Gaudence de Lucques. La noyade (Dess. pour les Voyages imaginaires) - Marillier
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Analyse
Le narrateur, Ă Alexandrie, a suscitĂ© la passion de la fille du Bassa. Son mentor, le Pophar (voir ci-aprĂšs) lui conseille de quitter la ville au plus vite, pour sa sĂ©curitĂ©. Ils font croire Ă un dĂ©part pour Chypre, mais se rendent en fait au Caire, dâoĂč ils se prĂ©parent pour le grand voyage quâils projettent chez les Mezzoraniens (voir ci-aprĂšs). Ils partent en remontant les rives du Nil.
Deux dames de qualitĂ© montĂ©es sur des juments dâArabie entreprennent de traverser la riviĂšre. La jument de la plus jeune se cabre et jette sa cavaliĂšre Ă lâeau, oĂč, portĂ©e par ses habits, elle Ă©choue sur une Ăźle. Le narrateur saute alors Ă bas de son dromadaire et sauve la fille du bassa de la noyade. Il ne la reconnaĂźt cependant quâaprĂšs quâil lui a fait rendre lâeau quâelle avait avalĂ©e :
« Mais quelle ne fut pas ma surprise, en la regardat, de la reconnpĂźtre pour la fille du bassa, & de la voir entre mes bras, sans sentiment, dans le tems que je la croyois Ă Alexandrie ! Elle ouvrit enfin les yeux ; & mâayant regardĂ© fixement pendant quelque tems : ĂŽ Mahomet, sâĂ©cria-t-elle, faut-il que je doive la vie Ă cet homme ! Elle sâĂ©vanouit en prononçant ces mots. Lâautre dame, qui Ă©toit sa confidente, eut beaucoup de peine Ă la faire revenir. » Dâabord furieuse de devoir la vie Ă un homme qui avait, Ă Alexandrie, dĂ©daignĂ© ses bontĂ©s, la jeune femme reconnaĂźt finalement la gĂ©nĂ©rositĂ© de son sauveur : âsoyez esclave, ou infidĂšle, ou tut ce que vous voudrez, vous nâen ĂȘtes pas moins lâhomme du monde le plus gĂ©nĂ©reux.â »
PrĂ©sentation gĂ©nĂ©rale du roman (dâaprĂšs E. Armand) :
Un mystĂ©rieux mĂ©decin de Bologne, Gaudentio di Lucca, prisonnier de lâInquisition, raconte au cours de son interrogatoire le voyage quâil a fait dans une contrĂ©e inconnue situĂ©e au cĆur de lâAfrique, et Ă peu prĂšs inaccessible au reste des hommes. LĂ , depuis trois millĂ©naires, vit un peuple pratiquant la religion naturelle, rĂ©gi par des lois sages et vraiment remarquables.
Ses aventures comportent sa capture par des pirates barbaresques, des combats, des intrigues amoureuses, jusquâĂ sa mise en vente sur le marchĂ© dâesclaves du Caire. LĂ le hasard le fait acheter par un homme qui semble ĂȘtre un riche marchand, et lui rend sa libertĂ©. Cet homme est le plus grand dignitaire, ou Pophar, dâun peuple appelĂ© « Mezzoraniens », adorateurs du soleil. Il est accompagnĂ© de ses deux fils qui traitent Gaudence comme un frĂšre. (On apprendra plus tard quâil leur est apparentĂ©.)
AprĂšs avoir hĂ©sitĂ© â et aprĂšs de nouvelles aventures dont il parvient Ă seâšdĂ©gager â Gaudence se dĂ©cide Ă accompagner son gĂ©nĂ©reux libĂ©rateur dans le pays enchanteur quâon va nous dĂ©crire par la suite. Ce nâest dâailleurs pas sans peine quâils lâatteignent : il faut traverser dâimmenses dĂ©serts, affronter une chaleur horrible, faire face Ă âšde terribles tempĂȘtes. Durant le trajet (Ă dos de dromadaire), Gaudence apprend que le peuple dont il va faire la connaissance comprend les descendants dâune poignĂ©e dâĂgyptiens qui, trois mille ans auparavant, ont, devant lâinvasion des Hyscos, fui la mĂšre patrie. Ce peuple adore le soleil, tout en croyant Ă un Ătre SuprĂȘme, et pratique le culte des AncĂȘtres. Ils donnent Ă leurs principales villes une forme circulaire. Au centre, le temple du soleil, puis des rues circulaires coupĂ©es par des artĂšres rectilignes conduisant Ă lâextĂ©rieur, les façades des maisons affectant la forme dâune courbe. Ă chaque coin des rues, des arbres, des fontaines, des places. Tout le pays est dâune fertilitĂ© prodigieuse : jardins, terre arable, forĂȘts, lacs, cours dâeau. Il y a deux printemps et deux Ă©tĂ©s. Quant Ă la population, câest la plus belle race dâhommes et de femmes quâil soit possible dâimaginer.
