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Recherche infructueuse

La décollation de saint Jean-Baptiste - Jean-Baptiste Marie Pierre

Série de l'image :
Date :
1761
Nature de l'image :
Peinture sur toile
Dimensions (HxL cm) :
98x131 cm
Lieu de conservation :

Analyse

On lit simplement sur le livret du Salon de 1761 :

« Professeurs.
Par M. Pierre, Ecuyer, Premier Peintre de M. le Duc d’Orléans, Professeur. […]
13. La Décolation de S. Jean-Baptiste.
Tableau de trois pieds de haut sur quatre de large. »

Diderot commence par dĂ©crire l’action commandĂ©e par le sujet du tableau. S’il s’agit de la dĂ©collation de saint Jean, on recherche d’abord le corps du saint : « Le corps du saint est Ă  terre » contient une critique implicite. C’est un corps sans mouvement, sans action, un corps dont Pierre n’a tirĂ© aucun parti dramaturgique. Dans le texte, le corps constitue le socle descriptif ; il tient lieu de l’estrade de pierre qui, sur la toile, dĂ©limite la scène proprement dite.
L’action commandĂ©e par le sujet, c’est la dĂ©collation, c’est-Ă -dire la sĂ©paration de la tĂŞte et du corps. Diderot va insister sur ce verbe sĂ©parer, pour faire apparaĂ®tre comment le peintre a malheureusement totalement neutralisĂ© l’action : « l’exĂ©cuteur tient le couteaiu avec lequel il a sĂ©parĂ© la tĂŞte ; il montre cette tĂŞte sĂ©parĂ©e Ă  Herodiade. » Le couteau comme la tĂŞte dĂ©signent intellectuellement une action qui n’est pas visuellement montrĂ©e. Tout le commentaire va dès lors s’organiser autour de ce dĂ©faut d’action, comme si l’image arrivait trop tard après elle. « Cette tĂŞte est livide, comme s’il y avait plusieurs jours d’écoulĂ©s depuis l’exĂ©cution. Il n’en tombe pas une goutte de sang. » Diderot reprend une critique qu’il vient de formuler contre la DĂ©position de croix du mĂŞme peintre : « votre Christ avec sa tĂŞte livide et pourrie, est un noyĂ© qui a sĂ©journĂ© quinze jours dans les filets de St Cloud. » De mĂŞme, Ă  propos du Combat de Diomède et d’ÉnĂ©e par Doyen, dans le mĂŞme Salon de 1761, il trouvera qu’on aurait pu « rendre ces cadavres fraĂ®chement Ă©gorgĂ©s, moins livides Â» (Hermann, p. 153). Non seulement Pierre ne sait pas faire la chair et laisse trop voir qu’il a travaillĂ© avec des cadavres qui n’étaient plus très frais, mais il n’a pas compris, ayant Ă  peindre une dĂ©capitation, que l’effet central pour l’œil serait celui du sang jaillissant Ă  la fois du corps, dont il dissimule stupidement le cou tranchĂ©, et de la base de la tĂŞte. Dans la Lettre sur les sourds, Diderot s’était extasiĂ©, Ă  propos de la mort d’Euryale, de l’it cruor virgilien : « et l’image d’un jet de sang, it cruor ; et celle de la tĂŞte d’un moribond qui retombe sur son Ă©paule, cervix collapsa recumbit ; et le bruit d’une faux qui scie, succisus ; et la dĂ©faillance de languescit moriens ; et la mollesse de la tige du pavot, lassove papavero collo ; et le demiser caput, et le gravantur qui finit le tableau. » (Bouquins, p. 36 ; EnĂ©ide IX, 433-437.) On attend chez Pierre de voir le sang gicler, et c’est ce manque qui dĂ©truit toute la composition. La rĂ©pĂ©tition du verbe sĂ©parer produit un dĂ©placement : elle ne dĂ©signe plus l’action du tableau, la dĂ©collation, mais l’échec de la cristallisation scopique, qui sĂ©pare les Ă©lĂ©ments du tableau, qui empĂŞche la scène de faire tableau. Grimm n’a pas compris l’effet du mot et de sa rĂ©pĂ©tition et a corrigĂ© la phrase pour la Correspondance littĂ©raire (variante J) : « il a sĂ©parĂ© la tĂŞte » devient « il a tranchĂ© la tĂŞte » et « il montre cette tĂŞte sĂ©parĂ©e » est simplifiĂ© en « il montre cette tĂŞte ». TranchĂ© n’est plus Ă  double entente et la disparition de la rĂ©pĂ©tition ne produit plus l’effet dĂ©constructif.
Après avoir décrit l’action proprement dite, ou plus exactement la faillite de l’action commandée par le sujet, Diderot passe aux spectateurs de la scène, Hérodiade debout et la servante à demi agenouillée et tendant le plat qui doit recevoir la tête de Jean Baptiste. Ces personnages se tiennent sur les marches de l’estrade de pierre où l’exécution a eu lieu, en marge donc de la scène théâtrale proprement dite. Le plat est un élément topique de la scène, commandé d’ailleurs par le texte biblique. Salomé, la fille d’Hérodiade, avait dansé devant Hérode, qui, charmé, s’était engagé à la récompenser en lui donnant ce qu’elle demanderait. « Endoctrinée par sa mère, elle lui dit : Donne-moi ici, sur un plat, la tête de Jean le Baptiste. Le roi fut constristé, mais à cause de ses serments et des convives, il commanda de la lui donner et envoya décapiter Jean dans la prison. Sa tête fut apportée sur un plat et donnée à la jeune fille, qui la porta à sa mère. » (Matthieu 14, 8-11.)
Diderot approuve le geste de la jeune fille, qu’il ne nomme pas, mais que le texte biblique et la tradition iconographique nous incitent à identifier à Salomé : « La jeune fille qui tient le plat sur lequel elle sera posée, détourne la tête, en tendant le plat ; cela est bien ». Le geste de Salomé obéit à une double contrainte : dans le même mouvement elle avance et elle recule, elle exécute le forfait et elle le refuse, elle donne à voir l’horreur et elle s’y soustrait. Cette contradiction qui justifie son immobilité pétrifiée tout en donnant l’illusion d’un mouvement violent porte à son plus haut degré d’efficacité l’effet pictural, qui doit rendre le paroxysme dramatique de la poésie tout en restant tributaire de l’immobilité de la peinture. D’autre part, ce double geste met en abyme le dispositif du quatrième mur, par lequel le peinre dramaturgique ne doit jamais rien montrer, exhiber explicitement au spectateur, mais seulement laisser voir, par effraction, ce qui devrait demeurer sans témoin. Salomé en se détournant rappelle que l’œil du spectateur est et doit demeurer un œil barré, qui voit malgré lui et, par là, est dédouané, dégagé moralement de ce qu’il voit. Diderot formulera ce principe à de nombreuses reprises, par exemple à propos de La Chaste Suzanne de Lagrenée, dans le Salon de 1767 : « Une scène représentée sur le toile, ou sur les planches, ne suppose pas de témoins. » (Bouquins, p. 558.)
