Il est probable que le métier d’écrivain ou de peintre, et les représentations corrélatives, seraient totalement différents si les producteurs devaient assurer eux-mêmes la commercialisation de leurs produits.
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, Paris, Points, coll. Essais, 2006 [1992], p. 281.
L’autonomisation du champ littéraire au XIXe siècle a partagé les productions littéraires entre pôle de grande production et pôle de production restreinte1, chaque pôle utilisant des canaux de diffusion et ayant des règles tacites de présentation de soi distinctes. L’avènement d’Internet et des réseaux sociaux tend aujourd’hui à réduire cet écart et à reconfigurer les axes de partition du champ. Les poètes expérimentaux comme les jeunes auteurs et autrices en quête de visibilité (quand bien même ils se destineraient au champ de grande production), ayant des difficultés à atteindre un lectorat conséquent, ont un intérêt tout particulier à apparaître sur la Toile. Au contraire, les auteurs bénéficiant à la fois d’une assise institutionnelle et de chiffres de vente confortables y sont quasiment absents. Par certains aspects, la pratique des poètes expérimentaux se rapproche donc de celle des jeunes poètes se destinant à un large public. Ce rapprochement, dont il est difficile de déterminer aujourd’hui la pérennité et l’ampleur, concerne toutefois davantage les modalités pratiques de la mise en valeur de soi que l’esthétique et la poétique adoptées. L’hostilité réciproque entre les différents agents du champ est toujours bien vivace, malgré un nombre croissant de collaborations.
Cette partition et son amenuisement concernent également la critique. Les recherches sur les utilisations littéraires du Web ont longtemps été divisées en deux axes – la visée communicationnelle d’une part, les expérimentations artistiques d’autre part2 – chacun recoupant l’un ou l’autre pôle. Le premier axe s’intéresse surtout aux ouvrages destinés à des ventes, sinon massives, du moins importantes, comme la littérature Young Adult, et à la cohorte des nouveaux systèmes et agents qui accompagnent leur promotion, comme les booktrailers3, les booktubeurs ou les bookstagrameurs4. Le deuxième axe se concentre, quant à lui, sur la littérature numérique entendue comme une littérature diffusée mais également produite pour et selon le modèle digital5. Inscrite dans l’histoire des avant-gardes du XXe siècle, elle ne touche qu’un public de spécialistes. Cependant, étant donné la nature des pratiques actuelles, la critique tend à aborder de plus en plus conjointement les questions esthétiques et communicationnelles.
Après un bref rappel des éléments du débat en cours sur l’Instapoésie, nous étudierons deux modèles distincts : celui des poètes de la plateforme qui bénéficient de chiffres de vente colossaux d’une part, celui des poètes demeurant plus marginaux d’autre part. Nous nous attarderons sur ce second modèle qui concerne tant les poètes dits expérimentaux que les jeunes poètes visant un lectorat plus large. Nous étudierons les stratégies de visibilisation des uns et des autres et tâcherons de démontrer qu’elles se rejoignent. Empruntant aux techniques de la partie du champ la plus mainstream, elles modifient essentiellement le statut du poète et la manière dont il se présente dans l’espace public.
Une pratique controversée
L’Instapoésie fait désormais de nombreux adeptes, notamment dans le monde anglophone où elle participe à l’augmentation substantielle des ventes de livres de poésie et bénéficie de l’essor d’un public jeune6. Si elle provoque des élans enthousiastes, elle suscite également de nombreuses critiques. Sa qualité littéraire est souvent jugée médiocre. Ses détracteurs accusent les instapoètes de méconnaître l’histoire littéraire, de se contenter de topoï surannés et rebattus, de tendre davantage vers le développement personnel que vers la création littéraire ou de jouer du culte de la personnalité pour asseoir leur emprise sur les lecteurs7. Marquée par les pratiques littéraires amateurs8, l’Instapoésie hériterait des modèles romantiques révisés par l’institution scolaire et par la culture populaire. Bon nombre d’Instapoètes se distinguent néanmoins sociologiquement de la figure de l’amateur en proposant des livres à compte d’éditeur9. Les défenseurs de l’Instapoésie mettent quant à eux en valeur ses capacités d’empouvoirement des minorités et son efficacité dans la diffusion de questions sociales actuelles comme l’immigration, le féminisme ou la théorie du genre. D’autres critiques dressent un portrait plus nuancé, distinguant une Instapoésie authentiquement féministe, plus confidentielle, d’une Instapoésie mainstream véhiculant des normes hétéro-patriarcales malgré un appareil discursif extralittéraire d’apparence progressiste10. Mais un tel tableau risque de reconduire schématiquement la distinction entre pôle de production restreint et pôle de grande production, reproduisant du même coup les jugements axiologiques qui ont cours dans la production livresque. Dans les faits, on assiste plutôt à une hybridation des pratiques.
