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Pour citer ce texte : Stéphane Lojkine, cours d’agrégation à l'université Paul-Valéry de Montpellier, janvier 2001.
Incompréhensible et brutalité dans Le Rêve
de D’Alembert
Le Rêve de
D’Alembert contient des hypothèses, des propos audacieux qui
heurtent brutalement les opinions communément admises au
dix-huitième siècle. Sur le plan philosophique d’abord, Diderot
rompt méthodiquement, systématiquement avec le dualisme cartésien,
qui articule et oppose la matière à la pensée. Il revendique pour
ainsi dire comme préalable à la réflexion ce qui ailleurs serait
une conclusion hasardée, un monisme matérialiste radical dont on
peut se demander quel public était prêt à l’accepter.
Plus effrontément
encore, la modélisation biologique de ce matérialisme constitue une
démarche intellectuelle si singulière, si différente même des
matérialismes mécanistes du temps, que Diderot s’affronte, dans
ce texte, à la difficulté, voire à l’impossibilité de
communiquer ses idées. Il se sait, il se sent confusément
incompréhensible.
Le dialogue
philosophique a donc à s’affronter avec cette dimension de
l’incompréhensible. Diderot n’y répond ni par un effort
pédagogique de clarification de ses thèses, ni par un volontarisme
didactique compensant par la rigueur de la méthode et le
systématisme de l’exposé l’audace des thèses et des positions.
C’est même tout le contraire. Diderot prend le parti de
l’incompréhensible et exploite les possibilités de pensée et de
raisonnement que cet incompréhensible lui offre. Il ne s’agit
certes pas de dire des choses qui n’ont pas de sens. Il s’agit
d’intégrer dans le rituel dialogique l’idée que ce qui se
développe ici a de fortes chances pour passer pour
incompréhensible.
En prenant ce parti,
Diderot ne heurte pas de front l’obstacle culturel, social,
idéologique qui se dresse devant lui. Il incorpore cet obstacle à
son texte en affrontant tous les personnages du dialogue au délire
de D’Alembert. Par ce face à face, le texte reconnaît, et conjure
par cette reconnaissance, la dimension incompréhensible non
seulement des thèses, mais du discours même qu’il se propose de
développer.
En retour,
l’acceptation d’une certaine incompréhensibilité
consubstantielle de ce discours philosophique influe sur le contenu
des thèses et sur le cours que prend la réflexion. La brutalité
des thèses avancées se dissémine alors insidieusement au gré de
la fragmentation délirante du discours rêvé et se déplace
imaginairement à la faveur des images à partir desquelles s’élabore
la pensée. Une autre économie de la parole se dessine alors :
de la statue brisée de Falconet aux faisceaux mutilés du réseau
sensible, un même geste brutal, originel, se répète dans Le
Rêve de D’Alembert. Il ne s’agit plus de s’affronter à un
Autre du dialogue qui ne comprendra pas ; il s’agit de
s’affronter à la brutalité même du réel, à cette brutalité
sourde à la parole, hétérogène à tout discours, que le corps
éprouve dans la souffrance, dans le handicap, dans l’accident et
dans la mutilation. On passe de l’Autre qui ne comprend pas ce
qu’on dit au Réel en tant que catégorie objective de
l’incompréhensible. La brutalité constitue ici l’objectivation
dans le réel de l’incompréhensible. Le Rêve est l’épreuve
de ce passage, qui déplace l’affrontement dialogique de
l’incompréhensibilité du discours vers la brutalité du
dispositif. Par cette brutalité, la dimension du réel fait
irruption dans la littérature.
On a donc d’un côté,
dans le texte, des allusions répétées au fait que ce qui se dit
est incompréhensible, puis délirant, puis moralement inavouable ;
de l’autre, le dialogue fait référence à des expériences toutes
marquées par la brutalité d’un geste inaugural destructeur, puis
par la souffrance, la mise à distance de cette souffrance et ses
effets-retours. On voudrait montrer ici que ces deux phénomènes,
très sensibles à la lecture du texte, mais en apparence hétérogènes
l’un à l’autre, constituent en fait précisément l’articulation
problématique fondamentale du Rêve de D’Alembert.
Le discours du Rêve
est donc travaillé par l’incompréhensible, incompréhensible
qu’il conjure par le raisonnement à un certain niveau du dialogue,
mais qu’il incorpore et met à profit à un autre niveau. Cette
incorporation se manifeste de façon très concrète par le passage
de l’entretien au rêve proprement dit : le corps délirant de
D’Alembert devient le champ clos de l’élaboration dialogique.
Mais l’incorporation de l’incompréhensible est un phénomène
qui se manifeste dès le début du dialogue, par la mise en place
d’un réseau d’images marquées par la brutalité d’une
destruction inaugurale, et amenées pour faire déraper le jeu
dialogique. L’affrontement à l’autre du dialogue, non pas avec
l’interlocuteur avec qui on est en connivence, mais avec le
lecteur, le public qui ne comprendra pas, qui recevra ce texte comme
une agression, cet affrontement difficile s’érotise assez vite. La
déviance sexuelle, le contournement, l’évitement de
l’affrontement à l’Autre du désir, constituent à la fois la
métaphore et l’aboutissement de cette incorporation de
l’incompréhensible. La chambre aux cornets, la scène d’onanisme,
les évocations de l’homosexualité, et surtout le fantasme
délirant d’une hybridation humaine qui produirait les chèvre-pieds
constituent, au-delà de la « philosophie du polype »
mise en évidence par Jacques Proust, une interrogation inquiétante
des principes symboliques de l’humanité, principes dont on se
demandera si Le Rêve de D’Alembert les refonde ou les
déconstruit.
Dans un premier temps,
nous étudierons le rapport qu’entretient Le Rêve de D’Alembert
avec les cadres énonciatifs du dialogue, cadres qu’il institue et
en même temps qu’il détourne, faisant apparaître la dimension
incompréhensible du discours qu’il cherche à communiquer. Puis
nous nous intéresserons aux dispositifs imaginaires mis en place
dans Le Rêve de D’Alembert pour tout à la fois figurer et
conjurer cette incompréhensibilité menaçante du discours. Enfin
nous nous demanderons si la brutalité de ces dispositifs n’est pas
à l’origine de leur érotisation. Cette fin érotique du Rêve
– à la fois ce vers quoi il tend à tout instant et ce par quoi il
se termine chronologiquement – demeure en effet problématique.
