Depuis que le robot conversationnel ChatGPT a permis au grand public de prendre la mesure des performances de l’intelligence artificielle en matière de langage naturel et de constater, en particulier, ses aptitudes au récit, à la poésie et à la fiction, l’éventualité du recours à l’IA générative dans la création littéraire – une nouvelle forme d’interdépendance médiale – paraît de plus en plus plausible. Une telle hypothèse suscite l’inquiétude et la défiance autant qu’elle fascine1. Le recours à l’IA est du reste largement entré dans les usages depuis quelques années dans le domaine de la traduction, de la rédaction journalistique et de l’écriture de scénarios, gains de productivité et plus-values à la clé. D’ici peu, des éditeurs lassés des états d’âme, des lenteurs et des prétentions financières de leurs auteurs traditionnels solliciteront peut-être à leur tour l’IA générative, nouveau ghost writer, pour les remplacer. La sous-traitance rédactionnelle à la machine et la perspective d’une littérature qui se mettrait dans la dépendance de l’IA heurte bien entendu notre imaginaire humaniste et romantique en la matière2. Il n’est donc pas surprenant de voir des écrivains se mobiliser à côté des scénaristes et des traducteurs qui multiplient depuis quelques mois les tribunes dans la presse3 pour informer des risques encourus, expliquer les effets délétères, aussi bien sociaux que culturels, de l’IA générative et exiger des garde-fous déontologiques, juridiques et politiques contre ce qu’ils considèrent à juste titre comme une forme de concurrence déloyale et une supercherie.
Espérons que ces appels seront entendus. Ils auront pour conséquence, en particulier, l’obligation prochaine d’une signature infalsifiable qui devrait rendre détectables les contenus générés par IA et permettra leur traçabilité4. On verra aussi sans doute se généraliser une labellisation des productions culturelles, sur le modèle des autres biens de consommation ou des denrées alimentaires. Un texte pourra être garanti « sans IA » ou « 100% humain », comme on parle d’un objet « fabriqué à la main » ou d’un produit « bio ». Tout texte se verra attribuer un indice d’authenticité ou d’artificialité. On valorisera les « IA équitables » et « respectueuses de la propriété littéraire et artistique5 ». Cette police de l’IA protégera autant que possible les auteurs du pillage de leurs productions par les algorithmes de deep learning et d’une concurrence frauduleuse de la part de la machine.
Reste que si elle ne vise que le gain de productivité, l’utilisation de l’IA à des fins prétendues littéraires risque peu de supplanter la créativité humaine. À supposer qu’elle puisse écrire des livres vendables, l’IA ne peut en effet que cloner stérilement les textes sur lesquels on l’aura entraînée. Elle accouchera donc d’une pseudo-littérature de grande consommation et sans prétention, produite par algorithmes sur cahier des charges et faite d’ersatz frelatés, à destination d’un public peu regardant. Vendue à bas coût au plus grand profit de l’industrie culturelle, cette production s’opposera alors aux saines nourritures de l’esprit, œuvres légitimes d’écrivains véritables, garanties sans IA et réservées à un lectorat exigeant.
