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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Le Fils naturel, de la tragédie de l’inceste à l’imaginaire du continu », Diderot, l’invention du drame, éd. Marc Buffat, Klincksieck, 2000, pp. 113-139
Le Fils naturel, de la tragédie de
l’inceste à l’imaginaire du continu
Le Fils naturel
s’ouvre avec la présence angoissante d’un amour interdit, dont
l’aveu demeure informulé. Dorval aime Rosalie mais s’interdit
cet amour par fidélité envers son ami Clairville qui s’était
épris d’elle avant lui. Le déroulement de l’intrigue révèlera
un second obstacle, autrement plus terrible que ce cas de conscience
qui peut paraître somme toute assez léger. Dorval, en retrouvant
son père Lysimond, doit reconnaître en Rosalie sa propre sœur :
l’interdit de l’inceste vient ainsi se superposer aux
délicatesses de l’amitié.
Pourtant ce ressort
hautement tragique de l’intrigue est peu exploité dans la pièce :
Dorval comme Rosalie renoncent à leur amour avant de savoir qu’ils
sont frère et sœur. Les retrouvailles avec le père, loin de faire
surgir le spectre d’une consommation incestueuse, offrent une issue
fraternelle au désir que l’amitié seule a interdit. Il y a plus :
le désir de Dorval pour Rosalie, dont l’aveu demeure contenu et ne
se manifeste que hors-discours, dans toute la dramaturgie du symptôme
qui orchestre les premières scènes, ce désir s’élide au moment
de s’écrire, puisque la lettre de Dorval à Rosalie, demeurée
inachevée et lue à contresens par Constance, ferme définitivement
la possibilité de le verbaliser.
La vertu de Dorval est
donc sauve non seulement d’avoir respecté les devoirs de l’amitié,
mais aussi d’avoir évité l’inceste ; non seulement d’avoir
renoncé au désir interdit, mais aussi d’avoir évité de le
formuler.
L’inceste est ici
doublement l’envers de la vertu, à la fois envers du désir et
envers de la parole. Il n’engage donc pas seulement l’organisation
de l’intrigue, mais la scénographie même de la pièce. Cette
relation d’inversion entre inceste et vertu, ce déni du désir du
même, pourraient induire une dialectique à première vue
insoupçonnée, jouant à trois niveaux, structural, poétique et
sémiologique. Au niveau structural, l’inceste déclenche et en
même temps inhibe une certaine dynamique du désir, dynamique qui
conduit l’intrigue et préside à ses retournements. Au niveau
poétique, l’inceste précipite la parole vers l’aveu et en même
temps élide cet aveu, installe et systématise l’ellipse
dialogique et avec elle une pratique de la parole rompue et de la
pantomime ; au niveau sémiologique enfin, la nécessité d’une
représentation hors-discours de l’innommable précipite le drame
dans l’iconicité et, de là, plus profondément encore, fait
glisser la relation dialogique vers l’indicialité d’un échange
direct et silencieux, vers la communication immédiate, non
verbalisée, d’une impression sensible.
Dans un premier temps,
l’analyse des intertextes du Fils naturel nous permettra de
dégager la nature exacte de ce désir incestueux. Puis nous
montrerons comment le déni de l’inceste se répercute, se
dissémine dans l’écriture de l’œuvre pour constituer une
véritable poétique de la mélancolie. Enfin, nous nous demanderons
comment ce déni, à un moment donné, se retourne en un certain
savoir, cet autre savoir du féminin qui engage, au delà du désir,
les fondements même de la représentation.
I. L’économie du désir, de Goldoni à Diderot
Si l’on ôte à la
pièce sa coloration mélodramatique, force est de constater qu’elle
est construite à partir d’un argument de vaudeville éculé :
c’est une histoire de ménage à quatre. Le couple autorisé et
avoué constitué par Clairville et Rosalie est menacé par
l’intrusion d’un désir impossible quoique partagé, le désir de
Dorval et de Rosalie. Ce désir est conjuré par la mise en place
d’un second couple parallèle au premier, Dorval, le frère en
amitié de Clairville, épousera Constance, la sœur de Clairville.
Tout ce monde pourtant demeure dans la même maison : on sait le
parti tragique que Gœthe saura tirer de cette apparente union douce
à quatre dans Les Affinités électives. Que penser de ces
deux couples conjugaux, croisés de deux couples frère-sœur, vivant
retirés dans la campagne de Saint-Germain-en-Laye et répétant
chaque année, à titre expiatoire, le drame de leur troublante
genèse ? Structuralement, la mise en scène du Fils naturel
dans ce que Diderot nomma initialement l’« histoire de la
pièce » accomplit ce que la pièce interdit symboliquement :
toute l’intrigue est conduite dans le sens de la conjuration du
désir interdit de Dorval et de Rosalie ; mais la répétition
annuelle de cette intrigue, sur l’ordre du père et dans une maison
abritant désormais de façon pérenne les deux couples,
institutionalise ce désir, ramène périodiquement la liaison
conjugale de Dorval à son origine incestueuse. Sans le désir de
Dorval pour Rosalie, Dorval n’aurait pas épousé Constance.
L’inceste est bien le principe structural non seulement de la
pièce, mais du dispositif dans lequel les Entretiens
l’installent, alors même que toute la pièce est tendue vers la
conjuration de cette relation innommable.
D’où vient ce thème
de l’inceste et quelle signification faut-il lui accorder ?
On sait comment, dès 1757, Diderot fut accusé par Fréron, puis par
Palissot, d’avoir plagié une pièce de Carlo Goldoni, Il vero
amico, représentée pour la première fois à Venise en 1750.
Diderot reconnaîtra sa dette dans le Discours sur la poésie
dramatique.
Or la comédie de Goldoni ne comporte pas la moindre trace
d’inceste.
Si l’on compare les
deux pièces, on ne trouvera aucun emprunt textuel. Diderot n’a pas
cité Goldoni, n’a pas récupéré de « mots »
saillants, de sentences. Il a utilisé Goldoni comme canevas à
partir de quoi bâtir une scénographie et une poétique, au même
titre d’ailleurs qu’il a lui-même élaboré de nombreux canevas
pour des pièces jamais écrites.
On peut même considérer le texte de Goldoni comme une certaine
façon, rhétorique, de mener l’intrigue à grands renforts de
discours que Diderot élide au profit d’autres moyens, non verbaux,
d’expression, comme le tableau et la pantomime, mais aussi comme la
parole entrecoupée, la parole-symptôme, dont il promeut l’usage
dans les Entretiens. Le caractère énigmatique des premières
scènes de la pièce s’explique peut-être par cette composition en
appui sur le texte de Goldoni que Diderot évide, réduit au
silence : le monologue de Florindo, dans la scène 1 de L’Ami
véritable, où il déclare sa résolution héroïque de partir
pour ne pas trahir son ami Lélio, devient silence entrecoupé et
pantomime de Dorval dans la scène 1 du Fils naturel. Le
second monologue de Florindo, dans la scène 3 de L’Ami
véritable, où il se demande comment partir sans en avertir la
belle Rosaura, devient promenade et rêverie dans la scène 3 du Fils
naturel, où les paroles de Dorval sont envahies de points de
suspension. Au discours du héros succède la prégnance d’un
espace habité par la rêverie, arpenté par « des domestiques
qui rangent le salon, et qui ramassent les choses qui sont à
Dorval ». Le lieu parle à la place de l’homme.
Pourtant la différence
des deux pièces n’est pas seulement scénographique. L’arrivée
de Béatrice à la scène 4 de L’Ami véritable contraste
singulièrement avec l’arrivée de Constance à la scène 4 du Fils
naturel. Dans les deux cas, il s’agit bien d’un aveu
précipité par la menace du départ imminent de l’aimé. Mais tout
oppose l’aveu burlesque de Béatrice, la vieille tante lubrique de
Lélio, et l’aveu héroïque de Constance, la sublime sœur de
Clairville. Constance a été construite par Diderot comme antithèse
de Béatrice ; elle retourne la vision farcesque d’une femme
dévorante et fanée, horrifiante et déchue, en promesse sublime
d’un autre désir, purifié, accordé avec le désir de vertu.
