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IV. EXPOSITION UNIVERSELLE â 1855 â BEAUX-ARTS
I. MĂ©thode critique â De lâidĂ©e moderne du progrĂšs appliquĂ©e aux beaux-arts â DĂ©placement de la vitalitĂ©
Il est peu dâoccupations aussi intĂ©ressantes, aussi attachantes, aussi pleines de surprises et de rĂ©vĂ©lations pour un critique, pour un rĂȘveur dont lâesprit est tournĂ© Ă la gĂ©nĂ©ralisation aussi bien quâĂ lâĂ©tude des dĂ©tails, et, pour mieux dire encore, Ă lâidĂ©e dâordre et de hiĂ©rarchie universelle, que la comparaison des nations et de leurs produits respectifs. Quand je dis hiĂ©rarchie, je ne veux pas affirmer la suprĂ©matie de telle nation sur telle autre. Quoiquâil y ait dans la nature des plantes plus ou moins saintes, des formes plus ou moins spirituelles, des animaux plus ou moins sacrĂ©s, et quâil soit lĂ©gitime de conclure, dâaprĂšs les [212] instigations de lâimmense analogie universelle, que certaines nations â vastes animaux dont lâorganisme est adĂ©quat Ă leur milieu, â aient Ă©tĂ© prĂ©parĂ©es et Ă©duquĂ©es par la Providence pour un but dĂ©terminĂ©, but plus ou moins Ă©levĂ©, plus ou moins rapprochĂ© du ciel, â je ne veux pas faire ici autre chose quâaffirmer leur Ă©gale utilitĂ© aux yeux de CELUI qui est indĂ©finissable, et le miraculeux secours quâelles se prĂȘtent dans lâharmonie de lâunivers.
Un lecteur, quelque peu familiarisĂ© par la solitude (bien mieux que par les livres) Ă ces vastes contemplations, peut dĂ©jĂ deviner oĂč jâen veux venir ; â et, pour trancher court aux ambages et aux hĂ©sitations du style par une question presque Ă©quivalente Ă une formule, â je le demande Ă tout homme de bonne foi, pourvu quâil ait un peu pensĂ© et un peu voyagĂ©, â que ferait, que dirait un Winckelmann moderne (nous en sommes pleins, la nation en regorge, les paresseux en raffolent), que dirait-il en face dâun produit chinois, produit Ă©trange, bizarre, contournĂ© dans sa forme, intense par sa couleur, et quelquefois dĂ©licat jusquâĂ lâĂ©vanouissement ? Cependant câest un Ă©chantillon de la beautĂ© universelle ; mais il faut, pour quâil soit compris, que le critique, le spectateur opĂšre en lui-mĂȘme une transformation qui tient du mystĂšre, et que, par un phĂ©nomĂšne de la volontĂ© agissant sur lâimagination, il apprenne de lui-mĂȘme Ă participer au milieu qui a donnĂ© naissance Ă cette floraison insolite. Peu dâhommes ont, â au complet, â cette grĂące divine du cosmopolitisme ; [213] mais tous peuvent lâacquĂ©rir Ă des degrĂ©s divers. Les mieux douĂ©s Ă cet Ă©gard sont ces voyageurs solitaires qui ont vĂ©cu pendant des annĂ©es au fond des bois, au milieu des vertigineuses prairies, sans autre compagnon que leur fusil, contemplant, dissĂ©quant, Ă©crivant. Aucun voile scolaire, aucun paradoxe universitaire, aucune utopie pĂ©dagogique, ne se sont interposĂ©s entre eux et la complexe vĂ©ritĂ©. Ils savent lâadmirable, lâimmortel, lâinĂ©vitable rapport entre la forme et la fonction. Ils ne critiquent pas, ceux-lĂ : ils contemplent, ils Ă©tudient.
Si, au lieu dâun pĂ©dagogue, je prends un homme du monde, un intelligent, et si je le transporte dans une contrĂ©e lointaine, je suis sĂ»r que, si les Ă©tonnements du dĂ©barquement sont grands, si lâaccoutumance est plus ou moins longue, plus ou moins laborieuse, la sympathie sera tĂŽt ou tard si vive, si pĂ©nĂ©trante, quâelle crĂ©era en lui un monde nouveau dâidĂ©es, monde qui fera partie intĂ©grante de lui-mĂȘme, et qui lâaccompagnera, sous la forme de souvenirs, jusquâĂ la mort. Ces formes de bĂątiments, qui contrariaient dâabord son Ćil acadĂ©mique (tout peuple est acadĂ©mique en jugeant les autres, tout peuple est barbare quand il est jugĂ©), ces vĂ©gĂ©taux inquiĂ©tants pour sa mĂ©moire chargĂ©e des souvenirs natals, ces femmes et ces hommes dont les muscles ne vibrent pas suivant lâallure classique de son pays, dont la dĂ©marche nâest pas cadencĂ©e selon le rythme accoutumĂ©, dont le regard nâest pas projetĂ© avec le mĂȘme magnĂ©tisme, ces odeurs qui ne sont [214] plus celles du boudoir maternel, ces fleurs mystĂ©rieuses dont la couleur profonde entre dans lâĆil despotiquement, pendant que leur forme taquine le regard, ces fruits dont le goĂ»t trompe et dĂ©place les sens, et rĂ©vĂšle au palais des idĂ©es qui appartiennent Ă lâodorat, tout ce monde dâharmonies nouvelles entrera lentement en lui, le pĂ©nĂ©trera patiemment, comme la vapeur dâune Ă©tuve aromatisĂ©e ; toute cette vitalitĂ© inconnue sera ajoutĂ©e Ă sa vitalitĂ© propre ; quelques milliers dâidĂ©es et de sensations enrichiront son dictionnaire de mortel, et mĂȘme il est possible que, dĂ©passant la mesure et transformant la justice en rĂ©volte, il fasse comme le Sicambre converti, quâil brĂ»le ce quâil avait adorĂ©, et quâil adore ce quâil avait brĂ»lĂ©.
Que dirait, quâĂ©crirait, â je le rĂ©pĂšte, â en face de phĂ©nomĂšnes insolites, un de ces modernes professeurs-jurĂ©s dâesthĂ©tique, comme les appelle Henri Heine, ce charmant esprit, qui serait un gĂ©nie sâil se tournait plus souvent vers le divin ? LâinsensĂ© doctrinaire du Beau dĂ©raisonnerait, sans doute ; enfermĂ© dans lâaveuglante forteresse de son systĂšme, il blasphĂ©merait la vie et la nature, et son fanatisme grec, italien ou parisien, lui persuaderait de dĂ©fendre Ă ce peuple insolent de jouir, de rĂȘver ou de penser par dâautres procĂ©dĂ©s que les siens propres ; â science barbouillĂ©e dâencre, goĂ»t bĂątard, plus barbare que les barbares, qui a oubliĂ© la couleur du ciel, la forme du vĂ©gĂ©tal, le mouvement et lâodeur de lâanimalitĂ©, et dont les doigts crispĂ©s, paralysĂ©s par la plume, ne peuvent plus courir [215] avec agilitĂ© sur lâimmense clavier des correspondances !