Mainstream : l’auto-entreprenariat poétique à succès
Parmi les instapoètes les plus visibles du monde anglophone, on peut citer Rupi Kaur, Robert M. Drake, Atticus, r. h. Sin, Nikita Gill ou encore Tyler Knott Gregson. Rupi Kaur est sans doute celle dont la critique a le plus fait état. Suivie par quatre millions et demi de personnes sur Instagram11, son premier livre, Milk and Honey, est resté plus de trois ans sur la liste des meilleures ventes du New York Times. Les billets de sa tournée européenne se sont écoulés en quelques jours. Sur son compte Instagram, elle poste des vidéos d’une imprimerie où des exemplaires d’Home Body sont fabriqués par milliers12, preuve, s’il en était encore besoin, que ni le succès ni l’aspect industriel de la production ne sont pour elle des tabous. Située très loin du champ de production restreinte, caractérisée par une forte suspicion à l’égard des succès de librairie immédiats13, Rupi Kaur s’est notamment fait connaître en 2015 grâce à l’important relais médiatique qu’a suscité la censure par la plateforme de photos laissant apercevoir son sang menstruel14. Sur son compte, des photos de qualité professionnelle alternent avec des selfies qui tiennent davantage de la photo de vacances amateurs ou avec des vidéos de faible qualité, prises en première personne au smartphone et montrant l’autrice allongée sur son lit, en pyjama. Ce dernier type de contenu donne aux vidéonautes un sentiment d’intimité avec l’artiste : il participe à la création d’une relation parasociale.
L’Instapoète Atticus franchit un pas supplémentaire dans la marchandisation de son statut de poète : sa production textuelle semble ne plus être aujourd’hui que la vitrine d’une large entreprise commerciale, faisant de lui ni plus ni moins qu’un entrepreneur à succès. La page de son site Internet15 et celle de son magasin en ligne16 font apparaître les livres au milieu de bijoux, de sachets de café et de bouteilles de vin sur lesquels figure, en grandes lettres capitales, le terme « POET ». Le rapport ordinairement admis entre création et vente depuis l’autonomisation du champ littéraire (l’écriture poétique comme nécessité vitale transcendante, la vente comme corollaire suspect de l’écriture) est bouleversé (écrire pour vendre, a fortiori d’autres produits). L’appartenance au pôle de grande production est indubitable, l’hétéronomie maximale. Atticus a largement capitalisé sur son statut aux yeux du grand public, faisant même du terme « poète » la griffe d’une marque de luxe. Resté anonyme, Atticus lui-même n’est qu’une marque au branding réussi. Néanmoins, la transformation flagrante de l’Instapoète en entrepreneur et en influenceur, rendant visible la marchandisation des produits culturels, déçoit une partie de ses followers originels. Sur une vidéo postée sur Instagram faisant la promotion de sa marque de café17, une lectrice et instapoète néerlandaise (@mavatu_) commente : « Please bring the old Atticus back, it’s all about making money these days, I miss your poetry. It made me stop following you18 ».
Inter-œuvre : les lieux du personal branding
Les cas de Rupi Kaur et d’Atticus restent des exceptions. Dans la majorité des cas, la dimension artisanale de la présentation de soi n’est ni feinte ni surjouée. Par ailleurs, si les instapoètes bénéficiant aujourd’hui d’une forte notoriété sont accompagnés par une équipe, ils ont souvent commencé de manière indépendante, en publiant éventuellement à compte d’auteur19.