Elle pourrait constituer le point de conjonction entre
l’incompréhensibilité du discours et la brutalité du dispositif.
I. Du discours au dialogue : poétique de
l’incompréhensible
De l’obscurité scolastique aux « intervalles
incompréhensibles »
Le face à face avec
l’incompréhensible est le point de départ du Rêve de
D’Alembert. La description de Dieu par D’Alembert est
incompréhensible :
« un être d’une nature aussi
contradictoire est difficile à admettre. Mais d’autres obscurités
attendent celui qui le rejette. »
D’emblée,
l’incompréhensible n’est pas l’affaire du camp des autres,
face auquel le camp matérialiste aurait la part belle d’un
discours bien ordonné. L’affrontement idéologique est celui des
« contradictions » contre les « obscurités ».
La position de l’interlocuteur Diderot est incompréhensible :
D’Alembert. — Je ne vous entends
pas. Diderot. — Je m’explique. (GF36.)
Mais D’Alembert de
l’autre côté ne peut se résoudre à l’existence de Dieu :
Diderot. — Et pour aller plus loin,
nous serait-il permis d’inventer un agent contradictoire dans ses
attributs, un mot vide de sens, inintelligible ? D’Alembert. — Non. (GF46.)
Le dialogue coince donc
les interlocuteurs entre deux incompréhensibilités. Il ne s’agit
pas de choisir son camp : Diderot, à la fin du premier
entretien, en dénonçant l’impossibilité d’une position
sceptique, dénonce l’idée même d’un affrontement camp contre
camp, discours contre discours. C’est du discours même qu’il
s’agit de sortir.
Il faut passer de
l’incompréhensibilité du discours à la seule incompréhensibilité
qui importe, l’incompréhensibilité du réel. La métaphore de la
corde sensible initie ce passage du discours au réel :
« Cet instrument a des sauts
étonnants, et une idée réveillée va faire quelquefois frémir une
harmonique qui en est à un intervalle incompréhensible. »
(GF49.)
Les résonances, les
harmoniques du clavecin métaphorisent la communication sensible qui
s’effectue dans le corps par les nerfs, dans l’esprit par
l’analogie, le circuit des idées, cette communication dans
l’esprit n’étant que la suite naturelle, le prolongement
sensible de la communication corporelle des sensations. L’idée
nouvelle, pourtant, d’où vient-elle ? Il y a des sauts
« incompréhensibles ».
On est passé, dans le
dialogue, de Dieu comme discours scolastique incompréhensible à cet
intervalle incompréhensible qui se mesure et se constate dans le
vivant, dans le réel. L’incompréhensible a été incorporé comme
donnée du vivant, donnée sur laquelle, par le biais de la
métaphore, on peut produire un raisonnement clair : le
raisonnement du clavecin-philosophe définissant la pensée comme
harmonique musicale.
Le dialogue
philosophique ne dissipe donc pas l’incompréhensibilité du
discours d’explication du monde. Il la déplace du discours sur le
réel, de l’abstraction métaphysique vers la complexité
biologique, ce qui permet, par le dialogue, une refondation du
raisonnement.
Parodie du discours et irruption du réel
Au face à face des
deux discours s’est donc substitué le face à face du discours et
du réel. Ainsi, à propos de la genèse du poussin :
« Prétendrez-vous, avec
Descartes, que c’est une pure machine imitative ? Mais les
petits enfants se moqueront de vous, et les philosophes vous
répliqueront que si c’est là une machine, vous en êtes une
autre. » (GF52.)
Au face à face de
Descartes
et des « philosophes », dont les discours réduisent le
monde à un jeu de machines incompréhensibles, s’opposent le rire
des enfants et l’évidence sensible du poussin, tout mouvement,
toute chaleur, toute plume. Le rire des simples déconstruit tout
discours comme incompréhensible et initie, au lieu du discours, le
dialogue, au lieu de la modélisation abstraite, la puissance
principielle du réel. L’incompréhensible est symptomatisé par le
rire qui dialogise la parole : le cadre énonciatif du dialogue
philosophique est, comme l’a montré Mikhaïl Bakhtine, celui de la
Ménippée ; la pensée dialogique s’origine, comme l’a
montré Jean Starobinski, au cynisme de Diogène.
Le regard porté par
les enfants sur le philosophe est en même temps un regard intérieur.
L’incompréhensible introduit une scission intérieure du Moi :
Diderot.— Écoutez-vous, et vous aurez
pitié de vous-même ; vous sentirez que, pour ne pas admettre
une supposition simple qui explique tout, la sensibilité, propriété
générale de la matière, ou produit de l’organisation, vous
renoncez au sens commun, et vous précipitez dans un abîme de
mystères, de contradictions et d’absurdités. (GF53.)
Il y a une
précipitation dans l’incompréhensible. Il s’agit de s’arrêter
au seuil de cette précipitation du discours, de ne pas déraper. La
conjuration de l’incompréhensible est l’expérience de cette
limite, de ce nouveau rapport introduit avec le réel (« Voyez-vous
cet œuf ? ») identifié au « sens commun »,
lui-même posé comme principe d’une nouvelle parole, d’une
nouvelle rationalité. D’Alembert ne rompt pas d’emblée avec
l’ancienne rationalité et ses discours :
D’Alembert. — […] je vois que la
sensibilité est une qualité simple, une, indivisible et
incompatible avec un sujet ou suppôt divisible. Diderot. — Galimatias
métaphysico-théologique. (GF54.)
