La folie de Roland (Roland furieux, Valgrisi, 1560, chant 24)
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Analyse
Au chant XXIII, Roland dĂ©couvre le mariage dâAngĂ©lique avec MĂ©dor et, devenu fou de douleur, se dĂ©pouille de toutes ses armes et vĂȘtements.   Â
Au premier plan, Roland nu (OR.), aprĂšs avoir dĂ©capitĂ© un berger dont la tĂȘte barbue roule entre ses pieds, saisit le tronc par une jambe et sâen fait une massue (XXIV, 6). Les paysans et leurs bĂȘtes fuient devant lui.   Â
Au second plan, de gauche Ă droite, dans la maison dâun village dĂ©sertĂ©, Roland (OR.) se jette sur toutes les nourritures quâil trouve (XXIV, 12) ; Roland (OR.) se bat au corps Ă corps avec un ours (XXIV, 13) [dont il dĂ©vorera la chair crue] ; Roland repousse le flot dâhommes venus lâassaillir (XXIV, 8-9) ; au-dessus Ă droite, dĂ©jĂ au 3e plan, Roland (OR.) arrive Ă un pont au bout duquel sâĂ©lĂšve une tour (XXIV, 14) : câest le mausolĂ©e dâIsabelle, gardĂ© par Rodomont (voir chant XXIX).      Â
On arrive ici Ă la partie mĂ©diane de la gravure, qui correspond Ă une rupture narrative (XXIV, 14). Contrairement aux autres gravures de la sĂ©rie, cette rupture est moins nettement marquĂ©e dans la reprĂ©sentation de lâespace. La ligne de dĂ©marcation passe Ă gauche sur le toit de la chaumiĂšre, au centre, sur le tertre oĂč Fleur-de-Lis est campĂ©e sur son cheval; Ă droite, sur le pont du mausolĂ©e dâIsabelle.      Â
Ici commence le second territoire narratif, centrĂ© sur Zerbin, comme le premier Ă©tait centrĂ© sur Roland : Zerbin voit arriver Odoric (ODO.), prisonnier sur son cheval, escortĂ© par CorĂšbe et Almon (ALM, COR). Tous trois lui font allĂ©geance, genou en terre (A., O., C.), tandis quâIsabelle (ISA.) raconte Ă Zerbin (ZER) comment Odoric lâa trahie en la vendant Ă des brigands (XXIV, 17).   Â
Au-dessus Ă gauche, la vieille Gabrine (GAB.) qui avait faussement accusĂ© Zerbin de la mort de Pinabel au chant XXIII, arrive sur le palefroi de Pinabel, venu rejoindre malgrĂ© elle les autres chevaux (XXIV, 36) : le cheval fonce sur celui dâAlmon (ALM.) qui fait un Ă©cart.   Â
Zerbin fait grĂące Ă Odoric et Ă Gabrine, Ă condition que celui-ci servira cette vieille comme sa Dame (XXIV, 40). Il envoie Almon et CorĂšbe auprĂšs de son armĂ©e pour donner des nouvelles de lui (Ă droite, COR. et ALM. Ă cheval face Ă une troupe de fantassins, et non les cavaliers qui assaillaient MĂ©dor au chant XIX comme le suggĂšre Bigi).   Â
Il faut maintenant remonter le long de la marge gauche de la gravure : Odoric (ODO.) pend Ă une branche dâarbre Gabrine (.VI. pour VE., la vecchia ?) puis Almon (AL.) pend Odoric (OD.) une branche au-dessus (XXIV, 45). Â Â Â Â Â Â
Une ligne sur le sol indique lâouverture du troisiĂšme territoire narratif, centrĂ© sur les armes de Roland.   Â
A gauche, Isabelle et Zerbin parviennent Ă lâendroit oĂč AngĂ©lique et MĂ©dor avaient gravĂ© leur nom : tout a Ă©tĂ© saccagĂ© (XXIV, 48). De gauche Ă droite, Zerbin (ZER.) ramasse Durandal et Isabelle la cuirasse du comte (ISA., Zerbin dans le texte, Isabelle nâĂ©tant mentionnĂ©e quâen XXIV, 53) . Au-dessus, ils retrouvent Bride-dâor, le cheval de Roland, Ă©galement abandonnĂ© (XXIV, 49-50). Survient alors Fleur-de-Lis (F.D., Ă gauche de Bride-dâor et au-dessus de Zerbin ramassant Durandal), Ă la recherche de Brandimart, son amant.   Â