La dimension de la
farce, totalement absente du Fils naturel, se concentre chez
Goldoni autour de Béatrice, mais aussi du père de Rosaura, le vieil
avare Octavio, dont la présence obsédante, accablante, contraste
également avec l’absence de Lysimond dans Le Fils naturel.
La moitié de l’action de L’Ami véritable se passe dans
la maison d’Octavio (I, 7-15 ; II, 11-20 ; III,
1-4). Octavio, à la scène 7 de l’acte I, dispute Trappola qui a
cassé des œufs : son avarice ne supporte pas le moindre
gâchis. Mais les œufs cassés préparent également, dans
l’iconographie de la farce, la perte de la virginité de Rosaura,
qui constitue l’enjeu de la pièce. Comment marier Rosaura sans lui
donner de dot, ou autrement dit comment faire une omelette sans
casser des œufs ?
Le début de l’acte
II de L’Ami véritable est repris très fidèlement à la
fin de l’acte II du Fils naturel : Trivella apporte à
Florindo une lettre de Rosaura (II, 2 // II, 6) ; Florindo
lit la déclaration de Rosaura et commence une réponse (II, 3 // II,
7), interrompue par Trivella qui lui annonce que Lélio est attaqué
par deux brigands dans la rue (II, 4 // II, 8). Béatrice,
seule, découvre la lettre inachevée et s’imagine qu’elle lui
est destinée (II, 6 // II, 9). Lélio, mis au courant par
Béatrice, interroge Florindo. Par fidélité envers son ami,
Florindo est obligé de confirmer les déductions fausses de Béatrice
(II, 7-9 // III, 2). Ici encore, Diderot condense et élide :
la scène burlesque où Béatrice se croit aimée est réduite à
quelques phrases entrecoupées de Constance, qui « sort de la
scène avec quelque précipitation ».
L’aveu mensonger de Florindo est remplacé par le silence de
Dorval, qui se contente de ne pas démentir la fausse interprétation
de sa lettre.
La fin de l’acte II
et le début de l’acte III de L’Ami véritable sont
centrés sur Octavio. Il demande à Rosaura de renoncer à sa dot
(II, 13). Peut-être Florindo accepterait-il d’épouser sans dot
(II, 15) ? Florindo, lié par son amitié pour Lélio, refuse
(II, 17). Cependant Lélio, sommé d’épouser Rosaura sans dot ou
de renoncer à elle, hésite (II, 18-19). Octavio quant à lui,
retiré dans sa chambre, contemple son trésor caché (III, 1-4).
C’est au milieu de
l’acte III que les deux intrigues se démarquent le plus l’une de
l’autre. Chez Goldoni, Lélio ne peut épouser Rosaura sans dot
(III, 13). Il ruinerait sa famille. Clairville au contraire ne craint
pas la pauvreté et est prêt à déroger en faisant du commerce si
la main de Rosalie est à ce prix (IV, 5).
Florindo avoue alors le sens réel de la lettre inachevée, ce que
Dorval ne fait pas dans Le Fils naturel. Lélio accepte que
Florindo épouse Rosaura si la dot n’a pas d’importance pour lui.
Octavio exploite la
générosité bourgeoise de Florindo. Il exige maintenant une
contre-dot de six mille écus. Florindo proteste légèrement (III,
15). Mais, coup de théâtre, Trappola est surpris par Lélio volant
le coffre du vieil avare (III, 18). Maintenant qu’on sait que
Rosaura est riche, rien ne justifie qu’elle épouse sans dot. Elle
épousera donc Lélio comme prévu. Pour la décider, Florindo
prétend qu’il est déjà marié à Béatrice (III, 25), puis
révèle son mensonge. L’union de Dorval et de Constance, qui dans
Le Fils naturel supplante en importance dramatique celle de
Clairville et de Rosalie, a donc comme origine une union simplement
et brièvement supposée de l’ami véritable et de la vieille
folle. Dans la dernière scène de Goldoni Rosaura admire
alors, rapidement à vrai dire, la vertu de celui qui a placé son
amitié au dessus de son amour.
On remarque d’abord,
à l’issue de cette comparaison, que Diderot a fait plus
qu’emprunter à Goldoni les six premières scènes de sa pièce :
les lettres, le combat, le mariage avec Béatrice, la révélation
même de la richesse du père sont des données de Goldoni dont
Diderot a récupéré le canevas. Sur le plan de l’intrigue, la
plupart des différences entre les deux pièces ne relèvent pas
d’une invention proprement diderotienne, mais plutôt d’une prise
de position par rapport au canevas, d’une révolte contre des
données convenues. Ainsi, la présence goldonienne d’un père
représenté comme un avare de farce est retournée par Diderot en
absence du père, idéalisé en héros généreux. Lysimond n’est
pas un autre qu’Octavio, il est le sublime retournement d’Octavio.
De la même façon, Béatrice, la vieille tante lubrique de Lélio,
est retournée en Constance, la vertueuse et touchante sœur de
Clairville. Constance n’est pas une autre que Béatrice ;
Béatrice est l’envers horrifiant de la sublime Constance. Enfin,
chez Goldoni, c’est l’omniprésence de l’argent qui décide du
déroulement de l’intrigue ; chez Diderot au contraire
l’argent est repoussé hors-scène et n’intervient que sur le
mode de la dénégation : l’héroïsme de Lysimond, dans le
récit d’André, est un héroïsme du dépouillement et de la
pauvreté (III, 7) ; Dorval ne gardera pas son argent mais
le donnera à Rosalie (III, 9 et 10) ; Clairville se moque
d’être pauvre ; Rosalie se moque d’être riche ou ruinée
(IV, 1 et V, 1). Mais là encore la dénégation n’évacue pas les
données de base de l’intrigue ; elle les refoule : le
dépouillement héroïque, qui caractérise en commun tous les héros
du Fils naturel, retourne et sublime les marchandages sordides
de L’Ami véritable.
Diderot n’a pas
fondamentalement modifié l’économie structurale de l’intrigue ;
mais il en a déplacé les accents et les implications symboliques.
Chez Goldoni, toute l’intrigue s’organise autour de deux données
stables et fixes, l’amitié de Florindo et l’argent d’Octavio.
Le désir et l’amour basculent sans grands états d’âmes en
fonction de leur rapport avec ces deux données. L’amitié de
Florindo comme l’argent d’Octavio s’objectivent dans un même
objet du désir, Rosaura, dont le sordide marchandage motive les
rebondissements cocasses de la farce. Le déroulement de la pièce de
Goldoni est constitué par les péripéties de ce marchandage. Amitié
et argent constituent le visage vertueux et l’envers ignoble d’une
même vertu bourgeoise, affrontée aux prétentions aristocratiques
du désir, ce désir de Lélio, noble mais pauvre, qui doit s’effacer
si la dot ne vient pas opportunément renflouer la famille.
L’opposition fondamentale n’est pas celle de Florindo et de
Lélio : dès le départ Lélio n’ayant pas d’argent est
hors-jeu.
Florindo, les yeux rivés sur Lélio, fait face à Octavio, dont les
yeux sont rivés sur son coffre. Rosaura n’a pas d’existence
propre ; elle n’est que la condensation, ou l’interface, de
Lélio et du coffre, de l’ami à qui elle est promise et de
l’argent qui sera dû en échange.
Cet équilibre est
rompu dans Le Fils naturel, où Lysimond est le grand absent,
où d’autre part l’argent est constamment et systématiquement
repoussé au-dehors de l’intrigue. L’amitié, érigée en vertu
par excellence du drame, a pour envers l’inceste et son horreur
tragique. L’envers de la comédie italienne était l’argent de la
farce ; l’envers du drame de Diderot sera l’inceste de la
tragédie.
