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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, « Du détachement à la révolte : philosophie et politique dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron », Lieux littéraires / La Revue, dir. Alain Vaillant, n°3, juin 2001, Publications de l’université Paul-Valéry, pp. 95-127.
Du détachement à la révolte : Philosophie et politique dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron
Description
L’Essai sur les
règnes de Claude et de Néron,
l’une des dernières œuvres de Diderot, n’est pas non plus l’une
des moins déconcertantes.
Au premier abord, on
ne voit rien de très original à cette œuvre très inscrite dans la
tradition de l’érudition humaniste,
avec ses deux parties, la première consacrée à la vie de Sénèque,
d’après le récit des Annales de Tacite, complété par
Suétone et par Dion Cassius, la seconde résumant successivement les
œuvres du philosophe, des Lettres à Lucilius aux traités
philosophiques, aux Consolations et aux Questions
naturelles. Diderot prend pour trame de son Essai le
travail éditorial de Juste Lipse, qui faisait précéder ses Senecae
philosophi opera, à Anvers chez Plantin en 1605, d’une série
de pièces liminaires constituant un véritable dossier-Sénèque
articulé autour d’un De vita et scriptis L. A. Senecae.
Pourtant, rien n’est
plus éloigné de la sérénité d’une érudition de cabinet que
cet Essai polémique chargé d’exclamations et d’invectives,
Essai engagé qui ne se veut pas Judicium super Seneca,
mais apologie convaincue et combattante. Car l’œuvre est d’abord
motivée par les circonstances et s’inscrit dans le combat
idéologique de la « coterie holbachique » des
philosophes contre les tenants d’une certaine culture lettrée,
réactionnaire, résolument hostile à l’engagement politique.
C’est le baron d’Holbach qui avait engagé Lagrange à traduire
en français les œuvres de Sénèque. A la mort de Lagrange, en
1775, Naigeon lui succède, achève la traduction et l’annote.
L’Essai de Diderot est adressé « à Monsieur
Naigeon » ; sa première version paraît en décembre 1778
et est présentée comme le septième et dernier tome des Œuvres
de Sénèque traduites par Lagrange et éditées par Naigeon.
Mais ce premier Essai,
quoique publié avec approbation et privilège du roi, suscite dans
les journaux, massivement hostiles aux philosophes, une vive
réaction. Diderot publie donc une deuxième version de l’Essai,
où il intègre les critiques de ses adversaires et y réplique. Le
second essai paraît en 1782, avec une permission tacite,
c’est-à-dire un statut intermédiaire entre l’édition
officielle, avec privilège, et l’édition clandestine. Londres est
mentionné comme lieu fictif de l’édition.
Le texte glisse donc
vers la polémique et la subversion. Le titre change également :
l’Essai sur la vie de Sénèque, sur ses écrits, et sur les
règnes de Claude et de Néron devient l’Essai sur les
règnes de Claude et de Néron et sur les mœurs et les écrits de
Sénèque pour servir d’introduction à la lecture de ce
philosophe.
A la vita
héroïsante du philosophe persécuté, encore marquée par
l’héritage néo-latin du genre des vies d’hommes illustres,
succède un tableau des mœurs d’une époque (première
partie de l’Essai), sur le fond duquel viennent se détacher
les écrits du philosophe (deuxième partie).
 Noël Hallé, La Mort de Sénèque, 1750, huile sur toile, 154x122 cm, Boston, Museum of fine arts
Problématique
Nous voudrions montrer
comment dans ce texte habité par les poétiques désuètes de la
glose et de l’exemplarité se constitue de façon inattendue et
inaugurale un imaginaire du pouvoir qui détourne la littérature de
la représentation détachée, stoïcienne, du monde vers une
communion sensible avec le monde, se définissant dans un même
mouvement corporel et intellectuel par la convulsion et par la
révolte.
Cet espace nouveau de la communion sensible, où le pouvoir ne se
déploie plus comme représentation, mais comme imaginaire, met en
question la position du philosophe face au politique et, par les
transformations radicales qu’il engage, ouvre à la posture
moderne de l’intellectuel engagé. Tel est l’enjeu majeur de
l’Essai.
Comment cette
transformation s’opère-t-elle ?
Le détournement que
Diderot opère de la figure classique, détachée, du sage, qui
constitue la base du stoïcisme, est assez subtil. En apparence, sous
la forme clairement annoncée et constamment rappelée dans l’Essai
d’une apologie de Sénèque, il s’agit de sauver, de défendre
cette figure contre les critiques réactionnaires dont elle a fait
l’objet dès l’antiquité (Quintilien, Suilius), chez les
compilateurs médiévaux (Xiphilin), puis dans la littérature morale
(La Rochefoucauld) et celle des libertins érudits (Saint-Evremond,
La Mettrie). En réalité, Diderot détache progressivement Sénèque
du support stoïcien qui, dans ses écrits, l’oriente vers le
dédain du politique, pour théâtraliser la figure historique et
politique décrite par Tacite de l’instituteur du Prince et du
ministre du tyran. C’est par et dans cette théâtralisation que
s’effectue le travail philosophique : L’Essai
construit la légitimation théorique de l’engagement du philosophe
dans la résistance contre le despote, légitimation non seulement
absente des écrits de Sénèque, mais qui contredit violemment les
fondements dogmatiques du stoïcisme, ce dont Diderot prend
d’ailleurs acte explicitement et sans ambiguïté. Cette résistance
politique est représentée dans un imaginaire abject des mœurs
corrompues, et construite comme une posture de la révolte. Du
détachement à l’abjection puis à la révolte, le glissement est
insensible.
Ce glissement du
détachement vers la révolte n’engage pas seulement le discours
sur le politique. Il est global, et avant tout sémiologique :
c’est l’écriture même de l’Essai, qui glisse d’une
sémiotique du détachement vers une sémiologie
de la révolte. Cette révolte n’est pas d’emblée, a priori,
l’engagement révolutionnaire ou pré-révolutionnaire du
philosophe dans la transformation de la société. Elle est d’abord
révolte intime, retournement sur soi et sur son écriture. C’est
dans ce repli, dans cette convulsion, dans ce spasme libérateur que
se constitue l’imaginaire du pouvoir, c’est-à-dire non plus sa
représentation (la littérature classique représente le pouvoir),
mais sa corporisation abjecte, dans laquelle s’immisce et se
retourne le travail de l’écriture.
I. Le sage, la doctrine, le texte : figures
du détachement
« Un instituteur qui est devenu
ministre » : le rapport au monde
L’enjeu initial de
l’Essai tourne autour de la question de la compromission de
l’intellectuel avec le pouvoir. Le philosophe apparaît ici dans
son opposition radicale avec le tyran ; il est le principe
symbolique, il détient le discours de la vertu, il porte le jugement
sur le monde ; le tyran est l’immanence immonde du monde ;
la réalité abjecte de son pouvoir désigne la perversion radicale
du principe symbolique figuré par le philosophe.
Dans ce système
antithétique, le philosophe peut-il être le ministre du tyran ?
Faire l’apologie de Sénèque, c’est répondre positivement et,
accessoirement, légitimer la position de Diderot auprès de
Catherine II, de Voltaire chez Frédéric.
Pourtant, servir le
tyran, c’est déjà quitter l’antithèse classique, c’est
dialectiser la relation entre le principe symbolique et la réalité
immonde du monde. Le philosophe se met à l’épreuve du réel et,
par là, de la dimension symbolique du réel même :
l’expérience du pouvoir libère un imaginaire travaillé par la
torsion, la violence du jeu du monde et de l’immonde, c’est-à-dire
de l’expérience des mœurs comme corruption des mœurs (c’est la
cour de Néron)
et en même temps comme principe de la vertu (Sénèque a des mœurs).
