Dans L'idée de littérature : de l’art pour l’art aux écritures d’intervention1, Alexandre Gefen explore la reconfiguration contemporaine du paradigme esthétique de l’autonomie littéraire ainsi que la redéfinition du concept de littérarité. À propos de la littérature d’enquête à laquelle il consacre une partie de ses réflexions, il écrit qu’elle « capture le réel en promouvant une littérature sans fiction, voire une littérature sans récit, en somme une littérature refusant tout attribut et spécificité de la littérature2. » Qualifiés ensuite par le chercheur de « post-littéraires3 », ces ouvrages interrogent par leur rapport à ce qu’on définit habituellement comme littéraire et donc, nécessairement, par leur relation au concept d’œuvre, tel que traditionnellement établi. L’enquête bouleverse en effet la majorité de nos conceptions littéraires préétablies : mobilisant des outils et matériaux non littéraires, ces œuvres vont à l’encontre du principe de l’autonomie artistique ; relevant de pratiques de création collective, elles redéfinissent le statut d’auteur, qui n’est plus l’unique garant de sa production ; adoptant des formes variables et mouvantes, elles mettent en doute l’idée d’une création aux frontières fixes et déterminées.
Ces renversements ont cours en littérature mais aussi dans les autres champs de l’esthétique – l’enquête traversant aussi le champ de la création théâtrale, cinématographique ou encore de l’art contemporain. Cet article mettra en regard enquêtes littéraires et photographiques, ces dernières étant identifiées par Danièle Méaux qui repère et définit de « nouvelles formes de photographie documentaire4 », caractérisées elles aussi par le recours aux outils des sciences humaines et sociales et par une redéfinition du statut de l’œuvre. Outre la similarité des protocoles et des créations qui en sont issues, le rapprochement de ces deux types d’enquête se justifie par le métissage des compétences littéraires et photographiques à l’œuvre dans des créations que l’on peut qualifier de phototextuelles. En effet, l’enquête bouscule les liens entre ces deux médiums, à la fois en amont du processus – les enquêteurs mobilisant texte et photographie dans leurs recherches – et en aval de celui-ci – les restitutions déployées expérimentant de nouvelles combinaisons entre littérature et image. Ainsi, les écrivains peuvent mêler à leurs pratiques d’écriture une démarche photographique ou travailler en collaboration avec un photographe et symétriquement, les photographes peuvent ajouter à leur pratique photographique une approche textuelle ou collaborer avec un auteur. Le travail de Ruth Zylberman, du côté de la littérature, et celui d’Hortense Soichet, du côté de la photographie, témoignent de la récente convergence et de la complémentarité renouvelée de ces deux médiums. 209 rue Saint-Maur. Paris Xe : autobiographie d’un immeuble5 est issu d’un protocole d’enquête qui conduit R. Zylberman à sélectionner un immeuble, à en faire la généalogie et à écrire son histoire ainsi que celle de ses habitants. Au gré de ses déambulations hasardeuses dans Paris, l’autrice finit par choisir le 209 rue Saint-Maur, en raison de sa stricte banalité. Pour reconstituer son histoire, elle fouille et exhume des archives, réalise des entretiens avec les anciens et actuels locataires de l’immeuble et procède à des explorations urbaines. Esperem ! Images d’un monde en soi6 est un ouvrage issu d’une résidence, menée entre 2013 et 2015 par Hortense Soichet au sein du quartier de l’Espérance, situé à Berriac en banlieue de Carcassonne. Invitée dans le cadre du projet « Mémoire gitane » initié par Eric Sinatora, directeur du GRAPh (Groupe de Recherche et d’Animation photographique), l’artiste accompagne des participantes à l’atelier afin de produire une œuvre sur la vie du quartier, son histoire et les modes de vie gitans. Dans ce cadre, elle initie les participantes à une pratique photographique, les photographie et mène avec elles des entretiens, les invitant à partager leur expérience avec elle.