Rappelons toutefois que l’idée d’une production machinique de la littérature n’est pas nouvelle6. Les premières hypothèses d’« automates écrivains » remontent à plusieurs siècles, de l’Ars combinatoria de Raymond Lulle au xiiie siècle aux spéculations d’Italo Calvino7, en passant par la machine à créer des histoires imaginée par Swift dans les Voyages de Gulliver. Les premières réalisations effectives en la matière remontent aux années 1960, avec les balbutiements de la « littérature générée » et les tentatives de « littéraciels » par l’Alamo – groupe satellite de l’Oulipo – vingt ans plus tard8. Quant à une littérature produite plus spécifiquement par une IA, la fiction a un peu d’avance sur la réalité, si on songe par exemple au premier roman de Philippe Vasset, Exemplaire de démonstration, en 2002, qui vantait ironiquement les vertus du Scriptgenerator, un logiciel rédacteur de best-sellers paramétrable par l’éditeur en fonction d’un public cible9, ou encore à Ada, dans lequel Antoine Bello, en 2016, imaginait à son tour une intelligence artificielle spécialisée dans le roman sentimental10. Mais ces fictions elles-mêmes sont en passe de devenir réalité : en 2016, un roman écrit par une intelligence artificielle programmée par des chercheurs de l’université d’Hakodate s’est retrouvé dans la sélection finale d’un grand prix littéraire japonais11 ; en 2018, les éditions Jean Boîte ont publié 1 the road12, le premier roman écrit par une voiture, ou plus exactement par une IA embarquée dans une Cadillac le temps d’un road trip entre New York et la Nouvelle-Orléans : l’IA a chroniqué tant bien que mal le voyage – le titre est un hommage à On the road de Kerouac – tandis que le concepteur du dispositif, l’artiste et programmeur Ross Goodwin, conduisait la voiture.
Qu’il s’agisse d’hypothèses spéculatives, de fictions ou de pratiques réelles, tous ces cas d’écriture machinique renvoient à la figure du robot écrivain : une machine conçue par l’homme, susceptible de fonctionner toute seule et de livrer des productions « acheiropoïètes », à savoir sans intervention de la « main » humaine. Ross Goodwin est ainsi présenté, sur la couverture de One the Road, comme « writer of writer », « auteur de l’auteur » du livre. L’auteur humain fait ici figure de démiurge, façonnant une créature à son image, à laquelle il entend déléguer la création littéraire. Il s’enchantera des prouesses de celle-ci et, inévitablement, redoutera qu’elle ne lui échappe et ne se retourne contre lui : c’est le spectre de la « singularité », ce moment où les machines atteignent les capacités humaines avant de les dépasser et de prendre à jamais le contrôle. D’où le caractère dystopique des romans de Vasset et de Bello.
D’autre part, dans les exemples évoqués plus haut, le recours à l’IA répond à deux objectifs : soit il vise à faire produire par celle-ci, plus ou moins clandestinement, un texte censé passer pour une production humaine (Ada dans le roman de Bello et, dans une moindre mesure, le Scriptgenerator de Vasset sont ainsi des IA qui donnent le change), soit, à l’opposé, il s’agit de faire produire par la machine, cette fois ouvertement, une œuvre que l’homme n’aurait pas pu produire (c’est d’une certaine manière le cas de One the road). Mais ces deux recours à l’IA relèvent d’une même relation fascinée et instrumentalisante à la machine, que cette relation soit pleinement assumée, cherchant à tirer le meilleur parti des performances de l’IA jusqu’à réussir le test de Turing (se faire passer pour humaine), ou ironique, visant à montrer le pittoresque de ses imperfections et à rassurer les lecteurs sur ses limites, comme a pu le faire tout récemment Hervé Letellier en s’amusant à poser quelques questions retorses à ChatGPT : ses échanges avec le robot conversationnel, dont il a rendu compte dans une chronique hebdomadaire dans Le Monde durant l’été 2023, ont montré que l’écrivain sortait indiscutablement vainqueur de la confrontation13.
Le recours à l’IA générative peut toutefois s’envisager autrement que sur ce modèle équivoque du robot écrivain ou du ghost writer. C’est ce que suggère l’exemple d’Internes, publié en 2022 par l’artiste Grégory Chatonsky et présenté explicitement par son auteur comme « le premier roman coécrit avec une intelligence artificielle14 ». Internes est la première tentative romanesque de Chatonsky, qui utilise depuis une dizaine d’années l’intelligence artificielle – il préfère du reste parler d’« imagination artificielle » –, les réseaux de neurones et autres generative adversarial network (GAN) dans des procédures de génération interactive d’images, de films, de fictions immersives, de musiques ou d’œuvres plastiques15.
