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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, L’Œil révolté, J. Chambon, 2007, chap. III, pp. 241-255
Le salon et la scène dans Le Fils naturel
Stéphane Lojkine
Diderot
compose Le Fils naturel et les Entretiens à la fin de
l’été 1756. La comédie sérieuse du Fils naturel est
enchâssée dans la fiction et le commentaire des Entretiens,
promenade au cours de laquelle le mélancolique Dorval répond aux
questions de Diderot.
La
cabale allumée par Choiseul et relayée par Fréron et Palissot
rendait la représentation de la pièce impossible : le texte
paraît donc avant que la pièce ait été jouée.
I. La scène comme espace d’invisibilité
D’une
certaine manière Le Fils naturel anticipe son
irreprésentabilité par le cadre fictionnel dans lequel il est
inscrit. Diderot introduit en effet le texte imprimé en 1757 par le
récit de sa visite à Dorval, présenté à la fois comme le
protagoniste et l’auteur de la pièce, jouée non sur une scène de
théâtre mais dans son propre salon, pour commémorer une histoire
familiale réellement vécue. Dorval invite Diderot à assister, à
la dérobée, à la représentation annuelle qui doit avoir lieu pour
la première fois le dimanche suivant :
dimanche prochain nous nous acquittons
pour la première fois d’une chose qu’ils s’accordent tous à
regarder comme un devoir. Ah, Dorval, lui dis-je, si j’osais !…
Je vous entends, me répondit-il ; mais croyez-vous que ce soit
une proposition à faire à Constance, à Clairville,
et à Rosalie ? Le sujet de la pièce vous est connu ;
et vous n’aurez pas de peine à croire qu’il y a quelques scènes
où la présence d’un étranger gênerait beaucoup. Cependant c’est
moi qui fais ranger le salon. Je ne vous promets point. Je ne vous
refuse pas. Je verrai. Nous nous séparâmes, Dorval et moi.
C’était le lundi. Il ne me fit rien dire de toute la semaine. Mais
le dimanche matin, il m’écrivit….. Aujourd’hui, à trois
heures précises, à la porte du jardin…. Je m’y
rendis. J’entrai dans le salon par la fenêtre ; et Dorval qui
avait écarté tout le monde me plaça dans un coin, d’où, sans
être vu, je vis et j’entendis ce qu’on va lire, excepté la
dernière scène. (P. 1083 ; DPV X 16-17.)
Ce
qui va suivre n’est pas une représentation, mais une
commémoration, et des plus intimes. C’est pourquoi, selon Dorval,
les autres membres de la famille, Constance sa femme, Clairville son
ami et beau-frère, Rosalie sa sœur, ne sauraient accepter le
moindre spectateur : « la présence d’un étranger
gênerait beaucoup ». Le mot spectateur est soigneusement
évité. L’impossibilité d’assister au spectacle est clairement
signifiée, mais n’est pas explicitement formulée, comme s’il y
avait là, en jeu, un interdit trop fort pour qu’on puisse le
verbaliser. L’énoncé essentiel, qu’assister à la
représentation est impossible, manque au texte et, à plusieurs
reprises, doit être mentalement suppléé.
C’est
d’abord la demande voilée de Diderot, dont la visée repose
entièrement sur les points de suspension : « Ah !
Dorval, lui dis-je, si j’osais !… [= assister à cette
représentation] » La réponse de Dorval, « croyez-vous
que ce soit une proposition à faire », évoque une proposition
qu’elle ne nomme pas et ne justifie pas un refus dont elle laisse
seulement imaginer le motif. Diderot, que Dorval « entend »
à demi mot, est renvoyé à sa croyance (« croyez-vous… »,
« vous n’aurez pas de peine à croire… »). Quant à
l’ouverture finale, elle est on ne peut plus laconique : « Je
ne vous promets point. Je ne vous refuse pas. » Promettre
quoi ? refuser quoi ? La chose n’est toujours pas dite.