Ce sont donc à des créations hybrides – entre littérature et sciences humaines et sociales –, intermédiales – entre photographie et littérature – et plurielles – les restitutions adoptées étant variées – auxquelles nous sommes confrontés. L’œuvre n’est plus ici synonyme d’un résultat final, définitif et autonome mais doit, pour être correctement appréhendée, s’entendre comme un processus qui se construit sur le temps long de l’enquête. Ces évolutions formelles se traduisent par des redéfinitions sémantiques : le terme « projet » est privilégié pour appréhender le processus créatif ; le concept de « restitution » est préféré à celui d’ « œuvre » pour définir son résultat. La notion d’ « inter-œuvre » nous paraît, dans ces conditions, utile pour appréhender un mouvement contemporain qui élargit le concept de « création » à l’entièreté de son processus et qui ouvre l’œuvre à d’autres médiums.
Des œuvres hybrides : « extension du domaine de la littérature7 »
L’artiste comme enquêteur, l’œuvre comme processus
Dans son article « Ce que l’enquête fait aux études littéraires : à propos de l’interdisciplinarité8 », Annick Louis fait de la pratique de l’enquête un révélateur de la porosité disciplinaire contemporaine et un observatoire des redistributions épistémologiques qui s’opèrent entre les différents champs de savoir. Outre la similitude de leurs objets d’études – les vies, événements et espaces marginalisés ou oubliés –, la littérature et les sciences humaines et sociales emploient des méthodes comparables, marquées par une exigence de terrain. Si ces méthodes, introduites notamment par l’École de Chicago9, sont solidement implantées en sciences humaines et sociales, elles sont relativement nouvelles dans le champ de la création artistique. En littérature, cette tendance se note depuis la fin des années 1980, marquées par le reflux du formalisme, la critique des représentations littéraires autotéliques, et par le retour, à rebours de ce que Roland Barthes affirmait, à une littérature dite « transitive », littérature que l’on peut définir comme « abordant des objets extérieurs à elle-même10 ».
La photographie contemporaine est marquée par un semblable retour au réel, soumis à des procédures d’investigation et engageant la présence longue et continue de l’artiste sur le terrain. S’observe donc un mouvement concomitant de sortie de l’atelier – littéraire et photographique –, mouvement dont témoignent les œuvres d’H. Soichet et de R. Zylberman. Les enquêtes menées par les deux artistes engagent en effet leur présence sur le terrain selon des modalités qui se rapprochent de l’observation participante, méthodologie empruntée à l’anthropologie qui consiste à s’immerger au sein de son terrain d’enquête11. Ce principe d’immersion est appliqué par les deux enquêtrices qui ne se contentent pas d’appréhender superficiellement leur terrain d’enquête mais s’attachent à le fréquenter de manière longue et assidue. En témoigne le dispositif de la résidence dans lequel se développe Esperem ! : l’artiste vit en étroite relation avec les participantes à ses ateliers photographiques et partage pour un temps leur quotidien. C'est le temps long de la résidence qui permet l’appropriation de la pratique photographique par les participantes à l’atelier, la constitution d'un groupe ainsi que la réalisation de clichés à même de saisir le lieu et l’expérience de la cité de l’Espérance. La méthode employée par H. Soichet fait écho au concept d’enquête tel qu’il est défini par Steven Prigent : une entreprise guidée selon lui par deux pôles dominants entre lesquels il faut naviguer : l’interlocution et l’observation12. Dans 209 rue Saint Maur, R. Zylberman procède à une lecture indiciaire de l’immeuble, tous les signes observables étant considérés comme des indices la renseignant sur la nature intrinsèque du lieu. Cette connaissance fine de l’immeuble passe par sa fréquentation régulière et assidue, au fil des saisons et des mois, l’autrice-enquêteuse finissant par devenir un élément du décor auquel les habitants sont habitués : « Quelques habitants passaient. Ils me saluaient gentiment, Frédéric et Julien et leurs jumeaux du 3e étage escalier A […] et d’autres […] qui s’étaient eux aussi habitués à ma présence » (209 RSM, 361). Condition nécessaire à une enquête probante, cette exigence de terrain implique une redéfinition du statut de l’autrice – qui se fait enquêteuse – et des frontières de l’œuvre, le travail inquisitorial situé en amont en faisant pleinement partie.