Pour Internes, Chatonsky explique avoir eu recours à une version modifiée de GPT-2, le « modèle de langage » auquel s’adosse ChatGPT, lequel n’en est que l’interface grand public. Rappelons que les modèles de langage sont des outils entraînés par deep learning sur des corpus massifs de plusieurs millions de textes, lesquels sont vectorisés par algorithme sous forme de matrices à plusieurs milliards de paramètres sémantiques et syntaxiques (175 milliards de paramètres pour GPT-3, le plus gros modèle de langage actuel). Ces matrices permettent de dégager des schémas probabilitaires d’associations entre mots, groupes de mots, phrases et suites de phrases. Si bien que l’IA générative procède d’une manière équivalente à l’autocomplétion, cette fonctionnalité qui suggère à l’utilisateur un choix de mots probables à partir des premiers caractères saisis, fonctionnalité ici élargie aux constituants du discours : le modèle de langage prédit non pas la suite d’une séquence de lettres pour former un mot mais, à partir d’un prompt – énoncé, instruction ou question rédigée par l’utilisateur – propose un enchaînement de mots, groupes de mots, phrases et suites de phrases selon un degré de probabilité – ou « température » – paramétrable, du plus vraisemblable au plus aléatoire. La génération algorithmique de texte – comme la génération d’image ou de musique – croise ainsi les principes de nécessité et de contingence, le déterminisme et les phénomènes stochastiques, ce qui fait dire à Chatonsky, de manière un peu emphatique, que les productions par réseaux de neurones proposent « une relation nouvelle entre ce qui existe déjà et ce qui pourrait exister, et bouleverse[nt] la relation entre le simulacre, le possible et la vérité ».
À la différence de l’usage grand public de ChatGPT, dans lequel l’internaute n’intervient pas dans l’entraînement du programme, Chatonsky a contrôlé l’apprentissage machine en soumettant préalablement à l’IA un corpus de son choix, constitué de textes directement liés à son sujet. La rédaction s’est ensuite déroulée par tâtonnements : « J’écrivais une phrase, je lançais le code qui complétait la phrase ou en créait d’autres, puis je rejouais jusqu’à ce que le résultat m’évoque une suite que je sélectionne avant de poursuivre. Des pistes inattendues ont été proposées par le logiciel. » Les réponses de GPT2 aux prompts rédigés par Chatonsky sont pour celui-ci autant de suggestions auxquelles il s’ajuste ou s’en remet, qu’il défie ou qu’il détourne, en infléchissant en retour sa manière de solliciter la machine, voire en modifiant le corpus d’entrainement et en relançant l’apprentissage. La relation de l’écrivain à l’IA donne ainsi lieu à un processus récursif complexe d’interférences croisées et de boucles de rétroaction où les effets modifient les causes. L’écrivain contrôle ou « aliène » – terme régulièrement utilisé par Chatonsky – la machine et la machine « aliène » l’écrivain, au point que celui-ci, pour finir, avoue ne plus distinguer ses propres énoncés des productions de l’automate.
Internes témoigne ainsi d’une ambition nouvelle par rapport aux fictions de littérature « artificielle » et aux tentatives correspondantes. En faisant le choix de la coécriture, Chatonsky abandonne la posture démiurgique de la méta-auctorialité déboîtée (l’homme produisant la machine qui à son tour produit l’œuvre). Il délaisse la fascination technophile et le fantasme ancien d’une génération automatique de la littérature au profit d’une coauctorialité avec l’automate : l’écrivain utilise les productions de la machine, tandis qu’inversement la machine fonctionne à partir des productions humaines. La relation homme-machine ne relève plus du défi, de la sous-traitance ou de la concurrence, l’enjeu de l’IA n’est plus de simuler l’humain et de réussir le test de Turing, l’horizon n’est plus le spectre de la singularité. La démarche de Chatonsky, auteur par ailleurs d’une thèse explorant l’hypothèse d’une « indiscernabilité entre l’être humain et la machine16 », remet en question l’opposition qu’on se figure spontanément entre une œuvre qui serait authentiquement humaine et une production qu’on serait tenté de dire artificielle ou post-humaine.
