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Résumé

Cet article propose d’analyser quatre fictions scientifiques du XVIIe siècle à travers le prisme de la notion d’interœuvre. Les auteurs et autrices mobilisent et transforment un ensemble d’œuvres savantes pour élaborer plusieurs discours scientifiques par la fiction. Il s’agira d’analyser les articulations dynamiques entre œuvres, théories, personnages et mondes dans ces fictions scientifiques, afin de mettre en évidence les usages particuliers de deux procédés de l’interœuvre dans la réélaboration de discours scientifiques : les personnages-théories et les théories-mondes.

Abstract

This article seeks to examine four seventeenth-century scientific fictions through the lens of the interœuvre concept. Their authors draw upon and transform a range of scientific works in order to develop different scientific discourses through fiction. The analysis focuses on the dynamic links between works, theories, characters, and worlds within these scientific fictions. This article aims to highlight the specific uses of two modalities of interœuvre in the reworking of scientific discourses : theory-characters and theory-worlds.

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Références de l’article

Marie Gall ,« Personnages-théories et théories-mondes dans les fictions scientifiques. Reformulation et élaboration de discours scientifiques par la fiction », Utpictura18, Rubriques , 5 | 2025,L'inter-œuvre ,sous la direction de Philippe Ortel et Vérane Partensky

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Ressources externes

Personnages-théories et théories-mondes dans les fictions scientifiques
Reformulation et élaboration de discours scientifiques par la fiction

La catégorie « fictions scientifiques », élaborée à partir des travaux de Frédérique Aït-Touati notamment1, désigne ici un ensemble de textes de fiction du XVIIe siècle qui portent sur la pluralité des mondes. « Monde », pris dans son acception la plus large, concerne les mondes du cosmos comme ceux qui composent l’infiniment petit. Ces multiples jeux de perspective permettent aux auteurs et autrices de fictions scientifiques de s’interroger sur la place de l’humain dans le monde, dont la reconfiguration récente offre à penser une continuité entre la Terre et le cosmos, et entre les êtres vivants. Ce sont précisément les frontières entre les planètes, les mondes, les règnes, les organismes ou les éléments, entre les espaces et entre les espèces, qui se redessinent. Ces préoccupations semblent au cœur des fictions scientifiques, notamment du diptyque L’Autre Monde de Cyrano de Bergerac, composé du Voyage dans la Lune (1657) et des États et Empires du Soleil (1662)2, du Blazing World de Cavendish (1666)3, des Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle (1686)4, et enfin du Voyage du monde de Descartes de Gabriel Daniel (1690)5. Ces textes hybrides et inclassables résistent parfois à l’analyse et nécessitent une approche transdisciplinaire qui mobilise les outils de la philosophie, de l’histoire des sciences comme ceux de la littérature. La notion d’inter-œuvre semble offrir une approche intéressante pour analyser des textes à la frontière de plusieurs discours. En effet, les auteurs et autrices de fictions scientifiques doivent se positionner par rapport à un ensemble d’œuvres scientifiques et littéraires pour justifier leur projet d’écriture. Définie comme « le jeu d’interdépendance médiale dans lequel les œuvres naissent, s’inscrivent, sont diffusées6 », l’inter-œuvre semble donc permettre de penser les liens entre les fictions scientifiques et les œuvres qui gravitent autour de celles-ci, par rapport auxquelles elles se situent et à partir desquelles elles élaborent leur discours.

Définie au XVIIe siècle comme un « [e]stre qui est produit par quelque agent7 », la notion d’œuvre peut être entendue au sens large comme une création tant intellectuelle que littéraire et/ou artistique. Le terme recouvre différentes acceptions : il peut désigner un recueil d’écrits attribués à un auteur8 ; il semble aussi que l’on puisse étendre l’acception d’« œuvre » pour que la notion désigne le contenu même de celui-ci. En ce sens, « œuvre » pourrait désigner la combinaison de différents éléments élaborés par un auteur ou une autrice, et issus de ses différents textes, de laquelle se dégage une théorie ou un système du monde. En renvoyant ainsi à la création, par une figure auctoriale, d’une forme sans cesse renouvelée et changeante selon les différentes interprétations qu’elle suscite, l’œuvre nous interroge sur la relation qu’elle entretient d’une part avec celles et ceux qui la composent, et d’autre part avec celles et ceux qui utilisent, reformulent ou réélaborent son contenu. Les œuvres présentes dans les fictions scientifiques peuvent être aussi bien attribuées à des figures anciennes que modernes, à un savant, à un ensemble de savants (comme « les philosophes » constitués en groupe homogène) ou à un poète, et peuvent être mobilisées à diverses fins qu’il s’agira d’explorer. En cela, la notion d’inter-œuvre permet d’étirer les frontières d’un espace textuel pour analyser les ramifications théoriques et intellectuelles qui se déploient autour d’une œuvre et qui participent à son élaboration. La facette de l’inter-œuvre qui nous intéresse donc particulièrement est celle qui « concerne […] l’œuvre elle-même quand elle se veut le relai d’œuvres ou de savoirs qu’elle cherche à transmettre9 », ou quand elle est la source d’une proposition scientifique particulière élaborée à partir d’un ensemble d’œuvres qui lui permettent de s’inscrire dans un champ théorique ou de s’en démarquer. De l’application du concept d’inter-œuvre à ce corpus découle une réflexion sur le rapport qu’entretient la fiction à la vérité, telle qu’elle est supposée par les auteurs et autrices, dans un double souci de respecter la loi de la vraisemblance et de traiter d’un sujet scientifique, qui implique de formuler une proposition considérée comme « vraie ».

Il s’agira donc d’analyser les dispositifs de l’inter-œuvre quand ils sont au service d’un discours scientifique qui s’établit par la fiction, et de se demander comment ils participent de la tension entre fiction et vérité scientifique. L’analyse des (re)formulations et (ré)élaborations de discours scientifiques au sein de ces quatre études de cas10 permettra de mettre en lumière l’articulation – voire la fusion – entre trois entités en dialogue : les personnages, les théories et les mondes.

Des figures-théories aux personnages-discours

Dans les Entretiens sur la pluralité des mondes, un philosophe et une marquise s’entretiennent au sujet de l’organisation et de la composition du cosmos. Lors du premier soir, le philosophe, porte-parole de l’auteur, utilise une métaphore filée entre le monde et l’opéra pour défendre le point de vue mécaniste et mettre en évidence le bien-fondé du système cartésien.

