L’empereur Sévère reproche à Caracalla d’avoir voulu l’assassiner - Greuze
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Analyse
Livret du Salon de 1769 :
« Par M. Greuze, Agréé.
151. L’Empereur Sévère reproche à Caracalla son fils, d’avoir voulu l’assassiner dans les défilés d’Écosse, et lui dit : Si tu desires ma mort, ordonne à Papinien de me la donner avec cette épée. »
Commentaire de Diderot :
« Vous savez, mon ami, qu’on a relégué dans la classe des peintres de genre les artistes qui s’en tiennent à l’imitation de la nature subalterne et aux scènes champêtres, bourgeoises et domestiques, et qu’il n’y a que les peintres d’histoire qui composent l’autre classe qui puissent prétendre aux places de professeurs et à d’autres fonctions honorifiques. Greuze qui ne manque pas d’amour-propre et en qui il est très bien fondé, s’était proposé de faire un tableau historique et d’acquérir le droit à tous les honneurs de son Académie. Il avait choisi pour sujet Septime Sévère reprochant à Caracalla son fils d’avoir attenté à sa vie dans les défilés d’Écosse ; son moment est celui où Septime ayant fait appeler son fils, lui dit : Si tu désires ma mort, ordonne à Papinien de me la donner. Nous avons vu dans son atelier ce sujet ébauché, et vous conviendrez que cette ébauche promettait un beau tableau. Quoiqu’il ait changé de toile, sa composition est restée la même. La scène se passe le matin. Septime s’est relevé sur son lit, il est assis à moitié nu. Il parle à Caracalla. Sa main gauche est d’un homme qui ordonne, sa droite dirigée vers un glaive posé sur une table de nuit explique le sens de l’ordre donné. Papinien et un sénateur sont au chevet du lit, Caracalla est au pied ; ces trois figures sont debout. Caracalla a le caractère d’un méchant plus honteux que contrit ; Septime parle avec force et gravité ; Papinien a l’air confondu ; le sénateur paraît étonné.
Le jour vint où ce tableau achevé avec le plus grand soin, prôné par l’artiste même comme un morceau à lutter contre ce que le Poussin avait fait de mieux, vu par le directeur et quelques commissaires, fut présenté à l’Académie. Vous vous doutez bien qu’il ne fut pas examiné avec les yeux de la bienveillance ; Greuze avait montré depuis si longtemps un mépris si franc et si net pour ses confrères et leurs ouvrages !
Voici comment la chose se passe dans ces circonstances. L’Académie s’assemble ; le tableau est exposé sur un chevalet au milieu de la salle ; les académiciens l’examinent. Cependant l’agréé, seul dans une autre pièce, se promène ou reste assis, en attendant son jugement ; Greuze, ou je me trompe fort, n’en était pas fort inquiet.
Au bout d’une heure les deux battants s’ouvrirent, Greuze entra ; le directeur lui dit : « Monsieur, l’Académie vous reçoit ; approchez et prêtez serment. » Greuze enchanté satisfait à toutes les cérémonies de la réception. Ensuite le directeur lui dit : « Monsieur, l’Académie vous a reçu, mais c’est peintre de genre ; elle a eu égard à vos anciennes productions qui sont excellentes ; et elle a fermé les yeux sur celle-ci, qui n’est digne ni d’elle ni de vous. »
Dans cet instant Greuze déchu de son espérance, perdit la tête, s’amusa comme un enfant à soutenir l’excellence de son tableau, et l’on vit le moment où Lagrenée tirait son crayon de sa poche afin de lui marquer sur sa toile même les incorrections de ses figures.
Qu’aurait fait un autre ? me direz-vous. Un autre, moi par exemple, aurait tiré son couteau de sa poche et aurait mis le tableau en pièces ; ensuite il aurait passé la bordure autour de son cou, dit à l’Académie qu’il ne voulait être ni peintre de genre ni peintre d’histoire ; rentré chez lui pour y encadrer les têtes merveilleuses de Papinien et du sénateur qu’il aurait épargnées au milieu de la destruction du reste, et laissé l’Académie confondue et déshonorée ; oui, mon ami, déshonorée : car le tableau de Greuze avant d’être présenté passait pour un chef-d’œuvre, préjugé que les débris auraient perpétué à jamais, débris que le premier amateur aurait acquis au poids de l’or.
Greuze au contraire demeura convaincu du mérite de son ouvrage et de l’injustice de l’Académie, s’en revint dans sa maison essuyer les reproches emportés de la femme la plus violente, laissa exposer son tableau dans le Salon et donna le temps à ses défenseurs de revenir de leur erreur et de reconnaître qu’il avait maladroitement offert à ses confrères irrités l’occasion de lui rembourser en un instant tout le mépris qu’il leur avait marqué, sans blesser les lois de l’équité.
Voilà l’historique de l’aventure de Greuze, qui a fait ici beaucoup de bruit. Si vous ne voulez pas vous en tenir à ce que je vous dirai de son tableau dans ma prochaine lettre, vous pourrez l’aller voir dans les salles de l’Académie d’où ses rivaux ne le laisseraient pas sortir pour tout l’or du monde.
A la place de Greuze, je voudrais avoir ma revanche.