Si le mouvement contrarié de Salomé plaît à Diderot, parce qu’il donne à voir l’écran du dispositif scénique, il est moins satisfait d’Hérodiade, qui commande les opérations au dessus d’elle. Diderot croit se souvenir que Pierre a représenté Hérodiade « frappée d’horreur », et il le lui reproche : « Ne voyez-vous pas que ce mouvement d’horreur l’excuse ? » On est surpris, en se reportant au tableau après avoir lu Diderot de voir un visage absorbé par le spectacle de l’exécution, mais nullement horrifié, un visage incroyablement tranquille qui ne semble pas s’accorder avec le commentaire et le reproche de Diderot : Salomé est horrifiée, mais Hérodiade nullement. Diderot est influencé dans son jugement non par l’expression, mais par le mouvement de la jeune femme (« ce mouvement d’horreur ») : son corps semble rejeté en arrière, des bras sont étendus sur les côtés ; ce mouvement général de la figure pourrait désigner le recul horrifié. C’est par exemple le mouvement de Balthasar dans le tableau de Rembrandt. En fait Hérodiade n’esquisse pas un mouvement de recul ; tout au contraire, elle s’avance. De la main gauche elle pousse Salomé à retourner sa tête vers celle du décapité ; de la droite, elle invite le bourreau à se rapprocher. Pierre respecte le texte biblique, qui fait d’Hérodiade l’instigatrice du crime, et de Salomé un simple instrument de sa vengeance. Sur la toile, Hérodiade est le personnage qui délimite et enveloppe la scène ; son geste enveloppant assure la cohésion de l’ensemble et permet aux personnages de « faire groupe », pour reprendre une expression célèbre de la conférence de Le Brun sur La Manne de Poussin, que Diderot a longuement méditée.
Pourquoi Diderot interprète-t-il la toile à contresens ? On peut plaider certes simplement pour l’oubli et la confusion des expressions de Salomé et d’Hérodiade, lorsque, seul dans son cabinet, le philosophe cherchait à se remémorer une peinture qui ne lui avait fait que peu d’impression. Mais peut-être cette figure de mère vengeresse a-t-elle interféré avec l’imaginaire romanesque de Diderot, qui s’est plu à forger ce type de personnages : la mère de Suzanne dans La Religieuse, la mère Sainte-Christine également, et surtout Mme de La Pommeraye dans Jacques le Fataliste.
D’une certaine manière, le discours que Diderot prête à Hérodiade sera celui de Mme de La Pommeraye au marquis des Arcis, mais la marquise est une Hérodiade moralisée : « On le reçut avec un visage où l’indignation se peignait dans toute sa force ; le discours qu’on lui tint ne fut pas long ; le voici : Marquis, lui dit-elle, apprenez à me connaître. Si les autres femmes s’estimaient assez pour éprouver mon ressentiment, vos semblables seraient moins communs. » (Bouquins, p. 822.) Une autre raison incite au rapprochement : lorsque le marquis des Arcis rentre chez lui, il exprime sa fureur à sa femme et à la mère de celle-ci. Et Diderot de préciser : « L’une montrait la figure du désespoir, l’autre la figure de l’endurcissement. » (P. 823.) Cette double réaction féminine face à l’horreur de la scène est exactement ce que Diderot voudrait ici voir représenté face à la décollation de saint Jean : même si le contexte de la scène et la nature des sentiments sont différents, la polarité est la même. L’effet scénique repose sur cette polarité expressive, ce jeu figural en antithèse. L’horreur de Salomé se détache sur la joie féroce d’Hérodiade, et vice-versa. Pierre n’a pas conçu les choses ainsi d’ailleurs : c’est entre trois figures féminines qu’il répartit les expressions : Hérodiade fait face, Salomé se détourne à demi, une troisième femme à droite est complètement retournée, la tête dans ses mains. Pierre a peint non une opposition, mais une gradation : face à un accident, une scène donnée, le peintre fait jouer la gamme des réactions, et feuillette ainsi le catalogue des expressions fixées par Le Brun dans sa célèbre conférence sur l’expression des passions.
Cette joie féroce que Diderot appelle de ses vœux pour figurer Hérodiade, c’est la « joie maligne » biblique, la joie qu’on éprouve à la chute de ses ennemis, une joie dangereuse que Dieu réprouve. « Si ton ennemi tombe, ne te réjouis pas, / que ton cœur n’exulte pas de ce qu’il trébuche, / de peur que, voyant cela, Yahvé ne soit mécontent / et qu’il ne détourne de lui sa colère. » (Proverbes, 24, 17-19.) On trouve d’ailleurs la même idée chez Homère. Après le massacre des prétendants, Ulysse dit à la vieille nourrice Euryclée : « Vieille, ton cœur peut jubiler ; mais tais-toi ! pas un cri ! / Triompher sur des hommesmorts est une impiété. » (Od. 24, 411-2.) La joie maligne apparaît de façon récurrente chez Corneille. Dans La Mort de Pompée, Achorée décrit ainsi la réaction de César lorsqu’on lui apporte la tête de Pompée, exécuté sans son ordre en croyant lui faire plaisir :