Les personnes dont le chiffre de vente demeure modeste, quel que soit le spectre du champ auquel elles se destinent, assurent elles-mêmes la majorité du processus de promotion. Poussés à la fois par la baisse des recensions dans les médias traditionnels et par la professionnalisation du métier d’auteur20, les poètes expérimentaux sont de plus en plus nombreux à assumer la charge promotionnelle de leur propre production artistique sur Internet. Le « portfolio numérique21 », fait de l’entrelacement de sites, de blogs et de pages personnelles, est désormais incontournable pour quiconque aspire à une visibilité en ligne. Mais la pression croissante pour exister dans un monde régi par « l’économie de l’attention22 » pousse les auteurs à être toujours plus présents et actifs sur les réseaux sociaux, de sorte qu’une partie de leur activité tend à se rapprocher de celle des community managers. Si l’écrivain est bel et bien devenu « social23 », le temps consacré à la constitution d’une image de marque24 empiète sur le temps alloué à l’écriture25.
La majeure partie de l’autopromotion et du personal branding des auteurs prend place au sein du paratexte. Dans la poésie française contemporaine, il est le plus souvent intermédial et publié sur Internet. Ce sont les documents concernant un projet d’écriture, les vidéos promotionnelles, les extraits suggestifs, les affiches d’événements liés à la sortie d’un ouvrage, d’une lecture, d’une performance. L’usage d’Instagram s’est considérablement répandu en France, notamment chez les 15-24 ans26, et les poètes ont eu tôt fait de s’en saisir. Sur la plateforme, les contenus créatifs se mêlent aux discours d’escorte, et bon nombre de posts relèvent d’un genre hybride. L’environnement numérique tend à gommer les effets de seuil et participe au brouillage des frontières entre promotion et création, entre texte et hors-texte, entre vie privée et vie professionnelle, entre réalité et fiction27. Le fonctionnement réticulaire des réseaux complète les dispositifs de mise en scène de soi.
L’autopromotion assumée est de plus en plus acceptée dans le champ poétique. Certains événements et structures, comme Le Bordel de la poésie, jouent même volontairement de l’association héritée du XIXe siècle entre création économiquement rentable, commerce de son statut, don de son image ou de sa personne, et prostitution. Mais l’autopromotion suscite encore de nombreuses réticences. Pour la rendre acceptable, les auteurs ont recours à des procédés très utilisés dans la culture populaire et dans la culture numérique : le featuring, les événements participatifs, la ludification des contenus.
Featuring : les as du réseau
Dans l’industrie musicale, le featuring désigne la participation d’artistes différents à un même titre ou à un même album. Pratiqué notamment dans le rap, le RnB et la pop, il permet de croiser les publics, d’accroître la notoriété de chaque artiste et, in fine, d’augmenter les chiffres de vente. Bien que les publics de la poésie soient considérablement plus ténus, des procédés semblables sont utilisés. Les programmateurs prennent ainsi garde à ce que des voix différentes se rencontrent lors des festivals, des lectures, des performances.
Sur les réseaux sociaux, les poètes eux-mêmes appliquent de semblables procédés. Dans le « modèle du phare28 », les interactions se font sur le mode du bridging (contact entre des groupes hétérogènes). Pour les poètes, par le jeu des liens faibles29, les réseaux sociaux offrent la possibilité d’élargir à la fois le cercle des lecteurs et des pairs, générant potentiellement d’importantes opportunités. Au sein du monde restreint de la poésie contemporaine française, une activité en ligne adroite est un puissant vecteur de visibilité. Les poètes, qui contribuent en grande partie à la communication et à la promotion des lectures et des performances, taguent quasi systématiquement les autres artistes participants. Au début de l’année 2023, un groupe de poétesses actives sur Instagram a poussé plus loin cette logique. Le compte collectif @poetesses.gang30, prolongé par un compte Linktree31, rassemble entre autres des publications de Carole Bijou, Mélina Bešić, Camille Bloomfield, Claire Isirdi, Rim Battal, Selim-a Atallah Chettaoui ou Stéphanie Vovor. Elles publient dans des maisons d’éditions aussi variées que Lanskine, Le Castor Astral, Nous, La Kora ou Supernova. Sur le compte collectif, chacune bénéficie d’une collection à part entière ; une collection (« BIOS ») rassemble les présentations. Un tel dispositif participe à la mise en commun et à la circulation des publics. Malgré la diversité des styles syntaxiques et visuels des poétesses, on retrouve sur l’ensemble de la page une même esthétique pop et la prédominance des couleurs primaires. « Les poètes ne sont pas bêtes au point d’attendre qu’on leur vienne en aide, ils se regroupent, ils s’organisent, ils se lisent les uns les autres, ils créent des revues, ils trouvent de l’argent pour mettre en place des lectures, bref, ils se prennent en main32 », rappelle Cyrille Martinez.