Jâai essayĂ© plus dâune fois, comme tous mes amis, de mâenfermer dans un systĂšme pour y prĂȘcher Ă mon aise. Mais un systĂšme est une espĂšce de damnation qui nous pousse Ă une abjuration perpĂ©tuelle ; il en faut toujours inventer un autre, et cette fatigue est un cruel chĂątiment. Et toujours mon systĂšme Ă©tait beau, vaste, spacieux, commode, propre et lisse surtout ; du moins il me paraissait tel. Et toujours un produit spontanĂ©, inattendu, de la vitalitĂ© universelle venait donner un dĂ©menti Ă ma science enfantine et vieillotte, fille dĂ©plorable de lâutopie. Jâavais beau dĂ©placer ou Ă©tendre le criterium, il Ă©tait toujours en retard sur lâhomme universel, et courait sans cesse aprĂšs le beau multiforme et versicolore, qui se meut dans les spirales infinies de la vie. CondamnĂ© sans cesse Ă lâhumiliation dâune conversion nouvelle, jâai pris un grand parti. Pour Ă©chapper Ă lâhorreur de ces apostasies philosophiques, je me suis orgueilleusement rĂ©signĂ© Ă la modestie : je me suis contentĂ© de sentir ; je suis revenu chercher un asile dans lâimpeccable naĂŻvetĂ©. Jâen demande humblement pardon aux esprits acadĂ©miques de tout genre qui habitent les diffĂ©rents ateliers de notre fabrique artistique. Câest lĂ que ma conscience philosophique a trouvĂ© le repos ; et, au moins, je puis affirmer, autant quâun homme peut rĂ©pondre de ses vertus, que mon esprit jouit maintenant dâune plus abondante impartialitĂ©.
Tout le monde conçoit sans peine que, si les hommes [216] chargĂ©s dâexprimer le beau se conformaient aux rĂšgles des professeurs-jurĂ©s, le beau lui-mĂȘme disparaĂźtrait de la terre, puisque tous les types, toutes les idĂ©es, toutes les sensations se confondraient dans une vaste unitĂ©, monotone et impersonnelle, immense comme lâennui et le nĂ©ant. La variĂ©tĂ©, condition sine qua non de la vie, serait effacĂ©e de la vie. Tant il est vrai quâil y a dans les productions multiples de lâart quelque chose de toujours nouveau qui Ă©chappera Ă©ternellement Ă la rĂšgle et aux analyses de lâĂ©cole ! LâĂ©tonnement, qui est une des grandes jouissances causĂ©es par lâart et la littĂ©rature, tient Ă cette variĂ©tĂ© mĂȘme des types et des sensations. â Le professeur-jurĂ©, espĂšce de tyran-mandarin, me fait toujours lâeffet dâun impie qui se substitue Ă Dieu.
Jâirai encore plus loin, nâen dĂ©plaise aux sophistes trop fiers qui ont pris leur science dans les livres, et, quelque dĂ©licate et difficile Ă exprimer que soit mon idĂ©e, je ne dĂ©sespĂšre pas dây rĂ©ussir. Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire quâil soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis quâil contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naĂŻve, non voulue, inconsciente, et que câest cette bizarrerie qui le fait ĂȘtre particuliĂšrement le Beau. Câest son immatriculation, sa caractĂ©ristique. Renversez la proposition, et tĂąchez de concevoir un beau banal ! Or, comment cette bizarrerie, nĂ©cessaire, incompressible, variĂ©e Ă lâinfini, dĂ©pendante des milieux, des climats, [217] des mĆurs, de la race, de la religion et du tempĂ©rament de lâartiste, pourra-t-elle jamais ĂȘtre gouvernĂ©e, amendĂ©e, redressĂ©e, par les rĂšgles utopiques conçues dans un petit temple scientifique quelconque de la planĂšte, sans danger de mort pour lâart lui-mĂȘme ? Cette dose de bizarrerie qui constitue et dĂ©finit lâindividualitĂ©, sans laquelle il nây a pas de beau, joue dans lâart (que lâexactitude de cette comparaison en fasse pardonner la trivialitĂ©) le rĂŽle du goĂ»t ou de lâassaisonnement dans les mets, les mets ne diffĂ©rant les uns des autres, abstraction faite de leur utilitĂ© ou de la quantitĂ© de substance nutritive quâils contiennent, que par lâidĂ©e quâils rĂ©vĂšlent Ă la langue.
Je mâappliquerai donc, dans la glorieuse analyse de cette belle Exposition, si variĂ©e dans ses Ă©lĂ©ments, si inquiĂ©tante par sa variĂ©tĂ©, si dĂ©routante pour la pĂ©dagogie, Ă me dĂ©gager de toute espĂšce de pĂ©danterie. Assez dâautres parleront le jargon de lâatelier et se feront valoir au dĂ©triment des artistes. LâĂ©rudition me paraĂźt dans beaucoup de cas puĂ©rile et peu dĂ©monstrative de sa nature. Il me serait trop facile de disserter subtilement sur la composition symĂ©trique ou Ă©quilibrĂ©e, sur la pondĂ©ration des tons, sur le ton chaud et le ton froid, etc. O vanitĂ© ! je prĂ©fĂšre parler au nom du sentiment de la morale et du plaisir. JâespĂšre que quelques personnes, savantes sans pĂ©dantisme, trouveront mon ignorance de bon goĂ»t.
On raconte que Balzac (qui nâĂ©couterait avec respect toutes les anecdotes, si petites quâelles soient, qui se [218] rapportent Ă ce grand gĂ©nie ?), se trouvant un jour en face dâun beau tableau, un tableau dâhiver, tout mĂ©lancolique et chargĂ© de frimas, clair-semĂ© de cabanes et de paysans chĂ©tifs, â aprĂšs avoir contemplĂ© une maisonnette dâoĂč montait une maigre fumĂ©e, sâĂ©cria : « Que câest beau ! Mais que font-ils dans cette cabane ? Ă quoi pensent-ils ? quels sont leurs chagrins ? les rĂ©coltes ont-elles Ă©tĂ© bonnes ? ils ont sans doute des Ă©chĂ©ances Ă payer ? »
Rira qui voudra de M. de Balzac. Jâignore quel est le peintre qui a eu lâhonneur de faire vibrer, conjecturer et sâinquiĂ©ter lâĂąme du grand romancier, mais je pense quâil nous a donnĂ© ainsi, avec son adorable naĂŻvetĂ©, une excellente leçon de critique. Il mâarrivera souvent dâapprĂ©cier un tableau uniquement par la somme dâidĂ©es ou de rĂȘveries quâil apportera dans mon esprit.
La peinture est une Ă©vocation, une opĂ©ration magique (si nous pouvions consulter lĂ -dessus lâĂąme des enfants !), et quand le personnage Ă©voquĂ©, quand lâidĂ©e ressuscitĂ©e, se sont dressĂ©s et nous ont regardĂ©s face Ă face, nous nâavons pas le droit, â du moins ce serait le comble de la puĂ©rilitĂ©, â de discuter les formules Ă©vocatoires du sorcier. Je ne connais pas de problĂšme plus confondant pour le pĂ©dantisme et le philosophisme, que de savoir en vertu de quelle loi les artistes les plus opposĂ©s par leur mĂ©thode Ă©voquent les mĂȘmes idĂ©es et agitent en nous des sentiments analogues.
Il est encore une erreur fort Ă la mode, de laquelle je veux me garder comme de lâenfer. â Je veux parler [219] de lâidĂ©e du progrĂšs. Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, brevetĂ© sans garantie de la Nature ou de la DivinitĂ©, cette lanterne moderne jette des tĂ©nĂšbres sur tous les objets de la connaissance ; la libertĂ© sâĂ©vanouit, le chĂątiment disparaĂźt. Qui veut y voir clair dans lâhistoire doit avant tout Ă©teindre ce fanal perfide. Cette idĂ©e grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuitĂ© moderne, a dĂ©chargĂ© chacun de son devoir, dĂ©livrĂ© toute Ăąme de sa responsabilitĂ©, dĂ©gagĂ© la volontĂ© de tous les liens que lui imposait lâamour du beau : et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, sâendormiront sur lâoreiller de la fatalitĂ© dans le sommeil radoteur de la dĂ©crĂ©pitude. Cette infatuation est le diagnostic dâune dĂ©cadence dĂ©jĂ trop visible.
