecture de ce que Jouannais appelle une « bibliothèque de guerre » : le conférencier évoque, en amateur, des textes et des documents relatifs à la guerre, organisés par sous-entrées alphabétiques, dans un discours directement adressé au public. Un texte plus développé, signé par Jean-Yves Jouannais, place l’entreprise sous l’égide de Bouvard et Pécuchet, revendiquant une démarche « spéculative » procédant à rebours, qui fait de la quête du livre le principe même de son mouvement :
C'est un livre en train de s'écrire, et qui va s'écrire en public, sur scène. L'usage commun implique que l'écriture d'un ouvrage soit motivée par un projet précis, le développement d'une théorie. On suppose que le sujet préexiste à l'écrit, que le livre offre l'espace de sa démonstration. Or, il s'agit là de faire de l'essai le lieu d'élucidation de son prétexte même. Une analyse spéculative en aveugle, centrée non pas sur l'énonciation d'une thèse, mais, centrifuge, sur la découverte de son amorce, sur la nomination de son prétexte. Aussi, le principe de cette enquête est-il celui de la candeur, et sa méthode, l'idiotie12.
Or, L’Encyclopédie des guerres ne semble pas, après plus de quinze années d’existence, être vouée à composer en définitive un livre – du moins, pas un seul. L’œuvre, ici, dans ce qu’elle peut avoir de matériel et de totalisant, ne fait pas partie du projet esthétique, et n’en constitue surtout pas le terme. Le texte de présentation, en outre, semble construit sur un équilibre des contraires : le livre qui « va s’écrire » ne peut l’être que selon une logique « spéculative », non démonstrative, le « sujet » s’oppose au « prétexte », pour composer une œuvre sans « projet précis », en somme, dont la réalisation comprend sa propre impossibilité13. Ces antithèses, peut-être plus encore que la référence à la tradition critique de l’idiotie et aux figures flaubertiennes de Bouvard et Pécuchet, disent en creux le paradoxe de L’Encyclopédie des guerres, qui place Jouannais dans la lignée des « artistes sans œuvres » auxquels il a consacré un essai en 200914.
Pourtant, la bibliographie de Jean-Yves Jouannais est bien réelle, qui s’inspire ou dérive de L’Encyclopédie des guerres, s’inscrit dans ses marges et la prolonge tout à la fois15. Quatre ouvrages, publiés entre 2012 et 201816, semblent ainsi graviter autour des séances de L’Encyclopédie des guerres, sans pour autant en constituer le point d’aboutissement annoncé, ni même la transposition imprimée. Et si, en 2017, Jouannais a annoncé la parution du livre issu des performances, cette annonce n’a pas encore été suivie d’effet, et le cycle de performances s’est poursuivi17. Force est de constater que l’annonce du livre constitue ici une forme de leitmotiv qui, accompagnant les performances, fonctionne aussi comme un leurre et invite à décentrer le regard, sans faire de l’imprimé la garantie d’une réalisation opérale. En outre, les livres imprimés sont au cœur de L’Encyclopédie des guerres puisqu’ils lui confèrent, en grande partie, son matériau. Devenu lecteur de « livres de guerre », qu’il échange avec ses spectateurs, constituant peu à peu sa bibliothèque en « bibliothèque de guerre », l’artiste se fait le relai d’une compilation de lectures, qu’il classe, sur le plan macrostructural, dans les entrées de son abécédaire et, sur le plan microstructural, par rapprochements formels et par analogies18.
L’Encyclopédie des guerres pose enfin la question de la temporalité de l’œuvre littéraire : les deux versions (Beaubourg et Reims) suivent des rythmes distincts, et toutes les versions de l’œuvre sont éphémères. Jouannais souligne fréquemment la lente progression de son propos – des formules telles que « nous sommes encore dans l’Entrée… » sont récurrentes – et n’hésite pas à revenir en arrière, pour compléter une entrée passée, s’écartant ainsi régulièrement de l’ordre alphabétique. Il y a là un rapport au temps vertigineux, puisque Jouannais, se saisissant de l’histoire entière des écrits sur la guerre, explore aussi des enjeux autobiographiques (l’œuvre s’inscrit dans une durée qui est plus ou moins celle de la vie du conférencier) qui viennent souligner en retour la tentative performative de combler une lacune originelle. Cette performance d’une vie, qui fait du conférencier un « personnage de roman19 », est enfin une manière de jouer la rencontre avec les livres et l’appropriation d’un savoir. La vie du conférencier est d’autant plus orientée par ses lectures qu’il révèle, lors de certaines séances, avoir entrepris cette enquête dans un geste d’exploration de la mémoire familiale (son grand-père a disparu à la fin de la Seconde Guerre mondiale). C’est dans cette mise en relation de textes, d’images, d’archives et de commentaires présentés depuis le point de vue de l’amateur (Jouannais souligne constamment, dans ses performances, qu’il n’est pas spécialiste, qu’il n’aborde ce corpus ni en critique ni en historien, et souligne sa propre spontanéité de lecteur autodidacte) que surgit un autre discours, souvent mené à la première personne, qui témoigne d’un plaisir du récit et qui laisse affleurer, par instants, une matière autobiographique.