Car représentez-vous tous les sages à l'Opéra, ces Pythagore, ces Platon, ces Aristote […] supposons qu’ils voyaient le vol de Phaéton […] qu'ils ne savaient point comment le derrière du théâtre était disposé. L’un d'eux disait : C'est une certaine vertu secrète qui enlève Phaéton. L'autre : Phaéton est composé de certains nombres qui le font monter. L’autre : Phaéton a une certaine amitié pour le haut du théâtre ; il n'est point à son aise quand il n'y est pas. L'autre : Phaéton n'est pas fait pour voler, mais il aime mieux voler, que de laisser le haut du théâtre vide ; et cent autres rêveries […]. À la fin Descartes, et quelques autres modernes sont venus, qui ont dit : Phaéton monte, parce qu'il est tiré par des cordes, et qu'un poids plus pesant que lui descend. Ainsi on ne croit plus qu'un corps se remue, s’il n'est tiré, ou plutôt poussé par un autre corps ; on ne croit plus qu'il monte ou qu'il descende, si ce n'est par l’effet d'un contrepoids ou d'un ressort ; et qui verrait la nature telle qu'elle est, ne verrait que le derrière du théâtre de l'opéra11.

Convoquer en premier lieu Phaeton, la tragédie lyrique de Quinault (créée à l’Opéra en 1683, soit trois ans avant la parution des Entretiens), facilite la présentation et l’invalidation de différentes théories physiques avant de donner à voir et de simplifier celle de Descartes. Fontenelle combine cet usage de l’inter-œuvre, dont la fonction pédagogique réside dans la réduction d’un problème scientifique à une performance visuelle, celle de l’envol de Phaeton, avec plusieurs références à des figures de savants (Pythagore, Platon, Aristote et Descartes). Ces personnages hors-champ incarnent chacun une théorie qu’ils représentent : la simple évocation de leur nom renvoie à leur œuvre, réduite à un système explicatif du réel.

Fontenelle, à travers le personnage du philosophe, imagine et tourne en dérision les explications physiques que fourniraient les savants anciens de l’envol de Phaeton. Les différentes voix ne font référence qu’à des bribes de théories sans se constituer en un système global, ce qui atténue la portée scientifique des philosophèmes présentés. Cet éclatement théorique, renforcé par les répétitions de l’adjectif démonstratif « ces » et de « l’un d’eux […] l’autre […] l’autre », brouille l’attribution claire d'une explication à une figure. De plus, comme le remarque Christophe Martin, le « grossissement satirique rend ces quatre propositions difficiles à attribuer12 ». Toutes les théories - éclatées et contraires - sont pourtant mises sur le même plan, se valent dans leur absurdité et s’apparentent à un « bruit […] dans nos oreilles ». La cacophonie intellectuelle qui en découle et dans laquelle chaque voix couvre et invalide la précédente, laisse le lecteur-spectateur et la marquise sans repère.

Dans ce bourdonnement, la voix de Descartes s’élève au-dessus des autres. La coupure marquée par le changement de temps et la locution adverbiale « à la fin » confèrent au discours cartésien une valeur de vérité et l’imposent comme une révélation. Seule la théorie cartésienne bénéficie d’un court développement : l’explication mécaniste d’un système de contrepoids, fondée sur les causes externes et l’arrangement des parties, érige le système cartésien en discours véridique. La répétition « on ne croit plus » participe ainsi à cette mise en place d’un récit orienté de l’histoire des sciences, qui auraient enfin dépassé le statut de croyance. Face à l’inter-œuvre imprécise et confuse composée de plus de « cent […] rêveries » anciennes et flottantes autour de trois figures, se trouve la figure-théorie de Descartes qui instaure un système global fonctionnel.

Dans ses Entretiens, Fontenelle ne s’appuie donc pas sur des sources précises (on n’y lit aucune citation, aucun titre d’ouvrage), mais utilise conjointement la visualisation et la propension des figures-théories à contenir leur œuvre dans leur nom pour donner à voir le monde cartésien qu’il défend. Les voix anciennes éclatées sont discréditées par la simplicité de leur formulation (renforcée par l’usage du discours direct, du présent de vérité générale et de l’italique), alors que les mêmes procédés confèrent à la parole de Descartes une valeur de vérité et rendent sa théorie accessible. La simplification et la dimension visuelle que l’auteur des Entretiens accorde aux explications du réel sont l’occasion de proposer un récit orienté de l’histoire des sciences, de s’approprier et de remodeler l’œuvre cartésienne pour défendre son contenu.


 

Cyrano de Bergerac convoque également un ensemble de références savantes quand il s’interroge sur les conséquences épistémiques des derniers bouleversements scientifiques, comme la pluralité des mondes, leur habitabilité, la nature de la matière et sa vitalité. À l’instar des Entretiens de Fontenelle, le Voyage dans la Lune est tout d’abord jalonné de références explicites à des figures scientifiques. Les personnages mentionnent des savants anciens et modernes pour appuyer leur propos. Par exemple, dès les premières lignes, quand le narrateur affirme que « la lune est un monde comme celui-ci, à qui le nôtre sert de lune », il convoque différentes figures pour légitimer son point de vue : « Pythagore, Epicure, Démocrite, […] Copernic et Kepler, avaient été de cette opinion13 ». Les références ne s’accompagnent ni de détail théorique ni de source précise. Si le titre de l’ouvrage de Campanella, de Sensu Rerum, est mentionné, son contenu n’est pas développé, Cyrano l’utilise plutôt pour créer une connivence avec son lecteur (le démon de Socrate explique : « [Campanella] commença à ma prière un livre que nous intitulâmes de Sensu rerum14 »). De même, dans Les États et Empires du Soleil, des villageois ouvrent les Principes de philosophie de Descartes pour en commenter naïvement les schémas15. L’inter-œuvre ludique est aussi engagée par des autoréférences16 : chaque volet mentionne l’autre, ce qui brouille les plans d’énonciation et semble désamorcer la portée scientifique de son œuvre.