Demandez Ă tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet ce quâil entend par progrĂšs, il rĂ©pondra que câest la vapeur, lâĂ©lectricitĂ© et lâĂ©clairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces dĂ©couvertes tĂ©moignent pleinement de notre supĂ©rioritĂ© sur les anciens ; tant il sâest fait de tĂ©nĂšbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de lâordre matĂ©riel et de lâordre spirituel sây sont si bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement amĂ©ricanisĂ© par ses philosophes zoocrates et industriels quâil a perdu la notion des diffĂ©rences qui caractĂ©risent les phĂ©nomĂšnes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel.
Si une nation entend aujourdâhui la question morale [220] dans un sens plus dĂ©licat quâon ne lâentendait dans le siĂšcle prĂ©cĂ©dent, il y a progrĂšs ; cela est clair. Si un artiste produit cette annĂ©e une Ćuvre qui tĂ©moigne de plus de savoir ou de force imaginative quâil nâen a montrĂ© lâannĂ©e derniĂšre, il est certain quâil a progressĂ©. Si les denrĂ©es sont aujourdâhui de meilleure qualitĂ© et Ă meilleur marchĂ© quâelles nâĂ©taient hier, câest dans lâordre matĂ©riel un progrĂšs incontestable. Mais oĂč est, je vous prie, la garantie du progrĂšs pour le lendemain ? Car les disciples des philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques lâentendent ainsi : le progrĂšs ne leur apparaĂźt que sous la forme dâune sĂ©rie indĂ©finie. OĂč est cette garantie ? Elle nâexiste, dis-je, que dans votre crĂ©dulitĂ© et votre fatuitĂ©.
Je laisse de cĂŽtĂ© la question de savoir si, dĂ©licatisant lâhumanitĂ© en proportion des jouissances nouvelles quâil lui apporte, le progrĂšs indĂ©fini ne serait pas sa plus ingĂ©nieuse et sa plus cruelle torture ; si, procĂ©dant par une opiniĂątre nĂ©gation de lui-mĂȘme, il ne serait pas un mode de suicide incessamment renouvelĂ©, et si, enfermĂ© dans le cercle de feu de la logique divine, il ne ressemblerait pas au scorpion qui se perce lui-mĂȘme avec sa terrible queue, cet Ă©ternel desideratum qui fait son Ă©ternel dĂ©sespoir ?
TransportĂ©e dans lâordre de lâimagination, lâidĂ©e du progrĂšs (il y a eu des audacieux et des enragĂ©s de logique qui ont tentĂ© de le faire) se dresse avec une absurditĂ© gigantesque, une grotesquerie qui monte jusquâĂ lâĂ©pouvantable. La thĂšse nâest plus soutenable. [221] Les faits sont trop palpables, trop connus. Ils se raillent du sophisme et lâaffrontent avec imperturbabilitĂ©. Dans lâordre poĂ©tique et artistique, tout rĂ©vĂ©lateur a rarement un prĂ©curseur. Toute floraison est spontanĂ©e, individuelle. Signorelli Ă©tait-il vraiment le gĂ©nĂ©rateur de Michel-Ange ? Est-ce que PĂ©rugin contenait RaphaĂ«l ? Lâartiste ne relĂšve que de lui-mĂȘme. Il ne promet aux siĂšcles Ă venir que ses propres Ćuvres. Il ne cautionne que lui-mĂȘme. Il meurt sans enfants. Il a Ă©tĂ© son roi, son prĂȘtre et son Dieu. Câest dans de tels phĂ©nomĂšnes que la cĂ©lĂšbre et orageuse formule de Pierre Leroux trouve sa vĂ©ritable application.
Il en est de mĂȘme des nations qui cultivent les arts de lâimagination avec joie et succĂšs. La prospĂ©ritĂ© actuelle nâest garantie que pour un temps, hĂ©las ! bien court. Lâaurore fut jadis Ă lâorient, la lumiĂšre a marchĂ© vers le sud, et maintenant elle jaillit de lâoccident. La France, il est vrai, par sa situation centrale dans le monde civilisĂ©, semble ĂȘtre appelĂ©e Ă recueillir toutes les notions et toutes les poĂ©sies environnantes, et Ă les rendre aux autres peuples merveilleusement ouvrĂ©es et façonnĂ©es. Mais il ne faut jamais oublier que les nations, vastes ĂȘtres collectifs, sont soumises aux mĂȘmes lois que les individus. Comme lâenfance, elles vagissent, balbutient, grossissent, grandissent. Comme la jeunesse et la maturitĂ©, elles produisent des Ćuvres sages et hardies. Comme la vieillesse, elles sâendorment sur une richesse acquise. Souvent il arrive que câest le principe mĂȘme qui a fait leur force et leur dĂ©veloppement [222] qui amĂšne leur dĂ©cadence, surtout quand ce principe, vivifiĂ© jadis par une ardeur conquĂ©rante, est devenu pour la majoritĂ© une espĂšce de routine. Alors, comme je le faisais entrevoir tout Ă lâheure, la vitalitĂ© se dĂ©place, elle va visiter dâautres territoires et dâautres races ; et il ne faut pas croire que les nouveaux venus hĂ©ritent intĂ©gralement des anciens, et quâils reçoivent dâeux une doctrine toute faite. Il arrive souvent (cela est arrivĂ© au moyen Ăąge) que, tout Ă©tant perdu, tout est Ă refaire.
Celui qui visiterait lâExposition universelle avec lâidĂ©e prĂ©conçue de trouver en Italie les enfants de Vinci, de RaphaĂ«l et de Michel-Ange, en Allemagne lâesprit dâAlbert DĂŒrer, en Espagne lâĂąme de Zurbaran et de Velasquez, se prĂ©parerait un inutile Ă©tonnement. Je nâai ni le temps, ni la science suffisante peut-ĂȘtre, pour rechercher quelles sont les lois qui dĂ©placent la vitalitĂ© artistique, et pourquoi Dieu dĂ©pouille les nations quelquefois pour un temps, quelquefois pour toujours ; je me contente de constater un fait trĂšs-frĂ©quent dans lâhistoire. Nous vivons dans un siĂšcle oĂč il faut rĂ©pĂ©ter certaines banalitĂ©s, dans un siĂšcle orgueilleux qui se croit au-dessus des mĂ©saventures de la GrĂšce et de Rome.
LâExposition des peintres anglais est trĂšs-belle, trĂšs-singuliĂšrement belle, et digne dâune longue et patiente Ă©tude. Je voulais commencer par la glorification de nos [223] voisins, de ce peuple si admirablement riche en poĂ«tes et en romanciers, du peuple de Shakspeare, de Crabbe et de Byron, de Maturin et de Godwin ; des concitoyens de Reynolds, de Hogarth et de Gainsborough. Mais je veux les Ă©tudier encore ; mon excuse est excellente ; câest par une politesse extrĂȘme que je renvoie cette besogne si agrĂ©able. Je retarde pour mieux faire.
Je commence donc par une tĂąche plus facile : je vais Ă©tudier rapidement les principaux maĂźtres de lâĂ©cole française, et analyser les Ă©lĂ©ments de progrĂšs ou les ferments de ruine quâelle contient en elle.
II. Ingres
Cette Exposition française est Ă la fois si vaste et gĂ©nĂ©ralement composĂ©e de morceaux si connus, dĂ©jĂ suffisamment dĂ©florĂ©s par la curiositĂ© parisienne, que la critique doit chercher plutĂŽt Ă pĂ©nĂ©trer intimement le tempĂ©rament de chaque artiste et les mobiles qui le font agir quâĂ analyser, Ă raconter chaque Ćuvre minutieusement.