« Et je dirai, si j’ose en faire conjecture,
Que, par un mouvement commun Ă  la nature,
Quelque maligne joie en son cœur s’élevait,
Dont sa gloire indignée à peine le sauvait. » (III, 1.)

Dans Horace, Sabine partagée entre Rome et son peuple dans la querelle des Horaces et des Curiaces s’exclame :

« Si j’ai vu Rome heureuse avec quelque regret,
Soudain j’ai condamné ce mouvement secret ;
Et si j’ai ressenti, dans ses destins contraires,
Quelque maligne joie en faveur de mes frères,
Soudain, pour l’étouffer rappelant ma raison,
J’ai pleuré quand la gloire entrait dans leur maison. » (I, 1.)

Dans Polyeucte, le gouverneur Félix, à l’arrivée de Sévère couvert d’honneurs par l’empereur, se prend à espérer la mort de Polyeucte, qu’il lui a préféré comme mari pour sa fille Pauline :

« Mais, par son trépas, l’autre épousait ma fille
J’acquerrais nien par là de plus puissants appuis,
Qui me mettraient plus haut cent fois que je ne suis.
Mon cœur en prend par force une maligne joie.
Mais que plutĂ´t le ciel Ă  tes yeux me foudroie,
Qu’à des pensers si bas je puisse consentir,
Que jusque-là ma gloire ose se démentir ! » (II, 5.)