II. L’attraction tragique : Racine
Pour tirer la comédie
de Goldoni vers ce qu’il nomme le genre sérieux, qu’il situe
explicitement entre la comédie et la tragédie,
Diderot a fait subir en quelque sorte au canevas de L’Ami
véritable l’attraction d’un modèle tragique. Il faut
comprendre cette attraction comme une sorte d’anamorphose, dont
Dorval donne l’idée dans le Troisième Entretien, lorsqu’il
évoque l’existence d’une version parodique du troisième acte du
Fils naturel, écrite et brûlée par Clairville, et qu’il
donne à lire le canevas d’une issue tragique de la pièce.
La présence du thème
de l’inceste dans Le Fils naturel fait aussitôt songer à
Phèdre, et cela d’autant plus que la première citation
théâtrale des Entretiens lui est empruntée. Dans le
Deuxième Entretien, Dorval donne un exemple de déclamation
complexe, où la voix de l’acteur doit traduire simultanément des
sentiments et des significations hétérogènes. Phèdre apprend à
œnone qu’elle a une rivale, Aricie :
« Qui est-ce qui pourrait décrire la déclamation de ces deux vers ?
Les a-t-on vu souvent se parler ? se chercher ?
Dans le fond des forêts allaient-ils se cacher ? C’est un mélange de curiosité, d’inquiétude, de douleur, d’amour, et de honte, que le plus mauvais tableau me peindrait mieux que le meilleur discours. »
À cette évocation du
désir de Phèdre succède, dans le Troisième Entretien, l’évocation
de la mort d’Hippolyte,
que Dorval met en parallèle avec le sacrifice d’Iphigénie, autre
modèle racinien.
Pourquoi évoquer
Phèdre ? Certes Racine est devenu, au moment où Diderot
écrit, un classique, une référence naturelle pour qui chercvhe à
théoriser sur le théâtre. Mais pourquoi plus précisément
Phèdre ?
La comparaison des
deux pièces révèle des échos troublants. Phèdre n’a pas
servi de canevas. Il ne s’agit donc plus cette fois de comparer les
intrigues, mais de repérer des résonances imaginaires, c’est-à-dire
avant tout des résonances de mots, de situations, d’atmosphères.
Il y a d’abord le
début de Phèdre, « Le dessein en est pris : je
pars, cher Théramène ». Hippolyte cherche à partir ;
l’atmosphère étouffante de la pièce est dominée par ce départ
sans cesse retardé, empêché jusqu’au désastre final. De la même
façon, Le Fils naturel s’ouvre, dans la nuit du matin, sur
la nécessité angoissante d’un départ qui, en même temps, ne
peut se faire : « Il faut sortir d’ici »,
s’exclame Dorval comme dans un cauchemar, et à la scène 2, en
réponse à Charles, « J’ai tout entendu. Tu as raison. Mais
je pars. »
Avant de partir,
Hippolyte doit annoncer son départ à Aricie, précipitant ainsi
insidieusement l’aveu de son amour : « Madame, avant que
de partir, / J’ai cru de votre sort vous devoir avertir »
(II, 2 ; vv. 463-464).
De la même façon, également à la scène 2 de l’acte II, Dorval
annonce son départ à Rosalie et provoque l’aveu :
« DORVAL (d’un ton un peu
ému) — Permettez, Mademoiselle, qu’avant mon départ (à
ces mots Rosalie paraît étonnée), j’obéisse à un ami, et
que je cherche à lui rendre auprès de vous un service qu’il croit
important. »
Dorval s’abrite
derrière la commission de Clairville comme Hippolyte s’abrite
derrière la nécessité de révoquer les arrêts injustes de Thésée.
Dans les deux cas, la vertueuse mission de bons offices subit
l’attraction du désir qui la retourne en exposition intéressée
au désir de l’autre. Ici encore, au delà d’histoires,
d’intrigues totalement étrangères l’une à l’autre, Diderot
récupère une certaine lourdeur d’atmosphère, un mouvement
d’attraction du discours par le désir, un mouvement de révolte de
la vertu, de retournement du départ en aveu.
C’est dans le même
ordre d’idées qu’on peut mettre en relation l’absence de
Thésée jusqu’au milieu de l’acte III de Phèdre avec
l’absence de Lysimond jusqu’à la dernière scène du Fils
naturel. Les souffrances de Thésée, les rumeurs de sa mort
constituent un arrière-plan héroïque du père souffrant que
Diderot récupère dans sa pièce, lui conférant ainsi sa coloration
tragique.
On sait par ailleurs
comment Phèdre bascule autour de la scène de l’épée (II,
5), scène d’aveu qui manque son but, où l’objet scénique,
l’épée, est donné à voir à la place d’un discours
défaillant. Mais la vision de l’épée suscite une interprétation
fausse puisque, par l’artifice d’œnone, la déclaration réelle
de Phèdre à Hippolyte est retournée devant Thésée en déclaration
supposée d’Hippolyte à Phèdre. L’épée arrachée par Phèdre
aux mains d’Hippolyte, au lieu d’accuser la mère incestueuse,
accuse Hippolyte, le fils vertueux. Ce retournement tragique autour
d’un objet dont la présence hors de sa place suscite l’horreur
visuelle et trompe l’interprétation fait songer au retournement
dramatique de la lettre du Fils naturel, surtout si l’on
considère le contenu de la lettre de Dorval, qui déclare comme
l’épée un amour incestueux. Diderot récupère ici en quelque
sorte l’effet retour de l’inceste, ce retournement de la faute de
la mère sur le fils, cette irruption de la culpabilité de celui qui
subit. Dorval comme Hippolyte subit l’aveu de celle qui le
poursuit ; par l’objet scénique, il incorpore la faute.
Mais, plus que tout
quoique de façon plus diffuse, c’est dans l’exigence de parole
que se manifeste le mieux la récupération par Diderot de la
pesanteur tragique de Phèdre. Il faut parler : Charles
le rappelle à Dorval dès la scène 2 du premier acte, il ne peut
« s’en aller sans parler à personne ». Constance,
devant l’imminence du départ de Dorval, est confrontée à la même
exigence :
« CONSTANCE (après s’être
promenée un instant) — Ce moment est donc le seul qui me
reste. Il faut parler. (une pause) » (I, 4 ;
DPV X 23 ; Versini 1086)
Lorsque Clairville
demande à Dorval son entremise auprès de Rosalie, c’est toujours
la même exigence :
« CLAIRVILLE — Il faut que vous
parliez à Rosalie. DORVAL — Que je lui parle ! »
(I, 6 ; DPV X 28 ; Versini 1090.)
Aussitôt après
l’entrevue, Clairville « demande à parler » à Dorval
(II, 2) et se heurte à un silence inquiétant :
« CLAIRVILLE — Vous êtes
troublé ! Vous ne me parlez point !
[…] DORVAL — Que vous dirai-je ?…
Je crains de parler. » (II,4 ; DPV X 34 ;
Versini 1094.)
Survient alors le
combat de Clairville et des voisins médisants. Dorval, au début de
l’acte III, s’enquiert du sujet de la querelle :
« DORVAL — […] Pourquoi me
taire une chose dont tout le monde s’entretient à présent, et
qu’il faut que j’apprenne ? CLAIRVILLE — J’aimerais mieux qu’un
autre vous la dît.` DORVAL — Je n’en veux croire que
vous. CLAIRVILLE — Puisque absolument vous
voulez que je parle ; il s’agissait de vous. » (III, 1 ;
DPV X 40 ; Versini 1098.)
Peu après, Charles
introduit « un inconnu qui demande à parler à quelqu’un »
(III, 6). C’est André, dont le récit terrible est lui aussi
marqué par l’injonction de parole, par le face à face du discours
avec l’innommable.
ANDRE — […] Je vous instruirai de
tout, si j’en ai la force, et si vous avez la bonté de m’entendre.
CLAIRVILLE — Parlez. […] (André s’arrête ici un moment pour
pleurer) Cependant nous arrivons dans le port
ennemi.... Dispensez-moi de vous dire le reste.... Non, je ne pourrai
jamais. CLAIRVILLE — André, continuez. »
(III, 7 ; DPV X 47 et 49 ; Versini 1103-1104.)