Ludification et culture participative : implication des « (é)lecteurs33 ».
Une manière subtile de pratiquer l’autopromotion sans avoir (exclusivement) recours au featuring consiste à infléchir la nature des contenus à teneur marketing en les transformant en un prolongement de l’œuvre. Cette opération passe notamment par la ludification des contenus et la mise en place de dynamiques participatives. Gilles Bonnet, Erika Fülöp et Gaëlle Théval ont relevé leur présence sur YouTube34 : elles ont également une place de choix sur Instagram.
Solène Planchais et Simon Allonneau publient en 2022 Les Animaux élisent un président aux éditions Gros Textes. Le récit fabulaire, enrichi par de nombreux dessins tracés dans un style enfantin, retrace avec humour l’élection de Nicolas Ledru à la tête du monde. Trois mouvements se succèdent. Après une rapide présentation des candidats, curriculum vitae et programme à l’appui, vient le temps des sondages, des scandales et des débats médiatiques sur fond de mauvaise foi éhontée. La dernière partie de l’ouvrage relate les mesures prises par Nicolas Ledru une fois à la tête du pouvoir. Les allusions à l’actualité politique récente et aux élections présidentielles de 2017 et de 2022 sont patentes : au second tour, le loup, individu dont la fiabilité est fortement remise en question, est battu de peu par Nicolas Ledru, figure du technocrate néolibéral usant sans vergogne d’une rhétorique managériale.
Derrière le compte Instagram @un_cimetiere_volant, l’autrice a mis en place un système de promotion ludique et participatif particulièrement ingénieux. En guise d’avant-première, quelques semaines avant la parution en librairie, elle rejoue avec ses followers le déroulement du livre. Après leur avoir présenté les candidats à l’aide de photographies des dessins, elle leur propose un sondage, selon les modalités suivantes : « commentez la publication de votre candidat.e favori.e », « partagez la story en identifiant @un_cemietiere_volant si vous souhaitez que votre voix compte double. » Le hashtag « presidentielles2022 » confirme les références à l’actualité et joue sur l’indexation pour accroître la visibilité des posts. Comme de nombreux jeunes auteurs et autrices, Solène Planchais partage sur son propre compte, dans une collection dédiée, les commentaires positifs d’autres prescripteurs culturels (lecteur·ices, libraires, auteur·ices). Elle la nomme en conséquence : « (é)lecteurs », poursuivant ainsi l’imbrication du dispositif promotionnel participatif avec le livre. Elle n’est pas étrangère aux pratiques des booktubeurs35 et des bookstagrameurs, se livrant à un unboxing aux allures de feuilleton minimaliste dans l’une de ses vidéos postées sur la plateforme.
Solène Planchais appartient à de multiples espaces littéraires. En 2022, elle participe à une séance de dédicace au Social Bar aux côtés de Raphaëlle Eviana (Les Forêts de Dracula, 2022), autrice à compte d’auteur ayant mené avec succès la publication de son thriller écologique grâce à un financement participatif. En 2023, lors de la première édition de TAPAGE36 au Point Éphémère, elle performe aux côtés d’auteurs et d’autrices appartenant à un pôle plus légitime de la littérature contemporaine, comme Anna Ayanoglou, publiée chez Gallimard, Victor Malzac, publié chez Cheyne, ou Adrien Lafille, publié chez Vanloo.