S’y ajoutent, surtout, au fil des séances et des entrées alphabétiques, un discours réflexif sur ce que créent ces performances, sur ce qu’elles composent peu à peu ou, au contraire, sur ce qu’elles ne constituent pas. L’objet apparemment insaisissable de la conférence-performance se trouve en réalité au cœur d’un discours méta-énonciatif, qui propose une redéfinition de la littérature hors de ses cadres et de ses supports habituels. Ainsi, lors de la séance 117, Jouannais souligne le plaisir des mots rares croisés et commentés au fil des conférences, ce qui le conduit à réinterroger le but de son entreprise dans le cadre d’une digression mélancolique : « je ne sais plus trop à quoi sert l’Encyclopédie des guerres ». Il évoque sa peur de « boire la tasse », puis de « s’y noyer », dans un flottement entre qualifications ironiques de l’entreprise et déploiement d’un ensemble de connotations funestes : « J’ai été perdu dès le premier instant » – un égarement source de plaisir comme d’effroi, dont les « Mots insolites, curiosités inutiles » sont l’un des indices20. On le voit, le fonctionnement des conférences relève en partie d’une logique verbale et d’un travail, résolument littéraire, sur la langue. La référence à Stendhal, au début de la séance 93, participe de la même logique, lorsque Jouannais se compare à un personnage stendhalien, « héroïque et branleur » : « moi j’aime bien venir comme ça à l’Encyclopédie des guerres, sachant qu’il y a de forts risques que je chute, mais je n’ai plus peur de vous, je n’ai plus peur du ridicule21 ». Faussement potache, la posture22 est bien celle d’un auteur, d’un créateur, qui met en scène la fragilité de sa propre création, objet de langage qui se déploie autour des livres, et qui ouvre autant d’amorces possibles, narratives, autobiographiques et parfois romanesques.
Emmanuelle Pireyre : entre deux supports, la performance comme remise en jeu de l’œuvre
Dissolution des frontières de l’œuvre, pluralisation de sa temporalité et diversification des médiums à travers lesquels elle prend forme sont des traits communs à de nombreux auteurs de performance. Pour autant, il s’agit aussi, parfois, de travailler un matériau narratif hors du support livresque, pour en éprouver les potentialités formelles. L’exemple d’Emmanuelle Pireyre montre bien comment la performance s’inscrit dans l’œuvre, sans qu’il ne soit forcément possible de séparer la publication des livres de leur lecture, éventuellement performée, après parution – ce qui relève à la fois d’une logique promotionnelle, qui accompagne la sortie d’un livre et en permet la diffusion, et d’une exploration créatrice d’un médium hors du livre. De fait, chez de nombreux auteurs et autrices, la pratique de la performance littéraire, bien qu’elle soit souvent issue de commandes, suscitées par des résidences, ou proposée sous forme de lecture performée d’un extrait de livre, est rarement totalement indépendante du processus de création. Il faut également distinguer entre différents héritages formels, les auteurs de poésie contemporaine étant parfois plus proches des scènes poétiques et donc des pratiques de la performance que les auteurs de récit. Le parcours d’Emmanuelle Pireyre témoigne de cette translation, puisqu’elle commence à publier de la poésie au début des années 2000, avant de se tourner vers des formes plus narratives, qui lui permettent alors aussi, conjointement, d’étendre sa pratique de la performance. Quasiment toutes ses performances – dont la liste est archivée sur son site internet – sont à penser en relation avec un texte, selon un principe de plasticité et d’hybridité textuelle, souligné par exemple par Marie-Jeanne Zenetti ou Corentin Lahouste23. Elles précèdent parfois de peu la publication d’un livre, comme pour Mes vêtements ne sont pas des draps de lit (performance créée en 2000, livre publié en 2001 chez Maurice Nadeau), ou sont parfois prolongées