Diderot prend donc appui sur la tradition biblique, que légitime le sujet choisi par Pierre, pour construire une situation cornélienne, et imaginer le discours d’Hérodiade : « Voici le discours qu’il fallait que je lusse sur le visage d’Hérodiade. » Ce discours n’est pas une simple broderie imaginative de Diderot. Il est la pièce essentielle du dispositif scénique, qui article pictura et poesis. La peinture donne à lire une discours, qu’il est du devoir de son spectateur de repérer et de déchiffrer. La figure d’Hérodiade donne à lire une tirade et, par ce « donner à lire » visuel, garantit l’équivalence de la scène picturale et de la scène théâtrale. En peignant une Hérodiade tranquille et silencieuse, sinion horrifiée, Pierre n’a pas fourni cette articulation discursive essentielle à toute scène visuelle. Pierre ne recourt plus à cette ancienne sémiologie, très classique : son Hérodiade réunit de ses bras les protagonistes, établissant de l’un à l’autre un continuum sensible, qui retourne progressivement la monstration horrifiante, à gauche, en détour horrifié, à droite. Il n’y a pas d’écran, pas de coupure articulatoire d’une scène à des spectateurs, d’un discours tenu à un ou à des destinataires.
Le discours d’Hérodiade est un discours d’héroïne tragique : « Prêche à présent. Appelle-moi adultère à présent. Tu as enfin obtenu le prix de ton insolence. » Chaque phrase est plus longue que la précédente, comme si, après l’horreur de la décapitation, qui laissait sans voix, interdit, la parole ne revenait que progressivement. La première chose qui vient à Hérodiade, c’est justement l’impossibilité de parler : Jean Baptiste ne pourra plus désormais prêcher. La parole d’Hérodiade prend la place de la parole de Jean Baptiste, de sorte que la scène figure bien une révolte, une insurrection de la chair, du corps, du féminin, contre le discours institué de la morale. Diderot met en scène l’assomption d’Hérodiade contre le sermon de Jean Baptiste, de la même façon qu’il suscitait, dans l’allégorie de Dumont le Romain, la révolte de la Discorde contre le discours pacificateur de Louis XV. L’image devient dialogique : « Mais je l’entends qui me répond… », lui fait-il dire.
Il y a un dialogisme de l’image, qui ne se réduit d’ailleurs pas au dialogisme diderotien : ce n’est pas seulement le tableau selon Diderot qui se superpose au tableau de Pierre ; c’est le sujet même de la Décollation de saint Jean qui implique la représentation d’un discours révolté, du discours triomphant d’un pouvoir corrompu. On touche ici au ressort profond de la culture humaniste, qui n’est pas une culture instituante, distribuant des valeurs, mais une culture du dédoublement symbolique, présentant à la fois les valeurs et la révolte contre elles.
Diderot revient alors à l’absence du sang sur le tableau. Le sang dit visuellement ce que, sur le plan géométral, figure l’action : pas de sang, c’est l’équivalent visuel de pas d’action. Le compte rendu diderotien glisse toujours du géométral vers le scopique. « Cet homme n’a pas senti l’effet du sang qui eût descendu le long du bras de l’exécuteur ». L’image est épique et Diderot l’évoque dans le Salon de 1767, à propos des Batailles de Casanove : « quand on a de la verve, des concepts rares, une manière d’apercevoir et de sentir originale et forte, le grand tourment est de trouver l’expression singulière, individuelle, unique, qui caractérise, qui distingue, qui attache et qui frappe. Tu aurais dit d’un de tes combattants, qu’il avait reçu à la tête, ou au cou, une énorme blessure. Mais le poète dit : La flèche l’atteignit au-dessus de l’oreille, entra, traversa les os du palais, brisa les dents de la mâchoire inférieure, sortit par la bouche, et le sang qui coulait le long de son fer, tombait à terre en distillant par la pointe. » (P. 667, DPV XVI 286.) Versini met ce passage en rapport avec Iliade, V, 291-3, où Diomède tue Pandare, fils de Lycaon : mais l’image finale du sang coulant le long de la flèche et distillant par la pointe n’y est pas. L’image diderotienne a pu être contaminée par le Philoctète de Sophocle, cité plusieurs dans les Entretiens sur le Fils naturel. Philoctète évoque en effet à plusieurs reprises le sang de sa blessure qui tombe goutte à goutte (stazei gar au moi foinion tod ek buthou / kêkion aima, vers 783-4).