Grâce à la subtilité des dispositifs promotionnels utilisés, le mélange des genres, entre pôle de grande production et pôle de production restreint, ne détonne pas. Son travail n’a rien de l’affreuse alliance décrite par Frédéric Ciriez entre Stéphane Sorge (figure de la critique journalistique élitiste) et BettieBook (figure de la jeune critique numérique populaire), dont l’union abusive donne naissance à un monstre37. Solène Planchais appartient à une nouvelle génération d’auteurs pour lesquels les productions culturelles ne se lisent pas tant sur le modèle bourdieusien de la distinction que sur celui de la différenciation38. Ses créations ne sont ni tout à fait expérimentales, ni tout à fait mainstream.
Conclusion : dilutions et rémanences
En France, des poètes dits expérimentaux jouissant d’ores et déjà de nombreuses publications papier et d’un certain prestige institutionnel, comme François Bon et Liliane Giraudon, se hissent en tête des comptes les plus suivis sur Instagram. Ils s’y tiennent aux côtés de poètes (le plus souvent des femmes) moins reconnus par l’académie mais ayant bénéficié d’importants succès de librairie, comme Cécile Coulon39. Ce surprenant mélange des genres s’explique par des évolutions qui tiennent à la fois à la place de la culture dans la société contemporaine, au recrutement social des poètes et aux possibilités offertes par le Web participatif.
À l’aide des enquêtes sur les pratiques culturelles des Français, Olivier Donnat avait d’ores et déjà montré que la tripartition héritée du modèle bourdieusien entre culture populaire, moyenne et savante était obsolète40. Les hiérarchies entre pratiques légitimes, véhiculées par l’enseignement, et les pratiques dites illégitimes tendent à s’effriter. La théorie de la distinction a fait place à la théorie de l’éclectisme. Apparue aux États-Unis sous la plume de Kern et Peterson41, qui mettent au jour la figure de l’omnivore, elle a été relayée en France par Philippe Coulangeon42. Jay David Bolter a quant à lui mis en relation la fin de la prédominance des hiérarchies culturelles traditionnelles avec l’émergence du numérique43.
Malgré ces modifications structurelles majeures, la convergence entre pôle de grande production et pôle de production restreint est loin d’être complète. Partager le même médium et user de stratégies de visibilisation similaires ne signifie pas que l’on partage une même esthétique ni une même idéologie. Même si de nombreux poètes des jeunes générations ne revendiquent pas leur appartenance à telle ou telle partie du champ, ce dernier reste divisé, y compris sur Instagram. En témoigne la virulence des débats autour de l’Instapoésie. Selon Gaëlle Théval, la pratique numérique de certains poètes dits expérimentaux, comme Charles Pennequin, Anne-James Chaton ou Christophe Fiat, tient davantage du parasitage44 que d’un investissement au premier degré du médium – comme le serait conséquemment celui des Instapoètes populaires. Toujours est-il que des codes circulent effectivement entre les pôles, quel que soit le mode sur lequel ils sont repris.
L’Instapoésie, en brouillant les frontières entre œuvre et inter-œuvre, remet en question ce qui fait art, et qui fait art. À la fois support de remédiation poétique et giron potentiel d’un nouveau « monde de l’art45 », elle témoigne de la persistance des critères institutionnels dans le regard et le jugement portés sur des formes émergentes par bon nombre d’acteurs du champ. Avec quels outils analyser l’Instapoésie pour en saisir à la fois les enjeux poétiques, culturels et communicationnels ? Entre cultural studies, esthétique, sociologie, pragmatisme et data science, une discipline est en train de voir le jour. Elle se prête à l’analyse des créations intermédiales en contexte numérique, dans la culture foisonnante et plurielle du XXIe siècle.
Notes
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, Paris, Points, coll. Essais, 2006 [1992].
Adrien Cassina, « Se construire une identité de poète sur Twitter : polarisation et dynamiques », Communication & langages, vol. 203, n° 1, 2020, p. 81‑98.
