Rustan guette le sommeil de Soliman pour aller tuer Ibrahim (Ibrahim, 1723, v.4)
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Analyse
Rustan est le gendre de Soliman.
« La chose ne fut pas neanmoins ainsi : car aussi-tôt que la nuit fut venuë, Rustan qui conduisoit toute cette funeste ceremonie, fut lui-même une seconde fois querir Ibrahim, par le commandement du Grand Seigneur. Il le mena dans la même salle où il avoit déja été : & l’ayant laissé en la compagnie des quatre muets, qui le devoient étrangler aussi-tôt que Soliman seroit endormi ; il retourna auprès de ce Prince, qui n’avoit point alors de plus forte envie, que celle de perdre Ibrahim. Pour lui, quoi qu’il ne craignît point la mort, & qu’il parût extrêmement tranquile, son ame ne laissoit pas d’avoir de grandes agitations. Quoi, disoit-il en lui-même, je ne verrai plus Isabelle, & non seulement je serai privé de sa vüë, mais je l’abandonnerai à la violence d’un Prince, que je croyois être son protecteur ! Et qui peut-être irrité de sa vertu, lui fera perdre la vie aussi-bien qu’à moi : car enfin, puis que Soliman a pû consentir à ma mort, il pourra bien ordonner de celle d’Isabelle. Helas ! poursuivoit-il, en quel état suis-je reduit ! Si je souhaite qu’elle vive, c’est faire des souhaits contre sa gloire ; c’est consentir [372] qu’elle soit exposée à la rigueur d’un Prince violent & amoureux. Je ne puis souhaiter sa vie sans lui faire outrage : & je ne puis non seulement desirer sa mort ; mais y penser, qu’avec un desespoir sans pareil. Si ce Prince, qui est mon rival, pouvoit être son mari, je ferois des vœux contre moi : & j’aime assez Isabelle, pour vouloir conserver sa vie, par la perte de,ma felicité. Mais elle ne pmeut être à lui, non seukement sans infidelité, non seulement sans infamie, mais sans un crime effroyable. Helas, ajoûtoit-il, si la chose n’étoit pas ainsi ; ma perte ne seroit pas sans consolation ! […]
P. 374
Rustan retourna auprès de Soliman à l’heure de son coucher qu’il trouva l’esprit rempli de funestes pensées ; ce Prince pour satisfaire à ce bizarre scrupule, qui l’obligeoit à ne croire la mort d’Ibrahim injuste, que parce qu’il lui avoit promis qu’il ne mourroit pas tant qu’il seroit vivant ; lui commanda de se tenir au chevet de son lit, & de prendre bien garde de n’aller pas faire mourir Ibrahim qu’il ne fût profondément endormi. Ensuite de cet ordre Soliman se coucha avec une inattention, s’il est permis de parler ainsi, d’évoquer le sommeil par le silence, & par la tranquillité. Il fit ce qu’il pût pour détourner son esprit de toutes sortes d’objets : afin que cessant d’agir, il pût plus aisément se laisser vaincre par cet invisible ennemi, qui surmonte toûjours plus facilement ceux qui lui resistent, que ceux qui le cherchent. Le Sultan s’étant récuëilli de cette sorte en soi-même, demeura quelque tems avec tant de tranquillité en apparence, que Rustan crut qu’il dormoit, & qu’il pouvoit aller faire [375] mourir Ibrahim. Mais il n’eut pas marché seulement un pas, que ce Prince se relevant sur son lit ; arrête, lui dit-il, je ne suis pas endormi : & je ne veux point que tu partes d’ici que tu ne saches que je le sois. Rustan n’osant contredire le Grand Seigneur, & craignant de l’éveiller encore plus qu’il ne l’étoit, s’il l’entretenoit plus long-tems, lui promit seulement de n’entreprendre plus de sortir de sa chambre qu’il ne fût bien assuré qu’il n’en pouvoit rien entendre. Après cela Solimlan fit encore tout ce qu’il put pour s’endormir ; mais il n’avoit pas si-tôt fermé les yeux, que ses inquietudes augmentoient. Il avoit de la colere de ne pouvoir être le maître de son esprit : & ce qu’il faisoit pour appeller le sommeil, étoit ce qui l’éveilloit davantage, il se tournoit d’un côté & puis de l’autre sans pouvoir trouver de repos. »
(Ibrahim ou l’illustre Bassa, Seconde partie, Livre dixième, pp. 371sq.)
Lorsque Georges de Scudéry transpose au théâtre son roman, ce passage du roman donne lieu à une des scènes les plus dramatiques de sa tragi-comédie (1641-1642) :
La perte d’Ibrahim a été décidée à la scène 4 de l’acte V, entre Rustan, Roxelane et Soliman :
Soliman [s’adressant à Rustan] :
Eh bien ! qu’il meure donc, puisque le Ciel le veut !
Qu’on mène les Muets (ô penser effroyable !)
Avecques leurs cordeaux, auprès de ce coupable ;
Et veins, pour avancer ce funeste moment,
Attendre mon sommeil Ă mon appartement.
O Prince malheureux !
Le retournement de situation a lieu à la scène 11 de l’acte V, vv. 2263-2353 :
Rustan :
Morath, ne ferme plus de toute cette nuit,
Afin que je ressorte avecques moins de bruit.