Ces figures-théories (Pythagore, Copernic, Agrippa ou Descartes) peuvent remplir plusieurs fonctions qui ne sont pas nécessairement antagonistes : si elles portent toutes une fonction référentielle, elles peuvent également participer de la complicité créée avec le lecteur en assurant une fonction ludique, ou enfin recouvrir une fonction argumentative quand elles sont mobilisées par les protagonistes comme arguments d’autorité pour défendre une posture théorique au sujet de l’organisation du cosmos ou de la composition de la matière.

La mobilisation de figures-théories recouvre une nouvelle dimension dans Les États et Empires du Soleil, puisque l’une de ces figures s’incarne dans un protagoniste. Le personnage de Campanella explique en effet au narrateur qu’il « arrang[e] les parties de son corps dans un ordre semblable au [sien] », et que cette nouvelle « disposition de matière » lui fournit une « pensée17 » identique à celle de son interlocuteur. Bérangère Parmentier relève cette « référence précise à des spéculations “physiognomoniques” » du philosophe : ce personnage défend la théorie du philosophe qu’il représente.

Le diptyque de Cyrano contient par ailleurs de nombreuses références scientifiques implicites et semble se nourrir d’emprunts et de réécritures agissant à différents niveaux : dans les discours des protagonistes (qui s’approprient une théorie et la défendent) comme dans les éléments qui leur sont extrinsèques et qui sont observables (les mondes découverts fonctionnent selon certains principes philosophiques).

Si l’on peut tout d’abord déceler des théories scientifiques dans les discours tenus par les personnages18, il convient de noter qu’ils n’exposent pas nettement un système unique attribué à une école philosophique particulière. Il apparaît ainsi difficile de rattacher chaque discours à une théorie, et chaque personnage à un savant19. Dans Voyage dans la Lune par exemple, le démon de Socrate, qui défend notamment une posture matérialiste qui le mène à un discours sur la faillibilité des sens, « apporte avec lui un faisceau de références inconciliables20 ». Ce personnage, fruit d’une inter-œuvre multiple et insaisissable, est chargé d’un imaginaire philosophique tel qu’il mène à une pluralité d’interprétations et de lectures. Bérangère Parmentier le définit comme un « personnage équivoque » et l’assimile à « un lieu de la réflexion théorique, au croisement d'hypothèses explicatives issues de doctrines divergentes et d'espaces intellectuels disparates21 ». D’autres discours, plus confus, perturbent également l’interprétation de discours scientifiques issus de l’inter-œuvre. Le personnage de l’Espagnol par exemple, démontre l’existence du vide à partir du postulat d’un élément unique. Son long développement le conduit à une forme d’holisme (« tout est en tout »), puis à ré-affirmer un brouillage entre les éléments (« dans l’eau […] il y a du feu ; dedans le feu, de l’eau ; dedans l’air, de la terre, et dedans la terre, de l’air », avant qu’il ne répète « toutes choses sont en toutes choses »), aboutissant cycliquement à une continuité matérielle entre les différents règnes (« De cette façon, dans un homme il y a tout ce qu’il faut pour composer un arbre, de cette façon dans un arbre il y a tout ce qu’il faut pour composer un homme22 »).

Les propos du fils de l’hôte s’élaborent également à partir d’une matière scientifique composite : en s’appuyant sur un principe pythagoricien23, il propose une expérience de pensée pour défendre l’atomisme (celle de « sépare[r] mentalement chaque petit corps visible en une infinité de petits corps invisibles » puis de « s’imaginer que l’Univers infini n’est composé d’autre chose que de ces atomes infinis24 »). Cette mosaïque de considérations philosophiques, combinées à partir de plusieurs œuvres et théories, le conduit encore une fois à défendre une forme d’identité matérielle et une continuité entre les éléments naturels.

Par ailleurs, les personnages, nombreux et bavards, sont souvent interrompus, empêchés ou s’auto-objectent à l’excès25. Comme l’écrit Prévot : « les discours d’initiation, tenus autoritairement, se succèdent dans la discontinuité des théories, sans être superposables ni se compléter, et finissent par s’annuler quand ils ne se contredisent pas26 ». Ces « personnages-discours27 », à défaut d’incarner clairement une théorie pour en exposer les enjeux, ouvrent des espaces hypothétiques de réflexion sans les délimiter nettement. Ils se recouvrent parfois, paraissent plus ou moins stables et oscillent entre illusion et fiabilité. Le rythme et la structure de l’œuvre impliquent que ces espaces soient quittés avant leur complète élaboration : l’entrée et le départ se font toujours dans une forme de précipitation et laissent inachevée l’exploration du lieu philosophique.

La pluralité des théories à l’œuvre crée donc une véritable cacophonie intellectuelle qui propose peu de repères et n’aboutit pas tout à fait, et qui a souvent été interprétée dans le sens d’une critique du dogmatisme. L’attribution d’un discours à l’auteur semble en effet empêchée. Même si, au début du premier volet, le narrateur défend l’habitabilité de la lune et le bien-fondé du système héliocentrique, on ne retrouve pas clairement et tout au long du texte, à la différence d’autres personnages génériques de dialogue, un personnage sachant, porte-parole de l’auteur (comme c’était le cas du philosophe chez Fontenelle), qui voudrait amener ses interlocuteurs et ses lecteurs à une conclusion qui aurait fonction de vérité. Même l’argument de simplicité en faveur de l’héliocentrisme - selon lequel il est plus simple de faire tourner la Terre autour du Soleil qui est plus massif - est parodié et dépouillé de son sérieux par le narrateur : « il serait aussi ridicule de croire que ce grand corps lumineux tournât autour d’un point dont il n’a que faire, que de s’imaginer quand nous voyons une alouette rôtie, qu’on a, pour la cuire, tourné la cheminée à l’entour28 ».

Comme l’écrit Bérangère Parmentier :

Il n'est pas une phrase dans le double roman de Cyrano qui s'offre à une lecture directe et univoque. Un jeu polyphonique constant assigne toutes les affirmations qui s'y présentent à des locuteurs incertains et versatiles ; chacun des […] des phénomènes décrits est médié par l'ironie ; et la multiplication des ancrages référentiels possibles confère à chaque élément du récit […] une pluralité de significations29.