Au centre, lĂ©gĂšrement dĂ©calĂ© sur la gauche, Zerbin dresse sur un pin un trophĂ©e des armes de Roland et inscrit sur le tronc « Armatura dâOrlando palatino », Armes du chevalier Roland (XXIV, 57). Zerbin figure Ă cheval Ă gauche du pin (ZE.) ; Ă droite, Ă hauteur du mot « Orlando », pendent Durandal et, au-dessus, la cuirasse de Roland.   Â
De lâautre cĂŽtĂ© du pin, Mandricard survient en compagnie de Doralice (MAN.DO.), et tend la main pour sâemparer de Durandal. Le chevalier sarrasin prĂ©tend alors rĂ©cupĂ©rer des armes de Roland, qui sont les armes dâHector (XXIV, 58-59). Plus Ă droite, Zerbin et Mandricard sâaffrontent pour la possession des armes (ZER., MAN. ; XXIV, 60). [Zerbin est cruellement blessĂ©.] Plus Ă droite encore, Isabelle et Doralice (ISA., DO.), Ă cheval face Ă face, se concertent pour mettre fin au combat de leurs amants.   Â
Fleur-de-lis, Ă©cĆurĂ©e de voir aller Durandal Ă Mandricard, repart Ă la recherche de Brandimart et arrive devant Roland nu face au pont (XXIV, 74 ; retour au 3e plan, F.D. en trĂšs gros et en plein centre de la gravure). [Roland Ă©choue Ă vaincre Rodomont, qui garde le pont, et ne sera vaincu que par Bradamante au chant XXXV. Câest donc Bradamante qui obtiendra la libĂ©ration de Brandimart, retenu prisonnier en Afrique par Rodomont.]   Â
SixiĂšme plan : A droite du pin, de gauche Ă droite, Zerbin (ZE.) tombe Ă©vanoui dans les bras dâIsabelle(ISA.) prĂšs dâune fontaine (XXIV, 76). Plus Ă droite, un ermite (ERE.) survient au moment oĂč Isabelle (ISA.) se dĂ©sespĂšre, penchĂ©e sur Zerbin (ZER.) inanimĂ© (XXIV, 87). ComplĂštement Ă droite, lâermite (ERE.) et Isabelle (ISA.) hissent Zerbin (ZER.) sur le cheval. [Lâermite avait projetĂ© de les emmener en Provence, dans une certaine abbaye de femmes.] Au-dessus lâermite (.TR. pour .ER.) et Isabelle (ISA.), qui ont placĂ© Zerbin dans une caisse close avec de la poix, sont arrĂȘtĂ©s par un chevalier qui les insulte (XXIV, 93 ; RO. pour Rodomont, il y a un autre personnage Ă pied ; voir XXVIII, 95).      Â
En haut Ă gauche, le pin dĂ©limite en quelque sorte un quatriĂšme territoire, centrĂ© sur Mandricard (XXIV, 94).Â
De gauche Ă droite, la fontaine oĂč Mandricard (MA.) se repose aprĂšs le combat avec Zerbin : Doralice (DO.) lui montre du doigt lâarrivĂ©e de Rodomont (RO. ; XXIV, 95), Ă qui elle Ă©tait autrefois fiancĂ©e et qui vient la rĂ©clamer et se venger.   Â
Plus Ă droite, les Ă©tapes du combat sont reprĂ©sentĂ©es par trois scĂšnes, en triangle : Ă droite dâabord, Rodomont (RO.) atteint le cheval de Mandricard (MAN.), qui tombe mort mais sauve ainsi la vie de son maĂźtre (XXIV, 105) ; Ă gauche ensuite, Rodomont (RO.) Ă cheval combat Mandricard (MAN.) Ă pied, mais brandissant la terrible Durandal celui-ci sâapprĂȘte Ă tuer le cheval de Rodomont (XXIV, 106) ; au-dessus, Mandricard (.MA) et Rodomont (RO) sâaffrontent tous deux Ă pied devant Doralice (DO.), enjeu du combat, et un messager des rois maures assiĂ©gĂ©s (IMB. pour imbasciator, XXIV, 109) parcourant la France pour demander lâaide des chevaliers isolĂ©s. A gauche le messager (IMB) demande Ă Doralice (DO) de sâinterposer entre les combattants (XXIV, 110). [Il est dĂ©cidĂ© une trĂȘve entre Mandricard et Rodomont jusquâĂ ce que les Sarrasins soient dĂ©livrĂ©s de ce siĂšge.]   Â
