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Recherche infructueuse

La publication de la paix d’Aix-la-Chapelle - Dumont le Romain

Série de l'image :
Date :
1761
Nature de l'image :
Peinture sur toile
Dimensions (HxL cm) :
472x330 cm
Sujet de l'image :
Lieu de conservation :
P1417

Analyse

(L’analyse de ce tableau et de son commentaire par Diderot a fait l’objet d’un article : StĂ©phane Lojkine, « Quand la Discorde renverse Louis XV : dĂ©figuration et visibilitĂ© Â», in Les Salons de Diderot, ThĂ©orie et Ă©criture, dir. P. Frantz et E. Lavezzi, PUPS, 2008, pp. 43-59.)

Le livret du Salon de 1761 décrit ainsi ce tableau :

« Par M. Dumont le Romain, Recteur.
3. Un Tableau Allégorique, représentant la publication de la paix, en 1749. La Paix descendue du Ciel vient de donner le Rameau d’Olivier au Roi ; elle tient par la main ce Monarque dont elle est chérie. Le Roi présente le Rameau à la ville de Paris, qui le reçoit avec respect, joie & gratitude : elle est accompagnée de M. le Prévost des Marchands & de MM. les Echevins. La générosité placée auprès du Roi, répand ses bienfaits. Le Génie de la France, armé de son Ecusson & de son Epée, poursuit la Discorde terrassée sous les pieds du Roi. Le[s] Fleuve[s] de la Seine & de la Marne, témoignent leur surprise & leur satisfaction. Dans le fond, le peuple léve les mains au Ciel en signe de joie & de reconnoissance. Ce Tableau doit être placé dans la Grande Salle de l’Hôtel de Ville. Il a quatorze pieds de large sur dix de haut. »

Diderot commence par exprimer de la mĂŞme façon sa rĂ©probation pour le genre dans le compte rendu qu’il adresse Ă  Grimm pour la Correspondance littĂ©raire. Puis il dĂ©crit ainsi le tableau :

« A gauche de celui qui regarde, la Paix qui descend du ciel et qui prĂ©sente au monarque une branche d’olivier qu’il reçoit et qu’il remet Ă  la femme symbolique de la ville de Paris ; d’un cĂ´tĂ© la gĂ©nĂ©rositĂ© qui verse des dons ; de l’autre un gĂ©nie armĂ© d’un glaive qui menace la Discorde terrassĂ©e sous les pieds du monarque ; les rivières de Seine et de Marne Ă©tonnĂ©es et satisfaites. A droite, le prĂ©vĂ´t des marchands et les Ă©chevins en longues robes, en rabats et en perruques volumineuses, avec des mines d’une largeur et d’un ignoble qu’il faut voir. Â» (P. 202 ; DPV XIII 216.)