« Quoi donc, après l’assassinat
d’Agrippine, n’y avait-il plus de bien à faire pour un homme
éclairé, ferme, juste, chargé d’un détail immense d’affaires,
et capable par son autorité, ses lumières, son courage, sa
bienfaisance, de porter des secours, d’accorder des grâces, de
réparer des malheurs, d’arrêter ou de prévenir des vexations,
d’empêcher des déprédations, d’éloigner des ineptes, d’élever
aux places les hommes distingués par leurs connaissances et leurs
vertus ? L’enceinte du palais ne circonscrivait pas le
district du philosophe ; ce n’est point un précepteur qui a
pris son élève au sortir des mains des femmes, et qu’on garde par
reconnaissance ; c’est un instituteur qui est devenu
ministre. » (I, 74, 140.)
Le philosophe apparaît
d’abord comme une puissance de modération : il tempère,
limite les méfaits du tyran ; il s’interpose entre le maître
et le monde. Les verbes arrêter, prévenir, empêcher, éloigner
marquent bien cette fonction d’écran.
Mais très vite pour
Diderot il s’agit de bien autre chose. Le philosophe devient
lui-même puissance politique qui s’étend sur le monde et
l’habite. A la figure classique du « précepteur », de
l’« instituteur », succède celle du ministre sortant
du champ clos : de l’enceinte du palais, on passe au district
du philosophe, et ce district c’est le monde. Le Sénèque de
Diderot n’est pas en représentation ; il est l’âme
politique du monde.
De la figure détachée
du sage stoïcien, au prix d’ailleurs de quelques entorses aux
textes antiques, Diderot passe à la figure révoltée de l’homme
engagé dans un face-à-face qui n’est pas tant celui traditionnel
de deux hommes que celui, constitutif de notre modernité, de l’homme
avec la barbarie. C’est le moment de la rupture, lorsque, après le
meurtre d’Agrippine, la mort de Burrhus et l’incendie de Rome,
Sénèque demande enfin à Néron qu’il lui permette de se retirer
du pouvoir.
Ce début du §88 de
l’Essai a été réécrit pour la seconde édition :
I. : « Sénèque craignant
que tant de forfaits, de crimes, de sacrilèges, ne lui fussent
imputés, demande sa retraite. » II. : « Sénèque enfin,
révolté de tant de crimes et de sacrilèges, demanda sa retraite. »
(I, 88, 161.)
La révolte ne vient que dans le dernier état du texte, lorsque la
question de l’intégrité morale de l’intellectuel au contact du
pouvoir est passée au second plan. Il ne s’agit plus tant de
détacher la figure intacte du sage que de suivre le mouvement
d’intériorisation de la réalité révoltante du monde vers la
révolte du « moi », du spectacle de la barbarie vers le
retournement d’entrailles qui précipite le philosophe dans le
martyre.
Sénèque ne craint plus qu’on lui impute telle ou telle action ou
compromission ; il réagit immédiatement au monde.
Le détachement stoïcien
La position
stoïcienne, détachée, méfiante, distante vis-à-vis du politique,
constitue donc, dans l’Essai, une position de départ qu’il
s’agit de retourner. Ce détachement, d’ailleurs, n’est pas
directement, immédiatement politique : il s’inscrit d’abord
dans une morale tout entière tendue vers l’épiphanie d’un sujet
forclos : L’ataraxie, l’ajpavqeia,
l’autonomie philosophique du sujet, le détachement absolu du sage
vis-à-vis de la douleur, de la menace, de la séduction, constitue
l’idéal de l’ascèse philosophique, idéal qui contraste
violemment avec la participation aux affaires politiques, laquelle
suppose de s’insérer dans un réseau de relations, d’offrir sans
cesse la prise à la séduction du pouvoir, à la menace du prince, à
la douleur de ses rétorsions. C’est donc l’autonomie morale du
stoïcien qui conditionne sa méfiance vis-à-vis du politique.
Et pourtant cette
méfiance ne déclenche pas, comme chez les épicuriens, une absolue
condamnation. Il y a plus : Sénèque, l’une des figures les
plus éminentes du stoïcisme romain, a joué un rôle majeur dans
l’histoire de l’empire. C’est sur cette contradiction implicite
que Diderot bâtit son Essai, car elle entre en résonance
avec une des contradictions majeures de la philosophie des Lumières,
dont le discours évite et dans le même temps vise sans cesse la
question interdite du politique.
Certes, Diderot
restreint légèrement la portée du détachement stoïcien dans le
cas de Sénèque : « Des principes de la secte, il
n’embrassa que ceux qui détachent de la vie, de la fortune,
de la gloire, de tous ces biens au milieu desquels on peut être
malheureux » (I, 13, 54).
C’est encore sur le plan moral et non politique qu’il décrit le
détachement de Sénèque à l’approche de sa condamnation :
« La disgrâce confirmée trouva le philosophe détaché
de toutes ces importantes frivolités » (I, 90, 165).
Et la réserve de Sénèque vis-à-vis de la chose politique est une
réserve relative : « Séneque ne permet au sage de se
mêler de l’administration publique ni dans toutes les contrées,
ni en tout temps, ni pour toujours » (II, 22, 276). Mais le
point de départ de l’Essai demeure bien sans ambiguïté
cette position détachée du stoïcisme vis-à-vis du politique,
prônant la « fuite du monde » (II, 1, 233), le
« dessouci de l’avenir » (II, 2, 237), « la
retraite qui nous rapproche de nous-mêmes, en nous séparant de la
foule qui nous heurte (II, 73, 353) :
« Lorsque le philosophe désespère
de faire le bien, il se renferme et s’éloigne des affaires
publiques ; il renonce à la fonction inutile et périlleuse ou
de défendre les intérêts de ses concitoyens, ou de discuter leurs
prétentions réciproques, pour s’occuper, dans le silence et
l’obscurité de la retraite, des dissensions intestines de sa
raison avec ses penchants ; il s’exhorte à la vertu, et
apprend à se roidir contre le torrent des mauvaises mœurs qui
entraîne autour de lui la masse générale de la nation. »
(I, 13, 55.)
Repli, désespérance
politique, retraite : la coupure vis-à-vis du monde
se traduit dans la méditation du sage par la coupure intime entre le
sujet, instance de « la vertu », et le réel, traversé
par « le torrent des mauvaises mœurs », puis
s’intériorise comme « dissension intestine » de la
raison et des penchants. Cette retraite doit être mise en relation
avec la retraite méditative de Diderot écrivant l’Essai
« presque seul, libre de soins et d’inquiétudes »,
ayant « perdu le goût de ces frivolités
auxquelles l’espoir d’en jouir longtemps donne tant
d’importance » (p. 35).
Le détachement comme symptôme stylistique
Mais l’intériorisation
de la coupure, qui passe par l’identification au modèle, va plus
loin encore, car la notion de détachement, comme évitée, ou
rapidement évacuée s’agissant de la doctrine, réapparaît plus
loin à propos de l’écriture : « Lisez le reste de mon
ouvrage, comme vous liriez les Pensées détachées de La
Rochefoucauld » (II, 1, 230).