Même ellipse dans l’invitation : « Aujourd’hui, à
trois heures précises, à la porte du jardin… » Aujourd’hui
quoi ? Que faut-il faire, que va-t-il se passer « à trois
heures précises à la porte du jardin » ?
Le
fait de la représentation, l’action verbale d’assister, de
regarder ce qui va être joué, sont élidés. Un tabou s’installe,
une réticence, au seuil même de la représentation. La
représentation se fonde, s’ouvre sur l’impossibilité d’être
représentée, la verbalisation des événements qui ont construit et
en quelque sorte fondé la famille de Dorval, cette verbalisation est
elle-même inverbalisable ! Ici se joue l’instauration d’un
signifiant originaire, le signifiant de l’absence de signifiant,
signifiant qui ne se situe qu’à la limite négative de l’ordre
des signes et ne peut trouver que dans l’espace, dans la
configuration de la scène, dans son articulation avec le regard qui
la circonscrit, le moyen, quand même, de signifier.
 Le dispositif scénique, avec son ambiguïté constitutive : salon depuis le théâtre, scène de théâtre au salon.
L’espace
scénique est un espace frappé d’invisibilité,
qu’on ne peut voir sans franchir, transgresser un grave et solennel
interdit. La réticence installée dans le dialogue de Diderot et de
Dorval préfigure cet interdit. Le trajet de Diderot, entrant non par
la porte mais par la fenêtre du salon (« J’entrai dans le
salon par la fenêtre ») signifie topographiquement cet
interdit : Diderot caché voit sans être vu ; avec la
complicité de Dorval, il s’installe en position de voyeur, il
exploite une pulsion perverse et en jouit. La fiction crée ainsi
pour Le Fils naturel une situation tout à fait
exceptionnelle. Mais dans le même temps elle symptomatise toute
situation classique de représentation. Dans la salle de spectacle,
la scène brillamment éclairée s’oppose au parterre plongé dans
la pénombre. Tout est fait pour que le public voie la scène, mais
aussi, à rebours, pour que les acteurs ignorent le public. La
représentation instaure une relation asymétrique entre deux
regards : regard aveuglant du public, enveloppant et noyant la
scène de lumière ; regard aveuglé de l’acteur, muré dans
les ténèbres de la salle, coupé, retranché, isolé. D’un côté,
un voir faute de dire : le public assiste à tout mais
doit demeurer muet ; de l’autre un dire faute de voir :
l’acteur détient la parole mais est censé ignorer l’espace
extérieur à la scène et, plus généralement, les conditions de
l’illusion, les procédés de la fabrique théâtrale qui permet à
sa parole d’advenir.
L’irreprésentabilité
de l’espace de la représentation n’est pas une simple
coquetterie d’auteur cherchant à pimenter sa fiction. Il y a là
un véritable enjeu, que la fiction souligne une seconde fois à la
fin de la pièce :
J’ai promis de dire pourquoi je
n’entendis pas la dernière scène ; et le voici. Lysimond
n’était plus. On avait engagé un de ses amis, qui était à peu
près de son âge, et qui avait sa taille, sa voix, et ses cheveux
blancs, à le remplacer dans la pièce. Ce vieillard entra dans le salon, comme
Lysimond y était entré la première fois, tenu sous les bras par
Clairville et par André, et couvert des habits que son ami avait
apportés des prisons. Mais à peine y parut-il que, ce moment de
l’action remettant sous les yeux de toute la famille, un homme
qu’elle venait de perdre, et qui lui avait été si respectable et
si cher, personne ne put retenir ses larmes. Dorval pleurait,
Constance et Clairville pleuraient. Rosalie étouffait ses sanglots
et détournait ses regards. Le vieillard qui représentait Lysimond,
se troubla, et se mit à pleurer aussi. La douleur passant des
maîtres aux domestiques, devint générale, et la pièce ne finit
pas. (P. 1126 ; DPV X 83.)