Quand David, cet astre froid, et GuĂ©rin et Girodet, ses satellites historiques, espĂšces dâabstracteurs de quintessence dans leur genre, se levĂšrent sur lâhorizon [224] de lâart, il se fit une grande rĂ©volution. Sans analyser ici le but quâils poursuivirent, sans en vĂ©rifier la lĂ©gitimitĂ©, sans examiner sâils ne lâont pas outrepassĂ©, constatons simplement quâils avaient un but, un grand but de rĂ©action contre de trop vives et de trop aimables frivolitĂ©s que je ne veux pas non plus apprĂ©cier ni caractĂ©riser ; â que ce but ils le visĂšrent avec persĂ©vĂ©rance, et quâils marchĂšrent Ă la lumiĂšre de leur soleil artificiel avec une franchise, une dĂ©cision et un ensemble dignes de vĂ©ritables hommes de parti. Quand lâĂąpre idĂ©e sâadoucit et se fit caressante sous le pinceau de Gros, elle Ă©tait dĂ©jĂ perdue.
Je me rappelle fort distinctement le respect prodigieux qui environnait au temps de notre enfance toutes ces figures, fantastiques sans le vouloir, tous ces spectres acadĂ©miques ; et moi-mĂȘme je ne pouvais contempler sans une espĂšce de terreur religieuse tous ces grands flandrins hĂ©tĂ©roclites, tous ces beaux hommes minces et solennels, toutes ces femmes bĂ©gueulement chastes, classiquement voluptueuses, les uns sauvant leur pudeur sous des sabres antiques, les autres derriĂšre des draperies pĂ©dantesquement transparentes. Tout ce monde, vĂ©ritablement hors nature, sâagitait, ou plutĂŽt posait sous une lumiĂšre verdĂątre, traduction bizarre du vrai soleil. Mais ces maĂźtres, trop cĂ©lĂ©brĂ©s jadis, trop mĂ©prisĂ©s aujourdâhui, eurent le grand mĂ©rite, si lâon ne veut pas trop se prĂ©occuper de leurs procĂ©dĂ©s et de leurs systĂšmes bizarres, de ramener le caractĂšre français vers le goĂ»t de lâhĂ©roĂŻsme. Cette [225] contemplation perpĂ©tuelle de lâhistoire grecque et romaine ne pouvait, aprĂšs tout, quâavoir une influence stoĂŻcienne salutaire ; mais ils ne furent pas toujours aussi Grecs et Romains quâils voulurent le paraĂźtre. David, il est vrai, ne cessa jamais dâĂȘtre hĂ©roĂŻque, lâinflexible David, le rĂ©vĂ©lateur despote. Quant Ă GuĂ©rin et Girodet, il ne serait pas difficile de dĂ©couvrir en eux, dâailleurs trĂšs-prĂ©occupĂ©s, comme le prophĂšte, de lâesprit de mĂ©lodrame, quelques lĂ©gers grains corrupteurs, quelques sinistres et amusants symptĂŽmes du futur Romantisme. Ne vous semble-t-il pas que cette Didon, avec sa toilette si prĂ©cieuse et si thĂ©Ăątrale, langoureusement Ă©talĂ©e au soleil couchant, comme une crĂ©ole aux nerfs dĂ©tendus, a plus de parentĂ© avec les premiĂšres visions de Chateaubriand quâavec les conceptions de Virgile, et que son Ćil humide, noyĂ© dans les vapeurs du keepsake, annonce presque certaines Parisiennes de Balzac ? LâAtala de Girodet est, quoi quâen pensent certains farceurs qui seront tout Ă lâheure bien vieux, un drame de beaucoup supĂ©rieur Ă une foule de fadaises modernes innommables.
Mais aujourdâhui nous sommes en face dâun homme dâune immense, dâune incontestable renommĂ©e, et dont lâĆuvre est bien autrement difficile Ă comprendre et Ă expliquer. Jâai osĂ© tout Ă lâheure, Ă propos de ces malheureux peintres illustres, prononcer irrespectueusement le mot : hĂ©tĂ©roclites. On ne peut donc pas trouver mauvais que, pour expliquer la sensation de certains tempĂ©raments artistiques mis en contact avec [226] les Ćuvres de M. Ingres, je dise quâils se sentent en face dâun hĂ©tĂ©roclitisme bien plus mystĂ©rieux et complexe que celui des maĂźtres de lâĂ©cole rĂ©publicaine et impĂ©riale, oĂč cependant il a pris son point de dĂ©part.
Avant dâentrer plus dĂ©cidĂ©ment en matiĂšre, je tiens Ă constater une impression premiĂšre sentie par beaucoup de personnes, et quâelles se rappelleront inĂ©vitablement, sitĂŽt quâelles seront entrĂ©es dans le sanctuaire attribuĂ© aux Ćuvres de M. Ingres. Cette impression, difficile Ă caractĂ©riser, qui tient, dans des proportions inconnues, du malaise, de lâennui et de la peur, fait penser vaguement, involontairement, aux dĂ©faillances causĂ©es par lâair rarĂ©fiĂ©, par lâatmosphĂšre dâun laboratoire de chimie, ou par la conscience dâun milieu fantasmatique, je dirai plutĂŽt dâun milieu qui imite le fantasmatique ; dâune population automatique et qui troublerait nos sens par sa trop visible et palpable extranĂ©itĂ©. Ce nâest plus lĂ ce respect enfantin dont je parlais tout Ă lâheure, qui nous saisit devant les Sabines, devant le Marat dans sa baignoire, devant le DĂ©luge, devant le mĂ©lodramatique Brutus. Câest une sensation puissante, il est vrai, â pourquoi nier la puissance de M. Ingres ? â mais dâun ordre infĂ©rieur, dâun ordre quasi maladif. Câest presque une sensation nĂ©gative, si cela pouvait se dire. En effet, il faut lâavouer tout de suite, le cĂ©lĂšbre peintre, rĂ©volutionnaire Ă sa maniĂšre, a des mĂ©rites, des charmes mĂȘme tellement incontestables et dont jâanalyserai tout Ă lâheure la source, quâil serait puĂ©ril de ne pas constater ici une [227] lacune, une privation, un amoindrissement dans le jeu des facultĂ©s spirituelles. Lâimagination qui soutenait ces grands maĂźtres, dĂ©voyĂ©s dans leur gymnastique acadĂ©mique, lâimagination, cette reine des facultĂ©s, a disparu.
Plus dâimagination, partant plus de mouvement. Je ne pousserai pas lâirrĂ©vĂ©rence et la mauvaise volontĂ© jusquâĂ dire que câest chez M. Ingres une rĂ©signation ; je devine assez son caractĂšre pour croire plutĂŽt que câest de sa part une immolation hĂ©roĂŻque, un sacrifice sur lâautel des facultĂ©s quâil considĂšre sincĂšrement comme plus grandioses et plus importantes.
Câest en quoi il se rapproche, quelque Ă©norme que paraisse ce paradoxe, dâun jeune peintre dont les dĂ©buts remarquables se sont produits rĂ©cemment avec lâallure dâune insurrection. M. Courbet, lui aussi, est un puissant ouvrier, une sauvage et patiente volontĂ© ; et les rĂ©sultats quâil a obtenus, rĂ©sultats qui ont dĂ©jĂ pour quelques esprits plus de charme que ceux du grand maĂźtre de la tradition raphaĂ©lesque, Ă cause sans doute de leur soliditĂ© positive et de leur amoureux cynisme, ont, comme ces derniers, ceci de singulier quâils manifestent un esprit de sectaire, un massacreur de facultĂ©s. La politique, la littĂ©rature produisent, elles aussi, de ces vigoureux tempĂ©raments, de ces protestants, de ces anti-surnaturalistes, dont la seule lĂ©gitimation est un esprit de rĂ©action quelquefois salutaire. La providence qui prĂ©side aux affaires de la peinture leur donne pour complices tous ceux que [228] lâidĂ©e adverse prĂ©dominante avait lassĂ©s ou opprimĂ©s. Mais la diffĂ©rence est que le sacrifice hĂ©roĂŻque que M. Ingres fait en lâhonneur de la tradition et de lâidĂ©e du beau raphaĂ©lesque, M. Courbet lâaccomplit au profit de la nature extĂ©rieure, positive, immĂ©diate. Dans leur guerre Ă lâimagination, ils obĂ©issent Ă des mobiles diffĂ©rents ; et deux fanatismes inverses les conduisent Ă la mĂȘme immolation.