Certes l’écriture
de l’Essai n’est pas une écriture fragmentaire comme
celle des moralistes classiques, même si Diderot revendique à
plusieurs reprises dans l’Essai une filiation avec La
Bruyère et avec La Rochefoucauld (p. 36). Les Maximes
d’ailleurs participent directement de la controverse sur
l’hypocrisie de Sénèque que ravivent les journaux entre les deux
éditions de l’Essai. Sur le frontispice des premières
éditions des Maximes un putto désigné comme « L’Amour
de la vérité » montrait moqueusement du doigt le buste d’un
Sénèque grimaçant, dont il venait d’ôter le masque souriant. Si
l’Essai s’oppose radicalement au message porté par le
frontispice des Maximes,
il en récupère ouvertement l’efficacité stylistique (II, 5,
245 ; II, 8, 251 ; II, 10, 257). Non seulement la
pratique des paragraphes numérotés, le genre de l’essai, mais,
dans le déroulement de la phrase diderotienne elle-même, le recours
à la parataxe installe dans l’écriture un nouveau détachement
qui constitue l’expérience minimale et première du détachement
philosophique.
Le détachement
stylistique constituait déjà une caractéristique de l’écriture
chez Sénèque, admiré et critiqué
pour son maniement de la pointe et du concetto. La maxime
relève de la tradition moraliste et appelle l’ancienne posture du
sage, détaché du politique. Une étrange concordance se dessine
alors entre l’écriture de Sénèque, réputé pour son art du
trait, la forme brève de la littérature morale classique, et une
certaine pratique d’écriture dont Diderot rendait compte à
Catherine II dans les termes suivants :
« J’ai sur mon bureau un grand
papier, sur lequel je jette un mot de réclame de mes pensées ;
sans ordre, en tumulte, comme elles me viennent. Lorsque ma tête est épuisée, je me
repose. Je donne le temps aux idées de repousser ; c’est ce
que j’ai appelé quelquefois ma recoupe, métaphore empruntée d’un
des travaux de la campagne. Cela fait, je reprends ces réclames
d’idées tumultueuses et décousues, et je les ordonne, quelquefois
en les chiffrant. Quand j’en suis venu là, je dis que
mon ouvrage est achevé. » (Mélanges philosophiques,
historiques etc…, chap. 54, « Sur ma manière de
travailler ».)
Jacques Proust a
remarqué que cette forme de la maxime (Diderot utilise le mot
réclame, qu’il avait déjà employé dans La Religieuse
pour désigner la fin fragmentaire du récit de Suzanne)
se généralisait dans les écrits politiques de la vieillesse de
Diderot.
Diderot, selon lui, exploiterait « le caractère intemporel et
abstrait » de la formule détachée, pour marquer « à
quel point le locuteur prend au sérieux son rôle d’instituteur
des rois et des peuples ».
Cette fonction que Diderot assigne à la maxime a deux effets en
apparence contradictoires : d’un côté elle efface la figure
de l’auteur
(Diderot s’efface derrière Sénèque, mais aussi derrière ses
apologistes, au point qu’il est difficile parfois de déterminer la
paternité de certains énoncés) ;
de l’autre, elle renforce « les éléments indiciels et
symboliques de l’énonciation »,
Diderot insistant longuement à la fois sur le contexte dans lequel
on doit toujours replacer les propos de Sénèque et sur la nature de
sa propre énonciation.
La pratique du
fragment, de la citation et de la condensation du discours de Sénèque
en maximes détachées relève de cette mise en espace du propos
philosophique, de cette traduction du discours en posture. La maxime
habite désormais, et théâtralise une scène politique que les
anciens protagonistes, le prince et son conseiller, ont laissée
vacante. Le détachement stylistique n’engage plus ici une réserve,
un retrait par rapport au monde, comme chez les moralistes
classiques ; il devient parole qui se détache sur la
scène politique, et s’autonomise indépendamment des figures qui
traditionnellement étaient chargées de la porter. La formule que
Diderot détache est prise dans la théâtralité véhémente
d’un espace qui en transforme profondément les effets.
L’effacement de l’auteur, loin d’effacer le sujet de
l’énonciation dans l’atemporalité gnomique d’un énoncé
objectivé, le collectivise
et autorise une parole révoltée qui prolonge la maxime ou même
parfois, contre la logique apologétique, se retourne contre elle.
Cette parole révoltée n’est plus celle du sage, mais du réseau
de sociabilité où est pris le philosophe sensible, l’intellectuel
engagé.
La théâtralité
véhémente de la parole détachée, dans l’Essai, fait donc
émerger une troisième instance qui trouble le face à face du sage
et du roi : il s’agit du peuple, instance chargée de violence
et porteuse de révolte.
Jacques Proust suit l’émergence de cette instance révoltée des
Mémoires pour Catherine II aux Observations sur le Nakaz, de
l’Essai à l’Histoire des deux Indes.
La concordance du
détachement politique et stylistique est ainsi retournée par
Diderot, dans sa pratique même d’écriture. La maxime est
l’instrument poétique d’un pivotement dans la posture du
philosophe, qui glisse de « la remontrance au Prince » à
« l’exhortation au Peuple »,
du détachement de, du regard surplombant sur le monde, au
détachement sur, à la mise en avant d’un impersonnel
révolté. Ce pivotement demeure inaccompli. Il est en travail dans
l’œuvre.
Détaché de / Détaché sur :
l’écriture révoltée
D’emblée ce nouveau
détachement glisse à la révolte : loin de détacher
l’écriture du monde, de figurer le retrait du sage, ce détachement
pointe l’objet véhément de l’immixtion dans le monde, et étend
le « district du philosophe »
au monde même. La pratique du morceau détaché relève de cette
véhémence révoltée : du récit de Tacite, Diderot détache
et invente le discours direct de ses protagonistes dans la première
partie de l’Essai. Dans la seconde, les citations exactes,
ou le plus souvent condensées, voire détournées, de Sénèque
détachent la figure vertueuse du philosophe sur l’océan barbare
des mœurs corrompues, détachent la sentence forte sur l’immensité
de la matière écrite.
Il s’agit de faire
sortir la vérité :
« Les réflexion suivantes me
répugnent : plusieurs fois j’ai pris la plume pour les
effacer : mais elles font sortir d’une manière si
forte la partialité des détracteurs de Sénèque… » (I, 86,
159).
Le détachement
stylistique est ainsi retourné de sa fonction distanciatrice
première vers une fonction apologétique qui est une fonction de
révolte.
Il s’agit dès lors d’affirmer une position singulière détachée
de l’opinion commune :
« “On objecte I°
à l’auteur de l’Essai sur la vie et les écrits de Sénèque
qu’il en est moins l’historien que l’apologiste”… […].
“Que plus de sang-froid aurait peut-être trouvé plus
d’impartialité”… Et moins d’intérêt pour la vérité,
moins d’indignation contre la calomnie, moins de mépris pour les
modernes échos des calomniateurs anciens, pour des écrivains
obscurs qui prononceraient magistralement sur les écrits d’un
auteur célèbre, et qui attaqueraient sans ménagement et sans
pudeur les mœurs d’un malheureux illustre qu’il sera toujours
honnête
de défendre. » (II, 109, 406.)
Diderot détache les
accusations du Journal de Paris (25 janvier 1779) pour y
répondre à la faveur d’un décrochement syntaxique qui retourne
la phrase contre elle-même, par la seule force révoltante du ton
véhément. Cette révolte portée par l’énonciation après la
formule détachée est un procédé récurrent dans l’Essai.
L’indignation et le mépris transforment le détachement
stylistique en révolte apologétique, et font glisser la question
historique de la vita (il faudrait être « historien »)
vers la question idéologique, révoltée, des mœurs (« les
mœurs d’un malheureux illustre »).
L’insertion
envahissante des critiques des journaux dans l’Essai
transforme le texte en un immense collage. Le procédé relève bien
du détachement : il s’agit de détacher de l’écriture
de l’autre les matériaux à incorporer à son propre texte, puis
de se démarquer, de se détacher sur le fond de cette
écriture corrompue comme Sénèque se détache sur le fond des mœurs
corrompues de son temps. Ce détachement retourne la phrase contre
elle-même, la dialogise. La sémiotique du détachement initie alors
la sémiologie de la révolte.