Diderot s’inspire visiblement du texte du livret, qu’il avait sous les yeux lorsqu’il rĂ©digeait dans son cabinet, loin des tableaux. Contrairement au livret, le texte de Diderot dĂ©construit l’évidence du code : « le Rameau d’Olivier » y devient « une branche d’olivier », le signe universel est ramenĂ© Ă  un objet singulier. L’article est dĂ©sormais indĂ©fini, renvoyant Ă  une chose vue et non Ă  un langage. Le ramus olivae, expression consacrĂ©e par la tradition latine, devient une branche, terme trivial.
Diderot d’autre part Ă©lague les flagorneries du livret : la paix y « tient par la main ce Monarque dont elle est chĂ©rie », prĂ©cision purement idĂ©ologique qui ne renvoie Ă  aucune expression repĂ©rable sur le tableau. L’explication du livret construit la figure idĂ©ale, intelligible et non visible, d’un Louis XV promoteur de la paix en Europe.
ObĂ©issant au mĂŞme processus de dĂ©sacralisation, le geste conventionnel dans le livret, « Le Roi prĂ©sente le Rameau Ă  la ville de Paris » devient chez Diderot geste pratique, « une branche d’olivier qu’il reçoit et qu’il remet Ă  la femme symbolique de la ville de Paris Â». Le verbe prĂ©senter est du registre noble et renvoie Ă  l’espace public dont le tableau, destinĂ© Ă  la grande salle de l’hĂ´tel de ville, est censĂ© fournir une reprĂ©sentation. Dans le livret, le Roi est une pure figure en gloire, prĂ©sentant un Signe Ă  une AllĂ©gorie, la Ville de Paris, dĂ©signĂ©e non comme la personne en chair et en os que nous voyons rĂ©ellement sur la toile, mais pour ce qu’elle reprĂ©sente, une idĂ©e de Ville. Une fois encore, le livret ne dĂ©crit pas ce que nous voyons ; il explique la peinture, il dĂ©code l’allĂ©gorie, dĂ©gageant du tableau le texte qu’il donne Ă  lire. Exprès, Diderot insiste lourdement sur le hiatus de l’allĂ©gorie idĂ©alement reprĂ©sentĂ©e Ă  la rĂ©alitĂ© concrète que le tableau donne Ă  voir : au lieu du verbe prĂ©senter, il utilise « reçoit » et « remet », qui sont du registre trivial, des gestes Ă  prendre au pied de la lettre au lieu d’un rituel, d’un cĂ©rĂ©monial Ă  dĂ©chiffrer. La Ville de Paris est dĂ©signĂ©e comme « la femme symbolique de la ville de Paris ». « Femme symbolique » est un oxymore qui fait sursauter : tout d’abord il explicite le mĂ©canisme implicite de l’allĂ©gorie (c’est au moyen d’une femme que la ville est signifiĂ©e allĂ©goriquement) et, l’explicitant, il le dĂ©nonce ; ensuite, l’explicitation omet le terme clef de figure, qui n’apparaĂ®tra que plus loin dans le texte. L’expression acceptable serait « la figure symbolique de la ville de Paris Â». Dire « femme Â» au lieu de « figure », c’est dĂ©monter l’allĂ©gorie.
La suite est Ă  l’avenant. Diderot remplace les formules abstraites de l’allĂ©gorie, ses mĂ©canismes de signification discursive, par des expressions concrètes ou triviales. La GĂ©nĂ©rositĂ© en principe « rĂ©pand ses bienfaits », mais cela n’indique pas ce que l’on voit. Diderot la dĂ©crit donc qui « verse des dons ». Le geste de verser est ce que l’on voit sur la toile, mĂŞme s’il est bien difficile de dĂ©terminer ce qui est versĂ© ! (Une couronne de fleurs ?)
De mĂŞme, « le GĂ©nie de la France, armĂ© de son Ecusson & de son EpĂ©e, [qui] poursuit la Discorde Â» devient « un gĂ©nie armĂ© d’un glaive qui menace la Discorde Â» : les articles dĂ©finis passent Ă  l’indĂ©fini, l’action idĂ©ale est convertie en expression et en position concrète (« menace »), sur une peinture dont Diderot n’oublie pas qu’elle est immobile.
L’ordre de la description Ă©galement change. Dans le livret, cet ordre est hiĂ©rarchique : la Paix, figure idĂ©ale de la Loi, donne sa lĂ©gitimitĂ© au Roi, qui l’incarne politiquement ; le Roi contrĂ´le la Ville, par qui s’exerce sa Loi ; la Ville est Ă  la tĂŞte du PrĂ©vĂ´t des marchands et de ses Ă©chevins, qui incarnent l’exercice du pouvoir ; enfin les Fleuves et le peuple, c’est-Ă -dire le territoire et les hommes, sont ce sur quoi la Loi et le Pouvoir s’exercent.
Chez Diderot, l’ordre n’est pas hiĂ©rarchique, mais gĂ©omĂ©tral : Ă  droite..., Ă  gauche..., la description est structurĂ©e par la partition du tableau. Diderot l’a annoncĂ© en prĂ©ambule : « Toutes les figures allĂ©goriques sont d’un cĂ´tĂ© ; et tous les personnages rĂ©els de l’autre. » La consĂ©quence essentielle de ce changement de logique est la place qu’occupent le prĂ©vĂ´t et les Ă©chevins, qui arrivent du coup chez Diderot en fin de description. Ce que Diderot a repĂ©rĂ© d’essentiel ici, concernant le dispositif scĂ©nique mis en Ĺ“uvre dans ce tableau, c’est la position mĂ©diane de Louis XV, qui articule l’espace allĂ©gorique Ă  l’espace rĂ©el. InstallĂ© sur une estrade de pierre, Louis XV contient la profusion des figures allĂ©goriques : il retient Ă  gauche la Paix, il dispose Ă  droite de Paris ; la GĂ©nĂ©rositĂ© est arrĂŞtĂ©e par son bras gauche, la Discorde Ă©crasĂ©e sous ses pieds. Louis XV fait Ă©cran au dĂ©bordement imaginaire de l’allĂ©gorie ; il fait face aux reprĂ©sentants de Paris, qui assistent au spectacle qu’il donne sur sa scène de pierre. Le dispositif sera repris par Vien en 1765 pour son Marc Aurèle : mĂŞme estrade de pierre, mĂŞme largesse qui dĂ©borde de derrière le Prince, mĂŞme femme exposĂ©e au premier plan Ă  droite pour recevoir ses libĂ©ralitĂ©s.