Maintenant, pour reprendre le cours rĂ©gulier de notre analyse, quel est le but de M. Ingres ? Ce nâest pas, Ă coup sĂ»r, la traduction des sentiments, des passions, des variantes de ces passions et de ces sentiments ; ce nâest pas non plus la reprĂ©sentation de grandes scĂšnes historiques (malgrĂ© ses beautĂ©s italiennes, trop italiennes, le tableau du Saint Symphorien, italianisĂ© jusquâĂ lâempilement des figures, ne rĂ©vĂšle certainement pas la sublimitĂ© dâune victime chrĂ©tienne, ni la bestialitĂ© fĂ©roce et indiffĂ©rente Ă la fois des paĂŻens conservateurs). Que cherche donc, que rĂȘve donc M. Ingres ? Quâest-il venu dire en ce monde ? Quel appendice nouveau apporte-t-il Ă lâĂ©vangile de la peinture ?
Je croirais volontiers que son idĂ©al est une espĂšce dâidĂ©al fait moitiĂ© de santĂ©, moitiĂ© de calme, presque dâindiffĂ©rence, quelque chose dâanalogue Ă lâidĂ©al antique, auquel il a ajoutĂ© les curiositĂ©s et les minuties de lâart moderne. Câest cet accouplement qui donne souvent Ă ses Ćuvres leur charme bizarre. Ăpris ainsi dâun idĂ©al qui mĂȘle dans un adultĂšre agaçant la soliditĂ© [229] calme de RaphaĂ«l avec les recherches de la petite-maĂźtresse, M. Ingres devait surtout rĂ©ussir dans les portraits ; et câest en effet dans ce genre quâil a trouvĂ© ses plus grands, ses plus lĂ©gitimes succĂšs. Mais il nâest point un de ces peintres Ă lâheure, un de ces fabricants banals de portraits auxquels un homme vulgaire peut aller, la bourse Ă la main, demander la reproduction de sa malsĂ©ante personne. M. Ingres choisit ses modĂšles, et il choisit, il faut le reconnaĂźtre, avec un tact merveilleux, les modĂšles les plus propres Ă faire valoir son genre de talent. Les belles femmes, les natures riches, les santĂ©s calmes et florissantes, voilĂ son triomphe et sa joie !
Ici cependant se prĂ©sente une question discutĂ©e cent fois, et sur laquelle il est toujours bon de revenir. Quelle est la qualitĂ© du dessin de M. Ingres ? Est-il dâune qualitĂ© supĂ©rieure ? Est-il absolument intelligent ? Je serai compris de tous les gens qui ont comparĂ© entre elles les maniĂšres de dessiner des principaux maĂźtres en disant que le dessin de M. Ingres est le dessin dâun homme Ă systĂšme. Il croit que la nature doit ĂȘtre corrigĂ©e, amendĂ©e ; que la tricherie heureuse, agrĂ©able, faite en vue du plaisir des yeux, est non seulement un droit, mais un devoir. On avait dit jusquâici que la nature devait ĂȘtre interprĂ©tĂ©e, traduite dans son ensemble et avec toute sa logique ; mais dans les Ćuvres du maĂźtre en question il y a souvent dol, ruse, violence, quelquefois tricherie et croc-en-jambe. Voici une armĂ©e de doigts trop uniformĂ©ment allongĂ©s en [230] fuseaux et dont les extrĂ©mitĂ©s Ă©troites oppriment les ongles, que Lavater, Ă lâinspection de cette poitrine large, de cet avant-bras musculeux, de cet ensemble un peu viril, aurait jugĂ©s devoir ĂȘtre carrĂ©s, symptĂŽme dâun esprit portĂ© aux occupations masculines, Ă la symĂ©trie et aux ordonnances de lâart. Voici des figures dĂ©licates et des Ă©paules simplement Ă©lĂ©gantes associĂ©es Ă des bras trop robustes, trop pleins dâune succulence raphaĂ©lique. Mais RaphaĂ«l aimait les gros bras, il fallait avant tout obĂ©ir et plaire au maĂźtre. Ici nous trouverons un nombril qui sâĂ©gare vers les cĂŽtes, lĂ un sein qui pointe trop vers lâaisselle ; ici, â chose moins excusable (car gĂ©nĂ©ralement ces diffĂ©rentes tricheries ont une excuse plus ou moins plausible et toujours facilement devinable dans le goĂ»t immodĂ©rĂ© du style), â ici, dis-je, nous sommes tout Ă fait dĂ©concertĂ©s par une jambe sans nom, toute maigre, sans muscles, sans formes, et sans pli au jarret (Jupiter et Antiope.)
Remarquons aussi quâemportĂ© par cette prĂ©occupation presque maladive du style, le peintre supprime souvent le modelĂ© ou lâamoindrit jusquâĂ lâinvisible, espĂ©rant ainsi donner plus de valeur au contour, si bien que ses figures ont lâair de patrons dâune forme trĂšs-correcte, gonflĂ©s dâune matiĂšre molle et non vivante, Ă©trangĂšre Ă lâorganisme humain. Il arrive quelquefois que lâĆil tombe sur des morceaux charmants, irrĂ©prochablement vivants ; mais cette mĂ©chante pensĂ©e traverse alors lâesprit, que ce nâest pas M. Ingres qui a [231] cherchĂ© la nature, mais la nature qui a violĂ© le peintre, et que cette haute et puissante dame lâa domptĂ© par son ascendant irrĂ©sistible.
DâaprĂšs tout ce qui prĂ©cĂšde, on comprendra facilement que M. Ingres peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un homme douĂ© de hautes qualitĂ©s, un amateur Ă©loquent de la beautĂ©, mais dĂ©nuĂ© de ce tempĂ©rament Ă©nergique qui fait la fatalitĂ© du gĂ©nie. Ses prĂ©occupations dominantes sont le goĂ»t de lâantique et le respect de lâĂ©cole. Il a, en somme, lâadmiration assez facile, le caractĂšre assez Ă©clectique, comme tous les hommes qui manquent de fatalitĂ©. Aussi le voyons-nous errer dâarchaĂŻsme en archaĂŻsme ; Titien (Pie VII tenant chapelle), les Ă©mailleurs de la Renaissance (VĂ©nus AnadyomĂšne), Poussin et Carrache (VĂ©nus et Antiope), RaphaĂ«l (Saint Symphorien), les primitifs Allemands (tous les petits tableaux du genre imagier et anecdotique), les curiositĂ©s et le bariolage persan et chinois (la Petite Odalisque) ; se disputent ses prĂ©fĂ©rences. Lâamour et lâinfluence de lâantiquitĂ© se sentent partout ; mais M. Ingres me paraĂźt souvent ĂȘtre Ă lâantiquitĂ© ce que le bon ton, dans ses caprices transitoires, est aux bonnes maniĂšres naturelles qui viennent de la dignitĂ© et de la charitĂ© de lâindividu.