II. De l’attachement à la révolte :
dialogisme et dialectique de l’Essai
L’opposition
théorique de Diderot à ce point essentiel de la doctrine stoïcienne
que constitue le détachement ne se manifeste d’abord pas
frontalement. Dans un premier temps, elle se manifeste sourdement
dans ce que l’on pourrait désigner comme une contre-offensive
lexicale : le vocabulaire de l’attachement, de la liaison
envahit le texte. Il s’agit dans un premier temps de la relation de
Sénèque à Néron. L’attachement est d’abord indirect :
« on sait que le philosophe s’était proposé d’attacher
son élève à ses devoirs » (I, 36, 82) ; « c’est
en vain qu’il se propose de lier son élève » (I, 41,
86) ; « Serait-ce donc un reproche à faire à Séneque et
à Burrhus que d’avoir enchaîné [la langue du tigre]
pendant cinq ans ? » (I, 46, 95). Mais la relation de
l’instituteur au prince crée un autre attachement : « Qui
est-ce qui ignore que le véritable attachement a sa source
dans les soins qu’on a pris et dans les services qu’on a rendus ?
[…] Le cœur d’un instituteur vertueux pour son élève est le
même que celui d’un père pour son enfant » (I, 46, 90).
Attachement pervers, auquel répond la politique du prince vis-à-vis
de ses courtisans, « qui détournait de sa personne les regards
publics, en attachant les yeux de l’envie sur ceux qu’il
lui exposait décorés des dépouilles odieuses dont il les forçait
de se couvrir » (I, 53, 110). Tout un réseau se dessine alors,
qui lie le prince aux courtisans,
le ministre Sénèque à sa famille et à ses obligés,
interdisant son départ, empêchant pratiquement l’application de
la doctrine.
Le continuum sensible
Il s’agit dans un
premier temps pour Diderot de justifier l’attitude de Sénèque
contre ses détracteurs qui l’accusent de compromission avec le
pouvoir ; mais plus profondément quelque chose se retourne dans
la posture vis-à-vis du politique, qui sera analysée non plus en
termes de coupure, de séparation des rôles, mais comme continuum
sensible, comme polarisation travaillée par l’affect,
relation de filiva d’un côté,
révolte et indignation de l’autre.
La mise en avant de
l’attachement à la fois comme donnée du réel et comme principe
philosophique débouche, dans la deuxième partie de l’Essai,
sur une critique violente de toute une partie de l’œuvre de
Sénèque. Diderot, à propos de la sixième lettre à Lucilius, fait
l’éloge de l’amitié :
« l’amitié est la passion de la
jeunesse : c’est alors que j’étais lui, qu’il était moi.
Ce n’était point un choix réfléchi ; je m’étais attaché
je ne sais par quel instinct secret de la conformité. […]
J’éprouvais ses plaisirs, ses peines, ses goûts, ses aversions ;
nous courions les mêmes hasards »
(II, 1, 232).
On est bien loin ici de
l’attitude philosophique prônée par le sage stoïcien. A Sénèque
qui « prétend qu’on refait aussi aisément un ami perdu que
Phidias une statue brisée » (II, 1, 235), Diderot oppose la
filiva philosophique, qui abolit la
coupure entre les êtres et fait circuler la sensibilité du Moi à
l’Autre : « Quel est l’objet de la philosophie ?
C’est de lier les hommes par un commerce d’idées »
(II, 2, 240). La philosophie tout entière est attachement. C’est
« cet arbre immense dont la
tête touche aux cieux et les racines pénètrent jusqu’aux enfers,
où tout est lié, où la pudeur, la décence, la politesse, les
vertus les plus légères s’il en est de telles, sont attachées
comme la feuille au rameau qu’on déshonore en la dépouillant. »
(II, 6, 247.)
La description est
étrange, qui rejoint celle de la Discorde homérique évoquée dans
le Salon de 1767 :
le continuum sensible est à la fois principe rationnel
d’organisation du monde et principe de révolte.
Politisation du lien sensible : le devoir
social du philosophe
C’est au cours du
compte rendu des Lettres à Lucilius que l’opposition
diderotienne au stoïcisme commence à se formuler plus nettement.
« Il dit à Lucilius, lettre
36 : “On blâme votre ami d’avoir embrassé le repos,
abandonné ses places, et préféré l’obscurité de la retraite
aux nouveaux honneurs qui l’attendaient. Exhortez-le à se mettre
au-dessus de l’opinion ; chaque jour il fera sentir à ses
censeurs qu’il a choisi le parti le plus avantageux.” Pour lui
peut-être ; mais pour la société ? Il y a dans le
stoïcisme un esprit monacal qui me déplaît ; c’est
cependant une philosophie à porter à la cour, près des Grands,
dans l’exercice des fonctions publiques, ou c’est une voix perdue
qui crie dans le désert.
J’aime le sage en évidence comme l’athlète sur l’arène :
l’homme fort ne se reconnaît que dans les occasions où il y a de
la force à montrer. Ce célèbre danseur qui déployait ses membres
sur la scène avec tant de légèreté, de noblesse et de grâces,
n’était dans la rue qu’un homme dont vous n’eussiez jamais
deviné le rare talent. » (II, 8, 251.)
La citation détachée
de Sénèque est aussitôt contrée et dialogisée. Au dialogue de
Sénèque avec Lucilius se superpose celui de Diderot avec Sénèque :
« Pour lui peut-être ; mais pour la société ? ».
Diderot vise clairement la question du détachement, de la
« retraite » du sage, identifiée à la retraite
monastique. Il y reviendra plus loin, parlant de « vues
monastiques et antisociales » (II, 21, 275). La philosophie n’a
de sens que théâtralement installée dans l’espace de la
sociabilité publique. Il ne s’agit pas seulement de la position du
ministre-philosophe à la cour du tyran, de cette figure
traditionnelle du conseiller du prince. Le philosophe n’est pas
l’inspirateur discret, caché, de telle ou telle politique. Comparé
à « l’athlète sur l’arène », puis plus
radicalement au « danseur […] sur la scène » (autant
dire le prostitué, l’excommunié), il exhibe publiquement,
théâtralement,
une certaine posture ; ce n’est pas immédiatement son
discours, c’est d’abord son gestus social qui fait sens.
Le retournement théorique et dialogique de
l’Essai
Diderot entreprend
donc de retourner Sénèque contre lui-même pour construire la
figure imaginaire de l’intellectuel confronté au pouvoir. Le
retournement est saisissant, car il embrasse en un seul mouvement la
représentation désuète du sage confronté au prince, inscrite dans
une tradition multiséculaire de notre culture, et l’ébauche
inédite du citoyen révolté, faisant basculer la culture savante
dans la posture populaire de la révolte.
Pour comprendre
comment s’opère ce retournement, il convient de ne négliger aucun
des fils conducteurs, en apparence hétérogènes, qui parcourent
l’Essai. La dichotomie essentielle n’est pas celle qui, de
façon simple et immédiatement visible, sépare le texte en deux
parties consacrées successivement à la vie du précepteur de Néron
puis aux œuvres du philosophe disciple de Zénon, soit, pour une
figure, deux personnages que les détracteurs de Sénèque et de son
apologiste ont eu beau jeu d’opposer.
L’élément
différentiel n’est pas non plus le double référent que manie
Diderot, d’une part la réalité stoïcienne du despotisme
néronien, de l’autre la réalité contemporaine du despotisme
éclairé qu’affronte le philosophe des Lumières, c’est-à-dire
plus concrètement pour l’auteur de l’Essai, sa relation,
sa position vis-à-vis de Catherine II.