Mais ce dispositif ne fonctionne pas dans la composition de Dumont le Romain, et tout le commentaire de Diderot va s’organiser autour de cette défaillance. La critique de Diderot porte sur deux points : d’abord l’articulation entre le spectacle à gauche (la scène proprement dite) et les spectateurs à droite (les représentants de Paris) n’est pas faite. Ensuite le spectacle lui-même ne tient pas. C’est le problème de la Discorde.
Le problème de l’articulation entre la gauche et la droite du tableau n’est pas posĂ© en termes dramaturgiques par Diderot, qui insiste longuement sur l’incompatibilitĂ© du monde de l’allĂ©gorie et du monde rĂ©el, et marque sa rĂ©pugnance pour ce que l’abbĂ© Du Bos appelle les compositions mixtes dans ses RĂ©flexions critiques sur la poĂ©sie et la peinture. Mais cette question du genre de la peinture et ce problème apparemment thĂ©matique du traitement de l’allĂ©gorie ne prend son sens qu’au regard de l’enjeu théâtral qui motive la rĂ©pugnance de Du Bos, puis de Diderot (qui ne l’a d’ailleurs pas forcĂ©ment lu). Si les personnages rĂ©els et allĂ©goriques participent Ă  la mĂŞme scène, ils se voient donc. Et voit-on rĂ©ellement une allĂ©gorie ? On ne la voit pas, on la dĂ©code. L’allĂ©gorie ne fabrique pas du visible, mais du sens.
Dumont s’était peut-ĂŞtre inspirĂ©, pour cette AllĂ©gorie de la paix d’Aix-la Chapelle, d’un dessin de Jacques Fricquet, conservĂ© actuellement Ă  Montpellier, et reprĂ©sentant l’allĂ©gorie de la paix d’Aix-la-Chapelle de 1668, qui marquait la fin des hostilitĂ©s entre l’Espagne et la France, et assurait Ă  Louis XIV la possession de la Flandre. Dans le dessin de Fricquet, on retrouve au centre la figure debout du roi, Ă  droite, la femme assise recevant les bienfaits de la paix. Mais Ă  la droite du roi de France, point de paix ailĂ©e : c’est l’Espagne, figurĂ©e par une jeune femme venant Ă©pouser le roi guerrier, qui prend place Ă  ses cĂ´tĂ©s, devant le char de triomphe par lequel la Victoire est cĂ©lĂ©brĂ©e. La femme assise Ă  droite chez Fricquet est l’Abondance retrouvĂ©e, comme l’indiquent ses paniers dĂ©bordants de fruits : la Paix, chez Dumont, sera assise sur une corne d’abondance. Le Louis XIV de Fricquet, campĂ© devant un char de triomphe, est une figure de la Victoire : jeune Romain atemporel, il fonctionne comme Signe de la France, au mĂŞme titre que l’Espagne signifiĂ©e par la jeune femme Ă  ses cĂ´tĂ©s. Fricquet figure une allĂ©gorie homogène oĂą tous les personnages, partageant la mĂŞme irrĂ©alitĂ©, peuvent se regarder. Chez Dumont au contraire, la composition mixte mĂ©lange une Ă©conomie discursive et une Ă©conomie visuelle de l’image. Contrairement Ă  ce qu’avait prĂ©vu Dumont dans son esquisse prĂ©paratoire, le prĂ©vĂ´t et les Ă©chevins ne regardent pas en spectateurs la scène de Louis XV et de ses allĂ©gories ; mais ils n’y participent pas vraiment non plus, comme l’indique leur position par rapport Ă  l’estrade de pierre, dont le prĂ©vĂ´t des marchands, seul, occupe timidement du genou la première marche.
La composition mixte entre en contradiction avec le dispositif de la scène et l’homogĂ©nĂ©itĂ© visuelle du spectacle que ce dispositif suppose. La coupure du tableau en deux, que signale Diderot, n’est pas en fait la coupure de l’allĂ©gorie et du rĂ©el : quoique debout dans la partie gauche, Louis XV est rĂ©el ; quoique agenouillĂ©e dans la partie droite, la Ville est allĂ©gorique. La coupure se fait des personnages qui font l’Histoire Ă  ceux qui y assistent, des protagonistes de la scène Ă  leurs spectateurs. Tout le problème est lĂ  : entre les uns et les autres, Dumont n’a prĂ©vu aucune articulation.
L’articulation de la partie gauche Ă  la partie droite du tableau marque Ă©galement, dans le texte, le passage de la description gĂ©omĂ©trale Ă  l’effet scopique du tableau, qui s’effectue dès la fin de la description proprement dite. Les Ă©chevins ont « des mines d’une largeur et d’un ignoble qu’il faut voir Â» : il ne s’agit plus ici d’assigner une place et un sens aux figures, mais de communiquer l’abjection sensible que produit la vision du tableau. Diderot y revient Ă  la phrase suivante : « On prendrait au premier coup d’œil… Â» Voir, coup d’œil : de la disposition, on est passĂ© Ă  l’effet visuel. Dès qu’elle cesse de fonctionner discursivement comme allĂ©gorie pour produire un effet visuel, l’image dialogise : au sens que dĂ©livre le livret, au sujet voulu par le peintre, l’œil de Diderot-spectateur superpose le sens qu’appelle pour lui ce qu’il voit, son « coup d’œil Â». Deux images donc entrent en concurrence, dont la rĂ©alitĂ© objective du tableau, sa description gĂ©omĂ©trale, constitue l’interface.