L’entrée
de Lysimond, du père de famille, dans le salon n’est pas seulement
un épisode pathétique qui ravive des souvenirs trop émouvants.
Elle introduit un décrochage de niveau dans la représentation :
alors que tous les acteurs sont réellement les personnages qu’ils
jouent, le père de famille est joué par un étranger. Pourtant
Dorval a bien indiqué, dans les pages liminaires, qu’une telle
représentation ne pouvait être partagée avec un « étranger ».
L’entrée
du faux Lysimond introduit entre les protagonistes du salon la
différence des personnes réelles et du personnage joué. Ce
faisant, elle projette la famille réelle, devenue spectatrice de
l’acteur Lysimond, de la non scène présente et visible vers la
douleur irreprésentable qu’il s’agit de commémorer : elle
remet sous les yeux (« ce moment de l’action remettant
sous les yeux de toute la famille un homme qu’elle venait de
perdre… »). Paradoxalement, l’ami embauché comme acteur
fait tableau et révèle par l’effet qu’il produit la nature
fondamentalement aveuglée de l’espace scénique : les larmes
offusquent la vue ; Rosalie « détournait ses regards ».
L’interruption du spectacle signifie donc en fait son
accomplissement. Elle réalise l’espace scénique comme espace
d’invisibilité, c’est-à-dire fondé sur le basculement d’un
statut panoptique (de l’extérieur, on le voit totalement) à un
statut aveuglé (à l’intérieur, les protagonistes n’y voient
plus rien du tout).
II. L’écran de la représentation
Au
théâtre, la scène est un espace instable, dont l’existence
précaire tient à l’instauration d’un écran de la
représentation qui le délimite et le désigne. Cet écran est
manifesté très concrètement par le rideau et par la rampe
lumineuse qui séparent le public des acteurs. Il faut toujours être
à la limite de l’oublier pour que fonctionne l’illusion,
l’adhésion à la fiction théâtrale, mais seulement à la limite,
faute de quoi l’illusion se défait et la représentation
s’interrompt :
La représentation en avait été si
vraie, qu’oubliant en plusieurs endroits que j’étais spectateur,
et spectateur ignoré, j’avais été sur le point de sortir de ma
place, et d’ajouter un personnage réel à la scène. (P. 1126 ;
DPV X 84.)
Dans
De la poésie dramatique (1758), Diderot reprendra cette même
formule du spectateur ignoré pour caractériser non plus
l’aventure singulière du Fils naturel, mais la règle
dramaturgique générale :
Les spectateurs ne sont que des témoins
ignorés de la chose. (Chap. XI, p. 1306 ; DPV X 368.)
On
comprend dès lors l’importance herméneutique de la fiction du
Fils naturel, disposée et convoquée tout au long des
Entretiens pour penser en général la représentation.
L’opposition du salon et de la scène en est de fait l’armature
fondamentale. Il faudrait d’ailleurs parler de superposition plutôt
que d’opposition : il n’y a pas un salon à un endroit et
une scène à un autre endroit, mais un unique espace de
représentation, chez Dorval, qui est considéré tantôt comme
salon, tantôt comme scène.
Dans
le premier entretien, Dorval commence par rappeler en quoi « la
société » s’oppose au « théâtre », pour
justifier très classiquement la règle des trois unités :
Dans la société, les affaires ne
durent que par de petits incidents qui donneraient de la vérité à
un roman, mais qui ôteraient tout l’intérêt à un ouvrage
dramatique. Notre attention s’y partage sur une infinité d’objets
différents ; mais au théâtre où l’on ne représente que
des instants particuliers de la vie réelle, il faut que nous soyons
tout entiers à la même chose. (P. 1132 ; DPV X 86.)