Il s’agit bien
plutôt de deux postures face au politique, diamétralement opposées
et pourtant difficilement dissociables, l’une de détachement,
l’autre de révolte, toutes deux guettées et reliées par la
compromission. Tout le travail poétique et, dans le même temps,
philosophique de l’Essai consiste à représenter et à
articuler ces deux postures, d’abord par la mise en scène de
figures, puis, plus subtilement, par le travail même, dialogique, de
l’écriture diderotienne : les pages consacrées à Rousseau
(I, 61-67, 119-131), qui constituent une digression par rapport à la
structure rhétorique annoncée de l’Essai, apparaissent
alors comme un maillon essentiel dans la construction de ce
face-à-face. Rousseau est la figure moderne et honnie du
détachement, qui permet à Diderot de dissocier Sénèque du
détachement stoïcien.
Peu à peu dans
l’Essai, cette opposition de Diderot vis-à-vis du
détachement stoïcien s’affirme et se radicalise. Dès le début
de la deuxième partie, Diderot nous avait prévenus : « usant
avec lui
d’un privilège dont il ne se départit avec aucun autre
philosophe, j’oserai quelquefois le contredire » (p. 229).
Ainsi, le mépris de Sénèque pour la douleur est insupportable :
« Quoi ! l’on se moque d’un époux, d’un amant, d’un
fils inconsolable de la mort de sa femme, de sa maîtresse, de son
père, de son ami ! Il n’en est rien ; et pour répondre
à Séneque dans sa manière, je lui dirai : […] pour celui
qui a les regards attachés sur l’urne de sa femme ou de sa
fille, est-il rien de plus importun que la présence de celui qui
rit ? » (II, 19, 271.) L’apologie de Sénèque devient
dialogue contradictoire avec Sénèque, même si la contradiction est
nourrie de la « manière » même du philosophe.
L’entreprise est bien de détournement, voire de retournement de
l’œuvre de Sénèque contre elle-même.
La lecture des Lettres
à Lucilius avançant, Diderot passe de la contradiction prudente
à la condamnation, voire à l’indignation : « La lettre
66, sur l’égalité des biens et des maux, n’est qu’un tissu de
sophismes » (II, 21, 275). Mais surtout l’objet du conflit
est la question, à la fois brûlante et interdite depuis Hobbes, des
fondements de l’autorité politique. Diderot commence par affirmer,
sans rapport direct avec le texte de Sénèque que « le
philosophe apprend au souverain quelle est l’origine et la limite
de son autorité » (II, 25, 281). Le conflit se noue à
l’occasion de la lettre 94 :
« C’est avec une espèce
d’indignation que je l’entends avancer dans la même lettre,
qu’il ne trouve rien de plus froid, de plus déplacé à la tête
d’un édit ou d’une loi qu’un préambule qui les motive.
”Prescrivez-moi, ajoute-t-il, ce que vous voulez que je fasse ;
je ne veux pas m’instruire, mais obéir.” J’en demande pardon à Séneque, mais
ce propos est celui d’un vil esclave qui n’a besoin que d’un
tyran. » (II, 36, 297.)
L’indignation de
Diderot contre les effets pervers de l’ataraxie contamine à son
tour l’énoncé. De même que le détachement faisait travailler la
coupure à la fois dans la pratique stylistique et dans la posture
politique, de même la révolte qui se manifeste d’abord dans
l’énonciation et dans le retournement indigné des sentences de
Sénèque, devient peu à peu l’objet central de l’énoncé. Il
faut se révolter. Diderot prend ici radicalement le contrepied du De
ira :
« Quoi, Séneque ! “le sage
n’entrera pas en colère, si l’on égorge son père, si l’on
enlève sa femme, si l’on viole sa fille sous ses yeux ?”…
“Non…” Vous me demandez l’impossible, le nuisible
peut-être. » (II, 45, 316.)
On voit bien, dans cet
exemple pris parmi d’autres,
comment la révolte du philosophe contre l’injustice se superpose à
la pratique dialogique qui retourne la phrase de Sénèque contre
elle-même.
III. Poétique de la révolte et imaginaire du
pouvoir
La posture infigurable de la révolte : de
l’énoncé au dispositif
La posture de
l’indignation et de la révolte ne trouve pas véritablement de
figure où s’incarner dans l’Essai : elle prolonge la
réflexion sur Sénèque mais ne peut s’identifier à lui ;
elle rencontre la sympathie et même l’adhésion de Diderot, mais
ne se superpose pas à la réalité de sa relation avec Catherine.
Cette posture imaginaire, qui traverse et oriente tout l’Essai,
demeure donc en quelque sorte inaccomplie. On touche, dans cet
inaccomplissement qui désigne la visée de l’œuvre, à un élément
majeur de la poétique diderotienne, que Diderot a exprimé un peu
partout dans son œuvre, à travers les genres et les thèmes les
plus variés : cette posture révoltée qui, du spasme aux
larmes, du geste théâtral aux marques de l’indignation la moins
mesurée, place l’énonciation au cœur du travail du sens, établit
une articulation inédite entre l’élaboration théorique du
philosophe et la pratique littéraire et stylistique de l’écrivain.
La dialectique des
postures du détachement et de la révolte, qui guide et oriente la
réflexion dans l’Essai, ne se manifeste donc pas comme
discours dialectique mais comme effet dialogique de l’énonciation.
Soyons plus nets encore : il n’y a pas dans l’Essai
un discours philosophique de Diderot, mais un dispositif proprement
diderotien, c’est-à-dire une installation d’espaces imaginaires
où théâtraliser les enjeux théoriques. La cour de Néron, le
cabinet du philosophe, la solitude de Rousseau, l’arène du combat
contre les journalistes antiphilosophes sont les espaces, non le
discours de l’Essai. On songe ici à l’emploi que Diderot
fait du mot scène pour désigner le contexte historique dans lequel
il installe son propos : « La scène va changer »
(I, 32, 77) ; « la scène va changer encore »
(I, 34, 79) ; « cette scène scandaleuse »
(I, 70, 134) ; « ajustez cette scène au théâtre et
soyez sûr d’un grand effet » (I, 76, 143).
Autrement dit, on ne
peut pas rendre compte de l’entreprise diderotienne de l’Essai
en termes d’énoncé : presque tous les énoncés de l’Essai
sont empruntés. Diderot compile les compilateurs et, si l’on ôtait
du texte ce qui est pris à Tacite, à Suétone, à Sénèque
lui-même, à Juste Lipse, ce qui est cité également de ses
détracteurs anciens et contemporains, des journaux, jusqu’aux
dernières pages où la défense de Diderot est ouvertement recopiée
de Marmontel, il ne resterait que bien peu de choses de ce livre
volumineux. Le travail essentiel de Diderot n’a donc pas porté sur
les énoncés, mais sur leur mise en scène, leur agencement, ou plus
exactement sur l’installation de discours inconciliables dans un
dispositif susceptible d’ouvrir à la dialectisation.
Le montage complexe de
l’Essai ne se propose pas d’orner de citations colorées
une thèse discursivement préétablie ; le jeu, la succession
des postures dans l’espace de la représentation construit un
imaginaire du pouvoir qui, lui-même, force, pousse la mise en œuvre
théorique.