Il faut prendre garde ici Ă  ce que Diderot avait Ă©crit, et Ă  ce que Grimm a corrigĂ© pour la Correspondance littĂ©raire. Dans le manuscrit autographe, on lit « On prendrait au premier coup d’œil, le monarque pour un ThesĂ©e qui revient victorieux du centaure. Â» Grimm qui ne comprend pas de quel centaure il s’agit substitue Ă  cette scène incongrue la scène topique du retour de ThĂ©sĂ©e, après sa victoire contre le Minotaure. Mais le sens n’est pas clair : en quoi cela pose-t-il problème que Louis XV revenant de la Guerre de Succession d’Autriche soit comparĂ© Ă  ThĂ©sĂ©e revenant de l’expĂ©dition de Crète, après avoir tuĂ© le Minotaure ? OĂą est le ridicule qu’on attend dans le contexte ? La victoire de ThĂ©sĂ©e est on ne peut plus glorieuse et s’il y a mĂ©prise entre ThĂ©sĂ©e et Louis XV victorieux, on a envie de dire que c’est tant mieux ! C’est pourquoi Grimm ajoute : « ou plutĂ´t pour Bacchus qui revient de la conquĂŞte de l’Inde, car il a l’air un peu ivre Â». Louis XV a l’air d’un Bacchus ivre, son triomphe est grotesque, l’épopĂ©e glorieuse de l’histoire de France est renversĂ©e en Bacchanale ridicule. Nous voici dans le sens qu’exige le contexte critique posĂ© par Diderot.
Mais Diderot avait Ă©crit « un ThesĂ©e qui revient victorieux du centaure Â». S’agit-il vraiment d’un lapsus, comme Grimm l’a cru, ce qui l’a amenĂ© Ă  rĂ©tablir un sens qui lui-mĂŞme ne l’a pas satisfait ? Ou Diderot fait-il allusion Ă  un autre mythe que celui du Minotaure ? ThĂ©sĂ©e tue le centaure BiĂ©nor au cours de la guerre entre les Centaures et les Lapithes.
Mais c’est surtout Hercule qui, ayant violé Déjanire, la fille de son hôte le roi Dexamène, interrompit le mariage que Dexamène avait consenti entre sa fille et le centaure Eurytion, tua Eurytion et enleva Déjanire. Ce mariage est explicitement assimilé par Hygin à celui de Pirithoüs et d’Hippodamie, dont l’interruption par des centaures avinés déclencha la guerre des Centaures et des Lapithes. L’iconographie comme le mythe identifient ici la geste de Thésée et celle d’Hercule.
ThĂ©sĂ©e vainqueur du Minotaure ou Hercule vainqueur d’Eurytion ? C’est maintenant lapsus contre lapsus, mĂŞme si le second est autorisĂ© par la Fable… Visuellement, « au premier coup d’œil Â», rien dans le tableau de Dumont n’évoque ThĂ©sĂ©e et le Minotaure : point de bateau, point de voile noire annonçant par erreur la dĂ©faite de ThĂ©sĂ©e, point de tour depuis laquelle ÉgĂ©e scruterait l’horizon… En revanche, on peut imaginer un mariage interrompu. Hercule foule aux pieds le Centaure qui a osĂ© prĂ©tendre Ă  sa DĂ©janire et tend la main Ă  la jeune fille qu’il enlève, sous les yeux Ă©bahi d’un Dexamène pĂ©trifiĂ© sous la figure du prĂ©vĂ´t des marchands. Cette caricature fait sens, on peut gager que c’est ce que Diderot a vu car le texte s’éclaire ainsi : cette allĂ©gorie de la paix ressemble au mariage interrompu de DĂ©janire et de son Centaure, Hercule-ThĂ©sĂ©e ravissant la belle Ă  la barbe de Dexamène. Diderot vient de souligner le ridicule du prĂ©vĂ´t des marchands : ce ridicule se retrouve dans la fable du mariage interrompu, mais n’a rien Ă  voir avec la fin tragique d’ÉgĂ©e, qu’implique l’évocation de l’arrivĂ©e de ThĂ©sĂ©e Ă  Athènes après sa victoire contre le Minotaure.
Juste après l’évocation de ce « mariage saugrenu Â», Diderot passe Ă  « la figure symbolique de la ville Â». La phrase qui Ă©voque ThĂ©sĂ©e relie donc le prĂ©vĂ´t des marchands Ă  l’allĂ©gorie de Paris, que Diderot caricature en un père Ă©berluĂ© et sa fille violĂ©e et enlevĂ©e. Grimm a ou n’a pas compris l’allusion diderotienne : elle Ă©tait en tout cas beaucoup trop subversive pour les lecteurs de la Correspondance littĂ©raire, pour qui la Guerre de Succession d’Autriche ne relevait pas de ce genre de plaisanterie. Sous couvert de l’abbĂ© Galiani, Diderot suggère alors de dĂ©couper en deux le tableau. La dĂ©chirure matĂ©rielle de la toile marque l’échec du « faire surface Â» scĂ©nique, c’est-Ă -dire du processus visuel qui devrait donner Ă  l’image son unitĂ© Ă  la fois spatiale et sĂ©mantique. L’image n’éclate pas seulement en allĂ©gorie et en rĂ©alitĂ© historique ; la ligne de sĂ©paration oppose aussi bien la scène et les spectateurs, un trait d’histoire antique et des figures contemporaines ignobles. Le jeu dialogique de l’image a dĂ©construit la scène, empĂŞchĂ© la cristallisation scopique. Cette cristallisation qui pouvait se faire et qui ne s’est pas faite, Diderot l’exprime ainsi : « Le peintre a eu une idĂ©e forte, mais il n’a pas su en tirer parti. Â»
Nous arrivons Ă  la troisième partie du compte-rendu, qui cherche Ă  expliquer les causes de l’échec. Le mouvement du texte de Diderot est donc le suivant : description gĂ©omĂ©trale, effet visuel et Ă©clatement de l’image, causes de cet Ă©clatement.
Tout le dĂ©veloppement sur le ratage visuel de l’allĂ©gorie allait dans le sens d’un dĂ©doublement de l’image, d’une scission des codes : mythologie contre allĂ©gorie, parodie triviale contre trait hĂ©roĂŻque. Cette scission, motivĂ©e par l’absence d’articulation visuelle entre la partie gauche et la partie droite de la composition, est donc d’abord une scission scopique. Mais la troisième partie du texte en fait apparaĂ®tre une autre dimension, symbolique cette fois : il n’y a pas seulement un problème d’unitĂ© de l’image ; son sens mĂŞme menace de se retourner. L’œil de Diderot retourne le sens idĂ©ologiquement correct de l’allĂ©gorie en parodie subversive, oppose Ă  l’institution symbolique que la peinture cĂ©lèbre un principe symbolique plus puissant que cette institution : il appelle Ă  une vĂ©ritable insurrection contre l’autoritĂ© instituĂ©e.
Cette insurrection est portĂ©e imaginairement par la figure de la Discorde, qui inspirera souvent Diderot. Dans le Salon de 1767, Ă  propos de la description d’Amphitrite par Ovide, Diderot s’exclame :

