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Recherche infructueuse

[214]

    Voici, mon ami, les idĂ©es qui m’ont passĂ© par la tĂŞte Ă  la vue des tableaux qu’on a exposĂ©s cette annĂ©e au Salon. Je les jette sur le papier, sans me soucier ni de les trier ni de les Ă©crire. Il y en aura de vraies, il y en aura de fausses. TantĂ´t vous me trouverez trop sĂ©vère, tantĂ´t trop indulgent. Je condamnerai peut-ĂŞtre oĂą vous approuveriez ; je ferai grâce oĂą vous condamneriez ; vous exigerez encore oĂą je serai content. Peu m’importe. La seule chose que j’ai Ă  cĹ“ur, c’est de vous Ă©pargner quelques [215] instants que vous emploierez mieux, dussiez-vous les passer au milieu de vos canards et de vos dindons.

Louis-Michel Vanloo

N.B. - On pourra remarquer la grandeur des tableaux dans le petit livret.

    Le premier tableau qui m’ait arrĂŞtĂ© est le Portrait du roi. Il est beau, bien peint, et on le dit très ressemblant. Le peintre a placĂ© le monarque debout, sur une estrade. Il passe. Il a la tĂŞte nue. Sa longue chevelure descend en boucles sur ses Ă©paules. Il est vĂŞtu du grand habit de cĂ©rĂ©monie. Sa main droite est appuyĂ©e sur le bâton royal. Il tient, de la gauche, un chapeau [216] chargĂ© de plumes. Le manteau royal qui couvre sa poitrine et ses Ă©paules, descendant entre le fond du tableau et ses jambes, qu’on voit depuis le milieu de la cuisse, achève de dĂ©tacher ces parties de la toile, et celles-ci entraĂ®nent les autres. Seulement ce volume d’hermine qui bouffe tout autour du haut de la figure la rend un peu courte ; et cette espèce de vĂŞtement lui donne moins la majestĂ© d’un roi que la dignitĂ© d’un prĂ©sident au parlement.

M. Dumont le Romain

    Vous savez que je n’ai jamais approuvĂ© le mĂ©lange des ĂŞtres rĂ©els et des ĂŞtres allĂ©goriques, et le tableau qui a pour sujet la Publication de la Paix en 1749 ne m’a pas fait changer d’avis. Les ĂŞtres rĂ©els perdent de leur vĂ©ritĂ© Ă  cĂ´tĂ© des ĂŞtres allĂ©goriques, et ceux-ci jettent toujours quelque obscuritĂ© dans la composition. Le morceau dont il s’agit n’est pas sans effet. Il est peint avec hardiesse et force. C’est certainement l’ouvrage d’un maĂ®tre. Toutes les figures allĂ©goriques sont d’un cĂ´tĂ©, et tous les personnages rĂ©els de l’autre. A gauche de celui qui regarde, la Paix qui descend du ciel, et qui prĂ©sente au roi, habillĂ© Ă  l’antique, une branche d’olivier, qu’il reçoit, et qu’il remet Ă  la femme symbolique de la Ville de Paris : d’un cĂ´tĂ©, la GĂ©nĂ©rositĂ© qui verse des dons ; de l’autre, un GĂ©nie armĂ© d’un glaive qui menace la Discorde terrassĂ©e sous les pieds du monarque ; les rivières de Seine et de Marne Ă©tonnĂ©es et satisfaites. A droite, le prĂ©vĂ´t des marchands et les Ă©chevins en longues robes, en rabats et en perruques volumineuses, avec des mines d’une largeur et d’un ignoble qu’il faut voir. On prendrait au premier coup d’œil le monarque pour ThĂ©sĂ©e qui revient victorieux du Minotaure, ou plutĂ´t pour Bacchus qui revient de la conquĂŞte de l’Inde ; car il a l’air un peu ivre. La figure symbolique de la Ville est simple, noble, d’un beau caractère, bien drapĂ©e, bien disposĂ©e ; mais elle est du siècle de Jules CĂ©sar ou de Julien. Le contraste de ces figures antiques et modernes ferait croire que le tableau est un composĂ© de deux pièces rapportĂ©es, l’une d’aujourd’hui, et l’autre qui fut peinte il y a quelque mille ans. Et l’abbĂ© Galiani vous sĂ©parerait cela avec des ciseaux qui laisseraient d’un cĂ´tĂ© tout le plat et tout le ridicule, et de l’autre tout l’antique qui serait supportable et que chacun interprĂ©terait Ă  sa fantaisie ; on trouverait cent traits de l’histoire grecque ou romaine auxquels cela reviendrait. Le peintre a eu une idĂ©e forte, mais il n’a pas su en tirer parti. Il a Ă©levĂ© son hĂ©ros sur le corps mĂŞme de la [217] Discorde, dont les cuisses sont foulĂ©es par les pieds de cette figure ; mais après avoir appuyĂ© un des pieds sur les cuisses, pourquoi l’autre n’a-t-il pas pressĂ© la poitrine ? Pourquoi cette action n’écrase-t-elle pas la Discorde, ne lui tient-elle pas la bouche entrouverte, ne lui fait-elle pas sortir les yeux de la tĂŞte, ne me la montre-t-elle pas prĂŞte Ă  ĂŞtre Ă©touffĂ©e ? Comme elle est libre de la tĂŞte, des bras et de tout le haut de son corps, si elle s’avisait de se secouer avec violence, elle renverserait le monarque, et mettrait les dieux, les Ă©chevins et le peuple en dĂ©sordre. En vĂ©ritĂ©, la figure symbolique [218] de la capitale est une belle figure. Voyez-la. J’espère que vous serez aussi satisfait de la GĂ©nĂ©rositĂ©, de la Paix, et des Fleuves.

Carle Vanloo

    Quoi qu’en dise le charmant abbĂ©, la Madeleine dans le dĂ©sert n’est qu’un tableau très agrĂ©able. C’est bien la faute du peintre, qui pouvait avec peu de chose le rendre sublime ; mais c’est que ce Carle Vanloo, quoique grand artiste d’ailleurs, n’a point de gĂ©nie. La Madeleine est assise sur un bout de sa natte ; sa tĂŞte renversĂ©e appuie contre le rocher ; elle a les yeux tournĂ©s vers le ciel ; ses regards semblent y chercher son Dieu. A sa droite est une croix faite de deux branches d’arbre ; Ă  sa gauche sa natte roulĂ©e, et l’entrĂ©e d’une petite grotte. Il y a du goĂ»t dans toutes ces choses, et surtout dans le vĂŞtement violet de la pĂ©nitente ; mais tous ces objets sont peints d’une touche trop douce et trop uniforme. On ne sait si les rochers sont de la vapeur ou de la pierre couverte de mousse. Combien la sainte n’en serait-elle pas plus intĂ©ressante et plus pathĂ©tique, si la solitude, le silence et l’horreur du dĂ©sert Ă©taient dans le local ? Cette pelouse est trop verte ; cette herbe trop molle ; cette caverne est plutĂ´t l’asile de deux amants heureux que la retraite d’une femme affligĂ©e et pĂ©nitente. Belle sainte, venez ; entrons dans cette grotte, et lĂ  nous nous rappellerons peut-ĂŞtre quelques moments de votre première vie. Sa tĂŞte ne se dĂ©tache pas assez du fond ; ce bras gauche est vrai, je le crois ; mais la position de la figure le fait paraĂ®tre petit et maigre. J’ai Ă©tĂ© tentĂ© de trouver les cuisses et les jambes un peu trop fortes. Si l’on eĂ»t rendu la caverne sauvage, et qu’on l’eĂ»t couverte d’arbustes, vous conviendrez qu’on n’aurait pas eu besoin de ces deux mauvaises tĂŞtes de chĂ©rubin qui empĂŞchent que la Madeleine ne soit seule. Ne feraient-elles que cet effet, elles seraient bien mauvaises.