Le gouvernement est patriarcal. Tout pĂšre de famille gouverne tous ses descendants, mariĂ©s ou non, jusquâĂ sa mort, mĂȘme ceux dâentre eux qui sont eux-mĂȘmes pĂšres de famille, lesquels, dâailleurs, exercent le mĂȘme pouvoir sur leurs enfants. Si le pĂšre de famille meurt de bonne heure, câest le fils aĂźnĂ© ou lâoncle qui le remplace. Le pays est divisĂ© en cinq « nomes » ayant chacun Ă leur tĂȘte un Pophar, descendant de lâun des cinq fils aĂźnĂ©s du fondateur de la contrĂ©e, auquel on doit cette division en cinq parties. Au-dessus de ces cinq chefs de nome se trouve le Grand Pophar, qui est toujours le fils aĂźnĂ© de son prĂ©dĂ©cesseur, etc. Le Grand Pophar et les Pophars infĂ©rieurs sont aidĂ©s dans leurs tĂąches par les plus sages et les plus prudents de la nation. Ce sont eux qui nomment les fonctionnaires. On ne devient pas lâun des grands dignitaires avant lâĂąge de cinquante ans.
Ils ne connaissent quâune seule loi : « Tu ne feras de tort Ă qui que ce soit » sans addition ni commentaire. Les rares conflits qui sâĂ©lĂšvent. entre les habitants se rĂšglent dâaprĂšs cette loi unique. Câest elle qui leur interdit, par exemple, de verser volontairement le sang de leurs semblables, aussi y compte-t-on trĂšs peu de meurtres, un au cours de plusieurs siĂšcles. Dans ce cas, on enferme le meurtrier, on le retranche de la sociĂ©tĂ© jusquâĂ sa mort, et ce nâest quâaprĂšs son trĂ©pas que son crime est publiĂ© et quâon expose son cadavre auquel on inflige des blessures semblables Ă celles quâil infligea Ă sa victime.
Câest cette mĂȘme loi qui leur fait punir lâadultĂšre et la prostitution. En ce qui concerne lâadultĂšre, les coupables sont enfermĂ©s jusquâĂ leur dĂ©cĂšs ; celui-ci advenu, on les expose nus dans la situation oĂč on les a surpris en flagrant, dĂ©lit, ensuite on les brĂ»le et on disperse leurs cendres. Lâenfant adultĂ©rin, si le cas se prĂ©sente, est emmenĂ© en Ăgypte oĂč on leâšconfie Ă un Ă©tranger avec une forte somme dâargent destinĂ©e Ă son entretien et on nâentend plus parler de lui. Quant aux prostituĂ©s, on se contente pour lâhomme, de lâenchaĂźner Ă un bouc, pour la femme Ă une chienne, et de les promener Ă travers le nome auxquels ilsâšappartiennent. Câest cette loi qui oblige tout auteur dâune injustice Ă la rĂ©parer en versant Ă sa victime neuf fois la valeur du tort qui lui a Ă©tĂ© causĂ©, et qui fait bannir le faux tĂ©moin hors du pays et ce pour un temps proportionnĂ© Ă sa faute. Et ainsi de suite.