L’artiste comme chercheur, le texte comme montage
Méthodologiquement hybride, les œuvres présentent aussi des matériaux hétérogènes, intégrant en leur sein des matériaux qui ne sont pas a priori littéraires, notamment des documents d’archive ou des extraits d’entretiens. La dernière partie de l’ouvrage Esperem ! est ainsi constituée de bribes d’entretiens, réalisés par Hortense Soichet et Éric Sinatora. Caisse de résonance des voix gitanes, la fin du livre donne à entendre des récits de vie, explore le rapport à l’habitat des gitanes et entretient la mémoire des modes de vie d’une communauté. Empruntée notamment à la sociologie, cette méthodologie d’investigation permet de faire du livre issu de l’enquête « un espace polyphonique de voix singulières13 » et importe au sein de l’ouvrage des paroles brutes qui ne relèvent pas du domaine de la littérature. Dans sa tentative de reconstitution de l’histoire du 209 rue Saint-Maur, R. Zylberman mobilise quant à elle, en plus de la pratique de l’entretien, la fouille d’archives, méthodologie cette fois empruntée à la discipline historique. C’est ce qui lui permet d’accéder à des informations très concrètes, de la date de fondation de l’immeuble à des faits divers plus anecdotiques mais centraux dans sa démarche. Loin d’être tue, cette recherche documentaire est affichée au cœur de l’ouvrage puisque l’autrice détaille les scènes de consultation, revendique une émotion propre à l’archive et reproduit certains des documents analysés au sein de son livre. Ces archives sont ainsi l’objet d’un geste de déplacement qui concerne à la fois l’endroit où elles étaient initialement conservées et l’usage qui en est fait : initialement conservées dans des salles d’archives, elles sont déplacées au sein de l’œuvre dans le cadre de ce que l’on peut appeler un montage documentaire, défini par Marie-Jeanne Zenetti comme un « prélèvement de matériaux existants puis un réagencement de ces matériaux14 ». Dans les deux cas, le texte est ainsi constitué de matériaux non littéraires – qu’il s’agisse des paroles des enquêté·es ou de documents historiques.
À cette hybridité disciplinaire s’ajoute une combinaison intermédiale, les démarches des deux enquêtrices étant guidées par une exigence de représenter les existences oubliées par l’action conjuguée du texte et de l’image. Chez R. Zylberman, la photographie est utilisée tout au long du processus d’enquête et d’écriture. Lors de la phase inquisitoriale, les photographies, issues d’une conservation personnelle ou de fonds d’archives, servent de réservoirs de preuves pour l’enquêteuse qui traque les détails et indices qu’elles pourraient loger. La photographie est ensuite conçue comme un support de l’écriture, les fantasmes suscités par les clichés devenant partie intégrante du récit. La photographie est enfin mobilisée au cours du processus de restitution puisque l’autrice lui laisse une large place, notamment dans 209 rue Saint-Maur où des photographies sont reproduites et directement insérées. Symétriquement, H. Soichet mobilise le texte dans son entreprise photographique, portée par la même volonté de mieux représenter les gitanes de la Cité de l’Espérance, invisibilisées en raison de leur appartenance ethnique et de leur genre. Dans Esperem !, le texte n’est pas un discours auxiliaire mais une partie intégrante de l’ouvrage. Au seuil du livre, on trouve deux textes, un de Christian Gattinoni, photographe et critique d’art, qui situe H. Soichet dans le courant de la photographie documentaire et la rapproche d’initiatives similaires ; l’autre de Jean-Pierre Piniès, ethnologue, qui retrace l’histoire du quartier de l’Espérance depuis l’arrivée des premiers gitans au XVIIIe siècle jusqu’à l’initiative de ces ateliers photographiques en passant par l’anti-tsiganisme latent qui s’exprime souvent violemment. À la fin du livre on trouve un entretien avec le porteur du projet initial, Éric Sinatora, qui explicite la démarche, à la fois scientifique et artistique, dans un souci de transparence épistémologique. L’ouvrage se clôt sur des extraits d’entretiens entre Éric Sinatora, Hortense Soichet et les gitanes. Avant ces bribes de paroles, un bref texte introductif précise leurs fonctions et usages : « Ces échanges ont enrichi la connaissance de l’histoire de la communauté gitane de Berriac, de la vie quotidienne dans le quartier de l’Espérance et la manière dont l’évolution des modes de vie gitans est perçue par cette communauté. Étroitement liés aux séances de prises de vue, ces entretiens ont orienté les choix photographiques. » (E, 119) Les textes ainsi présents dans Esperem ! sont d’une grande richesse et entretiennent des liens variés avec les photographies présentes au cœur de l’ouvrage. Ils reconfigurent les liens entre médiums littéraire et photographique : le texte n’est pas subordonné à l'image comme il peut l'être lorsqu'il est conçu comme un appareil d’escorte (en tant que légende ou discours autour de la photographie). Bien au contraire, c’est un rapport de complémentarité qui se noue entre texte et image. Il s’agit alors pour le lecteur-spectateur de (re)composer les liens qui unissent les deux médiums, sans que cette invitation soit guidée, dans une configuration qui reproduit et prolonge l’enquête menée en amont par la photographe15.