Câest surtout dans lâApothĂ©ose de lâEmpereur NapolĂ©on Ier, tableau venu de lâHĂŽtel de ville, que M. Ingres a laissĂ© voir son goĂ»t pour les Etrusques. Cependant les Etrusques, grands simplificateurs, nâont pas poussĂ© la simplification jusquâĂ ne pas atteler les chevaux aux [232] chariots. Ces chevaux surnaturels (en quoi sont-ils, ces chevaux qui semblent dâune matiĂšre polie, solide, comme le cheval de bois qui prit la ville de Troie ?) possĂšdent-ils donc la force de lâaimant pour entraĂźner le char derriĂšre eux sans traits et sans harnais ? De lâempereur NapolĂ©on jâaurais bien envie de dire que je nâai point retrouvĂ© en lui cette beautĂ© Ă©pique et destinale dont le dotent gĂ©nĂ©ralement ses contemporains et ses historiens ; quâil mâest pĂ©nible de ne pas voir conserver le caractĂšre extĂ©rieur et lĂ©gendaire des grands hommes, et que le peuple, dâaccord avec moi en ceci, ne conçoit guĂšre son hĂ©ros de prĂ©dilection que dans les costumes officiels des cĂ©rĂ©monies ou sous cette historique capote gris de fer, qui, nâen dĂ©plaise aux amateurs forcenĂ©s du style, ne dĂ©parerait nullement une apothĂ©ose moderne.
Mais on pourrait faire Ă cette Ćuvre un reproche plus grave. Le caractĂšre principal dâune apothĂ©ose doit ĂȘtre le sentiment surnaturel, la puissance dâascension vers les rĂ©gions supĂ©rieures, un entraĂźnement, un vol irrĂ©sistible vers le ciel, but de toutes les aspirations humaines et habitacle classique de tous les grands hommes. Or, cette apothĂ©ose ou plutĂŽt cet attelage tombe, tombe avec une vitesse proportionnĂ©e Ă sa pesanteur. Les chevaux entraĂźnent le char vers la terre. Le tout, comme un ballon sans gaz, qui aurait gardĂ© tout son lest, va inĂ©vitablement se briser sur la surface de la planĂšte.
Quant Ă la Jeanne dâArc qui se dĂ©nonce par une [233] pĂ©danterie outrĂ©e de moyens, je nâose en parler. Quelque peu de sympathie que jâaie montrĂ© pour M. Ingres au grĂ© de ses fanatiques, je prĂ©fĂšre croire que le talent le plus Ă©levĂ© conserve toujours des droits Ă lâerreur. Ici, comme dans lâApothĂ©ose, absence totale de sentiment et de surnaturalisme. OĂč donc est-elle, cette noble pucelle, qui, selon la promesse de ce bon M. DĂ©lĂ©cluze, devait se venger et nous venger des polissonneries de Voltaire ? Pour me rĂ©sumer, je crois quâabstraction faite de son Ă©rudition, de son goĂ»t intolĂ©rant et presque libertin de la beautĂ©, la facultĂ© qui a fait de M. Ingres ce quâil est, le puissant, lâindiscutable, lâincontrĂŽlable dominateur, câest la volontĂ©, ou plutĂŽt un immense abus de la volontĂ©. En somme, ce quâil est, il le fut dĂšs le principe. GrĂące Ă cette Ă©nergie qui est en lui, il restera tel jusquâĂ la fin. Comme il nâa pas progressĂ©, il ne vieillira pas. Ses admirateurs trop passionnĂ©s seront toujours ce quâils furent, amoureux jusquâĂ lâaveuglement ; et rien ne sera changĂ© en France, pas mĂȘme la manie de prendre Ă un grand artiste des qualitĂ©s bizarres qui ne peuvent ĂȘtre quâĂ lui, et dâimiter lâinimitable.
Mille circonstances, heureuses dâailleurs, ont concouru Ă la solidification de cette puissante renommĂ©e. Aux gens du monde M. Ingres sâimposait par un emphatique amour de lâantiquitĂ© et de la tradition. Aux excentriques, aux blasĂ©s, Ă mille esprits dĂ©licats toujours en quĂȘte de nouveautĂ©s, mĂȘme de nouveautĂ©s amĂšres, il plaisait par la bizarrerie. Mais ce qui fut [234] bon, ou tout au moins sĂ©duisant en lui, eut un effet dĂ©plorable dans la foule des imitateurs ; câest ce que jâaurai plus dâune fois lâoccasion de dĂ©montrer.
III. EugĂšne Delacroix
MM. EugĂšne Delacroix et Ingres se partagent la faveur et la haine publiques. Depuis longtemps lâopinion a fait un cercle autour dâeux comme autour de deux lutteurs. Sans donner notre acquiescement Ă cet amour commun et puĂ©ril de lâantithĂšse, il nous faut commencer par lâexamen de ces deux maĂźtres français, puisque autour dâeux, au-dessous dâeux, se sont groupĂ©es et Ă©chelonnĂ©es presque toutes les individualitĂ©s qui composent notre personnel artistique.
En face des trente-cinq tableaux de M. Delacroix, la premiĂšre idĂ©e qui sâempare du spectateur est lâidĂ©e dâune vie bien remplie, dâun amour opiniĂątre, incessant de lâart. Quel est le meilleur tableau ? on ne saurait le trouver ; le plus intĂ©ressant ? on hĂ©site. On croit dĂ©couvrir par-ci par-lĂ des Ă©chantillons de progrĂšs ; mais si de certains tableaux plus rĂ©cents tĂ©moignent que certaines importantes qualitĂ©s ont Ă©tĂ© poussĂ©es Ă outrance, lâesprit impartial perçoit avec confusion que dĂšs ses premiĂšres [235] productions, dĂšs sa jeunesse (Dante et Virgile aux enfers est de 1822), M. Delacroix fut grand. Quelquefois il a Ă©tĂ© plus dĂ©licat, quelquefois plus singulier, quelquefois plus peintre, mais toujours il a Ă©tĂ© grand.
Devant une destinée si noblement, si heureusement remplie, une destinée bénie par la nature et menée à bonne fin par la plus admirable volonté, je sens flotter incessamment dans mon esprit les vers du grand poëte :
   Â
Il naßt sous le soleil de nobles créatures
Unissant ici-bas tout ce quâon peut rĂȘver :
Corps de fer, cĆurs de flamme, admirables natures !
Dieu semble les produire afin de se prouver ;
Il prend pour les pétrir une argile plus douce,
Et souvent passe un siĂšcle Ă les parachever.
Il met, comme un sculpteur, lâempreinte de son pouce
Sur leurs fronts rayonnants de la gloire des cieux,
Et lâardente aurĂ©ole en gerbes dâor y pousse.
Ces hommes-lĂ sâen vont calmes et radieux,
Sans quitter un instant leur pose solennelle,
Avec lâĆil immobile, et le maintien des dieux.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ne leur donnez quâun jour, ou donnez-leur cent ans,
Lâorage ou le repos, la palette ou le glaive :
Ils mĂšneront Ă bout leurs dessins Ă©clatants.
Leur existence Ă©trange est le rĂ©el du rĂȘve !
Comme un maĂźtre savant le croquis dâun Ă©lĂšve.
Vos dĂ©sirs inconnus, sous lâarceau triomphal,
Dont votre esprit en songe arrondissait la voûte,
Passent assis en croupe au dos de leur cheval.
[236] . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
De ceux-lĂ chaque peuple en compte cinq ou six,
Cinq ou six tout au plus, dans les siĂšcles prospĂšres.
Types toujours vivants dont on fait des récits.
ThĂ©ophile Gautier appelle cela une Compensation. M. Delacroix ne pouvait-il pas, Ă lui seul, combler les vides dâun siĂšcle ?