    Il y a longtemps que le tableau de notre amie Mme Geoffrin, connu sous le nom de la Lecture, est jugĂ© pour vous. Pour moi, je trouve que les deux jeunes filles, charmantes Ă  la vĂ©ritĂ© et d’une physionomie douce et fine, se ressemblent trop d’action, de figure et d’âge. Le jeune homme qui lit a l’air un peu benĂŞt ; on le prendrait pour un robin en habit de masque. Et puis il a la mâchoire Ă©paisse. Il me fallait lĂ  une de ces tĂŞtes plus rondes qu’ovales, [219] de ces mines vives et animĂ©es. On dit que la petite fille qui est Ă  cĂ´tĂ© de la gouvernante, et qui s’amuse Ă  faire voler un oiseau qu’elle a liĂ© par la patte, est un peu longue ; elle est, Ă  mon grĂ©, un peu trop près de cette femme ; ce qui la fait paraĂ®tre plaquĂ©e contre elle. Quant Ă  la gouvernante qui examine l’impression de la lecture sur ses jeunes Ă©lèves, et Ă  qui Vanloo a donnĂ© l’air et les traits de sa femme, elle est Ă  merveille : seulement j’aimerais mieux que son attention n’eĂ»t pas suspendu son travail. Ces femmes ont tant d’habitude d’épier et de coudre en mĂŞme temps, que l’un n’empĂŞche pas l’autre. Au reste, malgrĂ© les petits dĂ©fauts que je reprends dans le tableau de la Madeleine et dans celui-ci, ce sont deux morceaux rares. Rien Ă  redire, ni au dessin, ni Ă  la couleur, ni Ă  la disposition des objets. Tout ce que l’art, portĂ© Ă  un haut degrĂ© de perfection, peut mettre dans un tableau, y est. La diffĂ©rence qu’il y a entre la Madeleine du Corrège et celle de Vanloo, c’est qu’on s’approche tout doucement par derrière la Madeleine du Corrège, qu’on se baisse sans faire le moindre bruit, et qu’on prend le bas de son habit de pĂ©nitente seulement pour voir si les formes sont aussi belles lĂ -dessous qu’elles se dessinent au-dehors ; au lieu qu’on ne forme nulle entreprise [220] sur celle de Vanloo. La première a bien encore une autre grandeur, une autre tĂŞte, une autre noblesse, et cela sans que la voluptĂ© y perde rien.

    C’est un joli sujet que la Première offrande Ă  l’Amour. Ce devrait ĂŞtre un madrigal en peinture ; mais le maudit peintre, toujours peintre et jamais homme sensible, homme dĂ©licat, homme d’esprit, n’y a rien mis, ni expression, ni grâces, ni timiditĂ©, ni crainte, ni pudeur, ni ingĂ©nuitĂ© ; on ne sait ce que c’est. Il faut convenir que rendre l’idĂ©e de la première guirlande, du premier sacrifice, du premier soupir amoureux, du premier dĂ©sir d’un cĹ“ur jusqu’alors innocent, n’était pas une chose facile : Falconet ou Boucher s’en seraient peut-ĂŞtre tirĂ©s.

    L’Amour menaçant est une seule figure debout, vue de face ; un enfant qui tient un arc tendu et armĂ© de sa flèche, toujours dirigĂ©e vers celui qui le regarde, il n’y a aucun point oĂą il soit en sĂ»retĂ©. Le peuple fait grand cas de cette idĂ©e du peintre ; c’est une misère Ă  mon sens. Il a fallu que le milieu de l’arc rĂ©pondĂ®t au milieu de la poitrine de la figure. La corde s’est projetĂ©e sur le bois de l’arc, la corde et le bois ensemble sur l’enfant ; et toute la longueur de la flèche s’est rĂ©duite Ă  un petit morceau de fer luisant qu’on reconnaĂ®t Ă  peine ; et puis, toute la position est fausse. Quiconque veut dĂ©cocher une flèche, prend son arc de la main gauche, Ă©tend ce bras, place sa flèche, saisit la corde et la flèche de la main droite, les tire Ă  lui de toute sa force, avance une jambe en avant et recule en arrière, s’efface le corps un peu sur un cĂ´tĂ©, se penche vers l’endroit qu’il menace, et se dĂ©ploie dans toute sa longueur. Alors tout s’aperçoit, tout prend sa juste mesure ; la figure a un air d’activitĂ©, de force et de menace, et la flèche est une flèche, et non un morceau de fer de quelques lignes. Au reste je ne sais, mon ami, si vous aurez remarquĂ© que les peintres n’ont pas la mĂŞme libertĂ© que les poètes dans l’usage des flèches de l’Amour. En poĂ©sie, ces flèches partent, atteignent et blessent ; cela ne se peut en peinture. Dans un tableau, l’Amour peut menacer de sa flèche, mais il ne la peut jamais lancer sans produire un mauvais effet. Ici le physique rĂ©pugne ; on oublie l’allĂ©gorie, et ce n’est plus un homme percĂ© d’une mĂ©taphore, mais un homme percĂ© d’un trait rĂ©el qu’on [221] aperçoit. La première fois que vous rencontrerez sous vos yeux la Saison de l’Albane, oĂą ce peintre a fait descendre Jupiter dans les antres de Vulcain, au milieu des Amours qui forgent des traits, et que vous verrez ce dieu blessĂ© au milieu du corps d’un de ces traits, par un petit Amour insolent, vous me direz l’effet que vous Ă©prouverez Ă  l’aspect de cette flèche Ă  demi enfoncĂ©e dans le corps, et dont le bois paraĂ®t Ă  l’extĂ©rieur. Je suis sĂ»r que vous en serez mĂ©content.

    Il y a encore de Carle Vanloo deux tableaux reprĂ©sentant des jeux d’enfants, que je nĂ©glige, parce que je ne finirais point s’il fallait vous parler de tous.

Pastorales et paysages de Boucher

    Quelles couleurs ! quelle variĂ©tĂ© ! quelle richesse d’objets et d’idĂ©es ! Cet homme a tout, [222] exceptĂ© la vĂ©ritĂ©. Il n’y a aucune partie de ses compositions qui, sĂ©parĂ©e des autres, ne vous plaise ; l’ensemble mĂŞme vous sĂ©duit. On se demande : Mais oĂą a-t-on vu des bergers vĂŞtus avec cette Ă©lĂ©gance et ce luxe ? Quel sujet a jamais rassemblĂ© dans un mĂŞme endroit, en pleine campagne, sous les arches d’un pont, loin de toute habitation, des femmes, des hommes, des enfants, des bĹ“ufs, des vaches, des moutons, des chiens, des bottes de paille, de l’eau, du feu, une lanterne, des rĂ©chauds, des cruches, des chaudrons ? Que fait lĂ  cette femme charmante, si bien vĂŞtue, si propre, si voluptueuse ? et ces enfants qui jouent et qui dorment, sont-ce les siens ? et cet homme qui porte du feu qu’il va renverser sur sa tĂŞte, est-ce son Ă©poux ? que veut-il faire de ces charbons allumĂ©s ? oĂą les a-t-il pris ? Quel tapage d’objets disparates ! On en sent toute l’absurditĂ© ; avec tout cela on ne saurait quitter le tableau. Il vous attache. On y revient. C’est un vice si agrĂ©able, c’est une extravagance si inimitable et si rare ! Il y a tant d’imagination, d’effet, de magie et de facilitĂ© !

    Quand on a longtemps regardĂ© un paysage tel que celui que nous venons d’ébaucher, on croit avoir tout vu. On se trompe ; on y retrouve une infinitĂ© de choses d’un prix !... Personne n’entend comme Boucher l’art de la lumière et des ombres. Il est fait pour tourner la tĂŞte Ă  deux sortes de personnes, les gens du monde et les artistes. Son Ă©lĂ©gance, sa mignardise, sa galanterie romanesque, sa coquetterie, son goĂ»t, sa facilitĂ©, sa variĂ©tĂ©, son Ă©clat, ses carnations fardĂ©es, sa dĂ©bauche, doivent captiver les petits-maĂ®tres, les petites femmes, les jeunes gens, les gens du monde, la foule de ceux qui sont Ă©trangers au vrai goĂ»t, Ă  la vĂ©ritĂ©, aux idĂ©es justes, Ă  la sĂ©vĂ©ritĂ© de l’art.

Comment résisteraient-ils au saillant, aux pompons, aux nudités, au libertinage, à l’épigramme de Boucher ? Les artistes qui voient jusqu’à quel point cet homme a surmonté les difficultés de la peinture, et pour qui c’est tout que ce mérite qui n’est guère bien connu que d’eux, fléchissent le genou devant lui ; c’est leur dieu. Les gens d’un grand goût, d’un goût sévère et antique, n’en font nul cas. Au reste, ce peintre est à peu près en peinture ce que l’Arioste est en poésie. Celui qui est enchanté de l’un est inconséquent s’il n’est pas fou de l’autre. Ils ont, ce me semble, la même imagination, le même goût, le même style, le même coloris. Boucher a un faire qui lui appartient tellement, que dans quelque morceau [223] de peinture qu’on lui donnât une figure à exécuter, on la reconnaîtrait sur-le-champ.

M. Pierre

    Il y a de M. Pierre une Descente de croix, une Fuite en Égypte, la DĂ©collation de saint Jean-Baptiste, et le Jugement de Pâris. Je ne sais ce que cet homme devient. Il est riche ; il a eu de l’éducation ; il a fait le voyage de Rome ; on dit qu’il a de l’esprit ; rien ne le presse de finir un ouvrage : d’oĂą vient donc la mĂ©diocritĂ© de presque toutes ses compositions ?

    Mais je passais le Songe de saint Joseph, tableau de Jeaurat. C’est que ce Songe de saint Joseph n’est autre chose qu’un homme qui s’est endormi, la tĂŞte au-dessous des pieds d’un ange. Si vous y voyez davantage, Ă  la bonne heure. [224]

    Pierre, mon ami, votre Christ, avec sa tĂŞte livide et pourrie, est un noyĂ© qui a sĂ©journĂ© quinze jours au moins dans les filets de Saint-Cloud. Qu’il est bas ! qu’il est ignoble ! Pour vos femmes et le reste de votre composition, je conviens qu’il y a de la beautĂ©, du caractère, de l’expression, de la sĂ©vĂ©ritĂ© de couleur ; mais mettez la main sur la conscience, et rendez gloire Ă  la vĂ©ritĂ©. Votre Descente de croix n’est-elle pas une imitation de celle du Carrache, qui est au Palais-Royal, et que vous connaissez bien ?