par un texte, comme c’est le cas pour la performance Comment j’ai nettoyé une phrase de Marguerite Duras, qui a donné lieu à une publication en volume collectif en 201224. D’autres performances font apparaître des effets de circulation d’un espace à l’autre, comme c’est le cas de Collection intime, une performance menée dans le cadre d’une exposition à la Maison rouge, fondée sur le commentaire de quelques œuvres, en 201225. Emmanuelle Pireyre, commentant une œuvre de Maurizio Cattelan, ouvre une digression et évoque une anecdote centrée sur la figure d’un universitaire suédois, avant de s’interrompre et de renvoyer à son livre, qui vient de paraître et dont elle lit, un peu plus tard, une page. À la fin de cette performance muséale, elle présente une « collection de baisers de cinéma », que l’on retrouve également disséminés dans les différents chapitres de Féerie générale. La performance, sa temporalité éphémère mais aussi tout le travail de préparation et d’écriture qu’elle suppose, constitue donc un espace où essayer le texte en train de s’écrire, pour en éprouver la résistance et l’efficacité, lorsqu’elle a lieu en amont de l’écriture. Mais lorsqu’elle prolonge le livre, elle permet d’en faire entendre des extraits, et surtout de le réinscrire dans un geste esthétique plus large. La performance Lynx26, d’une durée de 41 minutes, qu’Emmanuelle Pireyre donne en plusieurs lieux, précède de deux années la parution de Féerie générale27 : les deux œuvres fonctionnent de façon conjointe, et font partie du même projet. L’écriture de Chimère28 suit un processus comparable. On peut en lire en effet, sur le site internet de l’autrice, la présentation suivante :
Chimère est une performance où Emmanuelle Pireyre déploie avec films et musique des moments de son roman Chimère (L’Olivier 2019).
[…]
La performance a accompagné l’écriture du livre Chimère, permettant de développer certains des personnages et situations du roman29.
Les verbes « déployer » et « accompagner » décrivent ici la relation entre le texte et la performance, sans marquer de hiérarchie nette entre les deux. Si la performance constitue pour partie un espace d’expérimentation, le livre n’est pas le point d’aboutissement d’un processus de création dont la performance serait seulement le laboratoire. Il faut plutôt considérer le livre comme un pivot – précédé, de façon exploratoire, par la performance, et prolongé, après publication, par des représentations qui en assurent la diffusion. L’inter-œuvre, ici, serait une mise en relation dynamique de deux supports, qui actualisent ou déclinent deux versions possibles d’une œuvre. En effet, le livre et la performance, deux médias distincts, prennent en charge un même univers, dans le cas de Féerie générale et de la performance Lynx comme dans le cas de Chimère, sans qu’il ne s’agisse pour autant d’une adaptation, ni d’une narration de type transmédial à proprement parler (un même univers fictionnel mais des histoires différentes).
Le dispositif choisi par Emmanuelle Pireyre s’y prête d’autant mieux que les textes comme les performances mettent en scène une narratrice, prénommée Emmanuelle, dont les recherches et les interrogations constituent le premier matériau narratif. Une cohérence énonciative s’établit ainsi entre la première personne présente dans Féerie générale comme dans Chimère, et l’autrice sur scène, qui prend la parole pour jouer le rôle de sa narratrice.
C’est bien d’un personnage qu’il s’agit, qui s’adresse au public sur le modèle de la conférence-performance, de même que, dans les récits, Emmanuelle est un personnage de narratrice impliquée dans les histoires qu’elle raconte. Comme on avait pu l’observer dans le cas de Joël Jouannais, c’est dans l’espace commun aux livres et à la performance que s’élabore une « posture » singulière qui unifie, ou tout du moins relie de façon dynamique les deux pôles du livre et du hors-livre.