Jamais artiste ne fut plus attaquĂ©, plus ridiculisĂ©, plus entravĂ©. Mais que nous font les hĂ©sitations des gouvernements (je parle dâautrefois), les criailleries de quelques salons bourgeois, les dissertations haineuses de quelques acadĂ©mies dâestaminet et le pĂ©dantisme des joueurs de dominos ? La preuve est faite, la question est Ă jamais vidĂ©e, le rĂ©sultat est lĂ , visible, immense, flamboyant.
M. Delacroix a traitĂ© tous les genres ; son imagination et son savoir se sont promenĂ©s dans toutes les parties du domaine pittoresque. Il a fait (avec quel amour, avec quelle dĂ©licatesse !) de charmants petits tableaux, pleins dâintimitĂ© et de profondeur ; il a illustrĂ© les murailles de nos palais, il a rempli nos musĂ©es de vastes compositions.
    Cette annĂ©e, il a profitĂ© trĂšs-lĂ©gitimement de lâoccasion de montrer une partie assez considĂ©rable du travail de sa vie, et de nous faire, pour ainsi dire, reviser les piĂšces du procĂšs. Cette collection a Ă©tĂ© choisie avec beaucoup de tact, de maniĂšre Ă nous fournir des Ă©chantillons concluants et variĂ©s de son esprit et de son talent. [237]
Voici Dante et Virgile, ce tableau dâun jeune homme, qui fut une rĂ©volution, et dont on a longtemps attribuĂ© faussement une figure Ă GĂ©ricault (le torse de lâhomme renversĂ©). Parmi les grands tableaux, il est permis dâhĂ©siter entre la Justice de Trajan et la Prise de Constantinople par les CroisĂ©s. La Justice de Trajan est un tableau si prodigieusement lumineux, si aĂ©rĂ©, si rempli de tumulte et de pompe ! Lâempereur est si beau, la foule, tortillĂ©e autour des colonnes ou circulant avec le cortĂšge, si tumultueuse, la veuve Ă©plorĂ©e, si dramatique ! Ce tableau est celui qui fut illustrĂ© jadis par les petites plaisanteries de M. Karr, lâhomme au bon sens de travers, sur le cheval rose ; comme sâil nâexistait pas des chevaux lĂ©gĂšrement rosĂ©s, et comme si, en tout cas, le peintre nâavait pas le droit dâen faire.
Mais le tableau des CroisĂ©s est si profondĂ©ment pĂ©nĂ©trant, abstraction faite du sujet, par son harmonie orageuse et lugubre ! Quel ciel et quelle mer ! Tout y est tumultueux et tranquille, comme la suite dâun grand Ă©vĂ©nement. La ville, Ă©chelonnĂ©e derriĂšre les CroisĂ©s qui viennent de la traverser, sâallonge avec une prestigieuse vĂ©ritĂ©. Et toujours ces drapeaux miroitants, ondoyants, faisant se dĂ©rouler et claquer leurs plis lumineux dans lâatmosphĂšre transparente ! Toujours la foule agissante, inquiĂšte, le tumulte des armes, la pompe des vĂȘtements, la vĂ©ritĂ© emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie ! Ces deux tableaux sont dâune beautĂ© essentiellement shakspearienne. Car nul, aprĂšs Shakspeare, nâexcelle comme Delacroix Ă fondre [238] dans une unitĂ© mystĂ©rieuse le drame et la rĂȘverie.
Le public retrouvera tous ces tableaux dâorageuse mĂ©moire qui furent des insurrections, des luttes et des triomphes : le Doge Marino Faliero (salon de 1827. â Il est curieux de remarquer que Justinien composant ses lois et le Christ au jardin des Oliviers sont de la mĂȘme annĂ©e), lâEvĂȘque de LiĂšge, cette admirable traduction de Walter Scott, pleine de foule, dâagitation et de lumiĂšre, les Massacres de Scio, le Prisonnier de Chillon, le Tasse en prison, la Noce juive, les Convulsionnaires de Tanger, etc., etc. Mais comment dĂ©finir cet ordre de tableaux charmants, tels que Hamlet, dans la scĂšne du crĂąne, et les Adieux de RomĂ©o et Juliette, si profondĂ©ment pĂ©nĂ©trants et attachants, que lâĆil qui a trempĂ© son regard dans leurs petits mondes mĂ©lancoliques ne peut plus les fuir, que lâesprit ne peut plus les Ă©viter ?
Et le tableau quitté nous tourmente et nous suit.
Ce nâest pas lĂ le Hamlet tel que nous lâa fait voir RouviĂšre, tout rĂ©cemment encore et avec tant dâĂ©clat, Ăącre, malheureux et violent, poussant lâinquiĂ©tude jusquâĂ la turbulence. Câest bien la bizarrerie romantique du grand tragĂ©dien ; mais Delacroix, plus fidĂšle peut-ĂȘtre, nous a montrĂ© un Hamlet tout dĂ©licat et pĂąlot, aux mains blanches et fĂ©minines, une nature exquise, mais molle, lĂ©gĂšrement indĂ©cise, avec un Ćil presque atone.
Voici la fameuse tĂȘte de la Madeleine renversĂ©e, au sourire bizarre et mystĂ©rieux, et si surnaturellement [239] belle quâon ne sait si elle est aurĂ©olĂ©e par la mort, ou embellie par les pĂąmoisons de lâamour divin.
Ă propos des Adieux de RomĂ©o et Juliette, jâai une remarque Ă faire que je crois fort importante. Jâai tant entendu plaisanter de la laideur des femmes de Delacroix, sans pouvoir comprendre ce genre de plaisanterie, que je saisis lâoccasion pour protester contre ce prĂ©jugĂ©. M. Victor Hugo le partageait, Ă ce quâon mâa dit. Il dĂ©plorait, â câĂ©tait dans les beaux temps du Romantisme, â que celui Ă qui lâopinion publique faisait une gloire parallĂšle Ă la sienne commĂźt de si monstrueuses erreurs Ă lâendroit de la beautĂ©. Il lui est arrivĂ© dâappeler les femmes de Delacroix des grenouilles. Mais M. Victor Hugo est un grand poĂ«te sculptural qui a lâĆil fermĂ© Ă la spiritualitĂ©.
Je suis fĂąchĂ© que le Sardanapale nâait pas reparu cette annĂ©e. On y aurait vu de trĂšs-belles femmes, claires, lumineuses, roses, autant quâil mâen souvient du moins. Sardanapale lui-mĂȘme Ă©tait beau comme une femme. GĂ©nĂ©ralement les femmes de Delacroix peuvent se diviser en deux classes : les unes, faciles Ă comprendre, souvent mythologiques, sont nĂ©cessairement belles (la Nymphe couchĂ©e et vue de dos, dans le plafond de la galerie dâApollon). Elles sont riches, trĂšs-fortes, plantureuses, abondantes, et jouissent dâune transparence de chair merveilleuse et de chevelures admirables.
Quant aux autres, quelquefois des femmes historiques (la ClĂ©opĂątre regardant lâaspic), plus souvent des femmes de caprice, de tableaux de genre, tantĂŽt des [240] Marguerite, tantĂŽt des OphĂ©lia, des DesdĂ©mone, des Sainte Vierge mĂȘme, des Madeleine, je les appellerais volontiers des femmes dâintimitĂ©. On dirait quâelles portent dans les yeux un secret douloureux, impossible Ă enfouir dans les profondeurs de la dissimulation. Leur pĂąleur est comme une rĂ©vĂ©lation des batailles intĂ©rieures. Quâelles se distinguent par le charme du crime ou par lâodeur de la saintetĂ©, que leurs gestes soient alanguis ou violents, ces femmes malades du cĆur ou de lâesprit ont dans les yeux le plombĂ© de la fiĂšvre ou la nitescence anormale et bizarre de leur mal, dans le regard, lâintensitĂ© du surnaturalisme.