La généralisation
d’une sémiologie de la révolte engageant à la fois le
retournement dialogique de l’œuvre de Sénèque et la condamnation
de son discours sur le rapport du sage au politique, c’est toute
l’entreprise apologétique de l’Essai qui est mise en
péril. Diderot sauve l’apologie en dissociant Sénèque du
stoïcisme, et même, plus subtilement, en dissociant la figure, la
posture de Sénèque de ses « principes ». Il a beau jeu
ainsi de surprendre Sénèque s’indignant contre la bassesse du
courtisan dont le prince vient d’exécuter les enfants :
« Et cette bassesse, mon
philosophe, remplit votre âme de colère, votre bouche
d’imprécations ! Je vous en loue, mais vous avez oublié vos
principes sur la colère. Lorsque vous vous écriez : “Un père
laisser le meurtre de son fils sans une vengeance proportionnée à
l’atrocité du crime !”…
vous sentez juste ; mais de stoïcien que vous étiez, vous vous
êtes fait homme. » (II, 48, 320-321.)
Là encore le mouvement
d’indignation du philosophe l’emporte sur le travail de
définition, de catégorisation qui ouvrait le traité sur la colère.
C’est bien une posture, non un discours qui fait sens ici. Il ne
s’agit pas de s’accorder scolastiquement à une étiquette
dogmatique, mais de se faire homme, de participer de façon
immédiate, théâtrale et sensible, de l’humanité héroïque et
révoltée.
L’enseignement
politique de la posture incarnée par Sénèque, la vérité sensible
contenue dans cette posture s’oppose donc à la facticité des
« principes » : « Dans cet ouvrage, les
conséquences des principes de l’auteur le mènent à des
assertions difficiles à digérer » (II, 52, 325).
Par principes, Diderot entend en fait ce qui organise rhétoriquement
le corps de la doctrine stoïcienne, la mécanique sophistique du
texte. L’œuvre de Sénèque apparaît alors tendue entre cette
mécanique textuelle du détachement et le continuum sensible d’une
posture qui relie les œuvres à l’engagement politique du
précepteur et du ministre de Néron. A propos du De ira dont
il vient de réfuter violemment les thèses, Diderot écrit :
« On est convaincu, entraîné en lisant le traité de la
Colère ; on est attendri, touché, en lisant celui des
Bienfaits. L’un est plein de force, l’autre de finesse ;
là c’est la raison qui commande ; ici c’est la délicatesse
du sentiment qui charme » (II, 58, 332). A l’efficacité
persuasive de la rhétorique qui fait tourner à vide les principes
du De ira s’oppose l’impression sensible que cherche à
produire le De Beneficiis. Mais le passage à cette nouvelle
sémiologie qui « parle au cœur » (ibid.)
déclenche aussitôt la révolte. Incorporant la scission qu’il a
introduite dans son Sénèque, pris entre une rhétorique et une
posture, Diderot se met ici en scène pris entre l’efficacité
persuasive du détachement et l’indignation que suscitent les
énoncés stoïciens : « La justesse et la force des
arguments de Séneque […] subjuguent ma raison, mais mon cœur se
révolte contre cette ingrate dialectique » (II, 61, 336-337).
Condamnation du stoïcisme et retournement des
citations : écritures de la révolte
Diderot se déchaîne
alors contre le stoïcisme : « “Quand on est
inaccessible à la volupté, on l’est à la douleur”… Voilà un
de ces corollaires de la doctrine stoïcienne auquel on n’arrive
que par une longue chaîne de sophismes » (II, 68, 347). Le
retournement dialogique par rapport à la citation se marque bien
comme écart par rapport à la mécanique du texte, comme glissement
de l’énoncé vers la posture. « La philosophie stoïcienne
est une espèce de théologie pleine de subtilités ; et je ne
connais pas de doctrine plus éloignée de la nature que celle de
Zénon » (II, 69, 348).
Cette dissociation de
Sénèque et du stoïcisme constitue une avancée majeure dans le
travail théorique qui s’opère progressivement tout au long de
l’Essai. De la position défensive qui réfutait les
accusations de compromission avec le tyran, on est passé à une
position offensive, prônant pour le philosophe l’action
politique :
« je ne mettrai pas sur la même
ligne celui qui médite et celui qui agit. Sans doute la vie retirée
est plus douce, mais la vie occupée est plus utile et plus
honorable ; il ne faut passer de l’une à l’autre qu’avec
circonspection ; c’est même l’avis de Séneque. “Et qu’importe, ajoute-t-il, par
quels motifs le sage embrasse la retraite, si c’est lui qui manque
à l’Etat, ou si c’est l’Etat qui lui manque ?”… Il
importe beaucoup : s’il manque à l’Etat, c’est un mauvais
citoyen ; si l’Etat lui manque, l’Etat est insensé. »
(II, 73, 354.)
Une fois de plus, sous
couvert de « l’avis de Sénèque », Diderot prend le
contrepied de sa doctrine, dans la droite ligne de l’article
Philosophe de l’Encyclopédie rédigé par Dumarsais. La
critique est de plus en plus nette et vive, sans les précautions
initiales. Au terme de son analyse du De Brevitate vitæ,
Diderot conclut que « Le stoïcisme a dénaturé tous les
mots » (II, 84, 371) ; l’apologie que Sénèque fait du
suicide dans le De Constantia révolte son apologiste :
« Cette morale est-elle inspirée à un Séneque par un
Caligula ? » (II, 85, 372). Curieusement la proximité
perverse du philosophe et du despote se retrouve ici, non sur le
terrain politique, mais dans le domaine de la morale. Toujours à
propos du De Constantia, Diderot éclate devant l’histoire
édifiante de Stilpon défiant Démétrius Poliorcète après la
prise et le pillage de sa ville. Tous mes biens sont avec moi, avait
dit Stilpon :
« Je ne le dissimulerai pas, je
suis révolté du mot de Stilpon et du commentaire de Séneque. […]
Si tu n’as rien perdu, il faut que tu te sois étrangement isolé
de tout ce qui nous est cher, de toutes les choses sacrées pour les
autres hommes. Si ces objets ne tiennent au stoïcien que comme son
vêtement, je ne suis point stoïcien, et je m’en fais gloire ;
elles tiennent à ma peau, on ne saurait me séparer d’elles sans
me déchirer, sans me faire pousser des cris. Si le sage tel que toi
ne se trouve qu’une fois, tant mieux ; s’il faut lui
ressembler, je jure de n’être jamais sage. » (II, 87,
374.)
Le détachement du sage
devient isolement étrange, la gloire du stoïcien bascule dans
l’incompréhensible. C’est par ce à quoi il est attaché et non
par ce dont il se détache que le philosophe diderotien acquiert sa
valeur. Le rapport au monde est le rapport de ce qui tient à la
peau, entre communication corporelle et déchirement convulsif.
Citons enfin cette
remarque à propos d’une scène prétendument morale des Questions
naturelles : « Je ne m’en dédis pas : Séneque
et Lucilius me sont l’un et l’autre odieux » (II, 100,
393). Non que l’apologiste soit devenu le détracteur de Sénèque :
mais le rapport même à l’œuvre est devenu un rapport d’intimité
révoltée.
Nous avons commencé
par opposer les deux postures du détachement et de la révolte. La
posture du détachement associe le corps de la doctrine stoïcienne à
une certaine pratique stylistique de la forme brève, de la pointe,
de la maxime, dans un va-et-vient, une superposition de la coupure
symbolique et de la coupure sémiotique ; à l’opposé, la
posture de la révolte associe le travail d’émancipation politique
entrepris par les philosophes des Lumières depuis l’Encyclopédie
à une poétique diderotienne théâtralisant, spatialisant,
dialogisant l’énoncé, selon une sémiologie fondée non plus sur
la coupure, mais sur le continuum sensible. Le philosophe s’indigne
et la phrase se retourne contre elle-même : la révolte est
politique et stylistique.