Chloé Delaume : une inter-œuvre aux supports multiples
Chloé Delaume, qui commence à publier également au début des années 2000, publie d’abord des textes autofictionnels (des Mouflettes d’Atropos, 2000, à Une femme avec personne dedans, 2012). Parallèlement, une partie de ses textes interroge l’influence des médias et, à ce prisme, explore d’autres univers fictionnels. C’est ce que propose, dès 2003, Corpus Simsi30, pour lequel un « cycle de travail31 » autour du jeu vidéo et des rapports entre fiction et virtuel est mené de 2002 à 2004, de telle sorte que ces performances encadrent la publication32. De façon comparable, J’habite dans la télévision, un cycle sur l’aliénation face aux écrans, « développé à travers des performances et des chroniques tenues pour Le Matricule des Anges33 », précède le livre paru en 2006. Les textes de présentation disponibles sur le site internet de l’autrice indiquent clairement que la performance est un espace complémentaire, où s’élabore une partie de la création, dont la publication d’un livre peut être le résultat ou un point d’étape. Là encore, l’œuvre se déploie selon deux pôles, non substituables l’un à l’autre. Cependant, les travaux ultérieurs de Chloé Delaume tendent à défaire ce système binaire, au profit d’un éclatement intermédial qui rend les créations de l’autrice plus indépendantes les unes des autres et construit une circulation plus horizontale entre les différents supports34. En effet, les projets « In bosco veritas » puis « Le Parti du Cercle » (2011-2016), amorcés lorsque Chloé Delaume était pensionnaire à la Villa Médicis (2011-2012), ouvrent un nouveau cycle dans son œuvre qui, sur le plan générique, privilégie le roman et, sur le plan thématique, amorce une réflexion sur les figures de la sorcellerie et sur le féminisme. Ces performances préparent en effet la publication des Sorcières de la République (Seuil, 2016), un roman qui narre l’essor d’une révolution féministe menée par les déesses de l’Olympe, revenues sur terre pour se débarrasser du patriarcat, puis par l’essai Mes bien chères sœurs (Seuil, 2019), un texte directement issu d’un cycle d’ateliers d’écriture féministes, menés d’une part en résidence à la librairie Violette & Co, à Paris, d’autre part auprès de femmes précaires, au Palais de la femme. Deux parutions distinctes en sont issues, l’essai de Delaume, Mes bien chères sœurs, et le livret rassemblant des textes écrits en ateliers, dans le cadre du projet « Liberté, parité, sororité ». Ce livret ouvre donc un espace de publication spécifique, certes distinct de celle de l’autrice, mais qui accueille d’autres signatures, et donc un autre régime d’auctorialité, plus collectif, entre les pages d’un livre numérique.
De tels cycles définissent un espace intermédial et inter-opéral, qui excède la seule complémentarité entre la publication et la performance. Cet espace est à entendre comme espace de travail, mais aussi comme creuset de formes alternatives, qui déclinent et diffusent l’œuvre, au fil d’un processus de dissémination transmédiale. À l’extension de l’univers fictionnel et postural de l’autrice s’ajoute la pluralisation de la question de l’autorité, qui s’exprime aussi à travers les productions collaboratives de Chloé Delaume. En effet, Un Cœur synthétique, paru en 2020 et qui a obtenu le prix Médicis, est, pour la première fois dans l’œuvre de Chloé Delaume, un véritable roman. Il narre les aventures d’Adélaïde, quadragénaire célibataire qui s’interroge sur la possibilité, ou l’opportunité, de retrouver un partenaire, dans un monde où le marché de la séduction passe par des applications et des réseaux sociaux. L’éloge final de la sororité, qui met à distance la normativité du couple hétérosexuel, s’inscrit ainsi dans le sillage des livres précédents. Or, cette fois, ce n’est pas une performance littéraire, mais un album musical, qui fait pendant au livre imprimé : Les Fabuleuses mésaventures d’une héroïne contemporaine, produit par Dokidoki, et sorti en 2020, un mois après le livre. Les textes et le chant sont de Chloé Delaume, la musique est signée Patrick Bouvet et Éric "Elvis" Simonet, qui prend également en charge l’arrangement et le mixage. S’y ajoutent un graphiste, un designer, le réalisateur et la réalisatrice de deux clips, dans lesquels Chloé Delaume joue le personnage de ses chansons. L’autrice inscrit ici sa pratique dans un geste collectif – caractéristique en l’occurrence de la création musicale même si, comme en littérature, le nom de l’auteur y occupe une place prépondérante. Une telle pratique collaborative avait déjà permis l’émergence d’un livre-application, Alienare, paru aux éditions du Seuil en 2015, dont le graphisme avait été réalisé par Frank Dion et la bande sonore par Sophie Couronne35.