Il y a dans le tableau du Carrache une mère du Christ assise, et dans le vôtre aussi. Cette mère se meurt de douleur dans Carrache, et chez vous aussi. Cette douleur attache toute l’action des autres personnages du Carrache, et des vôtres. La tête de son fils est posée sur ses genoux dans le Carrache, et dans notre ami M. Pierre. Les femmes du Carrache sont effrayées du péril de cette mère expirante, et les vôtres aussi. Le Carrache a placé sur le fond une sainte Anne qui s’élance vers sa fille en poussant les cris les plus aigus, avec un visage où les traces de la longue douleur se confondent avec celles du désespoir. Vous n’avez pas osé copier votre maître jusque-là ; mais vous avez mis sur le fond de votre tableau un homme qui doit faire le même effet ; avec cette différence que votre Christ, comme je l’ai déjà dit, a l’air d’un noyé ou d’un supplicié, et que celui du Carrache est plein de noblesse. Que votre Vierge est froide et contournée en comparaison de celle du Carrache ! Voyez dans son tableau l’action de cette main immobile posée sur la poitrine de son fils, ce visage tiré, cet air de pâmoison, cette bouche entrouverte, ces yeux fermés ; et cette sainte Anne, qu’en dites-vous ? Sachez, monsieur Pierre, qu’il ne faut pas copier, ou copier mieux ; et de quelque manière qu’on fasse, il ne faut pas médire de ses modèles.

    La Fuite en Égypte est traitĂ©e d’une manière piquante et neuve ; mais le peintre n’a pas su tirer parti de son idĂ©e. La Vierge passe sur le fond du tableau, portant entre ses bras l’enfant JĂ©sus. Elle est suivie de Joseph et de l’âne qui porte le bagage. Sur le devant sont des pâtres prosternĂ©s, les mains tournĂ©es de son cĂ´tĂ© et lui souhaitant un heureux voyage. Le beau tableau, si le peintre avait su faire des montagnes au pied desquelles la Vierge eĂ»t passĂ© ; s’il eĂ»t su faire ces montagnes [225] bien droites, bien escarpĂ©es et bien majestueuses ; s’il eĂ»t su les couvrir de mousse et d’arbustes sauvages ; s’il eĂ»t su donner Ă  sa Vierge de la simplicitĂ©, de la beautĂ©, de la grandeur, de la noblesse ; si le chemin qu’elle eĂ»t suivi eĂ»t conduit dans les sentiers de quelque forĂŞt bien solitaire et bien dĂ©tournĂ©e ;

s’il eût pris son moment au point du jour ou à sa chute ! Mais rien de tout cela. C’est qu’il n’a pas senti la richesse de son idée. C’est un tableau à refaire, et le sujet en vaut la peine.

    La DĂ©collation de saint Jean, encore pauvre production. Le corps du saint est Ă  terre. L’exĂ©cuteur tient le couteau avec lequel il a tranchĂ© la tĂŞte ; il montre cette tĂŞte Ă  HĂ©rodiade. Cette tĂŞte est livide, comme s’il y avait plusieurs jours d’écoulĂ©s depuis l’exĂ©cution ; il n’en tombe pas une goutte de sang. La jeune fille qui tient le plat sur lequel elle sera posĂ©e, dĂ©tourne la tĂŞte en tendant le plat : cela est bien ; mais l’HĂ©rodiade paraĂ®t frappĂ©e d’horreur : ce n’est pas cela. Il faut d’abord qu’elle soit belle, mais de cette sorte de beautĂ© qui s’allie avec la cruautĂ©, avec la tranquillitĂ© et la joie fĂ©roce. Ne [226] voyez-vous pas que ce mouvement d’horreur l’excuse, qu’il est faux, et qu’il rend votre composition froide et commune ? Voici le discours qu’il fallait me faire lire sur le visage d’HĂ©rodiade : « PrĂŞche Ă  prĂ©sent ; appelle-moi adultère Ă  prĂ©sent : tu as enfin obtenu le prix de ton insolence. » Le peintre n’a pas senti l’effet du sang qui eĂ»t coulĂ© le long du bras de l’exĂ©cuteur, et arrosĂ© le cadavre mĂŞme. Mais je l’entends qui me rĂ©pond : « Eh ! qui est-ce qui eĂ»t osĂ© regarder cela ? » J’aime bien les tableaux de ce genre dont on dĂ©tourne la vue, pourvu que ce soit d’horreur, et non de dĂ©goĂ»t. Qu’y a-t-il de plus horrible que l’action et le sang-froid de la Judith de Rubens ? Elle tient le sabre, et elle l’enfonce tranquillement dans la gorge d’Holopherne !

    Et que fera le roi de Prusse de ce mauvais Jugement de Pâris ? Qu’est-ce que ce Pâris ? Est-ce un pâtre ? Est-ce un galant ? Donne-t-il, refuse-t-il la pomme ? Le moment est mal choisi. Pâris a jugĂ©. DĂ©jĂ  une des dĂ©esses, perdue dans les nues, est hors de la scène ; l’autre, retirĂ©e dans un coin, est de mauvaise humeur. VĂ©nus, tout entière Ă  son triomphe, oublie ce qui se passe Ă  cĂ´tĂ© d’elle, et Pâris n’y pense pas davantage. VoilĂ  trois groupes que rien ne lie. Vous avez raison de dire qu’il y a dans ce tableau de quoi dĂ©couper trois beaux Ă©ventails. C’est que c’est une grande affaire que de remplir une toile de vingt et un pieds de large sur quatorze de haut ; c’est que la composition n’est pas la partie brillante de nos artistes ; c’est, comme je crois vous l’avoir dĂ©jĂ  dit, que tout l’effet d’un pareil tableau dĂ©pend du paysage, du moment du jour et de la solitude. Si les dĂ©esses viennent dĂ©poser leurs vĂŞtements pour exposer leurs charmes les plus secrets aux yeux d’un mortel, c’est sans doute dans un endroit de la terre Ă©cartĂ©. Que la scène se passe donc au bout de l’univers ; que l’horizon soit cachĂ© de tous cĂ´tĂ©s par de hautes montagnes ; que tout annonce l’éloignement des regards indiscrets ; que de nombreux troupeaux paissent dans la prairie et sur les coteaux ; que le taureau poursuive en mugissant la gĂ©nisse ; que deux bĂ©liers se menacent de la corne pour une brebis qui paĂ®t tranquillement auprès ; qu’un bouc jouisse Ă  l’écart d’une chèvre ; que tout ressente la prĂ©sence de VĂ©nus, et la corruption du juge : tout, exceptĂ© le chien de Pâris, que je ferai dormir Ă  ses pieds. Que Pâris me paraisse un pâtre important ; qu’il soit jeune, vigoureux et d’une beautĂ© rustique ; qu’il soit assis sur un bout de rocher ; que de vieux arbres qui ont pris racine sur ce rocher et qui le couronnent, entrelacent leurs branches touffues au-dessus de sa tĂŞte ; que le soleil penche vers son couchant ; que ses rayons, [227] dorant le sommet des montagnes et la sommitĂ© des arbres, viennent Ă©clairer pour un moment encore le lieu de la scène. Que les trois dĂ©esses soient en prĂ©sence de Pâris ; que VĂ©nus semble de prĂ©fĂ©rence arrĂŞter ses regards ; qu’elles soient toutes les trois si belles, que je ne sache moi-mĂŞme Ă  qui accorder la pomme ; que chacune ait sa beautĂ© particulière ; qu’elles soient toutes nues ; que VĂ©nus ait seulement son ceste, Pallas son casque, Junon son bandeau. Point de vĂŞtement qu’autant qu’il sert Ă  dĂ©signer ; et si le peintre pouvait s’en passer tout Ă  fait je ne l’estimerais que davantage. Point d’Amour qui dĂ©coche un trait, ou qui Ă©carte adroitement un voile ; ces idĂ©es sont trop petites. Point de Grâces, les Grâces Ă©taient Ă  la toilette de VĂ©nus ; mais elles n’ont point accompagnĂ© la dĂ©esse.