C’est donc
l’écriture même de Sénèque qui, dans l’Essai, glisse
du détachement vers la révolte. A propos de la 33e lettre à
Lucilius, Diderot commente ainsi les réflexions de Sénèque sur le
style :
« J’ouvre cette lettre et j’y
lis : “Des pensées remarquables et saillantes annoncent une
composition inégale. Le plus grand arbre n’excitera aucune
admiration, si tous ceux de la forêt lui ressemblent.” […] Le génie est souvent inégal. Avec un
peu de justesse et de réflexion on n’aurait pas fait dire à
Sénèque ce qu’il ne dit pas ; et en méditant un peu sur la
comparaison de la pensée saillante avec l’arbre qui se distingue
dans la forêt par sa hauteur, on aurait entendu ce qu’il dit. […] La plupart des ouvrages du
philosophe sont des impromptus faits au courant de la plume au milieu
du tumulte et des intrigues de la cour, dans les intervalles dérobés
aux fonctions de l’instituteur […] ; il ne compose pas, il
verse sur le papier son esprit et son âme, il ne s’épuise point à
donner de la cadence à sa phrase, il m’exhorte, il s’exhorte
lui-même à la pratique de la vertu. » (II, 10, 257.)
De l’image
traditionnelle du style de Sénèque comme style saillant,
irrégulier, précisément détaché à la manière des moralistes
(Diderot répète la comparaison avec La Bruyère et avec La
Rochefoucauld), on passe à celle d’une âme déversée sur le
papier, écriture sans médiation, pur mouvement de la révolte
intime s’objectivant, s’universalisant sur le papier du texte.
De la représentation à l’imaginaire du
pouvoir : la chose politique
C’est alors que peut
naître l’imaginaire du pouvoir. Le pouvoir n’est plus l’objet
abstrait, théorique, d’une représentation philosophique. Il est
la chose politique, à la fois instance abjecte du réel,
barbarie du monde et principe de symbolisation, que l’écrivain
incorpore, corporise dans la pratique de son écriture, pour la
restituer, la « verser » dans son écrit. C’est alors
un imaginaire et non plus une représentation du pouvoir qui s’écrit,
imaginaire révolté, subversif. L’Essai sur les mœurs
n’est-il pas célèbre pour ses méditations sur les révolutions
et, surtout, son apologie de la révolution américaine ?
L’imaginaire du
pouvoir est l’avènement dans l’écriture de la chose politique,
qui se manifeste non comme le thème d’un discours philosophique,
mais, on l’a vu, comme le dispositif d’un certain face à face
engageant un conflit symbolique : le face à face de Sénèque
et de Néron, et plus généralement le face à face de la conscience
morale, porteuse de l’exigence éthique, et de l’horreur du
monde, de ce donné du réel qui saisit le philosophe à la gorge,
qui le défie et l’étreint, qui l’accule à choisir entre la
mort et la compromission.
La chose politique se
manifeste donc à la fois comme exigence morale et comme donné du
réel. Elle est pour cette raison toujours figurée par la mise en
scène d’un choix impossible : Sénèque doit-il justifier le
meurtre d’Agrippine pour continuer à faire le bien ou se retirer,
lui qui est le dernier rempart contre la barbarie du tyran (I, 79,
148-150) ? Cneius Pison doit-il exécuter les deux soldats
coupables et le centurion désobéissant au nom de la discipline
militaire, ou pardonner par humanité contre la loi (II, 46, 317) ?
Chaque fois, il s’agit
d’appliquer une maxime de morale (ne pas mentir, ne pas cautionner
le crime, respecter et faire respecter la loi) à une réalité
politique dans laquelle cette maxime est pour ainsi dire retournée
contre elle-même : ses effets, barbares et inhumains, révoltent
la morale qui l’a dictée.
La chose politique est
l’articulation révoltée de la maxime et du réel. Elle engage
l’écriture de l’Essai, écriture du détachement, de la
maxime donc, mais du détachement sur le réel, de la maxime
qui se retourne et se révolte, mettant en échec le dispositif
stoïcien du face à face entre le sage, que le suicide libère du
tyran, et le tyran, dont la barbarie détache la liberté du
sage.
Kant avec Diderot ?
L’Essai
travaille à l’effondrement de ce dispositif. Diderot rejoint, dans
cette construction négative d’un imaginaire du pouvoir,
l’entreprise contemporaine de Kant. La Critique de la raison
pratique (1788) est bien tout entière ordonnée autour de
l’articulation des principes idéaux de la morale
(l’exigence de vertu) et des satisfactions pratiques
qu’offre le monde (la poursuite du bonheur). La loi morale est
l’objectivation universelle d’une maxime qui détache l’énoncé
de son auteur :
« Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en
même temps toujours valoir comme principe d’une législation
universelle. » (I, l. 1, ch. 1, §7, p. 643.)
Mais cette maxime,
nécessairement orientée vers la recherche du « souverain
Bien » (le summum bonum stoïcien), échoue à faire
coïncider « la vertu et le bonheur », dont la liaison ne
peut être ni analytique, ni synthétique : c’est l’antinomie
de la raison pratique (I, l. 2, ch. 2, I, pp. 746-747), que
Kant résout en dissociant le sujet moral comme phénomène
(un individu pris dans les événements du monde sensible) et comme
noumène (« pure intelligence dotée d’une existence
qui échappe aux déterminations du temps »). Kant concède que
l’intention vertueuse ne produit pas nécessairement le bonheur
dans le monde sensible, mais, de façon médiate, « dans
la connexion avec un monde intelligible ». Il évoque alors
longuement Épicure et les stoïciens, pour qui « la
possibilité du souverain Bien » était intégralement située
dans le monde sensible. Mais dans le monde sensible la poursuite du
souverain Bien ne produit le plus souvent qu’une satisfaction
négative, le « contentement de soi même » (p. 751)
que l’on doit distinguer du bonheur et de la béatitude (p. 753).
La recherche du souverain Bien doit être en conséquence considérée
comme possible par la conscience morale, même si l’accomplissement
total, positif, de ce souverain Bien demeure incompréhensible pour
la raison pratique.
D’une certaine
façon, Kant comme Diderot partent de ce dispositif stoïcien du face
à face de l’exigence éthique et du réel pour le déconstruire.
Kant lui assigne les limites idéalisantes de sa critique, qui sépare
le monde sensible où s’engage le combat de la vertu du monde
intelligible où est promise la jouissance. La représentation du
pouvoir est ainsi séparée de l’imaginaire de la jouissance,
rejeté hors des compétences de la raison pratique. La critique du
dispositif moral stoïcien qui déconstruit la dynamique symbolique
du Souverain Bien, fondée sur l’unicité du bonheur et de la
vertu, ne débouche pas sur l’avènement de la chose politique
comme articulation symbolique centrale. La chose politique demeure
toujours à l’horizon de la critique, comme en témoigne la
conclusion de la Critique de la raison pratique, illustrée
par un double face à face : celui de l’honnête homme et des
calomniateurs d’Anne Boleyn, puis de l’honnête homme et du
taureau brûlant de Phalaris.
La « pure
moralité » exige bien sûr que l’honnête homme refuse de
porter un faux témoignage en échange de profits, mais aussi qu’il
ne cède ni aux menaces, fussent-elles de mort, ni aux supplications
de « sa famille menacée de la dernière misère ». La
« loi des mœurs » doit donc être représentée
absolument dégagée de toute visée de bien-être, car c’est dans
la souffrance qu’elle se montre avec le plus d’éclat »
(p. 795). Rien n’est moins stoïcien.