Tout en haut Ă gauche, la Discorde (DI.) et lâOrgueil (SV. pour Superbia) cherchent Ă ruiner lâaccord entre Mandricard et Rodomont. Mais dans le ciel Amour (AM.) les Ă©loigne Ă coups de flĂšches (XXIV, 114).      Â
La gravure rend immĂ©diatement sensible le mouvement de lâensemble du chant, qui est rĂ©current dans lâĆuvre : on passe du combat bestial, dĂ©sordonnĂ©, de la transgression de toutes les rĂšgles au premier plan, au combat rĂ©glĂ©, policĂ©, encadrĂ© par les rĂšgles en haut de lâimage et Ă la fin du chant. Les territoires intermĂ©diaires sont consacrĂ©s Ă la punition des traĂźtres (Gabrine et Odoric) et marquent le passage Ă lâinitiative fĂ©minine (comparer avec le chant XIX, par exemple) : Isabelle et Doralice sâinterposent entre Mandricard et Zerbin ; Doralice sâinterpose entre Mandricard et Rodomont, mettant en Ă©chec Orgueil et Discorde et rappelant les rĂšgles de courtoisie et les prioritĂ©s politiques. Enfin, le chant est fondĂ© sur un retournement : câest Amour qui a suscitĂ© la folie de Roland, par quoi il sâouvre ; câest Amour qui pacifie Rodomont et Mandricard, sur quoi il se ferme.      Â
Dans ce chant se joue toute la problĂ©matique du monument impossible, qui caractĂ©rise le Roland furieux : Roland a mis en piĂšces lâinscription qui immortalisait les amours dâAngĂ©lique et MĂ©dor. Sur ce monument dĂ©truit, Isabelle et Zerbin dressent le trophĂ©e de Roland, avec les armes lĂ©gendaires quâil a abandonnĂ©es. Mais Durandal est aussitĂŽt confisquĂ©e par Mandricard. Le lieu mythique construit au chant XIX est donc ici dĂ©truit deux fois.   Â
Aux amours vaines et malheureuses de Roland et dâAngĂ©lique sâopposent celles exemplaires dâIsabelle et Zerbin, qui vont donner lieu Ă un monument, le mausolĂ©e dâIsabelle, sorte de parodie du tombeau dâArtĂ©mise et de Mausole. Parodie, car ce monument est dâabord un monument ambulant : il est ce cercueil absurde, promenĂ© par Isabelle et lâermite, oĂč Zerbin gĂźt sans quâil ait Ă©tĂ© nettement dit quâil Ă©tait mort. A ce cercueil nâest pas assignĂ© de lieu : son cheminement mĂ©taphorise lâimpossibilitĂ© du monument. Câest finalement Rodomont qui, aprĂšs avoir acculĂ© Isabelle au suicide, Ă©rigera le monument. Mais ce monument est le fruit dâune vĂ©ritable sĂ©rie noire de supplĂ©ments : les amours dâIsabelle et de Zerbin supplĂ©ent ceux de Roland et dâAngĂ©lique ; le cercueil errant de Zerbin supplĂ©e son tombeau ; la mort hĂ©roĂŻque dâIsabelle supplĂ©e celle honteuse de Zerbin ; le mausolĂ©e dâIsabelle rĂ©pare la faute de Rodomont. Dans ce monument, Rodomont accumule les armes des chevaliers quâil vainc traĂźtreusement en les forçant Ă combattre sur le pont Ă©troit. Il reconstitue ainsi le trophĂ©e dâarmes dĂ©truit par Mandricard, et ce dâautant plus que Rodomont, ayant pris Durandal Ă Mandricard, lâa dĂ©posĂ©e dans le mausolĂ©e dâIsabelle.    Il ne peut y avoir de monument quâabsurde et dĂ©calĂ©.      Â