« Quelle image ! Quels bras ! quel prodigieux mouvement ! Quelle prodigieuse Ă©tendue ! Quelle figure ! L’imagination qui ne connaĂ®t presque point de limites, la saisit Ă  peine. Elle conçoit moins encore cette Ă©norme Amphitrite que cette Discorde dont les pieds Ă©taient sur la terre et dont la tĂŞte allait se cacher dans les cieux. VoilĂ  le prestige du rythme et de l’harmonie. Â» (p. 780 ; DPV XVI 521.)

Cette image de la Discorde est empruntĂ©e Ă  Homère. On retrouve ailleurs soit Amphitrite, soit Encelade, soit cette Discorde, notamment dans Le RĂŞve de D’Alembert, oĂą elle est prĂ©sentĂ©e comme un fantasme de la femme hystĂ©rique : toutes ces figures sont pour Diderot la mĂŞme figure-limite, infigurable et cauchemardesque, d’une extension infinie.
La Discorde piĂ©tinĂ©e par le roi, c’était l’idĂ©e gĂ©niale, que Dumont n’a pas su exploiter. Elle n’est pas neuve. Rubens notamment, le champion des compositions allĂ©goriques et mixtes, l’a utilisĂ©e par exemple dans Le Triomphe de la vertu (1620), actuellement conservĂ© Ă  Dresde : au centre, Hercule en armes, que l’ange de la vertu couronne, Ă©crase du pied un faune Ă  demi chauve mais barbu et couronnĂ© de lierre, figurant le Vice bachique. La Discorde proprement dite est figurĂ©e Ă  l’arrière-plan Ă  droite, en vieille femme Ă  la chevelure enlacĂ©e de serpents, tandis que VĂ©nus, assise de dos au premier plan Ă  droite, assiste tristement, avec son fils Cupidon, Ă  sa dĂ©faite.
Mais l’Hercule de Rubens Ă©crase du pied l’épaule du faune retournĂ© face contre terre, tandis que le Louis XV de Dumont marche sur les genoux de sa Discorde, presque assise, et susceptible Ă  tout moment de se relever. D’oĂą l’interrogation inquiète de Diderot :