Mais toujours, et quand mĂȘme, ce sont des femmes distinguĂ©es, essentiellement distinguĂ©es ; et enfin, pour tout dire en un seul mot, M. Delacroix me paraĂźt ĂȘtre lâartiste le mieux douĂ© pour exprimer la femme moderne, surtout la femme moderne dans sa manifestation hĂ©roĂŻque, dans le sens infernal ou divin. Ces femmes ont mĂȘme la beautĂ© physique moderne, lâair de rĂȘverie, mais la gorge abondante, avec une poitrine un peu Ă©troite, le bassin ample, et des bras et des jambes charmants.
Les tableaux nouveaux et inconnus du public sont les Deux Foscari, la Famille arabe, la Chasse aux Lions, une TĂȘte de vieille femme (un portrait par M. Delacroix est une raretĂ©). Ces diffĂ©rentes peintures servent Ă constater la prodigieuse certitude Ă laquelle le maĂźtre est arrivĂ©. La Chasse aux Lions est une vĂ©ritable explosion de couleur (que ce mot soit pris dans le bon sens). Jamais [241] couleurs plus belles, plus intenses, ne pĂ©nĂ©trĂšrent jusquâĂ lâĂąme par le canal des yeux.
Par le premier et rapide coup dâĆil jetĂ© sur lâensemble de ces tableaux, et par leur examen minutieux et attentif, sont constatĂ©es plusieurs vĂ©ritĂ©s irrĂ©futables. Dâabord il faut remarquer, et câest trĂšs-important, que, vu Ă une distance trop grande pour analyser ou mĂȘme comprendre le sujet, un tableau de Delacroix a dĂ©jĂ produit sur lâĂąme une impression riche, heureuse ou mĂ©lancolique. On dirait que cette peinture, comme les sorciers et les magnĂ©tiseurs, projette sa pensĂ©e Ă distance. Ce singulier phĂ©nomĂšne tient Ă la puissance du coloriste, Ă lâaccord parfait des tons, et Ă lâharmonie (prĂ©Ă©tablie dans le cerveau du peintre) entre la couleur et le sujet. Il semble que cette couleur, quâon me pardonne ces subterfuges de langage pour exprimer des idĂ©es fort dĂ©licates, pense par elle-mĂȘme, indĂ©pendamment des objets quâelle habille. Puis ces admirables accords de sa couleur font souvent rĂȘver dâharmonie et de mĂ©lodie, et lâimpression quâon emporte de ses tableaux est souvent quasi musicale. Un poĂ«te a essayĂ© dâexprimer ces sensations subtiles dans des vers dont la sincĂ©ritĂ© peut faire passer la bizarrerie :
Delacroix, lac de sang, hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
OĂč, sous un ciel chagrin, des fanfares Ă©tranges
Passent comme un soupir étouffé de Weber.
[242]
Lac de sang : le rouge ; â hantĂ© des mauvais anges : surnaturalisme ; â un bois toujours vert : le vert, complĂ©mentaire du rouge ; â un ciel chagrin : les fonds tumultueux et orageux de ses tableaux ; â les fanfares et Weber : idĂ©es de musique romantique que rĂ©veillent les harmonies de sa couleur.
Du dessin de Delacroix, si absurdement, si niaisement critiquĂ©, que faut-il dire, si ce nâest quâil est des vĂ©ritĂ©s Ă©lĂ©mentaires complĂštement mĂ©connues ; quâun bon dessin nâest pas une ligne dure, cruelle, despotique, immobile, enfermant une figure comme une camisole de force ; que le dessin doit ĂȘtre comme la nature, vivant et agitĂ© ; que la simplification dans le dessin est une monstruositĂ©, comme la tragĂ©die dans le monde dramatique ; que la nature nous prĂ©sente une sĂ©rie infinie de lignes courbes, fuyantes, brisĂ©es, suivant une loi de gĂ©nĂ©ration impeccable, oĂč le parallĂ©lisme est toujours indĂ©cis et sinueux, oĂč les concavitĂ©s et les convexitĂ©s se correspondent et se poursuivent ; que M. Delacroix satisfait admirablement Ă toutes ces conditions et que, quand mĂȘme son dessin laisserait percer quelquefois des dĂ©faillances ou des outrances, il a au moins cet immense mĂ©rite dâĂȘtre une protestation perpĂ©tuelle et efficace contre la barbare invasion de la ligne droite, cette ligne tragique et systĂ©matique, dont actuellement les ravages sont dĂ©jĂ immenses dans la peinture et dans la sculpture ?
Une autre qualitĂ©, trĂšs-grande, trĂšs-vaste, du talent de M. Delacroix, et qui fait de lui le peintre aimĂ© des [243] poĂ«tes, câest quâil est essentiellement littĂ©raire. Non seulement sa peinture a parcouru, toujours avec succĂšs, le champ des hautes littĂ©ratures, non seulement elle a traduit, elle a frĂ©quentĂ© Arioste, Byron, Dante, Walter Scott, Shakspeare, mais elle sait rĂ©vĂ©ler des idĂ©es dâun ordre plus Ă©levĂ©, plus fines, plus profondes que la plupart des peintures modernes. Et remarquez bien que ce nâest jamais par la grimace, par la minutie, par la tricherie de moyens, que M. Delacroix arrive Ă ce prodigieux rĂ©sultat ; mais par lâensemble, par lâaccord profond, complet, entre sa couleur, son sujet, son dessin, et par la dramatique gesticulation de ses figures.
Edgar Poe dit, je ne sais plus oĂč, que le rĂ©sultat de lâopium pour les sens est de revĂȘtir la nature entiĂšre dâun intĂ©rĂȘt surnaturel qui donne Ă chaque objet un sens plus profond, plus volontaire, plus despotique. Sans avoir recours Ă lâopium, qui nâa connu ces admirables heures, vĂ©ritables fĂȘtes du cerveau, oĂč les sens plus attentifs perçoivent des sensations plus retentissantes, oĂč le ciel dâun azur plus transparent sâenfonce comme un abĂźme plus infini, oĂč les sons tintent musicalement, oĂč les couleurs parlent, oĂč les parfums racontent des mondes dâidĂ©es ? Eh bien, la peinture de Delacroix me paraĂźt la traduction de ces beaux jours de lâesprit. Elle est revĂȘtue dâintensitĂ© et sa splendeur est privilĂ©giĂ©e. Comme la nature perçue par des nerfs ultra-sensibles, elle rĂ©vĂšle le surnaturalisme.
Que sera M. Delacroix pour la postĂ©ritĂ© ? Que dira de lui cette redresseuse de torts ? Il est dĂ©jĂ facile, au point [244] de sa carriĂšre oĂč il est parvenu, de lâaffirmer sans trouver trop de contradicteurs. Elle dira, comme nous, quâil fut un accord unique des facultĂ©s les plus Ă©tonnantes ; quâil eut comme Rembrandt le sens de lâintimitĂ© et la magie profonde, lâesprit de combinaison et de dĂ©coration comme Rubens et Lebrun, la couleur fĂ©erique comme VĂ©ronĂšse, etc. ; mais quâil eut aussi une qualitĂ© sui generis, indĂ©finissable et dĂ©finissant la partie mĂ©lancolique et ardente du siĂšcle, quelque chose de tout Ă fait nouveau, qui a fait de lui un artiste unique, sans gĂ©nĂ©rateur, sans prĂ©cĂ©dent, probablement sans successeur, un anneau si prĂ©cieux quâil nâen est point de rechange, et quâen le supprimant, si une pareille chose Ă©tait possible, on supprimerait un monde dâidĂ©es et de sensations, on ferait une lacune trop grande dans la chaĂźne historique.