Ces modalités d’écriture d’Internes renvoient au contenu même du roman, présenté sur la quatrième de couverture comme un récit postapocalyptique : « À l’extrémité de la survie de l’espèce humaine, les forêts brûlent, les organismes se font coloniser par des virus, les espèces vivantes disparaissent les unes après les autres, les météores apportent la destruction […]. » Le livre s’ouvre par le monologue d’un je qui semble reprendre ses esprits dans une chambre d’hôpital après avoir subi un grave traumatisme (asphyxie, accident d’avion, maladie infectieuse) causé par une série de catastrophes en chaîne aux allures de fin du monde (surchauffe planétaire et incendie généralisé, épidémie). Alternent des bribes de récits évoquant ces événements et des notations sur le réveil à l’hôpital. Le statut de ces évocations, comme les situations d’énonciation, reste toutefois incertain, entre perceptions réelles, remémorations, extraits de textes de fiction rédigés antérieurement par le narrateur, rêves ou hallucinations éveillées. Les contenus diégétiques eux-mêmes ne se raccordent pas, les versions des faits se contredisent, la chronologie comme la structure d’enchâssement des flash-backs est brouillée. Parallèlement, le je s’interroge à maintes reprises sur son état de conscience et sa propre identité. Éprouvant par moments la sensation d’un deuxième corps à l’intérieur de lui, se sentant flotter hors de lui-même, il se dédouble, se dissocie de lui-même, jusqu’à s’interroger sur sa propre existence et sa survie, se désignant à plusieurs reprises par la périphrase « l’homme qui avait été moi ». La mention d’un respirateur artificiel et plusieurs allusions à divers appareillages médicaux semblent confirmer que le personnage est en train de fusionner avec le dispositif machinique auquel il est relié. Le motif du cyborg affleure ici, même si le terme n’est pas employé17. On notera au passage que la science-fiction de Chatonsky est sobre et minimaliste, voire low tech, exempte de la plupart des marqueurs du genre, sans virtuosité sidérante ni emphase spectaculaire – ce qui rend l’ensemble à la fois encore plus étrange et convaincant.
Le brouillage de la distinction homme / machine n’est rien d’autre qu’une thématisation en abyme de l’écriture même du texte et de son énonciation, mi-humaine mi-machinique : « Dans ce chaos », indique la quatrième de couverture, « une forme de conscience post-humaine émerge, incertaine de son propre statut, et lutte pour accéder à la vie. » Interne est de fait un roman dans lequel l’IA n’est pas seulement un contenu fictionnel – thème, objet voire quasi-personnage émergeant sur fond de cataclysme et de disparition de l’humanité –, mais est aussi, au moins en partie, l’instance focale et la voix narrative de ce même récit, censée rendre compte des événements en question : l’IA conçue par l’homme, après la disparition de celui-ci, est parvenue à maintenir et à développer ses facultés cognitives et Internes nous donne à lire en quelque sorte son flux de conscience. De fait, la deuxième partie du roman se présente, encore plus nettement que la première, comme le monologue d’une machine à parole se questionnant sur son identité, ses conditions de possibilité et son fonctionnement, « à la manière », précise encore la quatrième de couverture, « d’un cogito automatique ».
On sait le défi que représente la question de l’instance énonciative et du point de vue dans les fictions postapocalyptiques : comment percevoir et dire le monde d’où l’homme a disparu sans risquer la convention commode mais arbitraire du réalisme traditionnel, à savoir une voix fantôme surgie de nulle part et un surplomb inexplicablement omniscient ? L’IA est ici l’instance intradiégétique toute trouvée, portée par une nécessité immanente : faire que le récit postapocalyptique ne soit pas une fiction en apesanteur racontée par une instance arbitraire et improbable, mais devienne un monde possible raconté par une instance parfaitement vraisemblable susceptible de survivre à l’humanité pour peu que les réseaux informatiques continuent à fonctionner tout seuls un certain temps. Internes relève ainsi du réalisme spéculatif18, une métaphysique dont se revendique Chatonsky et qui entend penser l’être de manière non « corrélationniste », à savoir dégagé de sa relation à la pensée humaine : le monde est alors un « absolu », un « grand dehors » indépendant de l’humain – et dans lequel, par conséquent, celui-ci peut imaginer ne pas ou ne plus être. Particularité remarquable, qui fait l’efficacité du roman, l’instance narrative d’Internes ne relève pas tout à fait de la fiction. Cette voix post-humaine est bel et bien réelle puisqu’il s’agit de l’IA utilisée par Chatonsky, en roue libre dans le métavers, nourrie de data disponibles sur le web, en régime d’autocomplétion illimitée. D’où le statut intermédiaire et troublant de ce récit, entre fiction et factualité.