« pourquoi l’autre pied n’a-t-il pas pressĂ© la poitrine ? pourquoi cette action ne l’écrase-t-elle pas ; ne lui tient-elle pas la bouche entrouverte, ne lui fait-elle pas sortir les yeux de la tĂŞte ; ne me la montre-t-elle pas prĂŞte Ă  ĂŞtre Ă©touffĂ©e ? Â»

La performance de Diderot accomplit ce que la peinture de Dumont a Ă©chouĂ© Ă  faire : elle Ă©crase la Discorde par le biais de ces interrogations rĂ©pĂ©tĂ©es ; Diderot reconstruit la figure dĂ©faillante de Dumont, il recentre la composition sur cette figure.
L’abjection de la composition ratĂ©e, centrĂ©e sur la bouffonnerie bouffante des Ă©chevins ridiculisĂ©s par l’ampleur de leurs vĂŞtements, est ici retournĂ©e en abjection sublime de la Discorde, dont l’horreur ne trahit plus une dĂ©faillance de la peinture, mais en porte au contraire l’efficacitĂ© scopique. Le sujet, c’est la Discorde Ă©crasĂ©e et cet Ă©crasement porte la visibilitĂ© jusqu’au registre insoutenable oĂą elle s’aveugle elle mĂŞme : « ne lui fait-elle pas sortir les yeux de la tĂŞte ? Â» Le texte de Diderot accomplit donc le sujet indiquĂ© par le livret, sujet que Dumont a en quelque sorte fait avorter. Mais il ne l’accomplit pas comme texte ; il l’accomplit comme performance de l’ekphrasis, par laquelle le support de la reprĂ©sentation est oubliĂ© (aussi bien le tableau que son compte rendu), et la chose mĂŞme Ă©merge, restituĂ©e Ă  son authenticitĂ© mĂŞme de sujet.
La troisième partie du compte rendu marque donc, sous couvert d’expliquer l’échec du peintre, un passage de relais : le tableau de Diderot sauve le tableau manquĂ© de Dumont et refonde symboliquement le sujet de la reprĂ©sentation (la paix d’Aix-la-Chapelle). Mais il ne le refonde pas Ă  l’identique. La figure centrale de la composition diderotienne n’est plus le monarque triomphant unissant de ses deux bras la Paix et la Ville ; c’est la Discorde Ă©crasĂ©e, bientĂ´t retournĂ©e en Discorde triomphante :