Procédant par montages, les ouvrages invitent à redéfinir ce que l’on a l’habitude de caractériser de littéraire ou d’artistique et engagent à reconsidérer ce que l’on entend par le concept d’œuvre. Moins synonyme de création originale et personnelle, l’œuvre s’entend ici comme un mille-feuille, composé de documents, de sources et de médiums disparates qui forment un tout organique. Le geste créatif, déjà déplacé par les méthodologies mises en place en amont, se trouve aussi bouleversé en aval par des restitutions qui mêlent des matériaux hétérogènes.
De l’œuvre unique aux restitutions plurielles : des frontières créatives instables
Des réagencements polymorphes : le dispositif inter-œuvre
L’enquête modifie donc l’œuvre de l’intérieur en lui faisant absorber des matériaux qui ne sont pas à proprement parler littéraires. Parallèlement à cette redéfinition interne du concept d’œuvre, s’observe un élargissement de ses frontières, l’œuvre ne se limitant plus à une seule réalisation, close et définitive, mais s’apparentant davantage à une « constellation de manifestations16 ». Au sein de ce système, le livre n’est plus qu’un moment de l’enquête, nécessairement complété par d’autres productions. On observe cette tendance chez R. Zylberman et H. Soichet : les deux artistes déploient sur des supports différents des créations issues d’une même enquête. De son travail inquisitorial, R. Zylberman tire en effet un premier documentaire intitulé Les Enfants du 209 rue Saint-Maur17 qui se concentre sur la période de la Seconde Guerre mondiale et sur le destin des habitants juifs de l’immeuble entre 1939 et 1945. Elle rencontre alors les survivants et témoins de cette période et reconstitue leurs trajectoires individuelles et familiales. Elle poursuit ensuite son travail dans un livre, 209 rue Saint-Maur, Paris Xe : autobiographie d’un immeuble. Même si le texte succède chronologiquement au documentaire, il ne serait pas juste de faire de ce livre une adaptation littéraire d’un projet filmique – dans un processus qui serait déjà atypique dans la mesure où, contrairement à la majorité des cas, ce ne serait pas le film qui serait adapté du livre mais l’inverse. Mais, de toute façon, le concept d’adaptation ne semble pas opérant pour appréhender le lien qui unit les deux réalisations, constituées par les mêmes entretiens, les mêmes archives et guidées par la même démarche. Le film et le livre doivent plutôt être considérés comme les deux faces d’une même œuvre, se déployant tour à tour sur des supports différents. Le livre constitue à la fois un avant-texte dans lequel l’autrice expose sa méthodologie, ses scrupules et ses errances et un prolongement de son enquête, le livre explorant toute l’histoire de l’immeuble, de sa fondation à l’époque contemporaine et offrant ainsi de nouvelles perspectives18. Il n’y a pas de hiérarchie apparente entre les deux productions, le livre ne constituant pas par exemple un aboutissement qui serait survalorisé symboliquement par rapport au documentaire. La compréhension du livre n’est pas non plus conditionnée par le visionnage du documentaire ou inversement : même si les deux démarches sont complémentaires, elles constituent donc les deux faces d’une seule et unique œuvre, à la fois solidaires et indépendantes.