D’ailleurs le secours de l’Amour et des Grâces en affaiblirait d’autant la victoire de Vénus ; c’est la pauvreté d’idées qui fait employer ces faux accessoires. Que Pâris [228] tienne la pomme, mais qu’il ne l’offre pas ; qu’il soit dans l’ombre ; que la lumière qui vient d’en haut arrive sur les déesses diversement rompue par les arbres pénétrés par les rayons du soleil ; qu’elle se partage sur elles et les éclaire diversement ; que le peintre s’en serve pour faire sortir tout l’éclat de Vénus. Vénus ne redoute pas la lumière. Après Vénus, Junon est la moins pudique des trois déesses. J’aimerais assez qu’on ne vît Minerve que par le dos, et qu’elle fût la moins éclairée. Que tout particulièrement annonce un grand silence, une profonde solitude et la chute du jour. Voilà, mes amis, ce qu’il faut savoir imaginer et exécuter, quand on se propose un pareil sujet. En se passant de ces choses, on ne fait qu’un mauvais tableau. Je n’ai parlé ici que de l’ordonnance, du site, du paysage, du local ; mais qui est-ce qui imaginera le caractère et la tête de Pâris ? Qui est-ce qui donnera aux déesses leurs vraies physionomies ? Qui est-ce qui me montrera leurs perplexités et celle du juge ? En un mot, qui est-ce qui donnera l’âme à la scène ? Ce ne sera ni moi ni M. Pierre. Sans le charme du paysage, avec quelque succès qu’on se tire des figures, on ne réussira qu’à moitié ; sans les figures et leurs caractères bien pris, sans l’âme, quel que soit le charme du paysage, on n’aura qu’un petit succès : il faut réunir les deux conditions.

Nattier

    Le Portrait de feu Madame Infante en habit de chasse est dĂ©testable. Cet homme-lĂ  n’a donc point d’ami qui lui dise la vĂ©ritĂ© ?

M. Hallé

    Il n’y a pas, Ă  mon grĂ©, un morceau de M. le professeur HallĂ© qui vaille.

    Les GĂ©nies de la PoĂ©sie, de l’Histoire, de la Physique et de l’Astronomie, sujets de dessus-de-porte dont on se propose de faire une tapisserie : c’est un charivari d’enfants. Toile immense, et beaucoup de couleurs.

    Je ne sais si M. le professeur HallĂ© est un grand dessinateur ; mais il est sans gĂ©nie. Il ne connaĂ®t pas la nature ; il n’a rien dans la tĂŞte, et c’est un mauvais peintre. Encore une fois, je ne me connais pas en dessin, et c’est toujours le cĂ´tĂ© par lequel l’artiste se dĂ©fend contre l’homme de lettres. J’ai peur que les autres ne s’entendent pas plus en dessin que moi. Nous ne voyons jamais le nu ; la religion et le climat s’y opposent. Il n’en est pas de nous ainsi que des Anciens, qui avaient des bains, des gymnases, peu d’idĂ©e [229] de la pudeur, des dieux et des dĂ©esses faits d’après des modèles humains, un climat chaud, un culte libertin. Nous ne savons ce que c’est que les belles proportions. Ce n’est pas sur une fille prostituĂ©e, sur un soldat aux gardes qu’on envoie chercher quatre fois par an, que cette connaissance s’acquiert. Et puis nos ajustements corrompent les formes. Nos cuisses sont coupĂ©es par des jarretières, le corps de nos femmes Ă©tranglĂ© par des corps, nos pieds dĂ©figurĂ©s par des chaussures Ă©troites et dures. Nous avons de la beautĂ© deux jugements opposĂ©s, l’un de convention, l’autre d’étude. Ce jugement contradictoire, d’après lequel nous appelons beau dans la rue [230] et dans nos cercles ce que nous appellerions laid dans l’atelier, et beau dans l’atelier ce qui nous dĂ©plairait dans la sociĂ©tĂ©, ne nous permet pas d’avoir une certaine sĂ©vĂ©ritĂ© de goĂ»t ; car il ne faut pas croire qu’on fasse comme on veut abstraction de ses prĂ©jugĂ©s, ni qu’on en ait impunĂ©ment.

    Mais nous voilĂ  loin du professeur HallĂ© et de ses tableaux. Je laisse lĂ  ses deux petites pastorales oĂą il y a la faussetĂ© de Boucher sans son imagination, sa facilitĂ© et son esprit, et ses autres petits tableaux, et j’en viens Ă  sa grande composition.

C’est un Saint Vincent de Paul qui prêche. Quel prédicateur, et quel auditoire !

    Le saint est assis dans la chaire. Il a la main droite Ă©tendue ; il tient son bonnet carrĂ© de la gauche, et il est penchĂ© vers son auditoire attentif, mais tranquille. Je voudrais bien que M. le professeur me dĂ®t quel est le moment qu’il a choisi. Ce bonnet carrĂ© m’apprend que le sermon commence ou qu’il finit ; mais lequel des deux ? Et puis ces deux instants sont Ă©galement froids. Quand un artiste introduit dans une composition un saint embrasĂ© de l’amour de Dieu et prĂŞchant sa loi Ă  des peuples, et qu’il lui met un bonnet carrĂ© Ă  la main, comme Ă  un homme qui entre dans une compagnie et qui la salue poliment, je lui dirais volontiers : Vous n’êtes qu’un plat, et vous vous mĂŞlez d’un mĂ©tier de gĂ©nie : faites autre chose. Il n’y a que deux mauvais moments dans votre sujet, et c’est prĂ©cisĂ©ment l’un des deux que vous prenez. Il n’était pourtant pas trop difficile d’imaginer qu’au milieu de la pĂ©roraison l’orateur eĂ»t Ă©tĂ© transportĂ©, et que son auditoire eĂ»t partagĂ© sa passion. Et puis, croyez-vous qu’il fĂ»t indiffĂ©rent de savoir, avant de prendre le crayon ou le pinceau, quel Ă©tait le sujet du sermon ? si c’était ou l’effroi des jugements de Dieu, ou la confiance dans la misĂ©ricorde divine, ou le respect pour les choses saintes, ou la vĂ©ritĂ© de la religion, ou la commisĂ©ration pour les pauvres, ou un mystère, ou un point de morale, ou les dangers des passions, ou les devoirs de l’état, ou la fuite du monde ? Ignorez-vous ce que votre orateur dit ? Comment saurez-vous le visage qu’il doit avoir et l’impression qui doit se mĂŞler avec l’attention dans les visages de vos auditeurs ? Ne sentez-vous pas que si le sermon [231] est des jugements de Dieu, votre orateur aura l’air sombre et recueilli, et que votre auditoire prendra le mĂŞme caractère ; que si le sermon est de l’amour de Dieu, votre orateur aura les yeux tournĂ©s vers le ciel, et qu’il sera dans une extase que les peuples qui l’écoutent partageront ; que s’il prĂŞche la commisĂ©ration pour les pauvres, il aura le regard attendri et touchĂ©, et qu’il en sera de mĂŞme de ses auditeurs ?

Allez sous le cloître des Chartreux ; voyez le tableau de la Prédication 2, et dites-moi s’il y a le moindre doute que le sermon ne soit de la sévérité des jugements de Dieu ? Et où avez-vous pris votre auditoire ? De petites femmes, de jeunes garçons, des sœurs du pot, des enfants, pas un homme de poids. Comme cela est distribué et peint ! C’est un des plus grands éventails que j’aie vus de ma vie. J’en excepte deux figures qui sont à gauche sur le devant ; c’est une femme qui tient son enfant. Elle me paraît si bien [232] peinte, si bien dessinée, de si bon goût ; l’enfant est si bien aussi, que si M. le professeur voulait être sincère, il nous dirait où il a fait cet emprunt. Mais abandonnons le pauvre M. Hallé à son sort, et passons à un homme qui en vaut bien un autre ; c’est Vien. J’observerai seulement, en finissant cet article, qu’à parler à la rigueur, un peintre quelquefois, par un tour de tête particulier, préférera un moment tranquille à un moment agité ; mais à quels efforts de génie ne s’engage-t-il pas alors ? Quels caractères de tête ne faudra-t-il pas qu’il donne à son orateur et à ses auditeurs ? Par combien de beautés, les unes techniques, les autres d’invention et de détail, ne faudra-t-il pas qu’il rachète le choix défavorable de l’instant ? Alors point de milieu : sa composition est plate ou sublime. M. Hallé a choisi l’instant défavorable dans sa Prédication de saint Vincent de Paul ; mais sa composition n’est pas sublime.

    J’ajouterai cependant un mot sur ce dernier tableau que M. Diderot me paraĂ®t juger avec trop de sĂ©vĂ©ritĂ©. Cela vient, Ă  ce que je crois, de ce qu’il a dans la tĂŞte les sublimes compositions de RaphaĂ«l, de Le Sueur et d’autres grands hommes dans des tableaux de prĂ©dication. M. HallĂ© n’est assurĂ©ment pas un homme sublime, son tableau n’a nulle Ă©lĂ©vation, nul gĂ©nie, mais il a de la vĂ©ritĂ©. Il ne nous a pas peint le sermon d’un grand saint ; son prĂ©dicateur a l’air d’un bon diable qui explique Ă  ses paroissiens le catĂ©chisme de la meilleure foi du monde.