Le chant XXIV pose par ailleurs un problĂšme de chronologie, que trahissent les ruptures dans la continuitĂ© spatiale de lâespace gravĂ© : Isabelle et lâermite en haut Ă droite sont arrĂȘtĂ©s par Rodomont. Comment dĂšs lors, juste en dessous, le mausolĂ©e dâIsabelle peut-il dĂ©jĂ ĂȘtre construit ? La gravure suit lâordre du texte, qui lui-mĂȘme nâest pas chronologique : on est forcĂ© de considĂ©rer que la mort de Zerbin est nettement antĂ©rieure Ă lâarrivĂ©e de Roland devant le mausolĂ©e oĂč Isabelle est enterrĂ©e ! Câest bien le signe que le texte, ni la gravure ne doivent se lire comme des ensembles homogĂšnes, mais comme un systĂšme de territoires articulĂ©s les uns aux autres non par lâenchaĂźnement dâune narration continue, mais par des jeux de correspondances et de symĂ©tries thĂ©matiques, structurales, symboliques.      Â
Lâimage apparaĂźt alors polarisĂ©e autour dâune sĂ©rie dâobjets symboliquement Ă©quivalents : le corps sans tĂȘte au premier plan, le mausolĂ©e Ă droite, le pin plus haut oĂč est suspendu le trophĂ©e, le cercueil enfin en haut Ă droite, signifient tous, Ă leur maniĂšre, le monument impossible. Secondairement, la symĂ©trie des deux fontaines, en haut Ă droite et en haut Ă gauche, suggĂšre la symĂ©trie des deux combats de Zerbin et Mandricard, puis de Mandricard et de Rodomont.
1. Au verso, argument : « Zerbin rimette ad Odorico lâonte, Ey Ă Gabrina, e via li manda in pace. Ma per difender la spada del Conte, Vcciso Ăš poi da Mandricardo audace. Piange Issabella. Et quel con Rodomonte Aspra battaglia, & al fin tregua face, Per dar soccorso ad Agramante, e Ă i loro, Che quasi erano in preda Ă i Gigli dâoro. » Lecture allĂ©gorique : « In qvesto ventesimoqvarto canto, in Zerbino, il qual viene con sĂŹ gran ragione Ă battaglia cĂł Mandricardo, & tuttauia ne rimane vcciso, lâautore, sĂŹ comme i piĂč altri essempi tali, che ha sparsi per questo libro, vuol tuttauia tener ricordato n gli occhi, & nelle menti deâCristiani, il pessimo abuso di cĂ”ceder campo franco a combattere, per venir con lâessito della battaglia in certezza della veritĂ , della quale si quistiona, cioĂš di chi habbia ragione, & chi habbia il torto. Non essendo questo perĂČ altro, che un ostinato tĂȘtare cĂ” scelerati mezi Iddio sommo, il quale ancor molte uolte per cagioni incomprensibili da mente umana (oltre ad alcune che ne spiegano le sacre lettere) lascia Ă torto patire i buoni, senza che essi stessi si procurino, ĂČ uadano Ă trouare il mal lorro, come fan quei, che con animo ĂČ maligno, ĂČ superbo, ĂČ uanaglorioso, ĂČ impresso dâaltr tal mala dispositione, sâinducono uolontariamente Ă combattere. » 2. Dans lâĂ©dition de 1560 (exemplaire de Montpellier) la gravure est placĂ©e page 259 en recto, câest-Ă -dire sur une page de droite, de sorte que lâargument, la lecture allĂ©gorique et le dĂ©but du chant se trouvent au verso de la gravure, comme au chant prĂ©cĂ©dent. (Ă vĂ©rifier :) Cette anomalie est corrigĂ©e dans lâĂ©dition de 1562 (exemplaire de la Bnf), oĂč la gravure retrouve une position en verso, page 256, face au commencement du chant quâelle illustre.
Informations techniques
Notice #001305