Les créations, issues du processus participatif initié par H. Soichet comprennent, elles aussi, plusieurs volets. Les clichés, réalisés conjointement par la photographe et les participantes à l’atelier19, sont d’abord rassemblés dans une exposition qui, après une implantation locale liminaire20, se diffuse à l’échelle d’autres villes françaises21 ainsi que dans des festivals22. Une sélection de photographies est ensuite organisée au sein de l’ouvrage Esperem ! Images d’un monde en soi, dans un processus éditorial collaboratif dans lequel les participantes à l’atelier et H. Soichet sont pleinement intégrées. La résidence débouche enfin sur une lecture-performance, constituée des textes recueillis par Eric Sinatora et Hortense Soichet lors de leur processus d’enquête. Mise en jeu par la metteuse en scène Marie-Christine Azema, cette lecture, d’environ une heure, mobilise l’ensemble des participantes qui mettent en voix les paroles déjà présentes à la fin de l’ouvrage23. Là encore, aucune hiérarchie ne préside à cette triade de réalisations, plutôt conçues comme des « agencements multiformes [non] exclusifs les uns des autres mais complémentaires24. » Ces différents (ré)agencements semblent exprimer la volonté des artistes de ne pas verrouiller le sens de leur enquête et de reconfigurer sans cesse les éléments qu’elles ont glanés au cours de cette dernière.
Cette démarche peut alors être rapprochée du fonctionnement d’un kaléidoscope, pour lequel il suffit de tourner légèrement le tube pour que ses différents fragments de couleur s’agencent dans un nouveau motif. Selon la même logique, ce sont ainsi les mêmes éléments, présentés grâce à des médiums divers, qui coexistent dans des créations distinctes : les bribes de paroles collectées par les enquêteuses sont offertes à la lecture dans le cadre des ouvrages, et données à entendre par une lecture-performance ou par un documentaire filmique. On pourrait qualifier ces restitutions de « dispositifs stéréophoniques25 » à la suite de Danièle Méaux qui traduit par cette expression la volonté de proposer une représentation de l’altérité multidimensionnelle. Cette stéréophonie, que l’on peut définir comme l’enregistrement et la reproduction du son par deux sources de manière à donner l’impression du relief acoustique, vaut à l’échelle du livre et de l’œuvre. À l’échelle du livre, la présence des enquêté·es est en effet prise en charge par deux sources distinctes : la photographie et le texte dans une esthétique intermédiale. Au sein de l’œuvre, cette représentation est aussi multidimensionnelle dans la mesure où diverses réalisations se superposent. Face à des œuvres qui éliment leurs propres frontières, le concept d’inter-œuvre permet d’appréhender ces créations qui tissent entre elles des liens de complémentarité.
L’inter-œuvre au service d’une esthétique du commun
Partage des savoirs disciplinaires, combinaison des compétences artistiques, redistribution de l’auctorialité, mise en place de protocoles participatifs et de médiations spécifiques pour atteindre un public diversifié : c’est par le prisme du commun qu’H. Soichet et R. Zylberman envisagent leurs œuvres et qu'il nous semble pertinent de les étudier. En effet, l’adjectif « commun » signifie à la fois ce qui appartient à plusieurs personnes et ce qui est fait ensemble. À la fois résultat et processus, ce qui est commun est partagé, voire à la disposition de tous. Fréquemment mobilisée par les différentes disciplines des sciences humaines et sociales – notamment la philosophie et la géographie –, cette notion reste encore peu utilisée en littérature. Pourtant, elle semble pertinente pour évaluer les processus de création, de réception et de médiation à l’œuvre dans les enquêtes artistiques, qui s’attachent à donner en partage les résultats d’une enquête réalisée à plusieurs mains et à créer une expérience commune à partir d’un processus de création partagée. Les auteurs passent donc par des protocoles de mise en commun qui concernent à la fois la phase de création, d’enquête, d’écriture et de restitution. Ces protocoles affectent d’abord l’auctorialité : l’artiste n’est en effet plus un scripteur solitaire mais partage son auctorialité, notamment avec le public qu’il rencontre et auquel il laisse une large place dans sa restitution. Ce sont ensuite les savoirs disciplinaires et les compétences artistiques qui sont mis en commun : les artistes mobilisent les outils des sciences humaines et sociales et produisent des œuvres intermédiales, à la croisée de la littérature et de la photographie, conduisant à un nouveau partage des compétences disciplinaires. Ce sont enfin les restitutions qui sont plurielles et partagées : les œuvres issues des enquêtes empruntent différentes restitutions, prêtant attention aux processus de médiation et à leur réception par le public.