Si l’activité littéraire et l’écriture de livre continuent à polariser et, sans doute, à hiérarchiser les activités de Chloé Delaume (la promotion de Pauvre folle, roman publié dans le cadre de la rentrée littéraire 2023, en témoigne), la place du livre imprimé semble cependant moins centrale, au profit d’une logique de pluralisation des formes de publication de l’œuvre36 , qui permet d’étendre non seulement les productions de l’autrice au-delà d’un seul support, mais aussi son univers fictionnel et romanesque, tout en donnant à repenser la place de la littérature dans cet environnement.
Dans cette perspective, il faudrait y ajouter d’autres modes de présence, qui ne relèvent pas stricto sensu de la performance, mais qui ont trait aux événements publics que l’autrice organise et auxquels elle participe. Ainsi de la publication de l’ouvrage collectif Sororité, dans la récente collection « Points féministe » au Seuil, que Chloé Delaume a coordonné, et des Lettres à une jeune poétesse, auquel elle a participé37 : le premier interroge le sens d’un mot dont la réappropriation littéraire dessine des potentialités émancipatrices, le second recueille les témoignages d’autrices sur la pratique et les conditions de l’écriture au présent. Delaume a organisé aussi, au café associatif Chez Mona à Paris, un « point de ralliement dédié aux femmes et à leurs projets38 », la « Petite veillée », certains dimanches soir : entre 2021 et 2023, elle y lisait des extraits de ses textes, parfois en cours d’écriture, lisait aussi les textes d’autres auteurs et autrices, qu’elle invitait à venir présenter leur travail. Cette scène partagée construit ainsi une petite communauté qui, par la lecture et la rencontre, rend visibles les pratiques littéraires – on retrouve ici les propositions théoriques formulées par David Ruffel au sujet de la littérature « contextuelle », qui réinscrit les pratiques esthétiques non seulement hors du livre, mais également dans différents espaces culturels ou institutionnels39. Cette extension des formes de publication et de diffusion de l’œuvre témoigne d’une circulation productive entre les textes et leurs différentes réalisations et permet, dans le cas de Chloé Delaume, d’accentuer un positionnement politique et militant, relatif aux questions du genre et du féminisme.
La pratique de la performance littéraire a fait l’objet de plusieurs conceptualisations théoriques qui pensent, à ce prisme, l’extension des pratiques littéraires hors du livre. Les trois cas ici examinés, parce qu’ils relèvent au moins en partie du récit, contribuent aussi à faire de la performance un espace qui, relié aux formes livresques à la façon d’un ruban de Moebius, invite à repenser la notion d’œuvre littéraire. Dans un numéro consacré aux publications de l’œuvre littéraire, Romain Bionda, François Demont et Mathilde Zbaeren soulignent, à juste titre, que la prise en compte des modes de publication et de diffusion des œuvres, dans une perspective synchronique et diachronique, en reconfigure la perception : « [u]ne œuvre est en effet susceptible d’admettre une pluralité d’états et de modes d’existence, sans compter qu’elle entretient régulièrement des liens étroits avec des œuvres voisines, dont elle dérive ou qu’elle suscite40. » Dans le cas de la performance littéraire, les effets de circulation fictionnelle, de continuité énonciative et de cohérence posturale entre différents médiums dessinent ainsi l’espace d’une inter-œuvre, entendue comme système dynamique. Caractéristiques d’une forme d’hospitalité littéraire, ces formes se prêtent bien à des gestes collectifs – échanges de livres chez Jouannais, créations collectives plurimédiales chez Pireyre, lectures collectives chez Delaume – et interrogent le rôle de la littérature et de ses moyens d’action dans un environnement médiatique saturé d’information.
Notes
Pour une histoire de la performance, voir RoseLee Goldberg, La Performance. Du futurisme à nos jours [1979], Thames and Hudson, 2012.
Voir notamment Céline Pardo, La Poésie hors du livre (1945-1965). Le poème à l’ère de la radio et du disque, Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, 2015 ; Gaëlle Théval, Poésies ready-made, XXe-XXIe siècles, Paris, L’Harmattan, coll. « Arts et médias », 2015 ; Jan Baetens, À voix haute. Poésie et lecture publique, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2016 ; Cristina de Simone, Proféractions ! Poésie en action à Paris (1946-1969), Dijon, L’écart absolu, Presses du réel, 2018.
Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel (dir.), Littérature, no 160, « La Littérature exposée. Les écritures contemporaines hors du livre », 2010, et Littérature, n° 192, « La Littérature exposée 2 », 2018.
La notion d’« inter-œuvre » constitue une proposition critique, élaborée collectivement au fil des séances d’un groupe de recherche constitué en 2018, dirigé par Philippe Ortel et Vérane Partensky au sein de l’UR Plurielles, qui rassemble questionnements et travaux autour de l’intermédialité, en diachronie comme en synchronie.
La remédiation renvoie aux pratiques de transfert d’un support à l’autre, qui modifient aussi le contexte, donc la diffusion et la réception de l’œuvre. Voir Jay David Bolter et Richard Grusin, Remediation. Understanding New Media, Cambridge, MIT Press, 1998. Magali Nachtergael souligne la façon dont ces processus, fréquents dans l’histoire littéraire, bénéficient désormais d’une visibilité renouvelée (« Déplacement de la littérature. Images, corps et remédiations biotechnologiques », Place, n°2, 2020.)
Voir par exemple Peter Lunenfeld, Snap to Grid, Cambridge, MIT Press, 2001. Ses analyses, en particulier le constat d’une injonction à la performance – « Demo or die » – sont relayées par Jan Baetens. Voir Jan Baetens et Domingo Sánchez-Mesa Martínez, « Literature in the expanded field : intermediality at the crossroads of literary theory and comparative literature », Interfaces, n° 36, 2015, p. 289-304, ou Jan Baetens, Université de Louvain, « La suite sur scène. Kenneth lecteur de Goldsmith », Fabula / Les colloques, Internet est un cheval de Troie, 2017.
Je me permets de renvoyer à une réflexion menée autour de la pratique de la performance de Chloé Delaume et d’Emmanuelle Pireyre, afin notamment de mettre en valeur les enjeux politiques de cette articulation entre texte et performance : Estelle Mouton-Rovira, « Entre livre et scène. Performances littéraires et gestes politiques chez Chloé Delaume et Emmanuelle Pireyre », Elfe xx-xxi, n°10, 2021.
Emmanuelle Pireyre, La Performance narrative. Panorama, syntaxe, texture d’une forme contemporaine, thèse de doctorat, Université Paris-8, 2022.
Pour une définition de la transmédialité et des approches narratologiques qui la saisissent, je renvoie à Raphaël Baroni et Anaïs Goudmand, « Narratologie transmédiale », Glossaire du RéNaF, 2019.
Pascal Mougin, Moderne/contemporain – Art et littérature des années 1960 à nos jours, Dijon, Les Presses du réel, 2019 ; Magali Nachtergael, Poet against the machine, Marseille, Le Mot et le reste, 2020 ; Maryline Heck, Expérience et écriture de la vie ordinaire – Perec, Ernaux, Vasset, Quintane, Bruxelles, La Lettre volée, coll. « Essais », 2023.
Texte de présentation de L’Encyclopédie des guerres, site internet du Centre Pompidou.
Ibid.
Sur les enjeux de l’écriture du projet littéraire, je renvoie au travail d’Adrien Chassain, « Fragments d’avenir : le livre à venir et son annonce aux crépuscules du régime moderne d’historicité (xvie et xxe siècles) : une poétique sociale du projet », thèse de doctorat, Université Paris-8, 2018.
Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres. I would prefer not to, Paris, Verticales, 2009.
Laurent Demanze, “Vestiges du temps et restes de l’histoire selon Jean-Yves Jouannais ”, dans Gianfranco Rubino et Dominique Viart, Le roman français contemporain face à l’Histoire, Macerata, Quodlibet, 2014, p. 105-117.
L’Usage des ruines : portraits obsidionaux en 2012, Les Barrages de sable (traité de castellologie littorale) en 2014 et La Bibliothèque de Hans Reiter en 2016. + MOAB. Épopée en 22 chants, 2018.
Voir, à ce sujet, les analyses proposées par Adrien Chassain, qui commente la manière dont les livres de Jouannais font écho à L’Encyclopédie des guerres, et analyse l’annonce d’une publication prochaine directement issue du cycle. Comme il l’explique, la publication en ligne des vidéos des séances sur la plateforme Switch interroge, puisqu’elle redouble la mise à disposition de ces captations sur le site du Centre Pompidou. Adrien Chassain, « Publier, le faire, le dire : L’Encyclopédie des guerres de Jean-Yves Jouannais », L’Esprit créateur, n° 62, 2022, p. 40-54.