Cette montée de la
parole qui, de l’extérieur, depuis Constance, depuis Rosalie,
depuis Clairville, depuis André même, cerne Dorval et l’oppresse
dans son face à face avec son terrible secret, l’accule au bord de
l’aveu, à la scène 3 de l’acte IV :
« DORVAL — Madame, souffrez que
je vous parle librement ; qu’en vous confiant mes plus
secrètes pensées, Dorval s’efforce d’être digne de ce que vous
faisiez pour lui, et que du moins il soit plaint et regretté. CONSTANCE — Quoi, Dorval ! Mais
parlez. DORVAL — Je vais parler. Je vous le
dois. Je le dois à votre frère. Je me le dois à moi-même.... »
(IV, 3 ; DPV X 60 ; Versini 1111.)
Pourtant l’aveu si
solennellement annoncé ne viendra pas. Constance arrête la parole à
la lisière de son débordement et la retourne en assentiment à
l’autre liaison, à l’union vertueuse : le discours de la
vertu est le retournememnt de la parole de l’inceste, retournement
dont Constance est l’ouvrière.
Il faut pourtant
encore parler, convaincre Rosalie cette fois :
« DORVAL seul — […]
Mais pourquoi n’obtiendrais-je pas sur cette âme tendre et
flexible, le même ascendant que Constance a su prendre sur moi ?
Depuis quand la vertu a-t-elle perdu son empire ?… Voyons-la,
parlons-lui » (IV, 7 ; DPV X 69 ;
Versini 1118).
L’exigence de parole
culmine alors à la scène 3 de l’acte V, dans laquelle l’aveu
interdit, qui n’est toujours pas verbalisé, devient l’objet du
discours, se cristallise et se nécrose en abjection innommable
certes, mais qui se montre désormais du doigt :
« (Clairville se lève, et s’en
va comme un homme qui erre. Rosalie le suit des yeux ; et
Dorval, après avoir un peu rêvé, continue d’un ton bas, sans
regarder Rosalie :)
[…] Et nous, honteux de nos sentiments,
nous n’osons les confier à personne ; nous nous les cachons…
Dorval et Rosalie, contents d’échapper aux soupçons, sont
peut-être assez vils pour s’en applaudir en secret..... (ici il
se tourne subitement vers Rosalie).... Ah, Mademoiselle,
sommes-nous faits pour tant d’humiliation ? Voudrons-nous plus
longtemps d’une vie aussi abjecte ?
[…] Je vais donc vous parler du seul moyen de vous réconcilier
avec vous […].
ROSALIE — Parlez, je vous écoute. »
(V, 3 ; DPV X 73-74 ; Versini 1120-1121.)
Comme dans la scène
avec Constance, la parole se retourne, le discours caché que l’on
n’ose confier à personne, en s’exhibant, se transmue en parole
de la vertu.
On ne trouve bien
entendu aucune trace chez Goldoni de cette exigence de parole qui
tourne autour d’un aveu où s’exprime le désir interdit ;
en revanche elle constitue l’armature dramaturgique de Phèdre.
Dès la scène 3 du premier acte, œnone pressant Phèdre de lui dire
ce qui la tourmente, celle-ci réplique par les vers célèbres :
« PHÈDRE
Je meurs pour ne point faire un aveu si funeste.
[…] Tu frémiras d’horreur si je romps le silence.
[…] Quand tu sauras mon crime, et le sort qui m’accable,
Je n’en mourrai pas moins, j’en mourrai plus coupable.
[…] Tu le veux. Lève-toi.
ŒNONE
Parlez, je vous écoute. » (III, 1 ; vv. 226-246.)
Phèdre s’arrange
alors pour élider l’aveu, compensant par la théâtralité du
geste (« Tu le veux. Lève-toi. ») l’absence du nom.
Le nom d’Hippolyte est prononcé par œnone, qui endosse ainsi
symboliquement la faute :
ŒNONE
Hippolyte ? Grands Dieux !
PHÈDRE
C’est toi qui l’as nommé. » (V. 264.)
Diderot saisit ici
l’expérience que fait Racine de la limite du discours, la parole
tragique se situant au-delà, dans l’innommable et dans l’interdit.
Phèdre porte en elle cette parole rentrée qui la dévore de
l’intérieur comme un poison. Le silence du discours est alors
compensé par le langage et les symptômes de son corps souffrant.
Mais l’exigence de
parole, chez Racine comme chez Diderot, ne doit pas être restreinte
au seul personnage qui porte le désir d’inceste. Elle se diffuse,
se dissémine dans toute la pièce. A l’aveu contenu de Phèdre
répond l’aveu contenu d’Hippolyte à Aricie :
« Puisque j’ai commencé de
rompre le silence, Madame, il faut poursuivre : il faut
vous informer D’un secret que mon cœur ne peut plus
renfermer. » (II, 2, vv. 526-528.)
Diderot reprendra cette
formule d’injonction impersonnelle, « il faut », et non
« je dois », cette nécessité proprement tragique qui
s’appesantit sur l’espace de la scène pour ainsi dire en dehors
même des personnages.
Théramène, à la
scène 3 de l’acte II, informe Hippolyte que « Phèdre veut
vous parler avant votre départ » (v. 564). L’annonce du
départ d’Hippolyte précipite l’aveu de Phèdre, de la même
façon que l’annonce du départ de Dorval précipite l’aveu de
Constance. Quant à la scène de l’épée, elle est à nouveau
caractérisée par un aveu retardé et élidé, Hippolyte portant la
responsabilité d’avoir « entendu » une parole qui ne
peut sortir de la bouche de Phèdre :
« HIPPOLYTE
Madame, pardonnez. J’avoue en rougissant,
Que j’accusais à tort un discours innocent.
Ma honte ne peut plus soutenir votre vue,
Et je vais…
PHÈDRE
Ah ! cruel, tu m’as trop entendue.
Je t’en ai dit assez pour te tirer d’erreur. » (II, 5, vv. 667-670.)
A partir de l’acte
III, l’exigence de parole se retourne, de l’aimé(e) vers le
père, de l’expression du désir en accusation et justification
auprès de Thésée. Ce retournement de l’exigence prélude au
retournement diderotien de la parole désirante en discours de la
vertu.
œnone se propose de parler à Thésée et d’accuser Hippolyte, car
« Tout parle contre lui » (v. 888). Thésée
convoque Hippolyte et lui enjoint de parler : « Parlez.
Phèdre se plaint que je suis outragé. » (III, 5, v. 979.)
Mais les deux protagonistes du désir incestueux se taisent et leur
silence les précipite vers la mort. L’espace tragique se manifeste
ici comme habitation de ce silence
qui réfrène, refoule la parole interdite :
« HIPPOLYTE
Tant de coups imprévus m’accablent à la fois,
Qu’ils m’ôtent la parole et m’étouffent la voix. » (IV, 2, vv. 1079-1080.)
Mais alors que chez
Racine cet interdit de la parole conduit non seulement à la mort
tragique, mais à la fin du théâtre, au face à face avec
l’impossibilité d’écrire après Phèdre, chez Diderot,
il ouvre au contraire à la dramaturgie proprement dite, c’est-à-dire
à ce qui, sur la scène, se manifeste dans l’irréductibilité
sémiologique d’un jeu théâtral hors-discours. A l’effondrement
racinien de la vertu, précipitée dans l’abîme de la néantisation
de la parole, Diderot répond par les épreuves et le triomphe de la
vertu, installant sur la scène non seulement un autre jeu
sémiologique, mais aussi une nouvelle armature symbolique. Si
Goldoni a servi de canevas au Fils naturel, c’est avec
Racine que Diderot dialogue ici, tant sur le plan de la pratique
théâtrale, que du contenu idéologique.