En
apparence, il n’est pas question de l’espace, mais de l’action
dramatique, c’est-à-dire du contenu. Pourtant Diderot décrit une
double concentration : de l’extérieur, la focalisation qui
s’exerce sur l’espace scénique ; de l’intérieur,
l’absorbement où sont plongés les personnages. C’est donc bien
l’espace qui s’ordonne ici pour concentrer l’attention sur une
seule et même chose ; les personnages, représentés eux-mêmes
concentrés, absorbés, figurent cette concentration de l’espace
scénique.
L’absorbement thématise la focalisation, met en abyme sur la scène
ce qui la conditionne, du dehors, comme champ du regard
géométralement ordonné, avec une perspective et un point de fuite.
Concentration narrative et concentration scopique procèdent d’un
même mouvement scénographique.
À
cette concentration, à cet absorbement propres au théâtre s’oppose
la dispersion, la dissémination des « affaires » « dans
la société » : temps morts et temps partagés sont le
lot du réel et supposent un tout autre espace, celui par exemple de
la promenade dans laquelle s’inscrivent les Entretiens (mais
aussi le Paradoxe sur le comédien). À la focalisation sur
l’objet de la scène s’opposent alors la rêverie et la pensée
indéterminée.
Mais
il ne faut pas oublier que c’est précisément tout l’enjeu du
Fils naturel et des Entretiens que de renverser cette
opposition de la société et du théâtre, en faisant jouer le
théâtre à la manière d’un espace social réel : l’espace
scénique déconstruit par le genre sérieux sera donc nécessairement
travaillé par la dissémination.
Dans
le premier entretien, Moi critique la déclaration d’amour de
Constance à Dorval, comme indécente. Dorval réplique :
« Ce n’est pas là Constance ;
et l’on serait bien à plaindre dans la société, s’il n’y
avait aucune femme qui lui ressemblât. “Mais ce ton est bien extraordinaire
au théâtre !…” Et laissez là les tréteaux. Rentrez
dans le salon, et convenez que le discours de Constance ne vous
offensa pas quand vous l’entendîtes là. »
(P. 1135 ; DPV X 89-90.)
 Le chiasme du dedans et du dehors, paradoxe constitutif du dispositif scénique
L’opposition
liminaire du premier entretien énoncée par Dorval lui-même, entre
la société et le théâtre, sert ici de point de départ. Ce qui
peut se produire réellement est interdit au théâtre par les
bienséances. Renversant sa propre opposition, Dorval enjoint à Moi
de laisser les tréteaux, d’abandonner les règles traditionnelles
de la représentation, pour prendre comme règle l’exception
construite par la fiction de ce qu’il a vécu, caché derrière le
rideau du salon. Il s’opère ici un complexe jeu du dehors et du
dedans. À l’extériorité vague de la société, Moi opposait
d’abord l’espace circonscrit et focalisé du théâtre, avec ses
règles. Mais Dorval lui demande d’abandonner cet espace normé,
artificiel, qui devient la règle extérieure, générale et vague,
pour « rentrer dans le salon », dans le réel donc, qui
est identifié à l’espace intime, resserré, où s’est jouée
cette représentation d’exception. Par un véritable jeu
chiasmatique, le dehors et le dedans ont été inversés.
Il
ne s’agit rien moins que d’installer un dehors social dans un
dedans scénique et, par là, de faire coïncider un espace public et
panoptique de représentation avec un espace intime d’interrelation,
frappé d’invisibilité.
Le
renversement est profondément instable et tire précisément sa
valeur d’authenticité de cette instabilité. Ainsi, lorsque Moi
objecte à Dorval « le thé de la même scène » comme
une représentation incongrue sur la scène française, où cette
coutume n’est pas reçue, Moi se récrie :
“Mais au théâtre !” Ce n’est pas là. C’est dans le
salon qu’il faut juger mon ouvrage… Cependant ne passez aucun des
endroits où vous croirez qu’il pèche contre l’usage du théâtre…
(P. 1135 ; DPV X 90.)