D’Alembert oppose à
Diderot une contradiction logique, dans la tradition scolastique du
raisonnement aristotélicien : la sensibilité ne se coupe pas
en morceaux, tandis que la matière se coupe en morceaux. Donc
sensibilité et matière sont hétérogènes et incompatibles. La
sensibilité est une « qualité » que l’on peut
attribuer ou non, qui se rencontre ou ne se rencontre pas dans un
« sujet » ou dans un « suppôt » donné. Bien
sûr, dès lors que l’on cesse de parler de « qualité »
et de « sujet », et que l’on considère la sensibilité
comme un effet qui n’a pas d’existence en soi, comme
quelque chose de produit par la matière et non d’ajouté à la
matière, tout change. Mais la notion d’effet et par là de
mouvement, de processus physique ou chimique, induit une rupture
épistémologique, un changement radical des cadres du raisonnement.
Il ne s’agit plus de distinctions métaphysiques (entre
« substance » et « attributs », entre
« qualité » et « suppôt »), mais d’analyse
physique et biologique : alors le donné expérimental, qui sert
de base au raisonnement, apparaît nécessairement comme unique. Ce
n’est pas une matière et de la sensibilité, c’est un
œuf. Le réel devient le principe symbolique du raisonnement :
non seulement la physique expérimentale remplace, en tant que
paradigme, la métaphysique idéaliste, mais, même en dehors de
toute expérience, le cadre sémiologique dans lequel évolue la
parole du dialogue n’est plus le cadre rhétorique et
syllogistique.
C’est depuis ce
nouveau cadre épistémologique que l’ancien discours est mis à
distance comme objet incompréhensible, comme « galimatias ».
Mais dans le premier entretien ce nouveau cadre demeure un horizon
revendiqué par le Diderot interlocuteur du dialogue, sans pouvoir
s’imposer. L’incompréhensible se manifeste encore comme le
travail que la négativité dialogique opère sur le discours. Il
tend à abolir les frontières des deux camps opposés sur le plan
métaphysique, comme le dénote cet emploi insidieux du « vous »
dans la bouche de Diderot :
« Soyez physicien, et convenez de
la production d’un effet lorsque vous le voyez produit, quoique
vous ne puissiez vous expliquer la liaison de la cause à l’effet. »
(GF54.)
Il s’agit bien de
passer du discours métaphysique, dénigré comme galimatias, à
l’attitude, à la posture intellectuelle du physicien, qui envisage
la sensibilité non plus comme une « qualité », au sens
aristotélicien du mot, mais comme un « effet ».
Abolition de la coupure rhétorique et
généralisation de la liaison
À ce moment, la
dimension de l’incompréhensible glisse du discours dans le réel,
dans le phénomène lui-même, dont on ne peut expliquer
l’enchaînement causal. De l’enchaînement syllogistique à
l’enchaînement phénoménal, l’incompréhensible est réduit au
réel, dé-médiatisé. Il devient un problème de liaison : la
matière produit de la sensibilité, mais la liaison entre la matière
comme cause et la sensibilité comme effet demeure incompréhensible.
Cette absence de liaison dans le réel, ou plus exactement cette
liaison incompréhensible constitue le réel comme expérience de la
brutalité. Quelque chose, dans la matière, se libère, devient
sensible. Tout d’un coup, ça sent.
Il ne s’agit pas de
supprimer l’incompréhensible mais de passer d’» une cause
qui ne se conçoit pas » (Dieu insufflant de la sensibilité
dans la matière) à une liaison qu’on ne peut expliquer (la
liaison de la matière inerte à la matière sensible). Peu à peu,
le dialogue construit le dispositif de face à face avec le réel.
Car l’enjeu est là :
ces glissements successifs déplacent, on l’a vu,
l’incompréhensible du discours dans le réel, puis réduisent les
coupures constitutives de l’ancienne structure de la controverse,
coupure idéologique affrontant deux discours hétérogènes, coupure
logique organisant le raisonnement autour du syllogisme. On passe
d’un ordre rhétorique de la coupure à un ordre dialogique de la
liaison, fondé sur la mise en évidence de coprésences, de
conjonctions : conjonction dans le réel des phénomènes,
conjonction dans le dialogue des prises de paroles, un même discours
circulant d’un interlocuteur à un autre. Ce système de liaisons
vise la déstructuration rhétorique du texte et du raisonnement, le
passage de la structure au dispositif.
D’Alembert perçoit
très bien que ce qui est en jeu ici, c’est la rationalité même
du discours :
D’Alembert. — Par exemple, on ne
conçoit pas trop, d’après votre système, comment nous formons
des syllogismes, ni comment nous tirons des conséquences. (GF56.)
Le principe de liaison
universelle posé par Diderot interdit la mise à distance
modélisatrice qu’établit le discours syllogistique. Il y a un
lien entre la manière dont Diderot procède dans le dialogue, cette
façon de disposer les idées dans un certain cadre énonciatif
dialogique qui s’oppose radicalement au discours métaphysique, et
la manière dont Diderot conçoit la matière et le vivant. Définir
l’homme comme un clavecin sensible, c’est le définir non plus
comme « sujet » maîtrisant des facultés, mais comme
dispositif où le réel produit des résonances : il y a une
continuité du réel dans le Moi, de la matière du monde jusqu’à
la pensée intime. Cette continuité est figurée par la pensée
délirante de Berkeley, délirante et en même temps fondatrice :
« Il y a eu un moment de délire
où le clavecin sensible a pensé qu’il était le seul clavecin
qu’il y eût au monde, et que toute l’harmonie de l’univers se
passait en lui. » (GF56.)
Ce qui est délirant
une fois de plus, c’est cette liaison entre le monde et le moi,
comme est incompréhensible la liaison entre la matière et la
sensibilité. Mais ce délire n’en constitue pas moins la base de
la révolution logique qui va fonder le cadre énonciatif du second
entretien, du « Rêve » proprement dit. Il faut faire
travailler l’incompréhensible non plus dans le discours, mais dans
la nature :
« nous ne tirons point [des
conséquences] : elles sont toutes tirées par la nature. Nous
ne faisons qu’énoncer des phénomènes conjoints, dont la liaison
est ou nécessaire, ou contingente. » (GF56.)
Ce glissement induit le
passage du modèle syllogistique, fondé sur le parallélisme logique
des propositions, à un modèle dialogique fondé sur la liaison, la
conjonction, modèle qui abolit la distance du Moi raisonnant à
l’objet sur lequel il raisonne. Le délire, figure de l’abolition
de cette distance, devient alors le cadre nécessaire de
l’élaboration dialogique.