Les Mezzoraniens se croient, dâailleurs, le peuple le plus policĂ© de la terre et considĂšrent comme infĂ©rieurs les autres habitants de la planĂšte. Tout en adorant le soleil, ils croient Ă la mĂ©tempsychose ou transmigration des Ăąmes. LâĂ©tude de la physiognomonie leur permet de discerner par quelles Ăąmes de brutes sont possĂ©dĂ©s certains humains. Ainsi un luxurieux affichera un visage de porc ; un libidineux celui dâun bouc ; un traĂźtre celui dâun renard ; un tyran, celui dâun loup, etc. Aussi sâefforcent-ils dâobserver minutieusement les traits de ceux qui les entourent, et se tiennent-ils sur leurs gardes afin dâĂ©carter les Ăąmes des brutes qui, par ruse ou Ă cause de leur inattention, essaieraient de sâintroduire dans leursâšcorps. Ils prennent grand soin de lâĂ©ducation de leurs jeunes hommes. Ils marient heureusement lâĂ©tude aux rĂ©crĂ©ations physiques mais on ne rencontre jamais de troupes ou rĂ©unions de jeunes gens sans la prĂ©sence de personnes dâĂąge. Il en est de mĂȘme pour les jeunes filles. On ne dĂ©couvre pas plus dâhommes oisifs que de femmes inoccupĂ©es. Câest la femme qui choisit elle-mĂȘme celui qui deviendra son Ă©poux, car ils attachent une importance extrĂȘme au mariage et Ă la fidĂ©litĂ© conjugale. Plus les Ă©poux vivent ensemble et plus croĂźt leur attachement mutuel. Bien que le Grand Pophar soit le propriĂ©taire du pays entier comme chef du gouvernement et patriarche, le paradoxe des institutions mezzoraniennes consisteâšen ce quâĂ part les attentions accordĂ©es Ă lâĂąge et le respect tĂ©moignĂ© aux dignitaires, ils nâacceptent aucune inĂ©galitĂ© de fait. Toute la nation nâest quâune grande famille, gouvernĂ©e de facto par la loi naturelle et chacun des « nationaux » se considĂšre comme un membre de cette famille. Le grand Pophar est le pĂšre de tous, il les regarde comme ses enfants et entre eux ils sâappellent frĂšres. Câest fraternellement quâils Ă©changent leurs produits, quâils contribuent Ă la construction des villes, des Ă©coles. des temples, quâils dĂ©posent lâexcĂ©dent de leur production en des lieux appropriĂ©s, et ce pour lâusage de la communautĂ© tout entiĂšre.
Des surveillants, des inspecteurs, Ă©lus par tous, veillent Ă ce quâaucun abus, aucun dĂ©sordre nâait lieu. Chaque Mezzoranien, quand il se dĂ©place, entre dans toute maison Ă sa convenance et sây considĂšre comme chez lui. Ils voyagent beaucoup, Ă©changeant les produits prĂ©cieux de leur rĂ©gion contre ceux de la rĂ©gion quâils visitent, de sorte que leurs routes, tant la circulation y est intense, ressemblent Ă des rues de grandes villes. Ils sont tout Ă âšla fois maĂźtres et serviteurs. Leurs enfants sont Ă©duquĂ©s aux frais du TrĂ©sor public, sans distinction autre que celle du mĂ©rite personnel. Ceux qui sont prĂ©posĂ©s Ă lâĂ©ducation orientent, ceux qui leur sont confiĂ©s vers les professions ou mĂ©tiers pour lesquels ils semblent le mieux prĂ©parĂ©s. AprĂšs les professions libĂ©rales, câest lâagriculture qui est le plus en honneur, ensuite viennent les mĂ©tiers selon leur degrĂ© dâutilitĂ©.
Telle est lâhistoire que Gaudence dĂ©vida devant les Inquisiteurs qui lâinterrogeaient. Il sâĂ©tait mariĂ© avec la fille du Grand Pophar ; elle lui avait donnĂ© trois enfants. Femme et progĂ©niture Ă©taient morts au cours de son sĂ©jour chez les Mezzoraniens, non sans quâil les eĂ»t baptisĂ©s in extremis. Gaudence avait mĂȘme fait embrasser la foi catholique au Grand Pophar qui lâavait accompagnĂ© en Europe, et cela Ă la veille de sa mort. Le roman sâachĂšve par la mise en libertĂ© de notre hĂ©ros, mise en libertĂ© conditionnĂ©e par sa promesse de guider des missionnaires chez les Mezzoraniens.
1. Au-dessus du dessin à gauche « mémoires de gaudence », à droite « n° 5 ».
Légende dans le cartouche sous le dessin : « O Mahomet, faut-il que je doive la vie a cet homme ? »
2. La gravure se trouve au tome 6 des Voyages imaginaires, face Ă la page 61.
Informations techniques
Notice #012351