Le
renversement du dehors et du dedans, du public et de l’intime, de
la scène et du salon, est revendiqué par Dorval comme une exception
pour cette pièce qui n’en est pas une. Mais dans le même temps il
s’agit de fonder, au delà même du genre sérieux, les conditions
modernes de la représentation : le point de vue « théâtral »
de moi est donc à la fois récusé et sollicité, car l’exception
qu’il a vécue est amenée à devenir la règle en matière de
spectacle ; le salon doit constituer la nouvelle scène. Il y a
là au moins un paradoxe, au plus une impossibilité logique qui
recoupe celle de la représentation même, idéalement pensée comme
irreprésentable.
III. Fondation négative de l’espace scénique
Le
projet de refondation de l’espace scénique est plus clairement
énoncé dans le second entretien. Dorval proteste une nouvelle
fois :
Et puis, je gage que vous me voyez
encore sur la scène française, au théâtre. “Vous croyez donc que votre ouvrage ne
réussirait point au théâtre ?” Difficilement. Il faudrait ou élaguer
en quelques endroits le dialogue, ou changer l’action théâtrale
et la scène. “Qu’appelez-vous changer la scène ?” En ôter tout ce qui resserre un lieu
déjà trop étroit. Avoir des décorations.
Pouvoir exécuter d’autres tableaux que ceux qu’on voit depuis
cent ans ; en un mot, transporter au théâtre le salon de
Clairville, comme il est. (P. 1151 ; DPV X 110.)
L’alternative dans laquelle se place Dorval (soit transformer sa
pièce pour l’adapter à la scène théâtrale telle qu’elle est,
soit transformer la scène pour pouvoir y jouer sa pièce) est une
alternative purement négative : « élaguer le
dialogue » d’un côté ; « ôter tout ce
qui resserre un lieu déjà étroit » de l’autre. L’espace
scénique est fondé en quelque sorte négativement, par l’évidement
du lieu de la représentation, évidement qui lui-même supplée un
élagage textuel.
Non
seulement la scène n’émerge comme espace autonome, distinct de
l’espace vague du réel, que par l’opération négative qui
consiste à la vider, mais sa « décoration » est encore
une décoration négative : « transporter au théâtre le
salon de Clairville, comme il est », c’est dénier la
différence du signe et du référent, l’hétérogénéité de la
représentation et du réel. Cet espace humainement vide sera un
espace visuellement ordinaire. Moi en donne plus loin un autre
exemple, emprunté à la Sylvie de Landois,
sombre histoire de jalousie conjugale :
“La scène s’ouvre par un tableau
charmant. C’est l’intérieur d’une chambre dont on ne voit que
les murs.” (P. 1155 ; DPV X 115.)
Charmant
en effet ! L’espace scénique organise une véritable
dépression du regard, aux antipodes des prestiges éblouissants de
la machinerie d’opéra.
La scène dit qu’il n’y a rien à voir. Par sa banalité, sa
neutralité, son dénuement même (Diderot cite à plusieurs reprises
comme modèle de scène la caverne nue du Philoctète de
Sophocle),
l’espace scénique représente sa nature profonde et son enjeu,
l’invisibilité, l’interaction aveuglée qu’il s’agit de
faire voir quand même, en transgressant un interdit du regard
constitutif de la représentation. Dorval décrit ainsi la scène
type :
Je ne demanderais pour changer la face
du genre dramatique, qu’un théâtre très étendu, où l’on
montrât, quand le sujet d’une pièce l’exigerait, une grande
place avec les édifices adjacents, tels que le péristile d’un
palais, l’entrée d’un temple, différents endroits distribués
de manière que le spectateur vît toute l’action, et qu’il y en
eût une partie de cachée pour les acteurs. (P. 1152 ;
DPV X 111.)
La description de Dorval ravive le modèle désuet de la scène
tragique serlienne, avec sa place de ville centrale et ses fabriques
adjacentes susceptibles d’accueillir ou de signifier des actions
concomitantes.