II. Délire, folie : ruine du discours et
passage à l’image
L’incompréhensible
a donc glissé du discours vers le réel. Il attaque ainsi la
structure même de l’énonciation dialogique, puisque le nouveau
raisonnement dialogique s’identifie avec l’enchaînement, ou
plutôt la conjonction même des phénomènes de la nature. Le
délire, qui abolit la distance que le discours met entre le sujet
parlant et l’objet de la parole, devient la condition nécessaire
du raisonnement.
Le second entretien,
qui prend acte de ce nouveau dispositif énonciatif en plaçant le
délire de D’Alembert au cœur de la discussion, renverse ainsi le
rapport à l’incompréhensible. Il ne s’agit plus de désigner le
discours métaphysique comme galimatias pour en faire le repoussoir
de l’élaboration dialogique. Il s’agit au contraire d’incorporer
le galimatias, qui devient la nouvelle matière de la réflexion
dialogique.
« C’était, en commençant, un
galimatias de cordes vibrantes et de fibres sensibles »
(GF67) « Après votre radotage ou
le sien, il m’a dit » (GF75) « Sa rêvasserie n’en est
pas demeurée là » (GF78) « Ensuite il a dit ?… —
Des folies qui ne s’entendent qu’aux Petites-Maisons »
(GF79) « Moi j’appelle cela des folies
auxquelles je permets de rêver quand on dort, mais dont un homme de
bon sens qui veille ne s’occupera jamais. » (GF87) « Quelle folie ! »
(GF92) « Il faut que vous ayez un
merveilleux penchant à la folie » (GF101) « Il me vient une idée bien
folle » (GF113) « Est-ce que j’ai rêvé ? —
Toute la nuit, et cela ressemblait tellement à du délire,
que j’ai envoyé chercher le docteur ce matin » (GF130)
Le galimatias, le
radotage, la rêvasserie, les folies, le délire deviennent la forme
de la nouvelle parole philosophique. Ils désignent cette parole
comme discours déconstruit, comme désarticulation de la logique
discursive. On songe ici à la parole des bijoux, que Diderot désigne
dans Les Bijoux indiscrets comme caquet. Les bijoux jasent,
babillent, radotent, bégayent. Ils débitent du verbiage, des
extravagances, des impertinences. Les premiers discours des bijoux
sont parfaitement clairs ; c’est le public qui les reçoit
comme incompréhensible, parce que les bienséances refusent
d’admettre à la dignité d’une parole compréhensible et
écoutable ce qui vient du corps et du sexe. Mais, en cours de roman,
le discours des bijoux se modifie. Il est objectivement atteint par
l’incompréhensible. Paroles entrecoupées, soupirs, silences et
cris hystériques trouent et déstabilisent la chaîne signifiante.
Le discours des bijoux met alors en accusation la morale masculine et
refonde, par la métaphysique de Mirzoza au chapitre 29, un ordre
féminin du monde tout proche de celui que propose Julie de
L’Espinasse avec l’image de l’araignée. Mirzoza imaginait
l’âme voyageant dans les différentes parties du corps ;
Julie imagine le Moi comme une araignée se déplaçant sur la toile
de son corps et de ses extensions sensibles.
L’incompréhensible,
en passant du discours au réel, s’est corporisé. Devenant
incompréhensible sensible, il se manifeste comme discours
hystérique : discours convulsif du rêve de D’Alembert, que
seule une femme peut noter et restituer dans l’espace dialogique.
Ce détour du féminin, qui constituait la trame de la fiction des
Bijoux, qui se retrouvait dans Le Fils naturel avec la
prise de parole de Constance à la scène 3 de l’acte IV, ne peut
être fortuit ici. Le discours métaphysique a été identifié
au discours d’un fils naturel, de ce D’Alembert dont Diderot a
malicieusement retracé la genèse dans le premier entretien, à
partir des molécules du militaire La Touche et de la chanoinesse de
Tencin. Pour passer à l’autre parole, D’Alembert se retire en
lui-même, se dépossède de lui-même dans le rêve et le délire,
pour se communiquer non plus à Diderot, mais à Julie, une sorte de
Julie intérieure qui constitue en lui, ou plus exactement dans le
Moi en général et aussi bien dans le Moi du lecteur, la part du
féminin. L’incompréhensible est une féminisation du discours en
tant que ce discours du féminin, ce discours hystérique des bijoux
constitue une corporisation du dispositif énonciatif. Le thème de
l’hystérie est présent aussi bien dans Les Bijoux que dans
Le Rêve. Il constitue le moment de la corporisation de
l’incompréhensible : c’est à l’intérieur du Moi et non
de part et d’autre de deux camps idéologiques antagonistes, que se
fait le dialogue. La coupure dialogique est involutée dans le Moi,
qui la dissémine et la restitue sous la forme de paroles puis
d’images délirantes visant à conjurer cette coupure, à la
retourner en liaison.
III. Image et brutalité
Cette corporisation ne
peut donc se réduire à une simple déconstruction, à un simple
glissement de la rhétorique dans le non-sens. Une autre sémiologie,
une autre méthode d’investigation intellectuelle se met en place,
qui passe par l’image, de la même façon que l’alternative dans
Les Bijoux était la Vision, que l’alternative dans Le
Fils naturel et les Entretiens était la pantomime et le
tableau.
L’image est un
dispositif articulant la dimension incompréhensible du réel et la
faillite du discours censé le représenter avec la brutalité de ce
qui, dans le réel, se manifeste comme défaut de liaison. Nous avons
vu comment l’incompréhensible glissait, à mesure qu’on avance
dans le texte, du discours vers le réel, du galimatias
métaphysico-théologique vers cette liaison qui est mais qu’on ne
comprend pas, entre matière et sensibilité, entre sensibilité et
pensée.
Les images traduisent,
du côté de la brutalité, c’est-à-dire des effets, le
même glissement : on passe de la brutalité du geste de
l’expérimentateur à la brutalité de la chose expérimentée, qui
fait retour de façon inquiétante.