Gloria Jiménez-Marín et Rodrigo Elías Zambrano, The Book Trailer as a Publishing House Promotional Tool: Current Situation of Publishers in Spain, dans Handbook of Research on Transmedia Storytelling, Audience Engagement, and Business Strategies, éd. Víctor Hernández-Santaolalla et Mónica Barrientos-Bueno, IGI Global, 2020, p. 147‑160 ; Rasmus Grøn, « Literary experience and the book trailer as intermedial paratext », SoundEffects, vol. 4, n° 1, 2014, p. 90‑107.
Sonia de Leusse, « Les booktubers, nouveaux critiques ? », Strenæ. Recherches sur les livres et objets culturels de l’enfance, n° 12, 2017 ; Marine Coculet, Reconfiguration et spécificité de la prescription littéraire amateure sur BookTube, dans Prescription culturelle : Avatars et médiamorphoses, éd. Brigitte Chapelain et Sylvie Ducas, Villeurbanne, Presses de l’enssib, coll. Papiers, 2019, p. 329‑344 ; Vanessa Loubet-Poëtte, Le phénomène Booktube. Enjeux et fonctions des chroniques littéraires en vidéo sur Internet, dans La critique d’art à l’écran (Tome 2) : Filmer la littérature, éd. Sylvain Dreyer et Dominique Vaugeois, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, coll. Arts du spectacle – Images et sons, 2021, p. 215‑230.
Pour cette acception qui semble aujourd’hui faire l’unanimité, nous renvoyons aux travaux de l’Electronic Literature Organization (ELO) (https://eliterature.org/). De tels critères ont également été formulés pour la poésie. Rickey et Beaulieu définissent l’ « e-poetry » comme une poésie « written for, read on, and distributed through electronic means » ; « written exclusively for the net with the programming and compositional tools being considered or actively questioned and challenged as part of the reading and viewing » Derek Beaulieu et R. Rickey, « State of the (E)Art : or, What’s Wrong with Internet Poetry? », Ubuweb papers, 2002, p. 4-5.
Laura Gallon rapporte les chiffres éloquents d’études réalisées aux États-Unis (National Endowment for the Arts, 2017) et au Royaume Uni (Nielsen BookScan), montrant que l’Instapoésie est un best-seller, notamment chez les jeunes adultes, les femmes et les personnes racisées. Voir « ‘[Insta]Poetry is not a luxury’: On the Urgency of Archiving the Diverse Voices of Social Media », Archivoz, 2019. En France, à partir de l’analyse des enquêtes du CNL, Sébastien Dubois ftiait le même constat : La vie sociale des poètes, Paris, Presses de Sciences Po, 2023, p. 291.
Rebecca Watts, « The Cult of the Noble Amateur », PN Review, vol. 44, n° 3, 2018.
Aude Mouaci, Les poètes amateurs : approche sociologique d’une conduite culturelle, L’Harmattan, Paris, Budapest, Torino, 2001.
Sébastien Dubois, La vie sociale des poètes, op. cit., p. 292.
Alyson Miller, « A Digital Revolution ? Insiders, Outsiders, and the “Disruptive Potential” of Instapoetry », arcadia, vol. 56, n° 2, 2021, p. 161‑182.
En juin 2023.
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit.
J. M. Rue, The Future of Poetry in the Digital Era - Instapoetry and Remediation, Master Thesis, 2019, p. 30‑31.
« S'il vous plaît, rendez-nous l'ancien Atticus, tout ce qui compte ces derniers temps c'est de faire de l'argent, votre poésie me manque. À cause de ça j’ai arrêté de vous suivre. » (Je traduis.)
Pour prendre la mesure de l’écart entre le discours de la critique traditionnelle et celui des poétesses publiant sur Instagram, voir l’édifiant documentaire d’Ariel Bissett, #poetry (YouTube, 2019), émaillé de nombreux entretiens.
Sapiro et Cécile Rabot, Profession ? Écrivain, Paris, CNRS, 2017.
Valérie Jeanne-Perrier, « Plumes et pixels : produire, signer, diffuser… exister. « Mille fois sur les réseaux informatisés tu feras circuler ton identité ! » Ou le travail de portfolio mené par l’auteur sur Internet », dans Oriane Deseiligny et Sylvie Ducas (dir.), L’auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, Paris, Presses Universitaires de Paris Ouest, coll. orbis litterarum, 2013, p. 2021‑2235.