Les indications fournies par le paratexte et le contenu du récit ne sont pas sans conséquences sur la lecture. Prévenu de la double origine d’Internes et spontanément porté à opposer production humaine et génération automatique, le lecteur s’interroge par réflexe, phrase après phrase, sur la paternité du texte : qui parle ici, de l’homme ou de la machine ? Question vaine, tant les énoncés sont indiscernables – rappelons que Chatonsky lui-même se dit incapable, rétrospectivement, de faire le tri – et qui conduit vite à une question plus délicate encore : est-ce l’homme qui se fait passer pour une machine ou la machine qui imite l’homme ? Qui ventriloque qui derrière ce texte à l’origine indiscernable ? Parce que les deux réponses opposées sont également possibles, le lecteur renonce à se poser la question, convaincu par sa lecture – c’est toute la vertu d’Internes – qu’elle est sans objet.
Le lecteur s’interroge d’autre part sur la manière de réagir à la difficulté du texte. Les phénomènes d’instabilité évoqués plus haut – flottements énonciatifs, anomalies référentielles, brouillage des repères spatio-temporels – ont en effet pour conséquence de stimuler et de dissuader tout à la fois le frayage herméneutique. Le lecteur est partagé entre un scepticisme de principe (à quoi bon chercher à comprendre le discours stochastique d’une machine ?) et la tentation du pari pascalien (comment exclure l’hypothèse d’un sens intentionnel dans la mesure où ce discours est aussi potentiellement celui d’un humain authentique ?), voire du credo quia absurdum (croire le texte justement parce que le texte défie l’entendement). Mais le lecteur s’avise également que tous les brouillages qui compromettent la lisibilité immédiate du texte ne tiennent pas forcément à son origine machinique. Internes est en effet assez proche de repères bien connus et indiscutablement humains : la tonalité du monologue, le je problématique, le côté insitué et minimaliste des contenus narratifs, le caractère générique des lieux et l’absence de toponyme (une forêt, une route côtière, la maison de l’enfance, l’hôpital, une usine désaffectée), le nombre restreint de personnages (outre le narrateur, sa femme, son fils, ses parents, le « docteur Corry » – seul patronyme de tout le livre) et l’absence de caractérisation de chacun, les flottements énonciatifs, chronologiques, les anomalies référentielles, la « discohérence » généralisée font songer à Malone meurt ou à L’Innommable de Becket, aux romans de Maurice Blanchot ou aux expérimentations formalistes du « nouveau nouveau roman » ricardolien de la décennie 1970, dans lesquelles l’agencement purement scriptural ou « texticien » du récit dissuade toute interprétation réaliste ou psycho-réaliste. L’IA n’a pas le monopole de l’agrammaticalité, de l’étrangeté ou de l’hermétisme, non plus que du ready-made textuel et de l’intertextualité généralisée, de l’écriture automatique ou des improvisations sous mescaline. Sans l’avertissement sur la genèse du livre, on lirait Internes comme bien d’autres textes de l’ère du soupçon et d’après la mort proclamée de l’auteur : qu’aurait dit Barthes d’un texte comme celui-ci, qui finalement le prend au mot ?