C’est un de ces sermons comme nous en avons entendu mille fois dans notre vie, qui se récite platement, s’écoute de bonne foi, et auquel on ne pense plus quand il est passé. L’auditoire est composé sur le prédicateur. De petites bourgeoises, de bons bourgeois qui assistent au sermon par devoir de chrétien, et non pour être touchés ou transportés ; et en cela M. Hallé a observé l’unité et l’accord nécessaires ; un homme de tête, un homme important aurait furieusement tranché dans cette compagnie et vis-à-vis de cette chaire. Il fallait seulement placer dans le nombre des auditeurs quelques femmes endormies, cela aurait donné un caractère au tableau qui eût empêché de rappeler à la mémoire les tableaux de Raphaël ou de Le Sueur de cette espèce. Pour mettre M. le professeur Hallé en état de peindre une Prédication plus intéressante, je lui propose de faire pour le Salon prochain le sermon de ce bon curé de village qui, fâché d’avoir si fort attendri ses paroissiens par son sermon sur la Passion de Notre-Seigneur, leur dit à la fin, pour les consoler : « Mes enfants, ne pleurez pourtant pas tant, car ce que je vous ai dit n’est peut-être pas vrai. » Voilà un sujet qui n’est pas au-dessus des forces de M. Hallé. M. le professeur est plat, j’en conviens ; il a de la vérité, et c’est quelque chose. Si nos mauvais écrivains en étaient là, on pourrait peut-être les souffrir. Dans le temps que son pauvre diable de saint Vincent de Paul prêchait dans quelque paroisse borgne le sermon que M. Hallé a peint, on ne lui donnait pas plus d’un petit écu par sermon ; cela est sûr ; un sermon qu’on aurait payé six francs au saint était au-dessus des forces de son peintre.

Vien

    Vien a de la vĂ©ritĂ©, de la simplicitĂ©, une grande sagesse dans ses compositions ; il paraĂ®t s’être proposĂ© Le Sueur pour modèle. Il a plusieurs qualitĂ©s de ce grand maĂ®tre ; mais il lui manque sa force et son gĂ©nie. Je crois que Le Sueur a aussi le goĂ»t plus austère.

    ZĂ©phyre et Flore, morceau de plafond. Ce sont deux figures liĂ©es par des guirlandes sur un fond bleu. Le ZĂ©phyre me paraĂ®t avoir de la lĂ©gèretĂ© ; la Flore est une figure muette qui ne me dit rien.

    PsychĂ© qui vient avec sa lampe surprendre et voir l’Amour endormi. Les deux figures sont de chair ; mais elles n’ont ni l’élĂ©gance, ni la grâce, ni la dĂ©licatesse qu’exigeait le sujet. L’Amour me paraĂ®t grimacer. PsychĂ© [233] n’est point cette femme qui vient en tremblant sur la pointe du pied ; je n’aperçois point sur son visage ce mĂ©lange de crainte, de surprise, d’amour, de dĂ©sir qui devrait y ĂŞtre. Ce n’est pas assez de me montrer dans PsychĂ© la curiositĂ© de voir l’Amour ; il faut que j’y aperçoive encore la crainte de l’éveiller. Elle devrait avoir la bouche entrouverte et craindre de respirer. C’est son amant qu’elle voit, qu’elle voit pour la première fois, au hasard de le perdre. Quelle joie de le voir et de le voir si beau ! Oh ! que nos peintres ont peu d’esprit ! qu’ils connaissent peu la nature ! La tĂŞte de PsychĂ© devrait ĂŞtre penchĂ©e vers l’Amour ; le reste de son corps portĂ© en arrière, comme il est lorsqu’on s’avance vers un lieu oĂą l’on craint d’entrer et dont on est prĂŞt [234] Ă  s’enfuir ; un pied posĂ© et l’autre effleurant la terre. Et cette lampe, en doit-elle laisser tomber la lumière sur les yeux de l’Amour ? Ne doit-elle pas la tenir Ă©cartĂ©e, et interposer sa main, pour en amortir la clartĂ© ? Ce serait d’ailleurs un moyen d’éclairer le tableau d’une manière bien piquante. Ces gens-lĂ  ne savent pas que les paupières ont une espèce de transparence ; ils n’ont jamais vu une mère qui vient la nuit voir son enfant au berceau, une lampe Ă  la main, et qui craint de l’éveiller.

    La jeune Grecque qui orne un vase de bronze avec une guirlande de fleurs. Le sujet est charmant ; mais qu’exige-t-il ? Une grande puretĂ© de dessin, une grande simplicitĂ© de draperie, une Ă©lĂ©gance infinie dans toute la figure. Je demande si cela y est. De l’ingĂ©nuitĂ©, de l’innocence et de la dĂ©licatesse dans le caractère de la tĂŞte. Je demande si cela y est. Toute la grâce possible dans les bras et dans leur action. Je demande encore si cela y est. C’est que c’était lĂ  le sujet d’un bas-relief et non d’un tableau.

    Je n’ai remarquĂ© ni l’HĂ©bĂ© du mĂŞme peintre, ni la Musique, ni ses autres tableaux.

Pour son Saint Germain, qui donne une médaille à sainte Geneviève encore enfant, je crois que celui qui ne voit pas avec la plus grande satisfaction ce morceau, n’est pas digne d’admirer Le Sueur. Rien ne m’en paraît sublime ; mais tout m’en paraît beau. Je n’y trouve rien qui me transporte, mais tout m’en plaît et m’arrête. Il y règne d’abord une tranquillité, une convenance d’actions, une vérité de disposition, qui charment. Le saint Germain est assis ; il est vêtu de ses habits pontificaux. La jeune sainte est à genoux devant lui. Il lui présente la médaille ; elle étend la main pour la recevoir. Derrière saint Germain, il y a un autre évêque et quelques ecclésiastiques ; derrière la sainte, son père et sa mère ; son père qui a l’air d’un bon homme et sa mère pénétrée d’une joie qu’elle ne peut contenir. Entre la sainte et l’évêque, un aumônier en grand surplis, un peu penché, d’un beau caractère, et qui fait le plus bel effet. Autour de l’aumônier, des peuples qui s’élèvent sur leurs pieds et qui cherchent à voir la sainte. La sainte est dans la première jeunesse ; [235] son vêtement est simple, à taille élégante et légère. Ce sont l’innocence et la grâce mêmes ; le vieil évêque a le caractère qu’il doit avoir. Et puis, une lumière douce, diffuse sur toute la composition, comme on la voit dans la nature, large, s’affaiblissant ou se fortifiant d’une manière imperceptible. Point de places luisantes ; point de taches noires ; et avec tout cela une vérité et une sagesse qui vous attachent secrètement. On est au milieu de la cérémonie ; on la voit, et rien ne vous détrompe. Peu de tableaux au Salon où il y ait autant à louer ; aucun où il y ait moins à reprendre. Les natures ne sont ici ni poétiques ni grandes ; c’est la chose même, sans presque aucune exagération. Ce n’est pas la manière de Rubens, ce n’est pas le goût des écoles italiennes, c’est la vérité, qui est de tous les temps et de toutes les contrées.

M. Deshays

    J’avais bien de l’impatience d’arriver Ă  Deshays. Ce peintre est, Ă  mon sens, le premier peintre de la nation ; il a plus de chaleur et de gĂ©nie que Vien, et il ne le cède aucunement pour le dessin et pour [236] la couleur Ă  Vanloo, qui ne fera jamais rien qu’on puisse comparer au Saint AndrĂ© ni au Saint Victor de Deshays. Deshays me rappelle les temps de Santerre, de Boulogne, de Le Brun, de Le Sueur et des grands artistes du siècle passĂ©. Il a de la force et de l’austĂ©ritĂ© dans sa couleur ; il imagine des choses frappantes ; son imagination est pleine de grands caractères ; qu’ils soient Ă  lui ou qu’il les ait empruntĂ©s des maĂ®tres qu’il a Ă©tudiĂ©s, il est sĂ»r qu’il sait se les approprier, et qu’on n’est pas tentĂ©, en regardant ses compositions, de l’accuser de plagiat. Sa scène vous attache et vous touche ; elle est grande, pathĂ©tique et violente. Il n’y eut sur le Saint BarthĂ©lĂ©my qu’il exposa au dernier Salon qu’une seule voix, et ce fut celle de l’admiration. Son Saint Victor et son Saint AndrĂ© de cette annĂ©e ne lui sont point infĂ©rieurs.