Cependant, si l’on
en revient au niveau structural de l’intrigue, la comparaison de
Phèdre et du Fils naturel fait apparaître une
relation troublante à l’inceste, qui ne peut s’expliquer par la
seule attraction du modèle tragique. En effet, dans Le Fils
naturel, la menace explicite d’inceste frère-sœur est
conjurée, Dorval détournant le désir interdit vers celui,
vertueux, de Constance, et Rosalie vers celui de Clairville. Mais
l’union quelque peu forcée de Dorval et de Constance se trouve,
par l’attraction de Racine, recouvrir le désir de Phèdre pour
Hippolyte. On se souvient d’autre part que la jeune, vertueuse et
belle Constance a été construite comme retournement de la vieille,
laide et lubrique Béatrice de Goldoni, non pas sœur, mais tante de
Lélio, c’est-à-dire de la génération du père. Constance alias
Béatrice cache donc Phèdre qui se désigne obsessionnellement chez
Racine comme monstre. Ainsi, la conjuration de l’inceste frère-sœur
entre Rosalie et Dorval précipite en quelque sorte Dorval dans
l’inceste fils-mère avec Constance. La liaison conjugale vertueuse
par excellence concentre et symbolise chez Diderot le lien social
dans son universalité : Constance ramène Dorval de la
mélancolie solitaire à l’utilité sociale. Mais cette sublime
liaison de Constance recouvre le pire des incestes, celui qui de la
mère au fils confond l’ordre des générations et ramène le désir
aux constellations archaïques du narcissisme primaire. Nous avons
affaire ici typiquement au phénomène de condensation et de
déplacement, analysé par Freud comme le phénomène qui trahit
entre tous le travail de l’inconscient : Constance condense et
masque Béatrice et Phèdre, tandis que l’horreur de l’inceste
est déplacée vers Rosalie-Aricie, c’est-à-dire vers une
représentation plus acceptable, plus détournée, de l’interdit.
III. L’attraction lyrique : Rameau et la mélancolie
Notre but n’est pas
ici, par cette mise en évidence d’un second inceste sous le
premier, de dégager une sorte de noyau de perversion imaginaire à
partir duquel s’exécuterait la création diderotienne. Nous
voudrions montrer, par cette double figure de l’inceste, qu’une
révolution poétique et sémiologique est à l’œuvre, qui
n’engage pas seulement une mutation des formes de l’écriture
théâtrale mais, plus généralement, un déplacement dans le
rapport de l’idéologie avec la représentation.
Ce déplacement se
manifeste par l’attraction d’un second modèle sur la pièce, non
plus le modèle racinien, mais le modèle de la tragédie lyrique,
que Diderot évoque à plusieurs reprises dans les Entretiens.
Dans le second
Entretien, Dorval compare la déclamation de l’acteur avec le
cantabile du chanteur lyrique, que le compositeur n’astreint
jamais au respect d’une partition figée :
« Dans les cantabile, le
musicien laisse à un grand chanteur un libre exercice de son goût
et de son talent. Il se contente de lui marquer les intervalles
principaux d’un beau chant. Le poète en devrait faire autant,
quand il connaît bien son acteur. Qu’est-ce qui nous affecte dans
le spectacle de l’homme animé de quelques grandes passions ?
Sont-ce ses discours ? Quelquefois. Mais ce qui émeut toujours,
ce sont des cris, des mots inarticulés, des voix rompues, quelques
monosyllabes qui s’échappent par intervalles, je ne sais quel
murmure dans la gorge, entre les dents. » (DPV X 102 ;
Versini 1144.)
Diderot traite la
parole de l’acteur comme du chant, il se détache de l’articulation
rhétorique de la tirade pour porter tout l’accent du drame sur
l’inarticulé de la plainte, du cri, sur la rupture de la gangue
discursive et le dégagement du grain de la voix. De la même façon
qu’à l’opéra le chant de l’acteur désarticule le texte, le
dissémine dans les sinuosités de l’air, pour déplacer le message
du contenu des paroles vers la communication émotionnelle que
véhicule la musique, de même, dans le drame diderotien,
l’improvisation du cri, le jaillissement du gestus à la
bordure du silence signifient ce qui ne peut être verbalisé.
Cet autre langage ne
peut s’exprimer que dans un autre espace. Dorval revendique d’abord
un espace plus large pour la scène théâtrale, encore encombrée de
spectateurs avant la réforme de Lauraguais. Mais c’est pour
aussitôt comparer les décors du drame avec ceux de la tragédie
lyrique :
« Songez que le spectacle français
comporte autant de décorations que le théâtre lyrique ; et
qu’il en offrirait de plus agréables, parce que le monde enchanté
peut amuser des enfants, et qu’il n’y a que le monde réel qui
plaise à la raison.... Faute de scène, on n’imaginera rien. »
(DPV X 110 ; Versini 1151.)
Le public était
habitué aux fastes baroques des décors d’opéra, qu’on oppose
traditionnellement au dépouillement de la scène tragique. Certes,
le drame n’évolue pas dans le « monde enchanté » du
merveilleux
lyrique ; mais il est aussi exigeant en matière de variété
d’espaces, de sollicitations imaginaires. Pour Diderot, l’espace
du drame ne s’oppose pas à l’espace lyrique ; il en
transfigure les amusements puérils en plaisirs de la raison, de la
même façon que Constance transfigurait Béatrice, et Lysimond
Octavio. Le retournement thématique et générique est au fond
secondaire, comparé avec l’affinité sémiologique entre les
espaces multiples de la tragédie lyrique et les actions simultanées
que Diderot prétend mettre en scène. Peut-on réellement non plus
enchaîner, mais réunir simultanément, ou autant dire confondre sur
la scène une scène muette et une scène parlée, s’inquiète
alors l’interlocuteur de Dorval ?
« “Deux scènes alternativement
muettes et parlées. Je vous entends. Mais la confusion ?”
Une scène muette est un tableau, c’est
une décoration animée. Au théâtre lyrique, le plaisir de voir
nuit-il au plaisir d’entendre ? » (DPV X 112 ;
Versini 1152-1153.)
Le donné à voir de la
scène constitue le décors d’un donné à entendre lui-même
identifié non à un texte, mais au grain de la voix, à la
désarticulation musicale de la plainte, du soupir, du cri.
Le modèle lyrique est
à nouveau convoqué dans le Troisième Entretien. Pour Dorval, une
fois transfusés dans le genre sérieux, les moyens dramaturgiques de
l’opéra peuvent faire l’économie du merveilleux et s’astreindre
à l’imitation de la nature, l’opposition de l’opéra italien
et de la tragédie lyrique constituant un débat mineur en regard de
cette révolution poétique (DPV X 150 ;
Versini 1182). Diderot opère alors un renversement dans sa
comparaison : ce n’est plus la tragédie lyrique qui fournit
moyens et modèles à la nouvelle dramaturgie qu’il appelle de ses
vœux, ce sont les vers de Racine lui-même, dans Iphigénie,
qui contiennent tous les germes d’un déploiement lyrique de la
scène théâtrale. A partir des vers d’Iphigénie, Dorval
compose un morceau d’opéra à la manière de Lulli, de la même
manière que Diderot a composé son Fils naturel à partir de
la couleur de Phèdre. Cette fois, ce n’est plus le
discours, ni l’espace, ce sont les images dont la dissémination
déclenche la dynamique théâtrale. Dorval évoque d’abord
Clytemnestre « troublée de ces images » ; le
musicien ne pourra composer que « quand il se sentira pressé
par les images terribles qui obsédaient Clytemnestre ». Et de
conclure : « Quelle variété de sentiments et d’images »
(DPV X 156-158 ; Versini 1186-1187).
Par ces références à
la tragédie lyrique, on peut presque suivre le trajet intellectuel
des Entretiens, d’abord avec la désarticulation musicale de
l’énoncé, puis avec la démultiplication de l’espace scénique,
enfin avec la dissémination des images, qui constituent en quelque
sorte les trois éléments essentiels de la révolution poétique et
dramaturgique diderotienne.
Quelles sont
concrètement les tragédies lyriques que Diderot pouvait avoir en
tête ? Nous l’avons vu, il cite Lulli, fondateur du genre
dans sa version française, et évoque très allusivement son Roland,
composé sur un livret de Quinaut, livret que Diderot citera à
nouveau dans le Salon de 1765 à propos de l’Angélique
et Médor de Boucher.