Reste que l’expérience de collaboration avec l’IA menée par Chatonsky montre que celle-ci, dans un usage réflexif et non dans le cadre d’une sous-traitance rédactionnelle tournée vers le gain de productivité, loin de déposséder l’homme d’une créativité qu’il se représente historiquement comme sa capacité spécifique, le responsabilise et le stimule plus qu’elle ne l’asservit, en exigeant de lui de répondre à trois questions largement ouvertes sinon abyssales : que demander à l’automate ? – c’est tout l’art du prompt –, sur quel corpus l’entraîner et que faire des résultats qu’il procure ? L’interaction homme-machine détermine alors un processus récursif de déprise et de maîtrise analogue, ni plus ni moins, à ce qui advient dans la pratique plus traditionnelle de l’écriture : l’écrivain écrit d’abord sans bien savoir d’où lui viennent ses premiers jets, mais, relecteur de son texte, le considérant à distance avec un regard neuf, le valide, l’efface ou le transforme, chaque nouvelle version pouvant à son tour en inspirer une autre par ricochet. Si bien que dans son recours à l’IA, Chatonsky ne fait que reconduire cette évidence : l’écrivain n’est pas seul maître à bord. On le sait depuis longtemps : « Je est un autre » (Rimbaud) – ou plutôt « Je est d’autres » (Claude Simon) –, « ça parle » (Beckett), à savoir que l’écrivain est pris dans le langage qui « le parle » ou parle déjà avant lui (Barthes, Lacan), dans la bibliothèque qui fait son désir d’écrire, dans les univers de discours, dans les champs sociaux auxquels il appartient et dont il intériorise les contraintes et les attentes.
Par ailleurs, Internes suggère qu’il en va de l’IA comme de tous les objets techniques : les outils produits par l’homme produisent l’homme en retour, les hommes et les outils se modifient les uns les autres, évoluant de conserve depuis la nuit des temps. Théorisé par Bernard Stiegler dans le sillage de Gilbert Simondon, ce phénomène de « technogénèse » est aujourd’hui envisagé par l’Américaine N. Katherine Hayles19 qui, si elle n’évoque pas directement la question de l’IA-écrivain, a souligné dès ses premiers ouvrages le « partenariat dynamique entre humains et machines intelligentes20 » en réfléchissant de manière spécifique aux effets du numérique sur le discours et la narrativité, ce processus qu’elle appelle intermédiatisation, par lequel le langage courant, la pensée humaine, le texte et le récit d’un côté, le code binaire, la computation et l’intelligence machinique de l’autre « s’influencent », « s’entremêlent », « s’affectent mutuellement21 » au point que l’humain « s’informatise » à mesure qu’il cherche à anthropomorphiser les artéfacts informatiques. Loin de toute technophilie messianique, les analyses de Hayles invitent au contraire à prendre la mesure critique de tout ce que l’intermédiatisation « comporte de dangers, de possibilités, de libérations et de complexité22 ».
Notes
1. Voir Alexandre Gefen, Vivre avec ChatGPT. L’intelligence artificielle aura-t-elle réponse à tout ?, Paris, Éditions de l’Observatoire / Humensis, 2023, en particulier le chapitre 6, « La seconde mort de l’auteur », p. 61-70.
2. Voir Pascal Mougin, « Comment lire un roman écrit par une voiture ? La doxa littéraire face à l’intelligence artificielle », dans Créativités artificielles. La littérature et l’art à l’heure de l’intelligence artificielle, Alexandre Gefen (dir.), Dijon, Les presses du réel, coll. « Figures », 2023, p. 207-220.
. Voir par exemple : « Les écrivains, traducteurs, scénaristes, contre l’IA », tribune publiée dans Libération le 3 octobre 2023 par le collectif En chair et en os.
. Le projet est à l’étude chez Microsoft : voir Alexandre Piquard, « Le “père” de ChatGPT, Sam Altman, en tournée diplomatique à Paris et en Europe », Le Monde du 23 mai 2023.