Kant radicalise la
dissociation de la vertu et du bonheur entamée pour résoudre
l’antinomie de la raison pratique. Cette dissociation, qui relève
toujours d’une sémiotique de la coupure, engage également celle
de la raison et des sentiments. Le face à face théâtral du sage et
de la réalité immonde du monde est perçu comme un face à face
indécent, qu’on ne doit pas donner pour modèle aux enfants :
« il faut ici attirer l’attention moins sur l’élévation
de l’âme […] que sur la soumission du cœur au
devoir », car la première ne produit que des
« transports » passagers quand la seconde engage des
« principes » durables (p. 794, note).
Comment ne pas
reconnaître Diderot dans ce que vise la critique kantienne du
dispositif de face à face ?
Diderot, au lieu de
répudier le dispositif stoïcien, l’exacerbe et le retourne contre
lui-même. Le face à face n’est pas critiqué comme image vaine
d’une moralité plus romanesque que philosophique, mais comme
postulant une soumission insupportable au pouvoir : la
résistance de l’honnête homme au tyran ne remet pas en question
le pouvoir du tyran, et même évacue la question du pouvoir au
profit de celle de la moralité. Cette soumission est d’abord
justifiée, dans la première partie de l’Essai, par
l’action politique du philosophe : ce n’est pas pour obéir
aux principes de la moralité pure, mais parce que lui-même, comme
ministre de Néron, détient un pouvoir qu’il peut mettre en œuvre
utilement que Sénèque (le Sénèque de Diderot, sinon le Sénèque
historique) se soumet à son prince. La réalité immédiate, les
effets tangibles de l’action politique justifient ce que Kant
stigmatiserait comme une compromission morale, voire comme le
sacrifice de la moralité subjective.
Exigence éthique et causalité pratique des événements dans le
monde sensible ne sont pas, ne peuvent pas être séparées pour
Diderot.
L’antinomie de la
raison pratique qui se manifeste dans le face à face de l’honnête
homme et du tyran n’étant pas résolue par la critique et par la
séparation du sujet comme phénomène vertueux et comme noumène
accessible à la jouissance, Diderot ouvre une autre voie qui de
« l’élévation de l’âme » au « transport »
conduit le sujet vers la révolte.
La révolte scénique comme dépassement du face
à face
Tout commence avec
l’anecdote de Cneius Pison et des trois soldats :
« Pison condamne à mort un
soldat, pour être retourné du fourrage sans son camarade. Ce soldat
présentait sa gorge au glaive, lorsque son camarade reparut. Ces
deux hommes se tenant embrassés, sont reconduits, aux acclamations
du camp, dans la tente de Pison, qui dit à l’un : Toi, tu
mourras, parce que tu as occasionné la condamnation de celui-là ;
et au centurion : Toi, pour n’avoir pas obéi… »
(II, 46, 317.)
Quid hoc
indignius ? Sénèque, dans le De ira, avait réprouvé
la colère de Cneius Pison, vir a multis vitiis integer, sed
pravus et cui placebat pro constantia rigor, « un homme que
bien des vices laissaient insensible, mais mauvais, aimant la rigueur
qu’il prenait pour de la fermeté » (I, XVIII,
3). Mais cette réprobation morale visait l’iracundia en
tant que passion pernicieuse de l’âme ; elle n’engageait
pas la chose politique, ne sollicitait pas un imaginaire du pouvoir
mettant en jeu la légitimité politique de Pison.
Diderot se révolte
contre cette passivité du rapport purement moral à la chose
politique :
« A ce récit, dites-moi que se
passe-t-il en votre âme ? Est-ce que vous ne sentez pas la
fureur s’en emparer ? Est-ce que vous ne criez pas à ces
trois malheureux : Lâches, que faites-vous ? Quoi !
vous vous laissez égorger sans résistance ? Suivez-moi :
élançons-nous tous les quatre sur cette bête féroce,
poignardons-la, et qu’après il soit fait de nous tout ce que l’on
voudra ; nous ne mourrons pas du moins sans être vengés. Je le
sens au bouillon de mon sang, j’en conviens, c’est la passion qui
me transporte et qui m’associe dans ce moment aux trois soldats
exécutés il y a deux mille ans ; mais si je suis fou, qui
est-ce qui osera blâmer ma folie ? » (Suite du
précédent.)
La « résistance »
de l’honnête homme dépasse ici de loin le travail de la
négativité à l’œuvre face aux calomniateurs d’Anne Boleyn ou
aux exigences de Phalaris : il ne s’agit pas de résister à
la tentation des biens terrestres, à la menace physique et morale, à
la prière des proches, c’est-à-dire de se raidir contre les
sollicitations du monde sensible ; il s’agit tout au
contraire de s’engager totalement dans le monde, d’exercer ce que
la Déclaration des droits de l’homme désignera comme le
droit politique fondamental de résistance à l’oppression.
Diderot retourne le
face à face du tyran et des trois condamnés. La scène engage un
imaginaire du pouvoir précisément parce qu’elle est ainsi
dédoublée, travaillée par la révolte : l’antinomie se
résout non par la critique, mais dans la révolte qui met la passion
au service de la justice.
Ici s’ouvre une
nécessaire vacance de la raison : « je le sens au
bouillon de mon sang, j’en conviens, c’est la passion qui
me transporte ». Le transport de la révolte met en
œuvre une dynamique impure, engageant des forces que ne gouvernent
ni la morale, ni la raison. Cette « folie »
révolutionnaire, absolument extérieure à la sphère kantienne de
la raison pratique, radicalement détachée de l’efficace poétique
et philosophique de la maxime, n’est pas pour autant
anti-philosophique.
L’Iroquois qui sauve
les Européens du naufrage obéit-il à un principe d’humanité
naturelle (II, 67, 344) ? Ce face à face là, que Diderot
emprunte à l’Histoire des deux Indes (XV, 4, addition de
1774), elle-même inspirée des Voyages dans le Canada de
Louis Crespel (1742) est également retourné, révolté dans
l’Essai : « tout à l’heure vous étiez des
hommes malheureux, et nous vous avons secourus ; demain vous
serez nos ennemis, et nous vous égorgerons »
.
C’est le même
transport sensible qui précipite l’Iroquois dans la compassion
héroïque et dans le massacre sanglant. L’action n’est motivée
par aucune maxime. C’est par rapport au dispositif de la scène,
c’est-à-dire par rapport à la Chose même du réel, et non au
principe de la morale, à la maxime, que se détermine l’action.
Le rapport du sage, du
philosopphe, de l’honnête homme, de l’intellectuel avec le
pouvoir cesse donc ici d’être conditionné par l’objectivité
universelle de la maxime morale. Une certaine puissance révoltante
du réel fait image pour le sujet qui s’engage. C’est à partir
de cette image que se déclenche à la fois l’action politique et
l’écriture, écriture qui dialectise le détachement pour
communier avec le monde.
L’imaginaire du
pouvoir se nourrit de cette communion révoltée. Le héros
diderotien en dernier ressort n’est pas le sage retranché mais
l’esclave noir qui a préféré se trancher le poignet plutôt que
d’exécuter ses compagnons rattrapés dans leur fuite :
« Voilà donc un homme sans
éducatiuon, sans principes, réduit par son état à la
condition de la brute, qui s’abat un poignet plutôt que de
s’avilir. N’oublions jamais que le serviteur peut valoir mieux
que son maître. » (II, 67, 345.)
Sénèque avait préféré
faire l’éloge de Mucius Scaevola (II, 55, 328 ; De
providentia, 3, 5). La mutilation de Scaevola représentait
la grandeur du pouvoir romain, soutenue dans le sacrifice par la pure
exigence morale du devoir ; la mutilation de l’esclave fait
travailler un imaginaire du pouvoir pris entre l’horrification
et la révolte : un imaginaire qui n’engage pas le retrait de
(ou le détachement dans) la sphère symbolique, mais tout au
contraire qui l’investit de sa posture subversive.
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