Mais parler de tragédie lyrique dans les années 1750, c’est
d’abord parler de Rameau
dont la présence est récurrente dans l’œuvre de Diderot, depuis
Les Bijoux indiscrets jusqu’au Rêve de D’Alembert.
Le premier opéra et le plus célèbre de Rameau étant Hippolyte
et Aricie, créé en 1733 sur le livret de l’abbé Pellegrin,
repris en 1742 et 1743, puis en 1757, année de la publication du
Fils naturel, on voit tout d’un coup par ce biais se
resserrer la filiation de Racine à Diderot. Dans l’opéra de
Rameau, tout l’acte II est consacré à la descente de Thésée aux
Enfers par amitié pour Pirithoüs. La souffrance et la constance de
Thésée emprisonné pour avoir servi les amours coupables de son ami
trouve son écho, chez Diderot, dans le récit par André des
souffrances et de la constance de Lysimond emprisonné chez les
Anglais ; ce service de l’amitié, qui n’était pas mis en
avant chez Racine, se répercute sur Dorval dans Le Fils naturel.
D’autre part la
scène de l’épée, dans la version de l’abbé Pellegrin, se
rapproche beaucoup plus de ce que recherche Diderot dans son drame.
Alors que Racine ménage cinq scènes d’intervalle et introduit la
médiation trompeuse d’œnone pour que l’épée produise la
tragique méprise de Thésée, l’effet visuel de l’objet scénique
est immédiat et saisissant dans l’opéra de Rameau puisque Thésée
prend Phèdre et Hippolyte en flagrant délit :
« PHÈDRE
Tu balances encore ?
Etouffe dans mon sang un amour que j’abhorre !
Je ne puis obtenir ce funeste secours.
Cruel, quelle rigueur extrême !
Tu me hais autant que je t’aime,
Mais, pour trancher mes tristes jours,
Je n’ai besoin que de moi-même.
Donne !
(Phèdre tire l’épée d’Hippolyte qui la lui arrache sur-le-champ de la
main.)
HIPPOLYTE
Que faites-vous ?
PHÈDRE
Tu m’arraches ce fer ?
SCENE 4
THÉSÉE
Que vois-je ? Quel affreux spectacle ?
HIPPOLYTE
Mon père !
PHÈDRE
Mon époux.
THÉSÉE
O trop fatal oracle. » (III, 3-4.)
L’épée se retourne
contre Hippolyte par le seul effet-retour de la présence de l’objet,
de la même façon que la lettre inachevée de Dorval se retourne
contre lui non pour ce qu’elle dit, mais précisément comme objet
proprement incompréhensible qui attire l’œil de Constance.
Le second opéra de
Rameau est Castor et Pollux, composé sur un livret de
Pierre-Joseph Bernard, dit Gentil-Bernard à cause d’un sobriquet
de Voltaire. La première représentation eut lieu le 24 octobre
1737 ; il fut donné à nouveau en 1754 pour contrer l’effet
de La Serva padrona de Pergolèse et joua donc un rôle
central dans la Querelle des Bouffons. Son air le plus célèbre,
l’air de Télaïre « Tristes apprêts, pâles flambeaux »,
sera l’air entonné par Suzanne Simonin dans La Religieuse
au moment d’entrer au couvent de Longchamp. Dorval fait une brève
allusion à Castor au début du Troisième Entretien (DPV X 130 ;
Versini 1166).
Dans la version de
Bernard, l’histoire de Castor et de Pollux est avant tout
l’histoire de deux frères rivaux pour une femme, Télaïre, comme
Clairville et Dorval, qu’il appelle au passage son frère,
sont rivaux devant Rosalie. Lincée, rival jaloux de l’amour de
Télaïre et de Castor, a tué ce dernier. Pollux, le demi-frère
immortel de Castor, tue Lincée et déclare son amour à Télaïre
(I, 5). Mais celle-ci met à l’épreuve sa vertu : qu’il
aille chercher Castor d’entre chez les morts et qu’il le lui
ramène. On retrouve ici le combat de l’amitié fraternelle et de
l’amour :
« POLLUX
L’amitié brûle d’obtenir
Ce que l’amour frémit d’entendre ;
Et quelque arrêt que le ciel puisse rendre,
Il va parler pour punir
L’ami le plus fidèle, ou l’amant le plus tendre. » (II, 1.)
Malgré la défense de
Jupiter, Pollux renonçant à son immortalité descend aux Enfers
pour y chercher Castor :
« Ma sincère amitié préfère
La gloire qui me suit, aux honneurs que je perds.
[…] Quand je vous perds tous deux,
Quand je me perds moi-même,
Des deux objets que j’aime,
Je fais au moins deux amants fortunés. » (III, 2.)
Le sacrifice héroïque
de Pollux se superpose à celui de Dorval dont la vertu procède d’un
même choix du frère contre l’aimée. Castor revient donc auprès
de Télaïre, mais il est désespéré car Pollux lui a avoué entre
temps son amour et son sacrifice. Jupiter intercède alors et permet
à Pollux de rejoindre Castor et Télaïre, qui vivront ensemble,
heureux et unis :
« CASTOR
Mon frère, ô ciel !
POLLUX
Dieux ! je retrouve ensemble
Tous les objets de mon amour !
[…] Castor, tu m’as vaincu, je me vaincrai moi-même ;
Sois heureux ! Je ne suis immortel qu’à ce prix.
TÉLAÏRE et CASTOR
Quel généreux effort ! quelle vertu suprême ! » (V, 6.)
Si Pollux évoque
brièvement son renoncement au désir sexuel, c’est bien sur
l’image fusionnelle d’un couple à trois que se conclut la
tragédie lyrique.
La mise en évidence
de ces intertextes souligne le glissement qui s’opère, dans la
première moitié du dix-huitième siècle, de la tragédie de la
passion vers le drame de l’amitié. Ce glissement n’est pas
seulement d’ordre thématique. Il engage l’économie même de la
représentation. Ce qui est en jeu ici, c’est la crise de la
coupure sémiotique : la tragédie classique mettait en avant la
souffrance d’une passion impossible coupant le héros tragique en
deux, tête raisonnante contre corps souffrant, nécessité limpide
du signifié contre révolte du signifiant. Le drame des Lumières
révoque au contraire cette coupure : l’épreuve de la vertu
fait triompher la liaison douce, désexualisée, de l’amitié,
refoulant puissamment l’affrontement de l’Autre. Le désir
refoulé, la coupure réprimée, interdite, se manifestent alors sous
toutes les formes possibles d’un imaginaire fusionnel : rêve du
double fraternel de Castor et de Pollux, que répercutent Florindo et
Lélio, Dorval et Clairville ; fantasmes d’inceste entre
Hippolyte et Phèdre, entre Dorval et Rosalie ou, plus
insidieusement, entre Dorval et Constance ; agglomérations de
couples gémellaires, Castor, Pollux et Télaïre, ou Clairville,
Rosalie, Dorval et Constance. Chaque fois, ces liaisons offrent une
refondation symbolique paradoxale, fondée sur l’évitement de
l’Autre, sur cet évitement, dans le désir, de la coupure que
suppose l’altérité.
Dans Le Fils
naturel, où le thème de l’inceste est évité, recouvert, où
le dédoublement fraternel n’est que suggéré, où l’agglomération
des couples gémellaires installe certes le dispositif mais
discrètement, cet imaginaire du continu se thématise autrement, et
d’abord dans la mélancolie de Dorval.
Le Fils naturel
et les Entretiens reviennent à plusieurs reprises sur la
mélancolie de Dorval. A la scène 2 de l’acte III, remettant à
Clairville la lettre de Dorval, Constance dit :
« Tenez mon frère, voilà son
secret, le mien, et le sujet apparemment de sa mélancolie. »
(DPV X 43 ; Versini 1100.)