Ces multiples emprunts et ces différentes reformulations de discours scientifiques, parfois ironiques, souvent désordonnées et rarement encadrées par des références, décuplent les possibles interprétations de l’œuvre et créent une mise à distance avec ce qui est énoncé. Ici, le dialogue ne recouvre pas de fonction didactique qui permettrait l’exposition claire d’un problème précis et le chemin de pensée pour parvenir à sa résolution : « Cyrano ne déboulonne pas des vérités pour les remplacer par d’autres. Aussi, la vérité, comme la raison, ne peut-elle être ici qu’une quête, qu’une enquête et non une possession30 ».

Enfin, certaines œuvres sont présentes en filigrane dans la description du fonctionnement même des mondes découverts. Jacques Prévot insiste sur l’influence de Lucrèce et lit Voyage dans la Lune comme « une réécriture, un redoublement romanesque du De Rerum Natura31 », et Bérangère Parmentier met en lumière la coprésence de postures philosophiques qui semblent a priori opposées dans Les États et Empires du Soleil32 :

Cyrano combine aux motifs de la science galiléenne des principes magico-hermétiques […] : d’un côté, la construction d’un modèle mathématique pour une nature mécanisée, dont Galilée et Descartes sont les promoteurs ; de l’autre, les fictions philosophiques d’un monde traversé par des énergies secrètes, qui appartiennent aux courants de la pensée magique et qui empruntent à différentes philosophies antiques33.

Ajoutés à cet « incessant clignotement de[s] références » ou à ce « réseau de références éclatées », les liens issus du processus de l’inter-œuvre rendent poreuses les frontières entre individu, livre34, théorie et récit :

Le trait le plus remarquable dans l’écriture de l’Autre Monde, c’est que les souvenirs de lecture, dans une métamorphose, suscitent et engendrent la trame romanesque : le livre lu devient personnage, la citation se fait au discours direct et action ; épisodes ou acteurs du roman sont des mises en texte des matériaux substantiels d’autres livres35.

Les personnages-discours, au service d’une inter-œuvre en perpétuelle métamorphose, convoquent de multiples théories scientifiques, participent d’une cacophonie intellectuelle qui trouble les distinctions théoriques et les enjeux scientifiques du texte, laissant ainsi le lecteur incertain face à l’attitude philosophique à adopter.

Un principe scientifique semble pourtant traverser l’œuvre : celui d’une matière vivante, animée et mouvante, défendu par certains personnages dans le premier volet et pleinement exploité dans le second, qui met en lumière le rôle de l’imagination dans la transformation matérielle. L’inter-œuvre en mouvement que relève Prévot entre ainsi en résonance avec l’idée qui traverse le texte d’une matière en perpétuelle métamorphose. Une corrélation apparaît ainsi entre le dispositif de l’inter-œuvre mobilisé et la théorie sur la matière développée.

Délimitation des espaces de fiction par les œuvres

Les deux dernières œuvres à l’étude exploitent pleinement le potentiel offert par l’assimilation entre monde et système du monde et offrent une nouvelle articulation entre figures, théories, œuvres et mondes.


 

La préface du Blazing World de Margaret Cavendish annonce plusieurs procédés relevant de l’inter-œuvre que l’on retrouve ensuite dans la fiction. Dans une discussion sur la correspondance entre monde fictionnel et réel, les seules références à d’autres figures sont l’occasion pour l’autrice de s’en distinguer et de se poser en authentique créatrice :

[…] j’ai choisi une fiction qui s'accorderait avec le sujet que j'ai traité dans les parties précédentes ; il s'agit d'une description d'un nouveau monde, non pas comme celui de Lucien ou celui du Français dans la Lune, mais un monde de ma propre création […]. […] bien que je ne puisse être Henri V ou Charles II, je m'efforce d'être Margaret Première ; et bien que je [ne puisse] […] conquérir le monde comme Alexandre et César […] j’ai créé mon propre monde36.

L’inter-œuvre concerne directement les mondes des auteurs (le monde de Lucien et le monde de Cyrano) et ceux des rois et conquérants. En convoquant cet ensemble disparate de figures, Cavendish semble identifier la création d’un monde de fiction et la conquête réelle d’un espace. Cette porosité entre réel et imaginé et la distanciation opérée entre l’autrice et les figures convoquées lui permettent d’insister sur la singularité de son œuvre-monde : à la fois œuvre littéraire, projet de création et conquête d’un espace. Son épilogue présente d’ailleurs une véritable (con)fusion entre la posture d’autrice et celle d’Impératrice : « mon ambition n’est pas seulement d’être l’Impératrice, mais bien l’Autrice d’un monde entier37 ». La singularité de son œuvre-monde est accentuée par un autre procédé relevant de l’inter-œuvre : la référence interne à un traité philosophique de sa composition, Observations upon Experimental Philosophy, auquel est annexé The Blazing World. Cette auto-référence lui permet une fois de plus de se poser en véritable créatrice (et ainsi confusément en impératrice et autrice, dans un brouillage de la frontière entre monde de la fiction et monde réel à conquérir). Les deux procédés propres à l’inter-œuvre mobilisés dans sa préface – une distanciation avec les autres œuvres et une autoréférence – se retrouvent dans le corps de la fiction, et participent à la singularisation de son œuvre-monde.

Dans The Blazing World, Cavendish ne distingue pas les mondes des savants de ceux des poètes, et crée une continuité entre les mondes de fiction et les systèmes du monde : « le monde des lumières de Lucien avait été sur le point de s'éteindre […] mais […] un certain Helmont s’en était emparé38 ». Les deux protagonistes, la Duchesse et l’Impératrice, peuvent créer des « mondes imaginaires » constitués « [de] tourbillons, [de] lumières, [de] pressions et [de] réactions […] d’idées, […] d’atomes39 », qui s’apparentent alors à des systèmes du monde. La Duchesse élabore ainsi plusieurs mondes à partir de différents « modèles » de savants anciens puis modernes :

[…] elle pensa créer un monde selon l'opinion de Platon […]. […] elle […] détruisit […] ce monde-là, pour en faire un autre suivant l'opinion d’Epicure. […] les atomes en nombre infini constituèrent une brume telle qu'elle obscurcit complètement la perception de son esprit […].[…] elle entreprit de créer un monde suivant l'opinion […] de Descartes mais lorsqu'elle eut créé les globules éthérés […] la tête lui tourna si fort […] qu'elle se sentit presque mal. Car ses pensées […] chancelaient très fort, comme si elles eussent été toutes ivres40.

