Justine fouette Roland pendu dans son cachot (Nlle Justine, 1799, ch18, fig36)
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Analyse
Justine, alors libérée d'un groupe de brigands, a secouru Roland, que des voleurs foulaient aux pieds sur la route de Grenoble. Roland, qui est faux-monnayeur, l’amène à son repaire et l’y séquestre. Il tient là plusieurs femmes qu’il jouit de voir pendues dans l’un de ses cachots, dont voici la description :
« Du cintre partait une longue corde, qui tombait à huit pieds de terre, et qui, comme vous allez bientôt le voir, n’était là que pour servir à d’affreuses expéditions. À droite, était un cercueil, qu’entrouvrait le spectre de la mort, armé d’une faux menaçante ; un prie-Dieu était à côté ; sur une table, un peu au-delà , se voyait un crucifix entre deux cierges noirs, un poignard à trois lames crochues, un pistolet tout armé, et une coupe remplie de poison. A gauche, le corps tout frais d’une superbe femme, attaché à une croix : elle y était posée sur la poitrine, de façon qu’on voyait amplement ses fesses… mais cruellement molestées ; il y avait encore de grosses et longues épingles dans les chairs, et des gouttes d’un sang noir et caillé formaient des croûtes le long des cuisses ; elle avait les plus beaux cheveux du monde ; sa belle tête était tournée vers nous, et semblait implorer sa grâce » (p. 1015-1016).
La configuration baroque du lieu met en avant la mort omniprésente, tant par le spectre à la faux menaçante que par les représentations de squelettes sur les tentures. Les instruments de torture, poisons, poignards, verges, sabres ou autres sont également légion. La femme faite de cire présente dans Les Malheurs de la vertu devient dans La Nouvelle Justine une véritable femme molestée jusqu'à la mort : les traces des coups sont encore visibles sur ses fesses. Crucifiée à l'envers, elle parodie la crucifixion du Christ.
La scène est amenée dans le roman comme suit : Roland amène un jour Justine dans ce cachot en lui demandant pour cette fois d’inverser les rôles : c'est elle qui doit le lier, le fouetter et le pendre. Roland veut en effet « éprouver la sensation » de la pendaison, qu'il croit être « infiniment douce » (p. 1030). Justine doit le détacher une fois que Roland aura déchargé : c'est ce qui a incité Roland à choisir pour cette opération Justine, qu'il croit à juste titre trop vertueuse pour le laisser mourir pendu.
La gravure représente précisément le moment de la décharge, lorsque Justine tirant sur la corde attachée au tabouret, provoque l'étranglement de Roland. Celui-ci, en érection, le regard tourné vers Justine, jouit : sa semence, qui semble libérer l'énergie comprimée dans son cou par la corde, est projetée vers elle qui d'un geste et de son regard détourné montre tout son dégoût. Ce regard détourné la fait justement regarder du côté des victimes, là où se trouve la femme morte attachée à la croix.
Justine, en tirant sur la corde du tabouret comme le lui a demandé Roland, s'éloigne mécaniquement de lui. Mais la semence du libertin, en venant atterrir précisément sur sa main, la rattrape et la rattache malgré elle à la scène. L'ensemble dessine un cône visuel qui ordonne le dispositif, dont la pointe est la tête de Justine, l'axe supérieur étant formé par son bras gauche et le sperme de Roland, l'axe inférieur par son bras droit et la corde. Les squelettes peints sur la tenture du fond font office de spectateurs de la scène.
Le corps de Justine vient s'inscrire dans l'encadrement formé par l'arche de la sortie. Justine se trouve ainsi prise entre le simulacre de spectre sortant du tombeau, au premier plan à droite, qui sert d'embrayeur visuel, et la sortie, obscure et bouchée, à laquelle elle tourne le dos. Par rapport au cône visuel de la scène, l'axe formé par le spectre et l'arche est perpendiculaire, obligeant le spectateur au quart de tour constitutif du dispositif scénique. Le dispositif mis en place par les libertins atteint ici un comble de perversité. Justine dispose de tout ce qui est nécessaire pour prendre le dessus sur son bourreau : il est pendu, les mains liées, un sabre et un coutelas sont au sol à ses pieds. C'est pourtant Justine elle-même qui libèrera Roland, en « voul[ant] le dégager » (p. 1032), au prix de sa propre liberté.
Enfin, le spectre de la mort en bas à droite tient presque à la verticale la pierre tombale qui devrait recouvrir le cercueil et semble ici faire office d'écran. De son regard empêché, le spectre menace les trois personnages qui lui font face : la femme attachée à la croix qui est déjà morte ; Justine qui en tant que victime risque toujours de mourir ; et Roland qui pour sa jouissance joue dangereusement en se tenant entre la vie et la mort, comme sur un fil. Le jeu de Roland avec la mort est figuré par les deux squelettes de la tenture du fond, qui encadrent le faux-monnayeur, à la manière des deux larrons d'une crucifixion parodique.
Les lignes directrices que forment le couvercle de la tombe et le corps de Roland convergent vers la tombe, tandis que la courbure de la faux et celle du jet de sperme se répondent symétriquement : elles figurent la même limite, de la jouissance à la mort. A l'origine du regard, le spectre rappelle le pouvoir néantisant du fascinum archaïque, au principe de la pulsion scopique, tandis que la faux de Cronos figure (bien avant Freud) la castration. Mais tout aussi bien ce cercueil ouvert devant un pendu en position de crucifié peut évoquer la Résurrection du Christ sortant de son tombeau ouvert.
1. Au-dessus de la gravure à gauche « T. IV. », à droite « P. 210. »
Informations techniques
Notice #001674