Yves Citton, L’économie de l’attention : nouvel horizon du capitalisme ?, Paris, La Découverte, 2014.
Frédéric Martel, L’écrivain « social » : la condition de l’écrivain à l’âge numérique, CNL, 2015.
Marie-Ève Thérenty et Adeline Wrona, L’écrivain comme marque, Paris, Sorbonne université presses, 2020.
La problématique n’est certes pas nouvelle. Sur ce point, voir l’éloquent quinzième sonnet des Regrets de Joachim du Bellay.
Source : Médiamétrie et Médiamétrie//NetRatings – Audience Internet Global – France – 2 ans et plus – Janvier 2018 et janvier 2022 – Copyright Médiamétrie//NetRatings
Marcello Vitali-Rosati, « Paratexte numérique : la fin de la distinction entre réalité et fiction ? », Cahier ReMix, vol. 1, n° 5, 2015.
Dominique Cardon, « Le design de la visibilité. Un essai de cartographie du web 2.0 », Réseaux, vol. 152, n° 6, 2008, p. 93‑137.
Mark Granovetter, « The Strength of Weak Ties », American Journal of Sociology, vol. 78, n° 6, 1973, p. 1360‑1380.
Cyrille Martinez, Le poète insupportable et autres anecdotes, Paris, Questions théoriques, 2017, p. 93‑94.
Ce jeu de mot est emprunté à Solène Planchais, qui l’a utilisé sur son compte Instagram dans le cadre de la sortie de son livre Les Animaux élisent un président (Gros Textes, 2022).
Gilles Bonnet, Erika Fülöp et Gaëlle Théval Qu’est-ce que la littéraTube ?, Les ateliers de Sens public, 2023.
Pour un développement sur les pratiques de la critique littéraire sur YouTube, voir également Gilles Bonnet, Erika Fülöp et Gaëlle Théval, Qu’est-ce que la littéraTube ?, op. cit., p. 57‑109.
Frédéric Ciriez, BettieBook, Paris, Verticales, 2017.
Hervé Glevarec, La différenciation : goûts, savoirs et expériences culturelles, Lormont, France, Éditions le Bord de l’eau, 2019.
Camille Bloomfield, « Personal Storytelling in Instapoetry: A Statistical Approach », communication pour le colloque « Plotting Poetry 6: The Plot. Storytelling in Verse », Eötvös Loránd University (ELTE) et Institute for Literary Studies Research Centre for the Humanities, Budapest, les 12, 13 et 14 juin 2023.
Olivier Donnat, « Les univers culturels des Français », Sociologie et sociétés, vol. 36, n° 1, 2004, p. 87‑103.
Richard Peterson., « Understanding audience segmentation: From elite and mass to omnivore and univore », Poetics, vol. 21, n° 4, 1992, p. 243‑258 ; Richard Peterson et Roger Kern, « Changing Highbrow Taste: From Snob to Omnivore », American Sociological Review, vol. 61, n° 5, 1996, p. 900‑907.
Philippe Coulangeon, « La stratification sociale des goûts musicaux. Le modèle de la légitimité culturelle en question », Revue française de sociologie, vol. 44, n° 1, 2003, p. 3‑33 ; Culture de masse et société de classes : le goût de l’altérité, Paris, PUF, 2021.
Jay David Bolter, The digital plenitude : the decline of elite culture and the rise of digital media, Cambridge, Massachusetts, Etats-Unis d’Amérique, The MIT Press, 2019.
44 Gaëlle Théval, « “LA POÉSIE EST À LA MODE” : (Insta)poésies en performance », Acta Fabula, 2021.
Howard Becker, Les mondes de l’art, trad. Jeanne Bouniort, Paris, Flammarion, coll. Champs, 2010.
L'inter-œuvre
5|2025 - sous la direction de Philippe Ortel et Vérane Partensky
L'inter-œuvre
Expérimentations contemporaines
Pratiques de la performance littéraire
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