L’inter-œuvre prend ici la forme d’une multiplicité de références à des figures, qui représentent chacune un système assimilé à un monde. Créer un monde selon l’opinion d’Aristote ou de Descartes, revient à composer, par la pensée, un monde dans lequel la théorie du savant s’applique. Cavendish assimile l’œuvre, la création par une figure auctoriale, à un monde à part entière que l’on peut reproduire dans un espace mental délimité et auquel on peut avoir accès. Chaque œuvre-monde créée se révèle dysfonctionnelle, et la conduit à en élaborer une autre : le procédé récursif de construction et de destruction de mondes est l’occasion pour l’autrice de pointer les incohérences de chaque système. Tout comme chez Fontenelle, les théories assimilées aux savants sont très largement simplifiées en plus d’être tournées en ridicule. La potentialité littéraire qui est explorée ici concerne précisément le déplacement, par la pensée, du personnage dans ces lieux de fiction, formés « dans l’espace d’un crâne ». La fusion entre monde et système du monde permet de tester différentes versions explicatives du réel : le monde-théorie, pré-espace de fiction, devient accessible et peut être traversé.

Ce départ précipité des espaces théoriques à peine élaborés n’est pas sans rappeler l’impression laissée par les discours des personnages de Cyrano. Si nous avions relevé, dans l’Autre Monde, la multiplicité de lieux de réflexion ouverts par les personnages dont l’élaboration reste inachevée, c’est ici par le seul discours du personnage de la Duchesse que le lectorat peut naviguer, à toute vitesse, d’un monde théorique à l’autre sans jamais s’y attarder.

Dans cette cacophonie théorique, une voix émerge, porteuse de vérité, celle de la Duchesse (et donc de l’autrice) : « lorsque la Duchesse vit qu’aucun modèle ne lui était de la moindre utilité, elle résolut de créer un monde entièrement selon sa propre imagination, et ce monde fut composé de matière animée […] rationnelle, qui est le degré de matière le plus subtil et le plus pur41 ». Le monde parfait imaginé par la protagoniste est composé selon la théorie de la matière et de l’imagination de l’autrice telle qu’elle a été exposée dans son traité philosophique Observations. Le pluriel s’efface alors devant la singularité de son œuvre, de « ce monde qui était le sien ».

Le double procédé relevant de l’inter-œuvre annoncé dans la préface est reproduit ici : l’assimilation entre monde et théorie est au service d’un détachement des autres œuvres et d’un rattachement à une seule œuvre : la sienne. Cavendish mobilise ainsi à la fois les figures-théories et les théories-mondes. Si les références recouvrent la même fonction que celles des personnages hors-champ repérés chez Fontenelle et Cyrano, le personnage de la Duchesse peut être rapproché de celui de Campanella dans Les États et Empires du Soleil : ils renvoient tous deux à des figures savantes et représentent la théorie qu’ils incarnent. Ce procédé caractéristique de l’inter-œuvre, l’usage de personnages-théories, qui faisait exception chez Cyrano, est aussi pleinement exploité par Gabriel Daniel dans sa fiction scientifique.


 

Dans Voyage du Monde de Descartes, les échanges scientifiques entre le narrateur et les savants sont l’occasion pour l’auteur de donner à voir certaines hypothèses ou théories, et surtout de réfuter la physique cartésienne. Dès sa préface, Daniel assimile monde et système du monde42, et présente les sources à partir desquelles il construira son discours : le « Livre des Principes, […] [le] Traité de la lumière, ou le Monde de M. Descartes, dont il parle si souvent dans ses Lettres au Père Mersenne43 ». De même, dans le corps de la fiction, l’auteur ne se dispense pas de citer précisément ses sources44 : les personnages se réfèrent directement aux ouvrages, voire aux numéros de page45. Des citations sont également insérées dans le dialogue, comme la célèbre formule cartésienne « je pense donc je suis » présente en italique à plusieurs reprises46, avant d’être reformulée ironiquement47.

Ces marqueurs à effets d’inter-œuvre dessinent un réseau intertextuel, qui, une fois déployé, participe de la constitution même de l’œuvre de Descartes en système, chaque élément s’inscrivant dans une œuvre globale de laquelle découle un système théorique unifiant. Le monde de Descartes est donc élaboré avant que l’agencement organique entre ses différentes unités ne soit remis en question. L’ébranlement du système sera alors légitimé par ces différents marqueurs qui authentifient le discours de l’auteur : c’est parce qu’il se pose en spécialiste de la théorie cartésienne qu’il peut la réfuter.

Des personnages-théories jalonnent le Voyage du monde de Descartes : Daniel met en scène des savants, comme Descartes ou le Père Mersenne, qui défendent leur propre théorie. La reformulation dynamique des discours scientifiques (écrits, systèmes, théories) autorise leur déploiement respectif comme leur confrontation. Ce dispositif qui relève de l’inter-œuvre favorise ainsi le face-à-face théorique (notamment entre des principes aristotéliciens et cartésiens) et se combine avec un usage particulier des théories-mondes, autre dispositif exploité pleinement par l’auteur du Voyage du monde de Descartes. À l’instar de Cavendish, Daniel mobilise en effet un ensemble d’œuvres pour délimiter les espaces de la fiction. Comme l’indique le titre même du livre, le système de Descartes est un monde que l’on peut visiter. Avant de parvenir à ces « espaces imaginaires48 » cartésiens, l’âme du narrateur traverse le cosmos et se retrouve sur la Lune, elle-même subdivisée en mondes-théories.