Le premier geste
brutal est le geste qui réduit en poudre la statue de Falconet :
« je la mets dans un mortier, et à
grands coups de pilon… » (GF39.)
Ce geste de destruction
de la culture pour faire advenir le vivant est un geste terrible,
insupportable. La statue de Falconet mise en morceaux est une image
de l’effondrement discursif qui frappe le dialogue philosophique.
L’écriture a été soumise à la même brutalité.
Dans l’Avertissement
à Catherine II du Manuscrit de Saint-Pétersbourg, on peut lire en
effet, à propos du manuscrit même :
« Ce n’est ici qu’une statue
brisée, mais si brisée, qu’il fut presque impossible, même à
l’artiste de la réparer. » (DPV XVII 221.)
La destruction du
manuscrit du Rêve de D’Alembert, à laquelle ce passage
fait allusion, est une mystification. Elle n’en pointe que plus
fortement le caractère intrinsèquement brisé de l’écriture
dialogique pour Diderot. Dans sa conception même, Le Rêve
est un texte informe, détruit, frappé par la dissémination.
L’image récupère
ainsi la brutalité de ce qui, dans le raisonnement, apparaît comme
un forçage, une brutalité intellectuelle inacceptable :
« Rendre le marbre comestible. » L’image va retourner
ce qui est un passage impossible (« je ne vois pas trop
comment on fait passer un corps de l’état de sensibilité
inerte à l’état de sensibilité active », GF38) en un
passage visible : le latus fait tableau, conjure
l’incompréhensibilité logique du passage par la vision de
l’humus, des plantes et de ma chair s’accroissant de les avoir
mangées.
Le plaisir sadique
D’emblée, le
plaisir sadique circonscrit l’expérience. À l’impossibilité
logique (« je ne vois pas trop comment ») succède le
plaisir de la destruction (« j’aime ce passage »,
GF41). De la même façon, à propos des origines de D’Alembert, le
point de départ est le face à face avec l’incompréhensible, avec
l’impossibilité logique du passage au sensible :
« Comment rien ! On ne fait
rien de rien. »
Le tableau du processus
déclenche le même plaisir :
D’Alembert. — Vous ne croyez donc
pas aux germes préexistants ? Diderot. — Non. D’Alembert. — Ah ! que vous me
faites plaisir.
Le plaisir naît de
l’évacuation, de la destruction du germe préexistant,
c’est-à-dire de l’acceptation de ce Rien originel que D’Alembert
avait d’abord refusé. L’acceptation de la brutalité du rien
(statue pulvérisée, rien originel qu’était D’Alembert)
déclenche le plaisir et conjure l’incompréhensibilité de la
liaison sensible.
L’image suspend le
blocage du dialogue ; elle supplée à l’incompréhensibilité
du discours par la mise en scène d’une brutale interruption, d’un
affrontement brutal à la vacuité du monde. Lorsqu’il s’agit
d’éteindre et de rallumer le soleil, le point de départ est
encore l’incompréhension de D’Alembert.
« Comment avez-vous dit cela ? »
(GF44.)
L’image est une
digression ; elle ne prolonge pas, mais tout au contraire
suspend le discours :
« cela va nous écarter de notre
première discussion. »
Éteindre le soleil
procède du même geste destructeur qui pulvérisait le Pygmalion
et anéantissait D’Alembert. Quand le tableau s’achève, reste le
problème du passage :
« Franchement, vous m’obligeriez
beaucoup de me tirer de là. Je suis un peu pressé de penser. »
(GF46.)
L’objet de
l’entretien est complètement corporisé par D’Alembert, comme si
l’expérience se déroulait en lui. L’image met en quelque sorte
à distance une menace de dissémination subjective, menace qui se
fera de plus en plus pressante à mesure qu’on avance dans le
texte. La brutalité de l’image fait diversion à cette
dissémination intérieure qu’induit le raisonnement, la logique
matérialiste.
D’Alembert est en
souffrance, suspendu entre la sensibilité et la pensée. Il est
souffrance sans conscience, objet pervers du plaisir sadique du
texte.
L’image du poussin
cartésien part du même constat d’incompréhensibilité et aboutit
au même plaisir sadique, plaisir de l’Autre du dialogue, de
Diderot.
« J’entends. Ainsi donc, si ce
clavecin sensible et animé était encore doué de la faculté de se
nourrir et de se reproduire, il vivrait et engendrerait de lui-même,
ou avec sa femelle, de petits clavecins vivants et résonnants. »
(GF51.)
L’ironie de
D’Alembert pointe l’incompréhensible : son « j’entends »
qui débouche sur une absurde procréation de « petits
clavecins vivants et résonnants » signifie je ne comprends
pas, ou plutôt il n’y a rien à comprendre : ce
modèle d’explication matérialiste par le clavecin est
incompréhensible.
Diderot en réponse
glisse à l’image, de la serinette au serin, du clavecin au
poussin : l’œuf renversant « toutes les écoles de
théologie et tous les temples de la terre » exerce la
brutalité du réel et déclenche le plaisir :
« Une supposition ! Cela vous
plaît à dire. » (GF53.)
L’image matérialiste
suscite un plaisir pervers, le plaisir sadique, brutal d’une
destruction de l’objet, le plaisir de brutaliser D’Alembert par
le biais de l’image.
Le second entretien
est marqué par l’incorporation perverse de la parole de l’Autre :
D’Alembert diderotise en rêve, incorpore masochistement ce que
Diderot lui a infligé sous la forme répétitive d’un geste brutal
de destruction.
La dissémination du Moi : image de la
grappe
La première image qui
surgit du délire est celle de la grappe, immédiatement identifiée,
par le geste obscène, à l’organe sexuel :
D’Alembert. — Approchez-vous…
encore… J’aurais une chose à vous proposer. Mlle de L’Espinasse. —
Qu’est-ce ? D’Alembert. — Tenez cette grappe, la
voilà, vous la voyez bien là, là ; faisons une expérience. Mlle de L’Espinasse. — Quelle ? D’Alembert. — Prenez vos ciseaux ;
coupent-ils bien ? Mlle de L’Espinasse. — A ravir.
(GF75.)