Mais déjà l’Empereur a fermé les paupières ;
Abaisse les rideaux, recule ces lumières ;
Il dort, silence, il dort ; retournons sur nos pas.
Soliman :
ArrĂŞte, arrĂŞte ;
Rustan :
O ciel !
Soliman :
Non, non, je ne dors pas.
Garde bien de sortir, sur peine de la vie.
Hélas ! je ne dors pas et n’en ai point d’envie !
Un tourment excessif, un regret sans pareil
Dissipent, malgré moi, les vapeurs du sommeil.
L’inquiétude émeut mes passions mutines ;
Sur la pourpre et sur l’or, je trouve des épines ;
Une injuste terreur m’agite à tout propos ;
Et bref, il n’est pour moi ni sommeil ni repos.
Que je suis malheureux ! que ma peine est horrible !
Ici tout m’est funeste et tout m’est impossible.
Le sommeil dont chacun jouit paisiblement
N’est un bien défendu que pour moi seulement.
Plus je le veux chercher, et tant plus je m’en prive :
Mon désespoir le chasse à l’instant qu’il arrive ;
Mes peines sont sans fin, mes maux n’ont point de bout ;
J’ai beau changer d elieu, je me trouve partout ;
Et pour me séparer de cette peine extrême,
Il faut quitter le jour ou me quitter moi-mĂŞme.
J’approuve ma fureur, je blâme mon désir ;
Je suis mon ennemi bien plus que du Vizir ;
Et dans les sentiments que ma pitié fait naître,
Je suis plus malheureux qu’Ibrahim ne va l’être.
Dieu ! que fait Isabelle en ce funeste instant !
Dieu ! que pense Ibrahim de la mort qu’il attend !
Elle fond tout en pleurs, il me fait cent reproches ;
Ces pleurs et ces discours pourraient fendre des roches ;
Ils toucheraient sans doute un tigre sans pitié ;
Et tu ne te fends pas, cœur sans nulle amitié !
Souviens-toi, souviens-toi de la grande journée
Où le bras du Vizir força la destinée ;
Il te sauva le jour et, cruel, tes bourreaux
Lui font voir maintenant la mort et des cordeaux !
Oui, ce bras, tout chargé qu’il était de ses chaînes,
Rendit des ennemis les espérances vaines ;
Il te sauva l’Empire aux yeux de l’Univers
Et cet illustre bras est encor dans les fers !
O riste récompense ! ô lâche ingratitude !
Rustan :
Enfin par trop d’ennui, comme par lassitude,
Le Sultan s’assoupit, précipitons nos pas.
Soliman :
Mais que fais-je, insensé ? de ne connaître pas
Que le Ciel me combat et qu’il me rend sensible ?
Lui seul rend aujourd’hui ma vengeance impossible.
Le Grand Vizir est pris, il est abandonné ;
De funestes bourreaux, il est environné ;
Et cependant il vit ; parjure, sacrilège,
Connais, connais par là que le Ciel le protège.
S’il ne le protégeait, il serait déjà mort ;
Je n’aurais point promis ce qui change sont sort ;
Pour le perdre aujourd’hui, j’en perdrais la mémoire ;
Je n’aurais point de peur de détruire ma gloire ;
Je n’aurais point au cœur ces remords superflus ;
Enfin, je dormirais, et lui ne serait plus.
Mais en l’état funeste où ma douleur me range,
Je vois bien que le Ciel ne veut pas qu’on me venge.
Et de quel crime, ô Dieu ! prétends-je me venger ?
Son cœur ne change ppint, c’ets moi qu’on voit changer :
Je suis seul criminel, il fuit de qui l’oppresse ;
Il songe seulement à sauver sa maîtresse ;
Et, pouvant renverser mon trĂ´ne et me punir,
Ce cœur trop généreux ne fait que se bannir.
Ecoutons la raison et la voix du Prophète ;
C’est elle qui retient mon bras et la tempête ;
C’est lui qui me conseille en ce funeste jour ;
Ecoutons-les tous deux, n’écoutons plus l’amour.
C’en est fait, c’en est fait, il faut rendre les armes ;
Ne versons point de sang, verson splutĂ´t des larmes ;
Repentons-nous enfin d enotre lâcheté ;
Et sauvons Ibrahim qui l’a tant mérité :
Ou s’il faut en verser, versons celui du traître,
Qui pour son intérêt déshonore son maître.
Rustan :
Seigneur, peux-tu changer de si justes desseins ?
Souffre que je l’étrangle avec mes propres mains :
Sois plus ferme, Seigneur, bannis cette faiblesse ;
Et vois que son excès fait tort à ta Hautesse.
Soliman :
Va, tigre barbare, abandonne ces lieux
Et ne montre jamais tes crimes Ă mes yeux :
Ils me font voir le smiens, lorsque je te regarde ;
Sors d’ici, sors, bourreau, le Prophète me garde :
C’est lui qui me conseille et qui parle à mon cœur ;
C’est lui qui me couronne et qui me rend vainqueur.
Morath, sans publier cette heureuse nouvelle,
Fais venir Ibrahim, fais venir Isabelle ;
Ciel ! qu’il a de vertus ! ô Ciel ! qu’elle a d’appas !
Mais voyons-le toujours, et ne la voyons pas ;
Referme cette porte.
Informations techniques
Notice #006607