La carte de la Lune49, objet de savoir référentiel50, sert de toile de fond à l’œuvre de Daniel et permet à l’auteur de mettre en scène des théories-mondes, c’est-à-dire des espaces dans lesquels certaines théories s’appliquent. Il s’appuie précisément sur « l’Almageste de Riccioli51 », un ouvrage publié en 1651 qui fait la synthèse des diverses cartographies lunaires et qui propose une nomenclature des reliefs à partir des noms des savants (astronomes, philosophes ou physiciens). Daniel utilise ainsi la cartographie lunaire qui circule à son époque pour délimiter certains espaces fictionnels : les espaces lunaires du Voyage au monde de Descartes non seulement portent les noms des savants, mais sont aussi peuplés d’esprits-philosophes. La particularité de ces espaces de fiction réside dans l’assimilation de chaque zone lunaire à un espace philosophique : « Les inégalités […] dans le disque de la Lune, sont […] des Iles […] [qui] appartiennent à divers fameux Astronomes ou Philosophes, dont elles portent les noms, et qui en sont les Seigneurs : Nous descendîmes dans le Gassendi52 ». Les personnages découvrent par exemple une ville nommée l’Aristote, une autre « le Platon […] là [où] le philosophe, dont elle portait le nom, avait établi sa République53 ». Les modalités de l’inter-œuvre qui sont mobilisées ici participent à l’authentification d’un discours : la sociabilité savante et les objets de savoirs s’invitent à l’œuvre et permettent de fonder la fiction sur des éléments réels connus de son lectorat.

Le narrateur découvre ensuite les « espaces imaginaires » cartésiens. Cette expression renvoie directement au Traité du Monde dans lequel Descartes invite ses lecteurs à s’abstraire du monde référentiel pour en imaginer un autre de sa composition : « Permettez donc pour un peu de temps à votre pensée de sortir hors de ce monde, pour en venir voir un autre tout nouveau, que je ferai naître en sa présence dans les espaces imaginaires ». Sauf qu’une fois arrivé dans ce monde cartésien, le narrateur ne perçoit rien : « D'abord que j'entrai dans ces vastes pays, j'y trouvai en effet la plus belle place la plus commode, qu'on puisse se figurer pour bâtir un monde, et même pour bâtir des millions, et des infinités de monde : mais je n'y voyais nuls matériaux pour commencer54 ». Il apprendra plus tard qu’il subit une transformation cérébrale de la part d’un complice cartésien pour lui permettre de voir le système-monde confectionné par Descartes : « mes idées se trouvèrent tout d’un coup toutes changées ; et moi, qui un moment auparavant ne voyais rien dans cet espace immense où j’étais, je commençai à y voir de la matière, et à être persuadé, que l’espace, l’étendue, et la matière, ne sont que la même chose55 ». Le narrateur, dont l’esprit a été manipulé, est alors disposé à observer le monde de Descartes et à l’adopter pleinement. La mise en scène cosmologique proposée consiste en une création, par le personnage de Descartes, d’une copie de notre monde à partir de ses fondements théoriques : « En moins de deux heures, annonce Descartes, je vous fais un monde56 ». Véritable démiurge, Descartes peut moduler le temps qui s’écoule dans ce « monde en réduction57 » pour révéler le fonctionnement du monde référentiel. Descartes donne à voir sa version explicative du réel par une démonstration presque expérimentale. Comme l’explique Jean-Luc Solère, ce monde de fiction s’élabore précisément selon les principes développés dans le Monde et les Principes de Descartes. La théorie des tourbillons, qui permet d’expliquer la formation des étoiles et les mouvements des astres, y est par exemple mise en scène (« je voyais clairement [les « Tourbillons »] […] depuis que j’étais devenu Cartésien »). La démonstration perd de sa consistance, dans la mesure où les voyageurs aristotéliciens ne perçoivent pas le système, qui ne semble pas fonctionnel en toute circonstance. De leur point de vue, Descartes ne leur présente que des « chimères58 », des créations de l’esprit, des illusions monstrueuses. L’accès à la vision cartésienne est donc exclusif, et semble même autorisé par une perception altérée de la réalité. Une autre mise à distance avec cette œuvre-monde est d’ailleurs opérée : par l’attitude ridicule des personnages pro-cartésiens (le Père Mersenne et le vieillard, infantilisés, courent de tourbillons en tourbillons), l’espace-monde construit s’apparente tant à un lieu intellectuel qu’à un terrain de jeu.

La tension entre monde référentiel et monde fictionnel se manifeste donc dans le Voyage au Monde de Descartes par l’usage de différents procédés relevant de l’inter-œuvre, toujours au service d’une dislocation du système-monde cartésien et de sa réduction à un ensemble d’hypothèses parfois en contradiction les unes avec les autres. Daniel exploite ainsi pleinement les potentialités offertes par les deux modalités relevées dans d’autres fictions scientifiques : les personnages-théories et les œuvres-mondes, afin de reformuler différents discours scientifiques et d’en explorer le contenu, toujours à partir d’œuvres plurielles et de sources précises.


 

Pour conclure, les fictions scientifiques, en tant qu’œuvres-relais ou qu’œuvres-sources créatrices de savoirs, s’inscrivent nécessairement par rapport à un ensemble d’œuvres (livres, théories, objets, systèmes) et de figures les représentant. Mettre la catégorie de fiction scientifique à l’épreuve de celle d’inter-œuvre a permis d’analyser la façon dont l’inter-œuvre participe d’une négociation entre fiction et vérité scientifique dans ces textes. La nécessité d’interroger le rapport qu’entretient la fiction à la vérité est une préoccupation constante au XVIIe siècle, mais revêt une dimension d’autant plus polémique quand les auteurs et autrices mobilisent la fiction comme outil heuristique pour élaborer des discours scientifiques considérés comme vrais. La notion d’inter-œuvre a permis dans un premier temps de relever les liens que les auteurs et autrices de fictions scientifiques tissent avec des œuvres tant littéraires que scientifiques. Le dispositif de l’inter-œuvre topique est particulièrement significatif dans la comparaison proposée par Fontenelle entre le système monde cartésien et une représentation artistique.

Chaque auteur ou autrice de fiction scientifique propose par ailleurs différents usages de deux dispositifs relevant de l’inter-œuvre : les personnages-théories permettent l’assimilation d’une théorie à un personnage ; et les théories-mondes, consistent en la délimitation d’un lieu fictionnel par une œuvre externe à la fiction, favorisée par le rapprochement entre système et monde.

Les figures référentielles peuvent se décliner en plusieurs types. Puisque de la simple évocation d’un nom peut découler un système global, les « figures-théories » comprennent cet ensemble de références mobilisées par les personnages comme argument d’autorité ou dans un récit de l’histoire des sciences. Les « personnages-discours » qui se prononcent en faveur d’une théorie peuvent se métamorphoser en « personnages-théories » s’ils incarnent la figure du savant qui défend sa propre théorie.