Dans le Second
Entretien, Dorval commentant sa réplique irrévérencieuse au récit
d’André précise :
« C’est un mot d’humeur. Il
échappe à un mélancolique qui a pratiqué la vertu toute sa vie,
qui n’a pas encore eu un moment de bonheur, et à qui l’on
raconte les infortunes d’un homme de bien. » (DPV X 109 ;
Versini 1149.)
Fournie d’abord comme
excuse et présentée comme faiblesse, la mélancolie revient
quelques pages plus loin comme apanage du « grand goût »,
le seul capable de concevoir et d’apprécier les genres nobles et
élevés :
« Un grand goût suppose un grand
sens, une longue expérience, une âme honnête et sensible, un
esprit élevé, un tempérament un peu mélancolique, et des organes
délicats..... » (DPV X 111 ; Versini 1151.)
La mélancolie est
alors présentée comme la force qui tire la représentation
théâtrale vers la tragédie. La mélancolie est le principe de
l’attraction tragique :
« Pendant que Dorval parlait
ainsi, je faisais une réflexion singulière. C’est comment à
l’occasion d’une aventure domestique qu’il avait mise en
comédie, il établissait des préceptes communs à tous les genres
dramatiques, et était toujours entraîné par sa mélancolie, à ne
les appliquer qu’à la tragédie. » (DPV X 115 ;
Versini 1154.)
Enfin, dans les
dernières lignes du Troisième Entretien, l’interlocuteur de
Dorval invité à souper chez Clairville reconnaît en chacun des
convives le ton des personnages de la pièce :
« je reconnus toujours le
caractère que Dorval avait donné à chacun de ses personnages. Il
avait le ton de la mélancolie ; Constance le ton de la raison ;
Rosalie celui de l’ingénuité ; Clairville, celui de la
passion ; moi celui de la bonhomie. » (DPV X 162 ;
Versini 1190.)
Comparant la mélancolie
au deuil, Freud
définit celle-ci comme la souffrance due à la perte de l’objet
aimé ou au renoncement à cet objet. Contrairement à ce qui se
passe dans le deuil, le mélancolique retourne cette perte contre
lui-même. Alors la perte de l’objet devient dépréciation de soi.
Ce retournement, cette introjection de la perte qui ouvre un vide
intérieur ne peut se faire que dans la mesure où la relation
d’objet était d’ordre narcissique : parce que le sujet
s’était dans un premier temps projeté dans l’objet aimé,
perdre cet objet devient pour lui comme perdre une partie de
soi-même.
L’objet du désir de
Dorval est bien d’ordre narcissique, puisque Rosalie est sa sœur,
c’est-à-dire son double féminin. Le renoncement à Rosalie ne
doit donc pas être interprété uniquement comme renoncement
vertueux à l’inceste, mais aussi comme évidement de la relation
au père, qui est ce que le frère et la sœur ont en commun. Ce
renoncement au père se manifeste avec violence dans le Fils
naturel et dans les Entretiens, d’abord par le refus de
Dorval d’exécuter la volonté de Lysimond en écrivant la pièce,
puis par l’impossibilité de jouer la dernière scène,
c’est-à-dire par l’impossibilité de représenter le père :
mettre en scène la perte de l’objet narcissique du désir, le
renoncement à Rosalie, c’est évider la figure du père, c’est
circonscrire autour de cette figure le trou d’irreprésentabilité
qui habite la mélancolie.
Pourtant la mélancolie
de Dorval ne correspond pas exactement à la pathologie ordinaire
décrite par Freud : au lieu d efatiguer le monde de ses
palinodies désespérantes, de ressasser éternellement le même
discours de dépréciation de soi, Dorval demeure silencieux dans Le
Fils naturel, ou tout du moins se montre menacé par le silence,
tandis que dans les Entretiens, s’il se tait sur lui-même,
il théorise abondamment sur le théâtre. L’œuvre apparaît
certes travaillée par une dissémination liée à la perte d’objet :
nous avons vu comment les Entretiens organisaient leur
programme théorique autour de la triple dissémination du discours,
de l’espace et des images. Mais cette dissémination est en même
temps une refondation, ce deuil du discours, de la poétique et de la
sémiotique classiques marque en même temps la promesse d’une
refondation.
IV. Sémiologie et savoir du féminin
La mélancolie est le
travail du retournement de l’inceste en triomphe de la vertu de
Dorval et de la dramaturgie de Diderot. Ce retournement est rendu
possible, croyons-nous, par le redoublement du déni de l’inceste.
Dorval ne se contente pas de renoncer à Rosalie, comme Pollux
renonce à Télaïre, comme Florimond renonce à Rosaura. Devant lui
s’ouvre l’alternative paradoxale d’un autre inceste, la
perspective d’une refondation symbolique par Constance. Constance
est le refus de Rosalie qui, elle, figure le refus du père.
Constance est pour Dorval un refus de refus et, par là, lui ouvre le
chemin de ce qui tiendra lieu de la loi du père. Si elle prend sa
place, la loi de Constance n’a cependant rien à voir avec celle,
doublement déniée, du père. Elle est le savoir du féminin ouvrant
au dédoublement symbolique diderotien. Constance, dans la scène 3
de l’acte IV où se déploie le discours-programme par quoi Dorval
sera gagné, met en évidence une autre loi que la loi du père,
reléguée au rang de spectre du fanatisme. Le dialogue glisse d’une
parole masculine marquée par l’interdit spectral du père (« Vous
êtes obsédé de fantômes » DPV X 63 ;
Versini 113) vers une parole féminine ouvrant à un autre
système du monde, à une autre loi, ordonnée selon un modèle de la
liaison.
C’est d’abord la
liaison sociale, qui s’opposera à la solitude du mélancolique.
Résonnent alors les paroles les plus célèbres de la pièce :
« C’est à Constance à
conserver à la vertu opprimée un appui ; au vice arrogant un
fléau ; un frère à tous les gens de bien ; à tant de
malheureux un père qu’ils attendent ; au genre humain son
ami ; à mille projets honnêtes, utiles et grands, cet esprit
libre de préjugés, et cette âme forte qu’ils exigent et que vous
avez… Vous, renoncer à la société ! J’en appelle à votre
cœur, interrogez-le, et il vous dira que l’homme de bien est dans
la société, et qu’il n’y a que le méchant qui soit seul. »
(DPV X 62 ; Versini 1112-1113.)
La syntaxe même trahit
sémiologiquement ce que le discours refonde symboliquement.
L’extension du paradigme en syntagme, par quoi l’énumération,
élidant les verbes, tient lieu de discours, dit elle aussi le
triomphe de la liaison au nom de Constance, la refondation de la
société, appuyée sur la figure tutélaire de cette mère qui ne se
dévoile pas comme telle.
Puis vient la
filiation heureuse, scandée par cette sentence que Dorval souligne
avec admiration dans le Second Entretien :
« vos filles seront honnêtes et
décentes. Vos fils seront nobles et fiers. Tous vos enfants seront
charmants. » (DPV X 63 et 121 ; Versini 1113
et 1159.)
La filiation contourne
l’évocation du désir sexuel et de son économie phallique ;
elle substitue à la coupure érotique la liaison parents-enfants.
Enfin, la loi de
Constance colonise le temps, déployant au-dessus du chaos atemporel
de la barbarie la promesse heureuse du progrès des Lumières et de
la civilisation de l’humanité :
« Mais les temps de barbarie sont
passés. Le siècle s’est éclairé. La raison s’est épurée.
Ses préceptes remplissent les ouvrages de la nation. Ceux où l’on
inspire aux hommes la bienveillance générale sont presque les seuls
qui soient lus. » (DPV X 65 ; Versini 1114.)
La bienveillance
générale est le principe de la loi de Constance, qui se répand et
se répercute, comme se répand sa parole dans la pièce, que Dorval
répercute sur Rosalie.