    Il y a des passions bien difficiles Ă  rendre ; presque jamais on ne les a vues dans la nature. OĂą donc en est le modèle ? oĂą le peintre les trouve-t-il ? qu’est-ce qui me dĂ©termine, moi, Ă  prononcer qu’il a trouvĂ© la vĂ©ritĂ© ? Le fanatisme et son atrocitĂ© muette règnent sur tous les visages du tableau de Saint Victor ; elle est dans ce vieux prĂ©teur qui l’interroge, et dans ce pontife qui tient un couteau qu’il aiguise, et dans le saint dont les regards dĂ©cèlent l’aliĂ©nation d’esprit, et dans les soldats qui l’ont saisi et qui le tiennent ; ce sont autant de tĂŞtes Ă©tonnĂ©es. Comme ces figures sont distribuĂ©es, caractĂ©risĂ©es, drapĂ©es ! comme tout en est simple et grand ! l’affreuse, mais la belle poĂ©sie ! Le prĂ©teur est Ă©levĂ© sur son estrade ; il ordonne ; la scène se passe au-dessous ; les beaux accessoires ! Ce Jupiter brisĂ©, cet autel renversĂ©, ce brasier rĂ©pandu ! Quel effet entre ces natures fĂ©roces ne produit point ce jeune acolyte d’une physionomie douce et charmante, agenouillĂ© entre le sacrificateur et le saint ! A gauche de celui qui regarde le tableau, le prĂ©teur et ses assistants Ă©levĂ©s sur une estrade ; au-dessous, du mĂŞme cĂ´tĂ©, le sacrificateur, son dieu et son autel renversĂ© ; Ă  cĂ´tĂ© vers le milieu, le jeune acolyte ; vers la droite, le saint debout et liĂ© ; derrière le saint, les soldats qui l’ont amenĂ© ; voilĂ  le tableau. Ils disent que le saint Victor a plus l’air d’un homme qui insulte et qui brave, que d’un homme ferme et tranquille qui ne craint rien et qui attend ; laissons-les dire. Rappelons-nous les vers que Corneille [237] a mis dans la bouche de Polyeucte. Imaginons d’après ces vers la figure d’un fanatique qui les prononce, et nous verrons le saint Victor de Deshays.

    Son Saint AndrĂ© a un genou sur le chevalet, il y monte ; un bourreau l’embrasse par le corps, et le traĂ®ne d’une main par sa draperie et de l’autre par les cuisses ; un autre le frappe d’un fouet ; un troisième lie et prĂ©pare un faisceau de verges. Des soldats Ă©cartent la foule. Une mère, plus voisine de la scène que les autres, garantit son enfant avec inquiĂ©tude. Il faut voir l’effroi et la curiositĂ© de l’enfant. [238] Le saint a les bras Ă©levĂ©s, la tĂŞte renversĂ©e, et les regards tournĂ©s vers le ciel ; une barbe touffue couvre son menton. La constance, la foi, l’espĂ©rance et la douleur sont fondues sur son visage, qui est d’un caractère simple, fort, rustique et pathĂ©tique ; on souffre beaucoup Ă  le voir. Une grosse draperie jetĂ©e sur le haut de sa tĂŞte retombe sur ses Ă©paules. Toute la partie supĂ©rieure de son corps est nue par-devant : ce sont bien les chairs, les rides, les muscles raides et secs, toutes les traces de la vieillesse. Il est impossible de regarder longtemps sans terreur cette scène d’inhumanitĂ© et de fureur. Toutes les figures sont grandes, la couleur vraie ; la scène se passe sous la tribune du prĂ©teur et de ses assistants. A droite de celui qui regarde, le prĂ©teur dans sa tribune avec ses assistants ; au-dessous, un bourreau et le chevalet ; vers le milieu, de l’autre cĂ´tĂ© du chevalet, le saint debout, appuyĂ© d’un genou sur le chevalet ; derrière le saint, un bourreau qui le frappe de verges ; aux pieds de celui-ci, un autre bourreau qui lie un faisceau de verges ; derrière ces deux licteurs, un soldat qui repousse la foule ; voilĂ  la machine. Il faut voir après cela les dĂ©tails, les tĂŞtes de ces satellites, leurs actions, le caractère du prĂ©teur et de ses assistants ; toute la figure du saint, tout le mouvement de la scène. Ma foi, ou il faut brĂ»ler tout ce que les plus grands peintres de temples ont fait de mieux, ou compter Deshays parmi eux.

    Tout est beau dans le Saint BenoĂ®t qui, près de mourir, vient recevoir le viatique Ă  l’autel ; et l’acolyte qui est derrière le cĂ©lĂ©brant, et le cĂ©lĂ©brant avec son dos voĂ»tĂ©, et sa tĂŞte rase et penchĂ©e ; et le jeune enfant vĂŞtu de blanc qui est Ă  genoux Ă  cĂ´tĂ© du cĂ©lĂ©brant, et le second acolyte qui, placĂ© debout derrière le saint, le soutient un peu ; et les assistants. La distribution des figures, la couleur, les caractères des tĂŞtes, en un mot toute la composition me ferait le plus grand plaisir, si le saint BenoĂ®t Ă©tait comme je le souhaite, et ce me semble, comme le moment l’exige. C’est un moribond, c’est un homme embrasĂ© de l’amour de son Dieu, qu’il vient recevoir Ă  l’autel malgrĂ© la dĂ©faillance de ses forces. Je demande s’il est permis au peintre de l’avoir fait aussi droit, aussi ferme sur ses genoux. Je demande si, malgrĂ© la pâleur de son visage, on ne lui accorde pas encore plusieurs annĂ©es de vie. Je demande s’il n’eĂ»t pas Ă©tĂ© mieux que ses jambes se fussent [239] dĂ©robĂ©es sous lui ; qu’il eĂ»t Ă©tĂ© soutenu par deux ou trois religieux ; qu’il eĂ»t eu les bras un peu Ă©tendus, la tĂŞte renversĂ©e en arrière, avec la mort sur les lèvres et l’extase sur le visage, avec un rayon de sa joie. Mais si le peintre eĂ»t donnĂ© cette expression forte Ă  son saint BenoĂ®t, voyez, mon ami, ce qui en serait rejailli sur le reste ! Ce lĂ©ger changement dans la principale figure aurait influĂ© sur toutes les autres. Le cĂ©lĂ©brant, au lieu d’être droit, touchĂ© de commisĂ©ration, se serait inclinĂ© davantage ; la peine et la douleur auraient Ă©tĂ© plus fortes dans tous les assistants. VoilĂ  un morceau de peinture d’après lequel on ferait toucher Ă  l’œil Ă  de jeunes Ă©lèves, qu’en altĂ©rant une seule circonstance on altère toutes les autres, ou bien la vĂ©ritĂ© disparaĂ®t. On en ferait un excellent chapitre de la force de l’unitĂ© ; il faudrait conserver la mĂŞme ordonnance, les mĂŞmes figures, et proposer d’exĂ©cuter le tableau d’après diffĂ©rents changements qu’on ferait dans la figure du communiant. [240]

    Le Saint Pierre dĂ©livrĂ© de la prison est un morceau ordinaire. La tĂŞte du saint est belle ; mais on se rappelle le mĂŞme sujet peint dans un des tableaux placĂ©s autour de la nef de Notre-Dame, et l’on sent tout Ă  coup que le peintre de ce dernier a mieux entendu l’effet des tĂ©nèbres sur la lumière artificielle. La lumière de Deshays est pâle et blafarde ; celle de son prĂ©dĂ©cesseur est rougeâtre, obscure, foncĂ©e : on y discerne ces masses de corpuscules qui voltigent dans les rayons, et leur donnent de la forme. Il y a lĂ  plus de silence, plus d’effroi, plus de nuit.

    La Sainte Anne faisant lire la sainte Vierge ; ce n’est pas cela. La sainte Anne fait une lecture, et la sainte Vierge l’écoute. Vous ne pouvez pas souffrir les anges Ă  cause de leurs ailes ; moi je suis choquĂ© des mains jointes dans les sujets tirĂ©s de l’histoire ancienne sacrĂ©e ou profane. Chaque peuple a ses signes de vĂ©nĂ©ration, et il me semble que l’action de joindre les mains n’est ni des idolâtres anciens, ni des Juifs, ni mĂŞme des premiers chrĂ©tiens. J’ai dans la tĂŞte que la date des mains jointes est nouvelle.

    Le goĂ»t de Boucher gagne, surtout dans les petites compositions ; cela me fâche. Voyez les Caravanes de Deshays. On dirait qu’il a renoncĂ© Ă  sa couleur, Ă  sa sĂ©vĂ©ritĂ©, Ă  son caractère, pour prendre la touche et la manière de son confrère.

    On a placĂ© le Saint BenoĂ®t de Deshays vis-Ă -vis du Saint Germain de Vien. Au premier coup d’œil on croirait que ces deux morceaux sont de la mĂŞme main. Cependant, avec un peu d’attention, on trouve plus de douceur dans Vien, et plus de nerf dans Deshays ; mais on reconnaĂ®t toujours deux Ă©lèves de Le Sueur.

Amédée Vanloo

    Le BaptĂŞme de JĂ©sus-Christ, la GuĂ©rison miraculeuse de saint Roch et les Satyres, sont quatre tableaux d’AmĂ©dĂ©e Vanloo, autre cousin de notre Carle. Les deux tableaux de la mythologie chrĂ©tienne me paraissent mauvais, les deux de la mythologie paĂŻenne excellents. Je dirai du BaptĂŞme, comme j’ai dit du Sommeil de saint Joseph, que l’un est un baptĂŞme, comme l’autre est un sommeil. Je vois [241] ici un homme qui dort, lĂ  un homme Ă  qui l’on verse de l’eau sur la tĂŞte ; toute composition dont on s’en tient Ă  nommer le sujet, sans ajouter ni Ă©loge ni critique, est mĂ©diocre. C’est bien pis quand on cherche le sujet, et qu’après l’avoir appris ou devinĂ© on s’en tient Ă  dire comme de la GuĂ©rison miraculeuse de saint Roch : c’est un pauvre assis Ă  terre, vis-Ă -vis d’un ange qui lui dit je ne sais quoi.