. « Intelligence artificielle : “Construisons dès aujourd’hui une IA de rang mondial respectueuse de la propriété littéraire et artistique” », tribune publiée dans Le Monde du 29 septembre 2023 par un collectif de plus de 70 organismes professionnels des secteurs de la création et des industries culturelles demandant « l’adoption d’un cadre européen sur l’utilisation des algorithmes qui garantisse le principe d’une transparence sur les œuvres et sur les contenus utilisés pour entraîner les machines ».
. Sur la longue généalogie de l’écriture machinique, voir l’ouvrage de référence d’Isabelle Krzywkowski, Machines à écrire. Littérature et technologies du XIXe au XXIe siècle, Grenoble, ELLUG, 2010.
. Voir Italo Calvino, « Cybernétique et fantasmes ou la littérature comme processus combinatoire » (1967), premier texte du recueil La Machine littérature [1984], traduit de l’italien par Michel Orcel et François Wahl, Paris, Seuil, 1993. Dans une conception antiromantique de la littérature, en partie en phase avec le structuralisme du moment et les analyses de Barthes sur la mort de l’auteur, Calvino définit l’œuvre littéraire comme un ensemble de « combinaisons entre un certain nombre d’opérations logico-linguistiques ou, mieux, syntaxico-rhétoriques, susceptibles d’être schématisées en formules » (p. 9-10), à l’image d’une molécule d’ADN.
. Association pour la littérature assistée par la mathématique et l’ordinateur, fondée en 1981 par Paul Braffort et Jacques Roubaud ; les littéraciels sont des programmes susceptibles de générer automatiquement des textes dans un genre donné.
. Philippe Vasset, Exemplaire de démonstration, Paris, Fayard, 2002.
. Antoine Bello, Ada, Paris, Gallimard, 2016.
. Le jour où un ordinateur écrit un roman, roman finaliste du Hoshi Shinichi Literary Award.
. Ross Goodwin, 1 the road, Paris, Jean Boîte, 2018.
. Hervé Le Tellier, « Moi et ChatGPT », cinq chroniques hebdomadaires publiées dans Le Monde entre le 20 juillet et le 18 août 2023.
. Grégory Chatonsky, Internes, Paris, Rrose éditions, 2022. La citation provient du site web de l’auteur. Sauf mention contraire, il en va de même de toutes les citations suivantes de Chatonsky.
. Les usages de l’IA sont du reste beaucoup plus nombreux et plus anciens dans la création artistique qu’en littérature. Voir L’Art tout contre la machine, Rodolphe Olcèse et Vincent Deville (dir.), Paris, Hermann, 2021.
. « Esthétique des flux (après le numérique) », thèse de recherche création en études et pratiques des arts, soutenue à l’Université du Québec à Montréal en 2016.
. Chatonsky l’emploie volontiers dans ses textes théoriques, en référence à Donna Harraway. Voir par exemple : http://chatonsky.net/morne/.
. Voir Quentin Meillassoux, Après la finitude, 2006, XXXX.
. Voir les deux ouvrages disponibles à ce jour en français : N. Katherine Hayles, Parole, écriture, code [« Speech, Writing, Code – Three World Views », dans My Mother Was a Computer, 2005], édité par Arnaud Regnauld (préface) et Emanuele Quinz, traduction par Stéphane Vanderhaeghe, postface de Charles Ramond, Dijon, Les presses du réel, coll. « Labex / ArTeC », 2015 ; N. Katherine Hayles, Lire et penser en milieux numériques. Attention, récits, technogenèse [2012], préface d’Yves Citton, traduction par C. Degoutin, Grenoble, Éditions littéraires et linguistiques de l’université de Grenoble, coll. « Savoirs littéraires et imaginaires scientifiques », 2016.
. N. Katherine Hayles, How We Became Posthuman: Virtual Bodies in Cybernetics, Literature and Informatics, Chicago, University of Chicago Press, 1999, p. 288, cité et traduit par Charles Ramond, « Les boucles de l’évolution », postface à Parole, écriture, code, op. cit., p. 74.
. N. Katherine Hayles, Parole, écriture, code, op. cit., p. 56-57.
. Ibid., p. 59.
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