Portée par ce modèle
de refondation symbolique, l’écriture même du Fils naturel
se ressent en effet de cet autre savoir auquel s’articule une autre
sémiologie. Alors que l’alexandrin se brise, que le dialogue
menacé par le silence se bloque, que monologues et tirades
apparaissent troués de ces points de suspensions qui matérialisent
dans le texte la dissémination propre au travail de la mélancolie,
une autre dynamique dramatique se met en place, fondée sur la
répercussion, le retournement intérieur du « mot ». Les
interlocuteurs cristallisent, fétichisent dans la parole de l’Autre
un « mot » qu’ils vont répéter, commenter,
intérioriser. La douloureuse introjection du « mot »
figure le retournement et la souffrance mélancolique, mais dans le
même temps elle refonde le dialogue. Au début de l’acte II, le
« Non, Justine » répété par Rosalie se répercute dans
le commentaire de la servante : « Oh pour celui-là, on ne
s’y attend pas. » (DPV X 31 ; Versini 1091.)
Le double non de Rosalie constitue bien le point de cristallisation
et de réversion de la scène. Il excède la logique : si
Rosalie n’aime plus Clairville, elle devrait en aimer un autre. Au
lieu d’un discours, la cristallisation sur le « non »,
incorporé en « celui-là » par Justine, trahit le
passage de la comédie au drame, du canevas amoureux comique au face
à face avec l’exigence éthique. L’annonce objective de
l’arrivée de Dorval, « Oh ciel ! c’est Dorval. »,
prise dans cette mécanique de juxtaposition, tient lieu d’aveu de
celui non seulement que Rosalie n’a pas nommé, mais dont elle n’a
pas reconnu l’existence. Dans le « on ne s’y attend pas »
de Justine, « y » renvoie grammaticalement au « Non »
de Rosalie, mais se relie par signifiance avec la mention du nom de
Dorval.
La juxtaposition, la
répercussion, l’effet-retour du « mot » se retrouvent
à la fin de la scène 2 de l’acte II, que Rosalie conclut ainsi :
« Rosalie. — Adieu, Dorval.
(Elle lui tend une main ; Dorval la prend, et laisse tomber
tristement sa bouche sur cette main, et Rosalie ajoute,) Adieu,
quel mot ! » (DPV X 33 ; Versini 1093.)
Rosalie vient d’avouer
à demi mot son amour à Dorval. Le mot de Rosalie, « Dorval,
vous le savez » se répercute dès la scène suivante dans le
monologue intérieur de Dorval :
« Dorval seul — Dans sa
douleur, qu’elle m’a paru belle ! Que ses charmes étaient
touchants ! J’aurais donné ma vie pour recueillir une des
larmes qui coulaient de ses yeux… “Dorval, vous le savez”…
Ces mots retentissent encore dans le fond de mon cœur… »
(II, 3 ; DPV X 34 ; Versini 1093.)
Le mot est l’instrument
par lequel la scène bascule dans l’iconicité. Identifié à la
larme de l’aimée précieusement recueillie par l’amant,
lorsqu’il est incorporé par Dorval, le mot cesse de signifier
comme articulation du discours pour faire œuvre de souffrance comme
fétiche désignant la perte d’objet : Dorval recueille le mot
comme il recueillerait la larme de Rosalie, fétiche tenant lieu de
l’objet dont il doit faire le deuil. Le retentissement du mot de
Dorval correspond au moment où Rosalie fait tableau : « Dans
sa douleur, qu’elle m’a paru belle ! » A l’injonction
de la parole répond l’irruption du visible.
Dans les scènes 7 et
8, les lettres font également « mot ». Discours devenu
image ambivalente et offert à l’incorporation de qui se
l’appropriera, la lettre se fétichise. Lisant la lettre de
Rosalie, Dorval qui l’entrecoupe de ses commentaires, de sa propre
parole dans laquelle il incorpore la parole de l’aimée, finit par
s’exclamer :
« …O Rosalie ! ô vertu !
ô tourment ! » (DPV X 38 ; Versini 1097.)
Le « mot »
est proprement réversible : la lettre est Rosalie, et Rosalie
est à la fois la vertu et son envers le tourment. De la même façon,
la lettre de Dorval dans son inachèvement qui la ramène de l’objet
au fétiche s’avère fragilement réversible : la déclaration
à Rosalie se retournera en déclaration à Constance.
L’incorporation du
« mot » se traduit par une souffrance physique, la
souffrance même qu’inflige le travail de la mélancolie. A la
scène 2 de l’acte III, Constance explique à Dorval devant
Clairville le sens qu’elle attribue à la lettre :
« Constance — […] Vous
m’aimiez !… Vous m’écriviez!… Vous fuyiez!… (A chacun de ces mots, Dorval s’agite
et se tourmente.) (DPV X 43 ; Versini 1100.)
Les mots de Constance
se transforment en contorsions de Dorval, le discours de l’une se
traduit en souffrance de l’autre.
Mais le mot le plus
terrible de la pièce est le cri de haine de Rosalie à Clairville,
« Laissez-moi…. je vous hais…. », lorsque celui-ci
lui apprend ce qu’elle croit être la trahison de Dorval.
Clairville resté seul affronte la souffrance du « mot » :
« Clairville — En est-ce
assez ?.... Voilà donc le prix de mes inquiétudes ! Voilà
le fruit de toute ma tendresse ! Laissez-moi. Je vous hais. Ah !
(Il pousse l’accent inarticulé du désespoir ; il se
promène avec agitation ; et il répète sous différentes
sortes de déclamations violentes, laissez-moi, je vous hais. Il
se jette dans un fauteuil. Il y demeure un moment en silence. Puis il
dit d’un ton sourd et bas :) elle me hait !… et
qu’ai-je fait pour qu’elle me haïsse ? Je l’ai trop
aimée. » (III, 5 ; DPV X 46 ;
Versini 1102.)
Cette dramaturgie du
« mot » dépasse la théorie du hiéroglyphe développée
dans la Lettre sur les sourds.
Non seulement le « mot » concentre et fétichise le sens,
faisant basculer le discours dans l’iconicité du tableau et de ses
signifiances, mais il s’introjecte dans le corps de l’autre, se
transmue en travail de la souffrance mélancolique, que Diderot
retourne et positive en pantomime. Nous avons vu comment Diderot
détournait l’introjection mélancolique au moyen d’un double
déni de l’inceste qui lui permettait de retourner l’évidement
de la figure du père en installation d’un autre savoir du féminin,
que l’on pourrait désigner ici comme la loi de Constance. De la
même façon, le passage du « mot » à la pantomime ne
saurait être réduit à la défection du corps souffrant ; il
constitue au contraire le corps tout entier de l’acteur en organe
de la jouissance féminine, dont l’agitation, les cris inarticulés
introduisent à une autre parole, cette parole même des bijoux que
Diderot situa symboliquement à l’entrée de son œuvre.
L’analyse du réseau
intertextuel où Le Fils naturel est pris nous a permis de
dégager l’économie du désir qui régit la pièce : la
structure apparente, qui conjure l’inceste frère-sœur par les
épreuves et le triomphe de la vertu, recouvre une structure
inconsciente, qui ramène la conjuration de l’inceste frère-sœur
à la légitimation de l’inceste mère-fils.
Dans un premier temps,
le renoncement au désir incestueux explique et orchestre une
véritable poétique de la mélancolie, qui se caractérise par une
triple dissémination : le discours théâtral se défait, se
désarticule ; l’espace de la scène éclate en scènes
concommittantes, en confusion d’un donné-à-voir et d’un
donné-à-entendre ; enfin, en se musicalisant, l’énonciation
suscite des images contradictoires qui disséminent le sens de la
parole.
Pourtant, une seconde
approche de ces phénomènes révèle un véritable travail de
refondation symbolique et sémiologique. Non seulement la
déconstruction du discours et l’évidement de la figure du père
sont suppléés par la parole de Constance, qui apporte un autre
désir et un autre savoir, féminins, du monde, mais la dynamique
dramatique du texte se recompose autour d’un système de
répercussion du « mot », qui articule parole, image et
travail du corps. Cette recomposition est rendue possible par le
double-jeu de l’inceste, qui retourne la négativité et la
souffrance déconstructive de la première introjection par le déni
de la seconde structure incestueuse.
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