Les théories-mondes consistent quant à elles en la transformation d’une théorie en lieu de fiction au sein duquel elle s’applique. Les modèles issus des œuvres de savants, plus ou moins simplifiés, sérieux ou risibles, peuvent devenir des mondes à part entière. À partir de l’assimilation entre monde et système du monde, les auteurs et autrices peuvent proposer une cartographie des théories, devenues des espaces que l’on peut traverser dans la précipitation si leur incohérence interne ou leur multitude déstabilisent, ou dans lesquels on peut s’éterniser, mais qu’il s’agit toujours de tester par la pensée. Les œuvres ont donc cette particularité de participer à la délimitation d’espaces fictionnels dans lesquels se déploient des systèmes-mondes.

Si les combinaisons particulières entre les deux dispositifs varient d’une fiction à l’autre, elles partagent toujours au moins une double fonction argumentative et référentielle. Ces mécanismes de l’inter-œuvre jouent ainsi sur l’étanchéité des frontières entre niveaux de narration, entre monde référentiel et fictionnel, entre lieux physiques et lieux de l’esprit, entre personnages et théories et entre théories et monde.

Notes

1

Frédérique Aït-Touati, Contes de la Lune. Essai sur la fiction et la science modernes, Paris, Gallimard, 2011 ; Id., Cosmopoétique, Poétiques du discours cosmologique au XVIIe siècle, thèse de doctorat en Littérature comparée, François Lecercle (dir.), mars 2008 ; Guilhem Armand, Les fictions à vocation scientifique de Cyrano de Bergerac à Diderot : Vers une poétique hybride, thèse de doctorat en Littératures française et francophone, Jean-Michel Racault et Aurélia Gaillard (dir.), Université de la Réunion, 2009 ; Id., Les Fictions à vocation scientifique de Cyrano de Bergerac à Diderot, vers une poétique hybride, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, coll. « Mirabilia », 2013. 
Frédérique Aït-Touati se concentre plus particulièrement sur « des textes astronomiques de l’âge classique » qui sont « à la fois sérieux et ludiques, scientifiques et imaginaires » (Frédérique Aït-Touati, Contes de la Lune. Essai sur la fiction et la science modernes, op. cit., p. 18) et dans lesquels « [se] négocient les rapports entre le discours scientifique et le discours littéraire au moment de leur distinction » (Ibid., p. 19). Elle définit la fiction scientifique comme outil heuristique utilisé par les auteurs de cette « littérature du cosmos » (Ibid., p. 18). Qualifiée d’« instrument surpuissant » (Ibid., p. 77), la fiction scientifique permet de distordre le réel pour mieux le saisir et de « rendre visible le monde par sa re-description » (Ibid., p. 171). Guilhem Armand propose également de rapprocher cet ensemble hybride de textes (les corpus et les bornes temporelles ne sont pas exactement les mêmes). Il assimile « la fiction à vocation scientifique » à un « horizon générique », c’est-à-dire « un texte qui s’élabore à la frontière de plusieurs discours […] et de plusieurs genres […], mais qui ne s’établit jamais réellement en genre proprement dit » (Guilhem Armand, Les fictions à vocation scientifique de Cyrano de Bergerac à Diderot : Vers une poétique hybride, op. cit., p. 617).

2

Savinien de Cyrano de Bergerac, Voyage dans la Lune, prés. Maurice Laugaa, Paris, Garnier-Flammarion, 1970 [1657]. Id., Les États et Empires du Soleil, prés. Bérangère Parmentier, Paris, Garnier-Flammarion, 2003 [1662].

3

Margaret Cavendish, Le Monde glorieux, trad. Line Cottegnies, Paris, José Corti, coll. « Merveilleux », 1999 [The Description of a New World, Called the Blazing World, 1666].

4

Bernard le Bouyer de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, prés. Christophe Martin, Paris, GF Flammarion, 1998 [1686].

5

Gabriel Daniel, Voyage du monde de Descartes, Pari, Veuve Simon Bernard, 1690.

6

Vérane Partensky et Philippe Ortel, présentation de la journée d’étude du 20 janvier 2023.

7

Nous nous référerons au Dictionnaire universel de Furetière (1690).

8

Ibid., « les compositions d'esprit, des escrits d'un Autheur qu'on a recueillis ».

9

Description du programme « L’inter-œuvre » de l’UR Plurielles.

10

10 L’ordre choisi ne sous-entend ni progrès ni évolution, il découle d’un choix méthodologique, la dernière convoquant des dispositifs relevant de l’inter-œuvre déjà relevés dans les précédentes.

11

Bernard le Bouyer de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, op. cit., p. 63-64.

12

Ibid., p. 63 (note de bas de page 4).

13

Savinien de Cyrano de Bergerac, Voyage dans la Lune, op. cit., p. 31.

14

Ibid., p. 56.

15

Savinien de Cyrano de Bergerac, Les États et Empires du Soleil, op. cit., p. 68-69.

16

Savinien de Cyrano de Bergerac, Voyage dans la Lune, op. cit., p. 103 ; et Savinien de Cyrano de Bergerac, Les États et Empires du Soleil, op. cit., p. 57.

17

Ibid., p. 173-175 (Campanella est initialement présenté comme un « vieillard »).

18

Pour un résumé des différentes théories défendues par les personnages, voir : Madeleine Alcover, La Pensée philosophique et scientifique de Cyrano de Bergerac, Genève, Droz, 1970, et plus récemment : Nicole Gengoux, Une lecture philosophique de Cyrano. Gassendi, Descartes, Campanella : trois moments du matérialisme, Paris, Honoré Champion, coll. « Libre pensée et littérature clandestine », 2015.

19

Loris Petris, « Figures, fonctions et sens de l'inversion dans Les Estats et Empires de la Lune de Cyrano de Bergerac », Dix-septième siècle, vol. 211, n°2, 2001, p. 269-283 : « l’ouvrage conserve […] l’apparence d’une mosaïque de larcins que les critiques se sont employés à retracer ».

20

Bérengère Parmentier, « “Le démon de Socrate”. L’allusion équivoque dans L’Autre monde de Cyrano de Bergerac », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques [En ligne], n°33, 2004, mis en ligne le 05 septembre 2008, consulté le 30 juin 2023.