Quelle est la gestuelle
de cette scène ? La grappe est montrée, donnée à voir, à
soupeser de la main. Mais de quelle grappe s’agit-il dans ce face à
face nocturne de l’amant et de la maîtresse, dans ce face à face
où l’amant lui demande de s’approcher toujours plus près parce
qu’il a quelque chose à proposer ? Quelle proposition sinon
celle d’une autre grappe ? Quel malin plaisir ensuite que
celui de couper la grappe, quelle jubilation perverse, pour Julie,
que celle de faire jouer ses ciseaux qui ne coupent pas bien,
ou correctement, mais « à ravir », c’est-à-dire,
à la lettre, à emporter de plaisir ?
L’image de la grappe
présente ici sa double face : elle métaphorise la jouissance
sexuelle, l’exhibition phallique, et elle se déploie dans la
perversité brutale de la coupure du sexe, de l’expérience du
ciseau. Le délire incompréhensible de D’Alembert recouvre de son
incompréhensibilité la brutalité de l’image sadique, toujours la
même image de dissémination castratrice. Il y a une relation
directe entre l’allusion obscène que porte le geste (D’Alembert
dans la posture masochiste de celui qui offre son sexe en sacrifice)
et le contenu scientifique, théorique de l’expérience : les
ciseaux portés sur la grappe doivent permettre de toucher la liaison
du sensible au pensant, de l’existence sensible de chaque abeille à
la coexistence pensante de l’essaim.
D’Alembert
s’identifie à la grappe. Le même verbe « approchez »
désigne le face à face du rêveur avec sa compagne, puis de la
grappe avec son expérimentatrice :
« Approchez-vous… encore…
encore… » puis « Approchez doucement, tout
doucement »
Le geste de couper les
abeilles à l’endroit des pattes est bien le même geste de brutale
dissémination qui pulvérisait la statue de Pygmalion.
L’expérience de
dissémination, de la soumission à la pulvérisation par l’Autre
du dialogue est la source renouvelée du plaisir de D’Alembert :
« Les mâles se résolvant en
mâles, les femelles en femelles, cela est plaisant… » (GF79)
Les polypes humains
sont une prolongation, une explicitation de la métaphore de la
grappe. La dissémination productive des polypes retourne
l’expérience brutale du ciseau en moment de jouissance perverse,
en fantasme de démultiplication homosexuelle.
La brutalité
originaire du geste expérimental s’estompe ici, mais se manifeste
à nouveau plus loin, dans l’expérience de la main posée sur la
cuisse :
« Lorsque je pose ma main sur ma
cuisse, je sens bien d’abord que ma main n’est pas ma cuisse,
mais quelque temps après lorsque la chaleur est égale dans l’une
et l’autre, je ne les distingue plus. » (GF89.)
L’expérience
suppose, pour réussir, que l’on soit nu. On peut y voir une
nouvelle évocation onaniste, d’autant que la même expérience
était tentée, avec des sous-entendus plus prononcés, dans la
Lettre sur les aveugles (DPV IV 62 et 30-31 ; voir
également Rêve, GF119).
Or, après le moment
de la dissolution, après l’expérience sensible de la
dissémination subjective, c’est la souffrance qui circonscrit, qui
délimite le Moi :
« Oui, jusqu’à ce qu’on vous
pique l’une ou l’autre ; alors la distinction renaît. […] C’est [votre main piquée] qui souffre,
mais c’est autre chose qui le sait et qui ne souffre pas. »
(GF89.)
L’expérience de la
souffrance est constitutive du Moi. La brutalité perverse de la
piqûre dissipe l’incompréhensibilité du Moi, délimite par la
souffrance ce Moi que le discours, que le raisonnement ne peuvent pas
circonscrire, expliquer, désigner.
Bordeu pousse Julie de
plus en plus loin dans l’expérimentation sadique. Ainsi du
Cyclope :
« Faites par la pensée ce que
nature fait quelquefois ; mutilez le faisceau d’un de ses
brins ; par exemple, du brin qui formera les yeux. »
(GF109.)
Après avoir coupé la
grappe, Julie crève les yeux de son patient imaginaire : la
métaphore castratrice continue de faire son œuvre. L’expérience
imaginaire se poursuit, avec la répétition incantatoire des mêmes
termes, comme dans un rituel magique :
« Faites par la pensée ce que
nature fait quelquefois. Supprimez un autre brin du faisceau, le brin
qui doit former le nez, l’animal sera sans nez. »
(GF110.)
Puis peu à peu le
geste brutal de l’expérience est intégré dans le réel : on
quitte la sphère fantasque des opérations virtuelles pour entrer
dans l’évocation concrète des expériences médicales.
C’est d’abord le
trépané de La Peyronie, qui « avait reçu un coup violent à
la tête » (GF118). La trépanation reproduit la brutalité
accidentelle du coup et la répète au moment du nettoyage de
l’abcès. L’expérience est bien de dissolution du Moi et de
recréation, de circonscription par l’expérience, par le passage
de la douleur.
Tout ce deuxième
entretien consiste à corporiser le latus, à faire du saut
épistémologique de la matière à la pensée une expérience
sensible de la douleur masochiste.
L’involution de la brutalité : le curé
de Moni
L’anecdote du curé
de Moni constitue une sorte de paroxysme dans la mise en scène de la
douleur masochiste comme expérience de l’absentement de soi-même,
de cette aliénation volontaire que Diderot retrouvera dans le
Paradoxe sur le comédien avec la figure du comédien de
sang-froid.
« Il fut attaqué de la pierre, il
fallut le tailler. » (GF141.)
La formule lapidaire,
« tailler », exerce sa brutalité sur une opération
connue pour être particulièrement douloureuse ; le
tailler n’attaque pas la pierre mais le patient tout entier. Le
patient est taillé après avoir été attaqué :
la brutalité du scénario précipite l’anecdote vers son noyau
incompréhensible, la sérénité, littéralement l’inconscience du
curé.
« il nous reçoit d’un air
serein » et plus loin « On opère, il reste immobile, il
ne lui échappe ni larmes, ni soupirs, et il était délivré de la
pierre qu’il l’ignorait. » (GF142.)