« comme elle est, libre de la tĂŞte, des bras et de tout le haut de son corps, si elle s’avisait de se secouer avec violence, elle renverserait le monarque, et mettrait les dieux, les Ă©chevins et le peuple en dĂ©sordre. Â»

Sous l’effet du verbe diderotien, la Discorde de Dumont se rĂ©volte. L’œil de Diderot renverse le monarque, mais il le renverse gratuitement, Ă  un conditionnel près : Dumont seul en porte la responsabilitĂ©. Il ne s’agit pas de faire de ce texte un texte rĂ©volutionnaire promouvant l’abolition de la monarchie. Ce serait un contresens historique. Ce qui est en jeu ici, c’est le piège fondamental du regard, par lequel la Loi est retournĂ©e, renversĂ©e, sans qu’il y aille jamais de la responsabilitĂ© du spectateur qui observe ce renversement. L’œil se laisse prendre au processus de la rĂ©volte, et s’en dĂ©douane aussitĂ´t : la jouissance esthĂ©tique est Ă  ce prix ; une rĂ©volution conditionnelle, le renversement gratuit d’un dispositif. La preuve en est dans les dernières phrases qui concluent platement le compte rendu par l’éloge des figures allĂ©goriques :

« En vĂ©ritĂ© la figure symbolique de la capitale est une belle figure. Voyez-la. J’espère que vous serez aussi satisfait de la gĂ©nĂ©rositĂ©, de la paix et des fleuves. Â»

La performance de l’ekphrasis relève de l’éloge. Diderot, qui vient de dĂ©monter entièrement la composition de ce tableau conclut par cet Ă©loge peu concluant qui permet de clore la performance. Il faut que la perfection du verbe rejoigne la perfection de l’image. La gĂ©nĂ©rositĂ©, la paix et les fleuves dessinent donc dans le tableau un arc de cercle d’excellence autour de Louis XV, sur lequel Diderot est muet. N’en rien dire, Ă  aucun moment du compte rendu, sinon très allusivement qu’il ressemble Ă  un ThĂ©sĂ©e violeur, c’est assez dire la mort de cette figure.