Il y a là un geste de compilation des savoirs qui ouvre un espace mélancolique, bien décrit par Laurent Demanze : Les Fictions encyclopédiques, Paris, Corti, 2015. Voir aussi la thèse d’Agnès Blesch, qui souligne les processus à l’œuvre dans cette spécularisation du savoir, qui en déjoue les effets d’autorité : La conférence comme performance : un point de vue littéraire », thèse de doctorat, Université Paris-8, 2020.
Présentation du projet sur le site du Centre Pompidou.
Jean-Yves Jouannais, L’Encyclopédie des guerres, Séance 117, Centre Pompidou, 17 juin 2021.
J’emploie le terme au sens de Jérôme Meizoz, pour désigner la construction d’une image de soi tout à la fois énonciative, sociologique et, en l’occurrence, médiatique, puisque la scène de la performance y participe.
Marie-Jeanne Zenetti, « Pulsion de documentation, excès du roman contemporain : Emmanuelle Pireyre, Aurélien Bellanger, Philippe Vasset », Fabula / Les colloques, Internet est un cheval de Troie, §22 ; Corentin Lahouste, « D’une littérature activiste. Perspectives contemporaines (Emmanuelle Pireyre, Antoine Boute, Philippe De Jonckheere) », Littérature, n° 201, 2021, p. 147-163.
Tours et détours en bibliothèque, Collectif, Presses de l’ENSSIB, 2012.
Le site de l’autrice en propose une brève description, et une partie de la performance a fait l’objet d’une captation vidéo.
Lynx, avec O. Bosson et G. Weinzaepflen, créée en 2010.
Emmanuelle Pireyre, Féerie générale, Paris, L’Olivier, 2012.
Emmanuelle Pireyre, Chimère, Paris, L’Olivier, 2019.
Chloé Delaume, Corpus Simsi, Paris, Éditions Léo Scheer, 2003.
Chloé Delaume, Présentation de Corpus Simsi.
Pour une étude de la performativité dans ce cycle en particulier, voir Anaïs Guilet, « Donner corps à la fiction : les performances littéraires de Chloé Delaume », Komodo 21, n°6, 2017.
Chloé Delaume, Présentation de J’habite dans la télévision, http://www.chloedelaume.net/?page_id=285
C’est d’ailleurs sous le titre « Chloé Delaume : une œuvre intermédiale » qu’un colloque est organisé en janvier 2024, par Eugénie Péron-Douté et Myriam Méghaïzerou (Université Paris 3 – Sorbonne nouvelle).
Sur la question de la publication, je renvoie en particulier aux travaux de Lionel Ruffel. Voir par exemple « L’imaginaire de la publication. Pour une approche médiatique des littératures contemporaines », Revue des Sciences humaines, dossier « La littérature au risque des médias », dir. Nathalie Piégay et Marie-Laure Rossi, n°331, 2018, p. 11-24.
Chloé Delaume (dir.), Sororité, Paris, Seuil, coll. « Points féministe », 2021 et Aurélie Olivier (dir.), Lettres à une jeune poétesse, Paris, L’Arche, 2021.
David Ruffel, « Une littérature contextuelle », Littérature, n° 160, 2010, p. 61-73.
Romain Bionda, François Demont et Mathilde Zbaeren, « L’œuvre littéraire et ses publications : édition, exposition, performance », Itinéraires, 2022-2 | 2023, § 9.
L'inter-œuvre
5|2025 - sous la direction de Philippe Ortel et Vérane Partensky
L'inter-œuvre
Expérimentations contemporaines
Pratiques de la performance littéraire
Éclatement et hybridation
Instapoésie : une convergence des pôles ?
Internes de Grégory Chatonsky
Palimpseste, mosaïque, connexion
Peut-on parler d’« inter-œuvre » dans l’Antiquité romaine ?
L'œuvre mosaïque : quelques cas d’interauctorialité à la Renaissance
« Only Connect », A Humument (1966-2016) de Tom Phillips en tant qu’inter-œuvre
L'œuvre intermédiaire
De Madame Bovary à Gemma Bovery : un diptyque inter-œuvre ?
Du texte à l’œuvre murale : reconquérir l’Histoire, restaurer une aura
Personnages-théories et théories-mondes dans les fictions scientifiques