La parataxe
caractéristique du style diderotien précipite le processus vers un
aboutissement pour lequel le passage, le moment réel, intermédiaire,
de la douleur, est éludé. « On opère » désigne le
moment de l’ouverture du bas-ventre ; « il reste »,
« il ne lui échappe » indiquent la réaction à
l’ouverture, ou plutôt l’absence de réaction. Puis l’imparfait
passif désigne sans transition l’issue de l’opération. Le
moment de l’extraction du calcul, le moment crucial de
l’opération manque dans le texte, comme manquait, pour la genèse
de D’Alembert, le moment de la fécondation.
Le texte est marqué par un trou dans la chaîne signifiante, trou
préparé par la parataxe, qui est abolition de la liaison,
régression du continu au contigu.
Le moment brutal est
la scène primitive obsessionnellement répétée dans Le Rêve de
D’Alembert, scène sadique, perverse, où se joue, dans la
douleur et la dépossession de soi, une dissémination générale que
l’œuvre s’emploie ensuite à conjurer.
L’anecdote du curé
de Moni propose une version matérialiste de ce qui pourrait être
décrit comme une expérience mystique. Comme le suggère Jean
Varlot, le curé est implicitement comparé à saint Etienne, premier
martyr chrétien, mort lapidé à Jérusalem par les Juifs sur ordre
du Sanhédrin.
Etienne est d’abord
amené devant l’assemblée du Sanhédrin et fait un long discours
retraçant l’histoire du peuple juif qui, selon lui, a persécuté
tous ses prophètes. Il termine son discours par la formule célèbre :
« Ah, dit-il, je vois les cieux
ouverts et le Fils de l’homme debout à la droite de Dieu. »
(Actes des Apôtres, VII, 56. Écho de la vision de Daniel, VII, 13,
vision du fils de l’homme dans les nuées du ciel.) Dans la Vulgate, Ecce video caelos
apertos et Filium Hominis a dextris stantem Dei.
L’expression des
« cieux ouverts », caelos apertos, est utilisée
deux fois dans Le Rêve, juste avant et juste après
l’anecdote du curé de Moni :
« le fanatique qui voit les cieux
ouverts » (GF140) « doutez que celui à qui l’on
brisait les os de la poitrine avec des cailloux ne vît les cieux
ouverts » (GF142)
Dans le premier
entretien, la formule biblique memento quia pulvis es et in
pulverem reverteris avait servi de socle imaginaire au travail de
la signifiance initié par la pulvérisation de la statue. Ici c’est
encore une formule biblique, video caelos apertos, qui sert de
base à l’élaboration imaginaire et au détournement matérialiste.
Mais les pierres qui
tuèrent Etienne du dehors sont ici involutées en pierres
intérieures du calcul rénal. L’extériorité brutale du monde est
incorporée en brutalité sensible du corps souffrant. C’est le
mouvement même de l’araignée mangeant la toile du monde.
Qu’est-ce que cette
pierre dont souffre le curé ? Qu’est-ce sinon la poudre de la
statue brisée du départ du Rêve, poudre que le corps
n’assimile pas : l’image résiste au discours théorique ;
l’image fait retour, se révolte contre le raisonnement
philosophique. Elle est la « pierre » d’achoppement à
la réduction, au latus matérialiste.
Cet effet retour est
récupéré dans l’exemple suivant, celui du philosophe tourmenté
d’un « mal d’oreilles » : la méditation
« trompe artificiellement [sa] douleur » (GF143), mais
pour reprendre au sortir de la « contention d’esprit »,
« avec une fureur inouïe ».
L’expérience
sadique de dissémination du patient par la souffrance fait retour
avec violence (GF 136, 144, 150, 153). La violence est
l’incorporation de la brutalité, la transformation de la brutalité
incompréhensible du réel en violence sensible, corporelle,
involutée. L’expérience sadique biologise la brutalité. Elle
déplace ainsi le problème. Érotisant la question du latus,
elle le détache d’une question d’incompréhensibilité pour le
ramener à une question d’immoralité. Le passage de la matière à
la pensée était d’abord affaire de sensibilité ; de la
sensibilité, Diderot glisse à la souffrance, où se joue la
continuité du « moi » et, de là, le passage de la
matière sensible à la matière pensante. Mais la souffrance fait
retour : dès lors qu’elle suppose la mise en place d’un
dispositif sado-masochiste, d’un imaginaire de l’incorporation du
monde, par elle quelque chose échappe au contrôle expérimental.
Le dispositif est
alors affronté à la fois à sa dimension érotique et à la
dimension morale du latus : c’est l’enjeu du
troisième entretien.
IV. L’érotisation du dispositif
Le troisième latus
« Que pensez-vous du mélange des
espèces ? » (GF172.)
Le Rêve de
D’Alembert avait annoncé deux latus, deux passages
problématiques ; celui de la matière inerte à la matière
sensible faisait l’objet du premier entretien, celui de la matière
sensible à la matière pensante était abordé dans le second. Le
troisième entretien découvre un troisième latus qui pose
problème et que les dispositifs iconiques mis en place dans les
entretiens précédents ont révélé : c’est la question de
la jouissance, du passage donc de la pensée, de la conscience de
l’homme, à sa jouissance, en tant que cette jouissance déborde
les frontières non seulement de la subjectivité, mais, plus
radicalement peut-être, de l’humanité même.
L’unité ici mise à
mal n’est plus, comme dans le second entretien, l’unité du
« moi », mais l’unité de l’espèce. Ce changement de
perspective se traduit par une rupture sémiologique encore plus
radicale qu’entre le premier et le second entretien. D’une part
le jeu sur l’incompréhensibilité du discours disparaît
définitivement ; d’autre part la brutalité destructrice du
geste expérimental disparaît. Incompréhensible et brutalité sont
résorbés, réglés par la mise en place, par la stabilisation du
dispositif dialogique.
Transformations des dispositifs
L’incompréhensibilité
du discours symptomatisait l’incompatibilité du discours d’abord
avec le réel, puis avec l’acceptation sociale qui pouvait en être
faite, avec les convenances. La brutalité du geste expérimental
tentait de briser cette incompatibilité, de faire communiquer de
force l’ordre du discours, du raisonnement, de la modélisation
scientifique et l’ordre du réel. Dans le troisième entretien, il
ne s’agit plus de forcer cette liaison, mais de régler le rapport
du discours et du réel, de la pensée et de la société, de la
société et de l’expérience par le dispositif dialogique.