Diderot conclut son compte rendu par un très intéressant paradoxe : le tableau idéal est un tableau qu’on ne peut pas regarder. « J’aime bien les tableaux de ce genre dont on détourne la vue ; pourvu que ce ne soit pas de dégoût, mais d’horreur. » Au dégoût, à l’abjection scopique que suscitait primitivement le tableau raté de Pierre, Diderot substitue l’horreur, qui relève du même rapport à l’image, mais annobli, élevé à la dignité tragique : l’horreur tragique, c’est fobos, fobos kai eleos, la terreur et la pitié, constituant la polarité matricielle de la représentation tragique selon Aristote. La tête de Jean Baptiste, la joie féroce d’Hérodiade suscitent l’horreur, tandis que le geste contradictoire de Salomé nous introduit, par la terreur qu’elle éprouve, à la pitié. La scène nous oblige à détourner les yeux, comme le fait Salomé ; mais précisément parce qu’elle le fait, Salomé suscite l’identification et nous ramène à la scène. On touche ici au piège fondamental du regard, duquel la scène tire son efficacité : avec l’œil du spectateur elle entretient une relation instable, impossible à fixer. Il n’y a pas de bonne distance pour regarder, puisque à la fois on fuit l’image et on est dedans. Tel est l’effet scopique de la scène qui, en deçà de la relation d’objet, fait osciller le spectateur entre fascination et abjection (voir J. Kristeva, Pouvoirs de l’horreur), ce qui n’est que la manière moderne, l’anachronisme nécessaire pour parler aujourd’hui de la terreur et de la pitié (Aristote).
Diderot procède enfin à une ultime substitution d’images : au lieu d’Hérodiade, la performance ekphrastique oriente notre imagination vers Judith décapitant Holoferne. On voit bien le mouvement du texte, qui fait progressivement d’Hérodiade, ordonnatrice lointaine du forfait dans l’histoire biblique de la décollation de Jean, la protagoniste centrale et agissante d’une scène qui se passe désormais d’intermédiaires : exeunt l’exécuteur et Salomé. La femme vengeresse est seule face à Jean décapité. La confusion de Judith et de Salomé-Hérodiade n’est pas de l’invention de Diderot : tout d’abord l’interprétation figurale de la Bible par les Pères de l’Église s’est efforcée depuis le moyen âge de faire des épisodes de l’Ancien Testament des figures, des préfigurations des événements rapportés dans les Évangiles. Dans ce cadre, l’histoire de Judith sauvant ses concitoyens de Béthulie assiégés par Holopherne a été très tôt mise en rapport avec celle de Salomé. La pieuse veuve Judith, vêtue en putain, ennivrant le général Holopherne dans sa tente, puis le décapitant et présentant sa tête depuis les murailles de Béthulie pour mettre en déroute l’armée d’Holopherne, préfigure Salomé dansant avec la tête de Jean Baptiste posée sur un plat. Ce rapprochement est très intéressant car Judith est une héroïne juive, tandis que Salomé et Hérodiade sont des âmes damnées. Ce qui réunit les deux histoires n’est donc pas l’identité des figures, mais du geste et de la scène, laquelle narrativement prend ensuite des significations différentes. Depuis la Renaissance au moins, les Salomés et les Judith peintes deviennent souvent interchangeables : la mince différence du panier pour l’une, du plat pour l’autre, où déposer la tête, tombe parfois.
L’identité iconographique des deux sujets bibliques est telle qu’Erwin Panofsky en fait un exemple type dans son article sur « Le problème de la description d’œuvres appartenant aux arts plastiques et de l’interprétation de leur contenu » (voir La Perspective comme forme symbolique, Minuit, 1975, p. 244sq.) Partant d’un problème d’identification d’une toile de Francesco Maffei (Salomé ou Judith ?), Panofsky suggère que la peinture est inventée de façon « analogique » et non en « allant directement puiser à la source des textes », de sorte qu’ « un transfert s’est accompli qui a vu le plat de Jean-Baptiste devenir un des accessoires de la représentation de Judith ». Il y a donc une histoire des types iconographiques, qui n’est pas la même que celle des sources textuelles, et construit une autonomie des figures et des scènes par rapport à l’histoire qu’elles racontent et dans laquelle elles s’inscrivent.
Diderot fait jouer à plein cette histoire des types. Par elle le martyre de Jean Baptiste devient scène tragique des imprécations d’Hérodiade, et cette scène elle-même est retournée en scène de Judith tranchant la gorge d’Holopherne. L’image fait ainsi l’objet d’un double renversement, qui à chaque fois inverse la polarité symbolique de la représentation. Face au sens de l’image, l’œil n’établit pas une position stable et le but du compte rendu n’est pas de fixer le sens : ce à quoi Diderot nous invite, c’est à ce processus de réversion, à cette attitude de l’œil que je désigne comme « œil révolté ».