21

Ibid.

22

Savinien de Cyrano de Bergerac, Voyage dans la Lune, op. cit., p. 67-73.

23

Le feu est « constructeur et destructeur des parties et du Tout de l’Univers » (Ibid., p. 98)

24

Ibid., p. 97-100.

25

Ibid., par exemple : p. 93 ou p. 114.

26

Jacques Prévot (dir.), Libertins du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1998, p. 1543.

27

Ibid.

28

Savinien de Cyrano de Bergerac, Voyage dans la Lune, op. cit., p. 35.

29

Bérengère Parmentier, « "Le démon de Socrate". L’allusion équivoque dans L’Autre monde de Cyrano de Bergerac », art. cit.

30

Loris Petris, « Figures, fonctions et sens de l'inversion dans Les Estats et Empires de la Lune de Cyrano de Bergerac », art. cit.

31

Jacques Prévot (dir.), Libertins du XVIIe siècle, op. cit., p. 1545.

32

Voir à ce sujet : Bérengère Parmentier, « Imagination et fiction dans Les États et Empires de Cyrano de Bergerac », Littératures classiques, n°45, printemps 2002.

33

Bérangère Parmentier, « Présentation », Les États et Empires du Soleil, op. cit., p. 33.

34

Prévot définit le livre comme un « objet à la fois matériel et intellectuel […] agent immédiat des péripéties » (Jacques Prévot (dir.), Libertins du XVIIe siècle, op. cit., p. 1545.)

35

Ibid., p. 1546.

36

Margaret Cavendish, Observations upon Experimental Philosophy. To which is added, The Description of a New Blazing World, Londres, A. Maxwell, 1666. A consulter sur : quod.lib.umich.edu. Nous traduisons.

37

Ibid.

38

Margaret Cavendish, Le Monde glorieux, op. cit., p. 156.

39

Ibid., p. 158-159.

40

Ibid., p. 161-165.

41

Ibid., p. 165-166.

42

Gabriel Daniel, Voyage du monde de Descartes, op. cit. : il explique vouloir discuter le « Système général du Monde de M. Descartes, et […] la disposition des principales parties de ce monde ».

43

Ibid.

44

Matthieu Lesueur « Le "Voyage du monde de Descartes" de Gabriel Daniel : étude d’une philosophique- fiction à vocation scientifique », Les études françaises aujourd’hui (2018) : interactions dans les sciences du langage et interactions disciplinaires dans les études littéraires, Faculté de Philologie de l’Université de Belgrade, 2018, Belgrade, Serbie, p. 373 : « Ces propositions sont toutes sourcées à partir de différents débats oraux rapportés, à partir d’échanges épistolaires entre philosophes ou à partir de traités philosophiques ou théologiques ».

45

Le personnage de Descartes déclare par exemple : « Si vous avez lu mon livre des Principes » (Gabriel Daniel, Voyage du monde de Descartes, op. cit., p. 330) ; le narrateur explicitera à son tour « à la page trente-cinq et trente-six de sa Méthode » (Ibid., p. 137).

46

Ibid., p. 139.

47

Ibid., p. 144. Elle est prononcée par le narrateur qui s’adresse au Père Mersenne, personnage allié de Descartes, qui interpelle ensuite la troisième personne présente, un vieillard à moitié endormi : « réveillons-nous un peu. À quoi pensez-vous ? », ce à quoi le vieillard répond « je ne pense à rien ».

48

Daniel fait référence au Traité du Monde de Descartes qui commence ainsi : « Permettez donc pour un peu de temps à votre pensée de sortir hors de ce monde, pour en venir voir un autre tout nouveau, que je ferai naître en sa présence dans les espaces imaginaires ». Voir notamment : Jean-Pierre Cavaillé, Descartes, La Fable du monde, Paris, Vrin, EHESS, 1991.

49

49 Par ailleurs, ce lien relevant de l’inter-œuvre (entre la carte de la lune et la fiction) évolue au fil des éditions. Dans la réédition de 1702, trois dessins de la Lune sont ajoutés (aux pages 171, 194 et 218). Cette remarque sur la matérialité nous conduit à ajouter qu’il aurait été possible de s’attarder sur la présence de schémas (on peut en compter un peu moins d’une dizaine), qui semblent tous subordonnés au texte, dans un souci de donner à voir ce qui est avancé. Les personnages du récit sont privés de cette aide visuelle, seul le lectorat semble invité à prendre appui sur le schéma explicatif. Ce passage à l’image crée une distance avec le récit, une rupture dans la narration et contraint le lectorat à maintenir un contact avec le réel.

50

La présence d’objets de savoirs dans la fiction, comme les appareils optiques (véritable topos des fictions scientifiques) et les pratiques scientifiques qui en découlent, aurait pu faire l’objet d’un développement à part entière.

51

Ce choix, explicité dans un paratexte, n’est pas anodin. Riccioli, comme Gabriel Daniel, est jésuite, et tente quant à lui de réfuter les théories de Copernic, de Kepler et de Galilée.

52

Gabriel Daniel, Voyage du monde de Descartes, op. cit., p. 153.

53

Ibid., p. 157.

54

Ibid., p. 171-172.

55

Ibid., p. 306 : « il eût soin de déterminer le cours des esprits animaux dans mon cerveau, de telle sorte qu'ils ne passassent plus par les traces où ils avaient coutume d'exciter dans mon esprit des idées Péripatéticiennes, mais qu'il les fît couler de la manière qu'il était nécessaire, et qu'on lui avait apprise, pour y faire naître des idées Cartésiennes. Ce qu’il exécuta si bien, que […] mes idées se trouvèrent tout d’un coup toutes changées ; et moi, qui un moment auparavant ne voyais rien dans cet espace immense où j’étais, je commençai à y voir de la matière, et à être persuadé, que l’espace, l’étendue, et la matière, ne sont que la même chose ».

56

Ibid., p. 203.

57

Jean-Luc Solère, « Un récit de philosophie-fiction : Le Voyage du monde de M. Descartes, du Père Gabriel Daniel », Uranie, vol. 4, p. 180, 1994.

58

Gabriel Daniel, Voyage du monde de Descartes, op. cit., p. 328.

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