Ces procédés de mise en commun nous invitent alors à mettre à l’essai la notion d’art en commun, élaborée par Estelle Zhong Mengual, qui délimite et caractérise par cette expression des pratiques artistiques qui reposent sur « un dispositif de participation qui permet de transformer la création d’une œuvre, pratique habituellement individuelle et réservée à un petit nombre, en un processus collectif26. » Initialement appliqué à l’art britannique contemporain, cet art en commun est défini par trois critères principaux. Il doit dans un premier temps correspondre à une « activité extériorisée27 » par opposition à une activité intérieure qui serait cette fois représentative de la période artistique du formalisme. Cette activité serait tournée vers les autres, avec l’ambition de créer non seulement une œuvre mais aussi des effets concrets sur le réel. Vient ensuite le critère de la co-production de l’œuvre, et ce dans un sens très concret où l’artiste n’est plus le seul dépositaire de son œuvre mais a recours à la participation d’autres individus au cours de son processus de création artistique. Enfin, ces œuvres doivent être élaborées par le biais d’un travail de collaboration qui nécessite une relation incarnée entre les participants et l’artiste lui-même. Le paradigme de l’enquête répond par bien des aspects à ces critères dans la mesure où il engage une sortie de l’artiste – qu’il soit écrivain ou photographe – à l’extérieur de son cabinet de composition, pour aller se frotter à des réalités sociales. L’artiste construit alors une œuvre qui serait irréalisable sans le public qu’il étudie et il collabore avec ce dernier à toutes les étapes de sa production – de la phase d’enquête à celle de la restitution en passant par celle de l’écriture.
E. Zhong Mengual ne travaillant pas spécifiquement sur le champ littéraire ou photographique ni sur le paradigme de l’enquête, on pourrait ajouter, pour affiner cette adaptation de la définition de l’art en commun aux enquêtes phototextuelles, un critère de mise en commun spécifique à l’enquête : celui du partage des compétences, à la fois entre champs disciplinaires et pratiques artistiques, en l’occurrence entre la pratique photographique et littéraire. Au sein et par le biais de ces réalisations, il s’agit à la fois d’œuvrer en commun – avec les participants d’une part et en combinant les savoirs disciplinaires et artistiques d’autre part – et de créer une œuvre commune en veillant à faire des restitutions variées, pouvant toucher différents publics. Ces pratiques engagent une redéfinition de ce que l’on entend habituellement par œuvre, désormais création collective et commune que le concept d’inter-œuvre permet d’appréhender plus facilement.
En explorant le travail d’H. Soichet et de R. Zylberman, cet article s’interrogeait, en prolongeant les réflexions d’A. Louis28, sur ce que l’enquête fait à l’œuvre. Il semble qu’elle fasse vaciller ses frontières internes et externes. L’enquête, en métissant les pratiques et les savoirs, fait en effet absorber à l’œuvre des matériaux qui ne sont pas a priori littéraires. Foncièrement hétérogènes, les réalisations tirées des deux enquêtes combinent les médiums et les méthodes. Parallèlement à ce mouvement centripète – où l’œuvre attire à elle des éléments qui lui sont extérieurs – s’observe une forme de fission qui scinde l’œuvre en plusieurs réalisations issues du même noyau mais distinctes et indépendantes les unes des autres. Plurielles, hybrides et communes : ces réalisations s’éloignent sensiblement des critères traditionnellement établis pour définir la notion d’œuvre. Mobiliser pour les appréhender le concept d’inter-œuvre permet d’adapter cette compréhension classique de l’œuvre à des réalisations contemporaines. Le préfixe « inter » s’applique alors tout aussi bien aux liens qui se tissent entre les médiums et entre les disciplines qu’à la nouvelle organisation des créations en système, où le livre n’est plus qu’un élément parmi d’autres.
Notes
Alexandre Gefen, L’idée de littérature : de l’art pour l’art aux écritures d’intervention, Paris, France, Éditions Corti, 2021.
Ibid., p. 170.
Ibid., p. 171.