Annotations :

3. Dans son commentaire du tableau, Diderot regrette que l’Hérodiade paraisse « frappée d’horreur », contrairement à la Judith de Rubens, dont l’horrible tranquillité est sublime tandis qu’« elle tient le sabre et elle l’enfonce tranquillement dans la gorge d’Holoferne ». Des trois Judith de Rubens que nous avons retrouvées, aucune n’est en train de trancher la tête : l’une lève une épée pour décapiter Holoferne allongé dans son lit (dessin de Francfort) ; une autre fourre la tête coupée dans le sac que lui tend sa servante (toile des Offices) ; la troisième présente la tête à sa servante tout en regardant le spectateur avec malice (toile de Braunschweig).
Le tableau auquel Diderot fait allusion pourrait être celui du Caravage, ou plutôt celui d’Artemisia Gentileschi, où l’on retrouve les deux femmes face à la tête d’Holopherne dans une disposition similaire au tableau de Pierre.

Composition de l'image :
Scène (espace vague/espace restreint)
Sources textuelles :
Évangile de Matthieu

Informations techniques

Notice #001339

Image HD

Identifiant historique :
A0658
Traitement de l'image :
Scanner
Bibliographie :
Gaehtgens, Michel, Schieder, L’Art & les normes sociales au 18e s, Ed. MSH, 2001
n° XIII, après p. 260
Diderot, Arts et lettres (1739-1766), éd. Jean Varloot, Hermann, 1980 (DPV XIII)
Texte p. 224