    En revanche, les Deux familles de satyres me font un vrai plaisir. J’aime ce satyre Ă  moitiĂ© ivre qui semble avec ses lèvres humer et savourer encore le vin. J’aime ses trĂ©teaux rustiques, ses enfants, sa femme qui sourit et se plaĂ®t Ă  l’achever. Il y a lĂ -dedans de la poĂ©sie, de la passion, des chairs, du caractère.

    Est-ce que l’idĂ©e de ce tonneau percĂ© par l’autre satyre ; ces jets de [242] vin qui tombent dans la bouche de ses petits enfants Ă©tendus Ă  terre sur la paille ; ces enfants gras et potelĂ©s ; cette femme qui se tient les cĂ´tĂ©s de rire de la manière dont son mari allaite ses enfants pendant son absence, ne vous plaĂ®t pas ? Et puis, voyez comme cela est peint. Est-ce que ces chairs-lĂ  ne sont pas bien vraies ? est-ce que tous ces ĂŞtres bizarres-lĂ  n’ont pas bien la physionomie de leur espèce capripède ?

    Il me semble que nos peintres sont devenus coloristes. Les autres annĂ©es le Salon avait, s’il m’en souvient, un air sombre, terne et grisâtre ; son coup d’œil cette fois-ci fait un autre effet. Il approche de celui d’une foire qui se tiendrait en pleine campagne oĂą il y aurait des prĂ©s, des bois, des arbres, des champs et une foule d’habitants de la ville et de la campagne, diversement vĂŞtus et mĂŞlĂ©s les uns avec les autres. Si ma comparaison vous paraĂ®t singulière, elle est juste, et je suis persuadĂ© que nos peintres n’en seraient pas mĂ©contents.

    La couleur est dans un tableau ce que le style est dans un morceau de littĂ©rature. Il y a des auteurs qui pensent ; il y a des peintres qui ont de l’idĂ©e. Il y a des auteurs qui savent distribuer leur matière ; il y a des peintres qui savent ordonner un sujet.

Il y a des auteurs qui ont de l’exactitude et de la justesse ; il y a des peintres qui connaissent la nature et qui savent dessiner ; mais de tous les temps le style et la couleur ont été des choses précieuses et rares. Il est vrai que le sort du peintre ne ressemble pas en tout à celui de l’écrivain. C’est le style qui assure l’immortalité à un ouvrage de littérature ; c’est cette qualité qui charme les contemporains de l’auteur, et qui charmera les siècles à venir. Au contraire la couleur d’un morceau de peinture passe. La réputation d’un grand peintre ne s’étend souvent parmi ses contemporains et ne se transmet à la postérité que par les qualités que la gravure peut conserver. Ainsi le mérite du coloris disparaît. Au reste la gravure ôte quelquefois des défauts à un tableau ; mais quelquefois aussi elle lui en donne. Dans un tableau, par exemple, vous ne prendrez jamais une statue pour un personnage vivant. Elle n’aura jamais l’air équivoque sur la toile ; mais il n’en sera pas de même sur le cuivre. Voyez le tableau d’Esther et d’Assuérus, peint par le Poussin, et le même morceau gravé par Poilly.

M. Challe

    Des trois tableaux de Challe, la ClĂ©opâtre expirante, le Socrate sur le point de boire la ciguĂ«, et le Guerrier qui raconte ses aventures, [243] on n’en remarque aucun, et l’on a tort. Le Socrate condamnĂ© en vaut la peine autant qu’aucun autre morceau du Salon. Je sais grand grĂ© Ă  notre Napolitain 3 de l’avoir dĂ©terrĂ© dans le coin obscur oĂą on l’a placĂ©. Il a l’air d’être peint il y a cent ans ; mais il est bien plus vieux encore pour la manière que pour la couleur. On dirait que c’est une copie d’après quelque bas-relief antique. Il y règne une simplicitĂ©, une tranquillitĂ©, surtout dans la figure principale, qui n’est guère de notre temps. [244] Socrate est nu ; il a les jambes croisĂ©es. Il tient la coupe ; il parle ; il n’est pas plus Ă©mu que s’il faisait une leçon de philosophie ; c’est le plus sublime sang-froid. Il n’y avait qu’un homme d’un goĂ»t exquis qui pĂ»t remarquer ce morceau. Non est omnium. Il faut ĂŞtre fait Ă  la sagesse de l’art antique ; il faut avoir vu beaucoup de bas-reliefs, beaucoup de mĂ©dailles, beaucoup de pierres gravĂ©es. Socrate est la seule figure très apparente. Les philosophes qui se dĂ©solent sont enfoncĂ©s et comme perdus dans un fond obscur et noir. Cela veut ĂŞtre vu de plus près. L’enfant qui recueille sur des tablettes les dernières paroles de Socrate me paraĂ®t très beau, et de caractère, et de couleur, et de simplicitĂ©, et de lumière. Cependant il faut attendre que ce morceau soit dĂ©crochĂ© et mis sur le chevalet pour confirmer ou rĂ©tracter ce jugement. S’il se soutient de près, nous nous Ă©crierons tous : Comment est-il arrivĂ© Ă  Challe de faire une belle chose ?

    La ClĂ©opâtre se meurt, et le serpent est encore sur son sein. Que fait lĂ  ce serpent ? Mais s’il eĂ»t Ă©tĂ© bien loin, comme le choix du moment l’exigeait, qui est-ce qui aurait reconnu ClĂ©opâtre ? C’est que le choix du moment est vicieux. Il fallait prendre celui oĂą cette femme altière, dĂ©terminĂ©e Ă  tromper l’orgueil romain qui la destinait Ă  orner un triomphe, se dĂ©couvre la gorge, sourit au serpent, mais de ce souris dĂ©daigneux qui retombe sur le vainqueur auquel elle va Ă©chapper, et se fait mordre le sein. Peut-ĂŞtre l’expression eĂ»t-elle Ă©tĂ© plus terrible et plus forte si elle eĂ»t souri au serpent attachĂ© Ă  son sein. Celle de la douleur serait misĂ©rable, celle du dĂ©sespoir commune. Le choix du moment oĂą elle expire ne donne pas une ClĂ©opâtre, il ne donne qu’une femme expirante par la morsure d’un serpent. Ce n’est plus l’histoire de la reine d’Alexandrie, c’est un accident de la vie.

    Je ne sais ce que c’est que ce Guerrier qui raconte ses aventures, je ne l’ai point vu ; mais je voudrais bien voir de près le Socrate condamnĂ©.

M. Chardin

    On a de Chardin un BĂ©nĂ©dicitĂ©, des Animaux, des Vanneaux, quelques autres morceaux. C’est toujours une imitation très fidèle de la nature, avec le faire qui [245] est propre Ă  cet artiste ; un faire rude et comme heurtĂ© ; une nature basse, commune et domestique. Il y a longtemps que ce peintre ne finit plus rien ; il ne se donne plus la peine de faire des pieds et des mains. Il travaille comme un homme du monde qui a du talent, de la facilitĂ©, et qui se contente d’esquisser sa pensĂ©e en quatre coups de pinceau. Il s’est mis Ă  la tĂŞte des peintres nĂ©gligĂ©s, après avoir fait un grand nombre de morceaux qui lui ont mĂ©ritĂ© une place distinguĂ©e parmi les artistes de la première classe. Chardin est homme d’esprit, et personne peut-ĂŞtre ne parle mieux que lui de la peinture. Son tableau de rĂ©ception, qui est Ă  l’AcadĂ©mie, prouve qu’il a entendu la magie des couleurs. Il a rĂ©pandu cette magie dans quelques autres compositions, oĂą se trouvant jointe au dessin, Ă  l’invention et Ă  une extrĂŞme vĂ©ritĂ©, tant de qualitĂ©s rĂ©unies en font dès Ă  prĂ©sent des morceaux d’un grand prix. Chardin a de l’originalitĂ© dans son genre. Cette originalitĂ© passe de sa peinture dans la gravure. Quand on a vu un de ses tableaux, on ne s’y trompe plus ; on le reconnaĂ®t partout. Voyez sa Gouvernante avec ses enfants, et vous aurez vu son BĂ©nĂ©dicitĂ©. [246]

M. de La Tour

    Les pastels de M. de La Tour sont toujours comme il les sait faire. Parmi ceux qu’il a exposĂ©s cette annĂ©e, le portrait du vieux CrĂ©billon Ă  la romaine, la tĂŞte nue, et celui de Monsieur Laideguive, notaire, ajouteront beaucoup Ă  sa rĂ©putation.