Annotations :

2. Cette paix marque la fin de la guerre de succession d’Autriche, qui coupa l’Europe en deux. Voir Voltaire, Précis du Siècle de Louis XV, chapitre 30 :

« Après cette paix, la France se rétablit faiblement. Alors l’Europe chrétienne se trouva partagée entre deux grands partis qui se ménageaient l’un l’autre, et qui soutenaient chacun de leur côté cette balance, le prétexte de tant de guerres, laquelle devrait assurer une éternelle paix. Les états de l’impératrice-reine de Hongrie, et une partie de l’Allemagne, la Russie, l’Angleterre, la Hollande, la Sardaigne, composaient une de ces grandes factions. L’autre était formée par la France, l’Espagne, les deux Siciles, la Prusse, la Suède. Toutes les puissances restèrent armées ; et on espéra un repos durable, par la crainte même que les deux moitiés de l’Europe semblaient inspirer l’une à l’autre.
Louis XIV avait le premier entretenu ces nombreuses armĂ©es qui forcèrent les autres princes Ă  faire les mĂŞmes efforts ; de sorte qu’après la paix d’Aix-la-Chapelle, en 1748, les puissances chrĂ©tiennes de l’Europe eurent environ un million d’hommes sous les armes, au dĂ©triment des arts et des professions nĂ©cessaires, surtout de l’agriculture : on se flatta que de long-temps il n’y aurait aucun agresseur, parce que tous les Ă©tats Ă©taient armĂ©s pour se dĂ©fendre : mais on se flatta en vain. »

Historiographe du roi contre vents et marĂ©es, Voltaire relaye la propagande monarchique qui Ă©rige Louis XV en promoteur de la paix en Europe : « Ce qui caractĂ©risait plus particulièrement cette guerre, c’est qu’à chaque victoire que Louis XV avait remportĂ©e, il avait offert la paix, et qu’on ne l’avait jamais acceptĂ©e. Mais enfin, quand on vit que Mastricht allait tomber après Berg-op-Zoom, et que la Hollande Ă©tait en danger, les ennemis demandèrent aussi cette paix devenue nĂ©cessaire Ă  tout le monde. » (Ibid.) Le tableau très acadĂ©mique qu’expose Dumont le Romain, qui a alors plus de 60 ans, ordonne toute sa composition Ă  partir de cette idĂ©e maĂ®tresse. Si Diderot lui reproche d’être coupĂ© en deux pour des raisons techniques (il invoque l’impossibilitĂ© d’articuler l’espace allĂ©gorique Ă  l’espace rĂ©el du tableau), on ne doit pas oublier que la coupure rĂ©elle n’est pas lĂ  : la France est en guerre et c’est l’Europe qui est coupĂ©e en deux.

3. Des sujets proches de celui choisi par Dumont avaient dĂ©jĂ  Ă©tĂ© traitĂ©s au moment mĂŞme oĂą la paix avait Ă©tĂ© conclue. Il existe une petite esquisse ovale de Boucher, une autre de Bouchardon, toutes deux purement allĂ©goriques. Dumont s’essaye Ă  un autre genre de peinture, oĂą Rubens, puis Le Brun s’étaient illustrĂ©s, la composition mixte, mĂ©langeant personnages historiques, rĂ©els, et figures allĂ©gorique, de pure convention. Ce genre Ă©tait controversĂ© au dix-huitième siècle : l’abbĂ© Du Bos en tous cas l’avait critiquĂ© de façon voilĂ©e dans ses RĂ©flexions critiques sur la poĂ©sie et la peinture. Diderot commence par exprimer de la mĂŞme façon sa rĂ©probation pour le genre dans le compte rendu qu’il adresse Ă  Grimm pour la Correspondance littĂ©raire.

Composition de l'image :
Consécration (Adoubement, couronnement, dédicace)
Objets :
Perspective d’architecture
Marches
Génie, dieu ou ange volant
Estrade
Bas de colonne(s)

Informations techniques

Notice #001374

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Identifiant historique :
A0693
Traitement de l'image :
Scanner
Bibliographie :
Philipp Conisbee, Painting in 18th cent. France, Phaidon-Oxford, 1981
n° 87, p. 114 BAd772 M 4°
Diderot, Arts et lettres (1739-1766), éd. Jean Varloot, Hermann, 1980 (DPV XIII)
Texte p. 216
Diderot, Salons de 1759-61-63, éd. J. Seznec, Oxf. Clar. P., 1967 / Flammarion
p. 33
Jean-Marc Leri, Musée Carnavalet. Histoire de Paris, Fragments éd., 2000
p. 56
Jean-Marc Leri, Musée Carnavalet. Histoire de Paris, Fragments éd., 2000
p. 56
Stéphane Lojkine, De la figure à l’image, Numéro Diderot, 2021