Danièle Méaux, Enquêtes : nouvelles formes de photographie documentaire, Trézélan, France, Filigranes éditions, 2019.
Ruth Zylberman, 209 rue Saint-Maur, Paris Xe : autobiographie d’un immeuble, Paris, Points, 2021, désormais 209 RSM.
Hortense Soichet, Eric Gattinoni, Jean-Pierre Piniès et Éric Sinatora, Esperem ! Images d’un monde en soi, Paris, Créaphis, coll. « Foto-Cine », 2016, désormais E.
Alexandre Gefen et Claude Perez, « Extension du domaine de la littérature », Elfe XX-XXI, 8 | 2019.
Annick Louis, « Ce que l’enquête fait aux études littéraires : à propos de l’interdisciplinarité », Fabula / Les colloques, Littérature et histoire en débats.
École de sociologie, particulièrement active entre 1915 et 1940. Composée d’étudiants et d’enseignants de l’université de Chicago (notamment Ernest Burgess, Roderick McKenzie et Robert Park), elle est à l’origine d’une nouvelle sociologie urbaine qui préconise de nouvelles méthodologies de travail (utilisation scientifique de documents personnels, travail sur le terrain systématique, exploitation de sources documentaires diverses). À ce sujet, voir : Alain Coulon, L’École de Chicago, Paris, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2012.
Dominique Viart, « Histoire littéraire et littérature contemporaine », Tangence, 102, 201.
Bronisław Malinowski et al., Les Argonautes du Pacifique occidental, traduit de l'anglais et présenté par André et Simonne Devyver, Paris, Gallimard, 1963 [1922].
Steven Prigent et Éric Chauvier, L’anthropologie comme conversation: la relation d’enquête au cœur de l’écriture, Toulouse, France, Anacharsis, 2021, p. 11.
Laurent Demanze, op. cit., p. 156.
Marie-Jeanne Zenetti, « Prélèvement/déplacement : le document au lieu de l’œuvre », Littérature, n°166, 25 juillet 2012, p. 26-39.
Danièle Méaux, op. cit., p. 93.
Ibid., p. 60.
Ruth Zylberman, Les Enfants du 209 rue Saint-Maur, Paris, Zadig Productions, 2017.
Laurent Demanze, « Ruth Zylberman : 209, Mode d’emploi », Diacritik, 10 mars 2020.
À ce sujet, il faut souligner qu’aucune distinction n’est opérée – ni dans le livre ni dans l’exposition – entre les clichés réalisés par les participantes et ceux capturés par H. Soichet. Si les photographies ne sont pas créditées dans l’ouvrage, le nom des participantes apparaît sur la quatrième de couverture de l’ouvrage. Il s’agit de Michelle Baptiste, Nathalie Baptiste, Lucie Ferrere, Michèle Ferrere, Rachel Garcia, Manuelle Greygolles, Vanessa Greygolles, Virginie Greygolles, Adèle Mailhe, Antoinette Mailhe, Jeanine Mailhe, Muriel Mailhe, Raymonde Mailhe et Antoinette Soules.
L’exposition est par exemple montée à la Maison des Mémoires (mai-juin 2016).
L’exposition était ainsi visible à Paris, d’abord au Pavillon Carré de Baudouin (janvier-avril 2016) puis à la médiathèque Médiathèque Matéo Maximoff (juin 2018) dans les XXe et XIXe arrondissements de Paris.
L’exposition faisait ainsi partie du premier festival de photographie sociale qui se tenait entre Carcassonne et Castelnaudary du 21 avril au 18 Juin 2017.
Cette lecture-performance a notamment eu lieu à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris-Belleville dans le cadre de la journée d’étude « Femmes archivées / Femmes archivistes Quelles mémoires urbaines en images ? », le 15 juin 2018.
Danièle Méaux, op. cit., p. 60.
Danièle Méaux, « Des œuvres-enquêtes », in Georges-Henry Laffont et Denis Martouzet, Ces lieux qui nous affectent, Paris, Hermann, 2021, p. 84.
Estelle Zhong-Mengual, L’Art en commun : réinventer les formes du collectif en contexte démocratique, Dijon, Les Presses du réel, coll. « Œuvres en société », 2018, p. 12.
Ibid., p. 63.
Annick Louis, art. cit.
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