Ce discours se
développera librement et donc clairement, parce que le dialogue
philosophique lui offrira un espace d’expression abritée,
protégée. Quant à l’expérience, elle a été peu à peu ramenée
des images mythiques (la grappe d’abeilles, l’araignée) aux cas
médicaux réels (le trépané de Lapeyronie, les jumelles de
Rabastens, le curé de Moni opéré de la pierre). Le troisième
entretien poursuit cette normalisation du référent, de l’image du
réel sur quoi s’appuie le discours : « les actions
solitaires » (GF175), le choix « de deux actions
également restreintes à la volupté » (GF180), « ces
combinaisons » (GF181), « des tentatives
suivies » (GF183), « ces goûts abominables »
(GF186), chacun de ces termes désigne une variante nouvelle
d’expérience sexuelle d’évitement ou de dévoiement. Mais ce
qui est frappant, par rapport à la posture passive qui caractérisait
les expériences du second entretien, c’est le renversement qui est
ici à l’œuvre : il ne s’agit plus de patients subissant
mutilations et opérations, mais d’acteurs de la jouissance
satisfaisant un besoin. Les actions dont il est question suppléent à
un manque. Il ne s’agit pas de faire l’apologie de
l’homosexualité ou de la zoophilie. L’idéal demeure
hétérosexuel :
le « plus grand bonheur qu’on
puisse imaginaire, celui de confondre mes sens avec les sens, mon
ivresse avec l’ivresse, mon âme avec l’âme d’une compagne que
mon cœur choisirait, et de me reproduire en elle et avec elle »
(GF176-7)
L’union avec l’Autre
hétérosexuel est l’idéal d’une fusion réussie. Le verbe est
significatif : confondre, ce n’est pas affronter la
coupure de l’altérité, c’est au contraire résorber, abolir
cette coupure, établir la liaison, le continuum sensible. La
mise en facteur commun du complément de nom, « d’une
compagne », retarde l’apparition dans la phrase de l’Autre
en tant qu’Autre. La syntaxe mime la fusion qui est l’idéale
dissémination du Moi :
« confondre mes sens avec les sens,
mon ivresse avec l’ivresse, mon âme avec l’âme »
L’expérience
hétérosexuelle est l’expérience de l’abolition du mon,
du passage du mon au les, au la. Le Moi se
dissémine, se généralise, se fond dans le monde, dans
l’universelle jouissance du monde.
Mais pour accéder à
cette jouissance, que la société paradoxalement restreint, retarde,
contraint, il faut un latus. L’onanisme, puis
l’homosexualité qui lui est préférable parce qu’elle
communique, qu’elle partage la jouissance (GF180), sont les actions
intermédiaires, les combinaisons supplétives qui mènent à ce
« plus grand bonheur qu’on puisse imaginer ».
L’imagination part d’elle-même, du plaisir narcissique, pour
tendre vers une altérité de plus en plus grande : son propre
sexe, puis l’autre du même sexe, puis l’autre de l’autre sexe,
puis l’autre d’une autre espèce. L’enjeu est toujours cette
assimilation progressive de l’hétérogène que mimait la
métamorphose de la statue en humus.
« J’entends que la circulation
des êtres est graduelle, que les assimilations des êtres
veulent être préparées. » (GF183.)
Cette évocation qui
prépare l’expérience zoophile des chèvre-pieds reprend les
termes de la toute première expérience :
« car en mangeant, que
faites-vous ? Vous levez les obstacles qui s’opposaient à la
sensibilité active de l’aliment. Vous l’assimilez avec
vous-même » (GF39)
L’assimilation
conjure la brutalité. À la brutalité de l’esclavage, elle
substitue la création de l’hybride, du chèvre-pied.
Conclusion
Le Rêve de
D’Alembert est le premier dialogue philosophique de Diderot.
Diderot en élabore la forme, le cadre énonciatif, en même temps
qu’il offre au lecteur le chantier de sa réflexion théorique et
expérimentale sur le matérialisme. Le texte se lit donc dans le
mouvement de cette double mise au point, ou plutôt de cette double
recherche.
Le modèle qui sert de
repoussoir au départ est celui de la controverse et de ses
raisonnements syllogistiques. Parodié, réduit à des bribes le
discours de l’ancienne métaphysique ne fournit qu’un galimatias
incompréhensible. Mais cette dimension de l’incompréhensible ne
demeure dans ce dialogue ni négative, ni stérile. Elle permet
d’abord de faire advenir à la représentation la matérialité du
réel, sa brutalité, c’est-à-dire ce qu’il comporte de brut,
d’irréductible à la modélisation par le discours.
L’incompréhensible, en glissant du discours dans le réel, se
retourne et se positive. Il ouvre alors à une autre parole, la
parole et le raisonnement du rêve, caractérisés positivement comme
folie et comme délire. L’espace du dialogue n’est plus alors
celui du face à face des discours, de l’affrontement camp contre
camp. Les interlocuteurs se réunissent autour du corps souffrant
et/ou jouissant de D’Alembert, ils n’opposent plus, mais
conjuguent leurs paroles dans un espace dialogique identifié à ce
corps.
Cette nouvelle
sémiologie de la liaison, où le raisonnement progresse par réseaux
d’images et travail de la signifiance, se stabilise dans le
troisième entretien, en s’érotisant : le dialogue apparaît
alors réglé par une barrière de la pudeur, qui isole un espace
intime où s’exprimer en toute impunité, espace auquel le public
n’accède que par effraction. Mais cette impunité même fait
glisser le raisonnement hors de contrôle. Les images ultimes du
chèvre-pied violeur et révolté, du cardinal et de l’orang-outan
échappent à l’idée même d’une finalité du dialogue. Elles
campent à son horizon la menace de leur brutalité et l’instabilité
d’une pensée dont la part d’incompréhensible conjure toute
tentative de clôture.
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