Je n’aime plus Greuze, malgré cela, j’ai été vraiment fâché de la scène mortifiante qu’il a essuyée, et je me disposais à l’aller consoler lorsque j’en fus empêché par un soupçon qui me déplut en lui...
Je devais dîner aujourd’hui avec vous et vous remettre cette lettre et les deux précédentes ; j’ai été retenu par ma femme qui croit que ma présence soulage sa fille de son indisposition qui dure. Bon soir.
Je vous ai promis, mon ami, que je vous parlerais du morceau de réception de Greuze et que je vous en parlerais sans partialité. Je vais tenir parole.
Il faut que vous sachiez d’abord que les tableaux de cet artiste faisant dans le monde et au Salon la sensation la plus forte, l’Académie souffrit avec peine qu’un homme aussi habile et aussi justement admiré n’eût que le titre d’agréé.
Elle désira qu’il fût incessamment décoré de celui d’académicien, et le désir et la lettre que le secrétaire Cochin fut chargé de lui écrire en conséquence sont un bel éloge de Greuze. J’ai vu la lettre qui est un modèle d’honnêteté et d’estime ; j’ai vu la réponse de Greuze qui est un modèle de vanité et d’impertinence. Il fallait appuyer cela d’un chef-d’œuvre, et c’est ce que Greuze n’a pas fait.
Le Septime Sévère est ignoble de caractère, il a la peau noire et basanée d’un forçat ; son action est équivoque. Il est mal dessiné, il a le poignet cassé. La distance du cou au sternum est démesurée, on ne sait où va ni à quoi appartient le genou de la cuisse droite qui fait relever la couverture.
Le Caracalla est plus ignoble encore que son père, c’est un vil et bas coquin ; l’artiste n’a pas eu l’art d’allier la méchanceté avec la noblesse. C’est d’ailleurs une figure de bois sans mouvement et sans souplesse. C’est l’Antinoüs déguisé sous l’habit romain, j’en suis aussi sûr que si l’artiste m’en avait fait confidence.
Mais, me direz-vous, si le Caracalla est fait d’après l’Antinoüs, ce doit être une belle figure. Réponse. Faites dessiner l’Antinoüs au Raphaël et vous aurez un chef-d’œuvre ; faites calquer l’Antinoüs au voile par un ignorant, et vous aurez un dessin froid et misérable. - Mais Greuze n’est pas un ignorant. - Le plus habile homme du monde est un ignorant lorsqu’il tente une chose qu’il n’a jamais faite. Greuze est sorti de son genre : imitateur scrupuleux de la nature, il n’a pas su s’élever à la sorte d’exagération qu’exige la peinture historique. Son Caracalla irait à merveille dans une scène champêtre et domestique ; ce serait dans un besoin le frère de ce grand garçon qui écoute debout ce vieillard qui fait la lecture à ses enfants.
Concluez de ce qui précède que celui qui n’a vu les belles statues antiques que d’après des plâtres, quelque parfaits qu’ils fussent, ne les a pas vues.
La tête du Papinien est très belle mais elle n’est pas du reste du corps, sa tête est faite pour être grande et le corps pour rester petit. Il en est de cette tête au corps comme d’un Teniers à un Wouwermans.
Prenez le plus petit Teniers, portez-le chez un peintre de copie, et demandez-lui de vous en faire une grande composition, une composition de six pieds de large sur cinq pieds de haut ; l’artiste divisera sa grande toile par petits carrés ; chacun de ces petits carrés contiendra une partie proportionnée du petit tableau ; et si votre copiste a du talent, soyez sûr d’avoir une bonne chose. Ne lui demandez pas la même opération sur un Wouwermans ; le Wouwermans est fait pour être copié de la grandeur précise de l’original. Achetez donc un Wouwermans comme on achète un diamant précieux, mais achetez un Teniers comme un connaisseur en peinture.
La tête du sénateur placée sur le fond est peut-être encore plus belle que celle de Papinien.
Le linge et les couvertures du lit de l’empereur sont du plus mauvais goût de couleur et de plis.
Mais ce n’est pas là le pis, c’est qu’il n’y a dans le tout aucun principe de l’art. Le fond du tableau touche au rideau du lit de Sévère, le rideau touche aux figures, tout cela n’a nulle profondeur, nulle magie ; il semble que l’artiste ait été privé comme par un sortilège, de la partie du talent qu’on ne saurait perdre ; Chardin m’a dit vingt fois que c’était un phénomène inexplicable pour lui. Point de couleur, nulles vérités de détail, rien de fait. Tableau d’élève, trop bien pour laisser l’espoir de mieux. Nulle harmonie, tout est terne, dur et sec. Prenez cette critique, portez-la devant le tableau, et vous trouverez peut-être qu’on peut y ajouter, mais qu’on n’en peut rien rabattre. »
2. Morceau de réception de l’artiste. L’Académie le reçoit comme peintre de genre et non d’histoire. Blessé, Greuze cesse d’exposer aux Salons.
3. Diderot admire une esquisse du tableau dans l’été 1767. Greuze s’est inspiré pour la composition de La Mort de Germanicus de Poussin (voir lien).
Informations techniques
Notice #001055