Il ne s’agit plus seulement que le spectateur voie la scène sans
être vu des acteurs. Entre eux, à l’intérieur de l’espace
scénique, les acteurs ne doivent pas tout voir. L’espace scénique
organise de l’invisibilité et figure matériellement l’aveuglement
constitutif de tout personnage.
Cette
invisibilité, cet aveuglement sont les principes, les ferments de la
dissémination à l’œuvre dans la scène théâtrale. Ainsi, alors
que Moi lui objecte la longueur excessive de la scène d’explication
entre Constance et Dorval à l’acte IV,
Dorval rétorque :
Ah, vous voilà remonté sur la scène.
Il y a longtemps que cela ne vous était arrivé. Vous nous voyez
Constance et moi sur le bord d’une planche, bien droits, nous
regardant de profil, et récitant alternativement la demande et la
réponse. Mais est-ce ainsi que cela se passait dans le salon ?
Nous étions tantôt assis, tantôt droits. Nous marchions
quelquefois. Souvent nous étions arrêtés, et nullement pressés de
voir la fin d’un entretien qui nous intéressait tous deux
également. Que ne me dit-elle point ? que ne lui répondis-je
pas ? (P. 1159 ; DPV X 121.)
Entre
ce que voit Moi et ce qui s’est réellement passé dans le salon,
Dorval oppose deux conceptions dramaturgiques. Purement discursive,
la première est sans lieu : seule compte « la demande et
la réponse ». La seconde s’ordonne au contraire à partir du
lieu, de ce salon où des corps se déplacent et prennent des
positions. On passe d’une dramaturgie de la parole à une
dramaturgie de l’espace. La parole cesse alors d’être entendue
comme discours, comme déroulement d’un contenu, pour devenir
intérêt partagé, « entretien ». La parole énonce
moins un contenu qu’un lien de sociabilité ; elle resserre
l’intimité du lieu et, loin de communiquer un message pour le
spectateur, elle advient comme signe que quelque chose, entre les
personnages, se communique, d’intime et de publiquement
incommunicable. « Que ne me dit-elle point ? que ne lui
répondis-je pas ? ». Oublieuse d’elle-même, cette
parole relâché, disséminée, vagabonde, enveloppe les
protagonistes alors qu’ils deviennent, par son bain, des amants.
Dans
cet échange fusionnel, Dorval et Constance ne se regardent pas.
Chacun est absorbé en lui-même, aveugle à ce qui l’entoure. Le
bain verbal est ce qui les unit, dans l’invisibilité. Le thème de
la scène n’est-il pas la mélancolie de Dorval, c’est-à-dire sa
solitude, son absorbement, que Constance entreprend de conjurer par
la proposition d’une liaison douce et réfléchie ? Nul
enfermement tragique dans cet absorbement, mais l’exposition de ce
qu’il y a de plus intime, de ce qui, du sujet, ne se voit pas.
Cette scène décisive dans la pièce s’organise tout entière dans
le battement entre la proposition de Constance et le repli
mélancolique de Dorval, entre liaison sensible et déliaison
absorbée.
Un nouveau lien s’y invente, rapport contagieux à autrui que
Constance inscrit explicitement dans le tableau d’une nouvelle
société fondée sur « la bienveillance générale » et
le « sentiment de bienfaisance universelle »
(pp. 1114-5 ; DPV X 65). Le lien social instaure
un nouvel espace scénique, où l’affrontement du regard de l’autre
est remplacé par le contact des corps : « Dorval
(prend la main de Constance, la presse entre les deux
siennes, lui sourit d’un air touché, et lui dit) »
(p. 1113 ; DPV X 64). Le sourire de Dorval
implique que les acteurs se regardent à ce moment, mais la
didascalie n’en dit mot : « prend », « presse »,
« touché », ce qui compte ici, c’est la contagion
sensible, une contagion qui n’est plus essentiellement visuelle.
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