Tableaux de Francisque Millet

    Je ne sais ce que c’est que le Saint Roch de Millet, ni moi ni personne. On a cachĂ© le Repos de la Vierge dans un endroit opposĂ© au jour, oĂą il est impossible de l’apercevoir ; et c’est vraisemblablement un bon office de M. Chardin, qui a ordonnĂ© cette annĂ©e le Salon. Les petits Paysages de Millet sont confondus avec un grand nombre d’autres du mĂŞme genre qui ne sont pas sans mĂ©rite, et qu’on ne serait ni fâchĂ© ni vain de possĂ©der.

M. Boizot

    Ah ! monsieur Chardin, si Boizot eĂ»t Ă©tĂ© de vos amis, vous auriez mis son TĂ©lĂ©maque chez Calypso dans l’endroit obscur Ă  cĂ´tĂ© du Repos de la Vierge de Millet. Imaginez que la scène se passe Ă  table. On ne reconnaĂ®t Calypso qu’à une sottise qu’elle fait ; c’est de prĂ©senter une pĂŞche Ă  TĂ©lĂ©maque, qui a bien plus d’esprit que la nymphe et son peintre, car il continue le rĂ©cit de ses aventures sans prendre le fruit qu’on lui offre. Pourriez-vous me dire, mon ami, ce qui se passe dans la tĂŞte imbĂ©cile d’un artiste, lorsque ayant Ă  caractĂ©riser une Calypso, il n’imagine rien de mieux que de lui faire faire les honneurs de la table ? Cette pĂŞche prĂ©sentĂ©e au fils d’Ulysse, et le bonnet carrĂ© de saint Vincent de Paul, ne sont-ce pas deux idĂ©es bien ridicules ?

M. Lenfant

    Les deux dessins de bataille de Lenfant existent lĂ  bien clandestinement. Ce sont pourtant les Batailles de Lawfeld et de Fontenoy. C’est qu’il n’y a rien de si ingrat que le genre de Van der Meulen. C’est qu’il faut ĂŞtre un grand coloriste, un grand dessinateur, un savant et dĂ©licat imitateur de la nature ; avoir une prodigieuse variĂ©tĂ© de ressources dans l’imagination, inventer une infinitĂ© d’accidents particuliers et de petites actions, exceller dans les dĂ©tails, possĂ©der toutes les qualitĂ©s d’un grand peintre, et cela dans un haut degrĂ©, pour contrebalancer la froideur, la monotonie et le dĂ©goĂ»t de ces longues files parallèles de soldats, de ces corps de troupes oblongs ou carrĂ©s, et la symĂ©trie de notre tactique. Le temps des mĂŞlĂ©es, des avantages de l’adresse [247] et de la force de corps, et des grands tableaux de bataille est passĂ©, Ă  moins qu’on ne fasse d’imagination, ou qu’on ne remonte aux siècles d’Alexandre et de CĂ©sar.

M. Le Bel

    Le Soleil couchant de M. Le Bel arrĂŞtera l’attention de tous ceux qui aiment le Claude Lorrain. M. Le Bel a très bien rendu un effet de nature très difficile Ă  rendre ; c’est l’affaiblissement et la couleur de lumière du soleil, lorsqu’elle s’élance Ă  travers les vapeurs dont l’atmosphère est quelquefois chargĂ©e Ă  l’horizon. Le brouillard Ă©clairĂ© est palpable dans ce morceau. Il a de la profondeur ; il s’élève de dessus la toile ; l’œil s’y enfonce. Celui qui a vu une fois le soleil rougeâtre, obscurci, n’éclairant fortement qu’un endroit, se lever ou se coucher par un temps nĂ©buleux, reconnaĂ®tra ce phĂ©nomène dans le morceau de M. Le Bel. L’éloge dĂ©taillĂ© que nous faisons de son tableau, qui n’a Ă©tĂ© remarquĂ© par personne, prouvera au moins que nous avons bien plus de plaisir Ă  louer qu’à reprendre.

    Je ne sais ce que c’est que la Petite chapelle sur le chemin de Conflans. Pour le morceau oĂą l’on voit l’IntĂ©rieur d’une cour de village, cela est si faible, si uni, si lĂ©chĂ©, qu’on croirait que c’est une copie. Ce n’est [248] pas lĂ  Teniers ; ce n’est pas mĂŞme notre Genevois 4. J’aime mieux regarder sa dĂ©coupure de la basse-cour au travers d’un verre, que le tableau de M. Le Bel.

L’un est froid, et l’autre a de l’invention, de la chaleur et du mouvement.

M. Oudry

    Personne n’a remarquĂ© le Retour de chasse d’Oudry, ni son Chat sauvage pris au piège. Le vĂ©ritable Oudry est mort il y a quelques annĂ©es. C’était le premier peintre de notre Ă©cole pour les tableaux d’animaux, et il n’est pas encore remplacĂ©.

M. Bachelier

    Vous n’imagineriez jamais que les Amusements de l’enfance de Bachelier, c’est cet Ă©norme tableau qui a dix pieds de hauteur sur vingt pieds de long. Il y a des enfants qui grimpent Ă  des arbres ; il y en a qui sont montĂ©s sur des boucs, sur des bĂ©liers ; il y en a de toutes sortes d’espèces et de couleurs ; mais point de vĂ©ritĂ©. Ils sont habillĂ©s comme jamais des enfants ne l’ont Ă©tĂ© ; tout cela a un air de mascarade qui fait fort mal avec l’air de paysage et de bergerie. Et puis des chèvres, des brebis, des chiens, des animaux qu’on ne reconnaĂ®t point ; une exagĂ©ration qui tient partout de la bacchanale. Avec tout cela, mon ami, de quoi faire une belle tapisserie. C’est que la tapisserie ne demande pas la mĂŞme vĂ©ritĂ© que la peinture ; c’est qu’il faut songer Ă  la durĂ©e, Ă  la gaietĂ© d’un appartement, Ă  un autre effet. Aussi les objets sont-ils ici tous dĂ©tachĂ©s les uns des autres ; ce sont des groupes isolĂ©s, des masses de couleurs tranchantes sur un fond très Ă©clairĂ©. Bachelier a de l’esprit, et avec cela il ne fera jamais rien qui vaille. Il y a dans sa tĂŞte des liens qui garrottent son imagination, et elle ne s’en affranchira jamais, quelque secousse qu’elle se donne. Si vous causiez un instant avec lui, vous croiriez qu’elle va s’échapper et se mettre en libertĂ© ; mais bientĂ´t vous reconnaĂ®triez que les liens sont au-dessus des efforts, et qu’il faudra que cela se remue toute la vie, sans se dresser et partir.

    Avez-vous jamais rien vu de si mauvais, avec tant de prĂ©tention, que ce Milon de Crotone ? Premièrement c’est la tĂŞte et le bras du Laocoon antique. Mais Laocoon a saisi avec ce bras un des serpents dont il cherche Ă  se dĂ©barrasser, et le Milon de Bachelier se laisse bĂŞtement dĂ©vorer une jambe par un loup qu’il Ă©tranglerait avec sa main libre, s’il songeait Ă  s’en servir. Le Laocoon est dans une [249] situation violente, mais d’aplomb ; et l’on ne sait pourquoi le Milon de Bachelier ne tombe pas Ă  la renverse. Et puis, pour le rendre souffrant, il l’a fait contournĂ©, convulsĂ©, strapassĂ©. Mon ami Bachelier, retournez Ă  vos fleurs et Ă  vos animaux. Si vous diffĂ©rez, vous oublierez de faire des fleurs et des animaux, et vous n’apprendrez point Ă  faire de l’histoire et des hommes.

    Sa Fable du cheval et du loup est fort bien. C’est son grand tableau en encaustique qu’il a rĂ©duit et mis Ă  l’huile. Les animaux sont bien, et le paysage a de la grandeur et de la noblesse ; mais l’eau qui s’échappe du pied du rocher ressemble Ă  de la crème fouettĂ©e, Ă  force de vouloir ĂŞtre Ă©cumeuse.

    Son Chat d’Angora 5 qui guette un oiseau est on ne peut mieux. Physionomie traĂ®tresse ; longs poils bien peints, etc.

    Il y a de l’esprit, du mouvement et de la chaleur dans l’esquisse de [250] la Descente de croix. J’aimerais mieux avoir croquĂ© ces figures-lĂ , oĂą l’on ne discerne presque rien encore que leur action avec l’ordonnance gĂ©nĂ©rale, que de m’être Ă©puisĂ© après ce mauvais Milon de Crotone.

M. Vernet

    Les deux Vues de Bayonne que M. Vernet a donnĂ©es cette annĂ©e sont belles, mais il s’en manque beaucoup qu’elles intĂ©ressent et qu’elles attirent autant que ses compositions prĂ©cĂ©dentes. Cela tient au moment du jour qu’il a choisi.

La chute du jour a rembruni et obscurci tous les objets. Il y a toujours un grand travail, une grande variété, beaucoup de talent ; mais on dirait volontiers en les regardant : « A demain, lorsque le soleil sera levé. » Il est sûr que M. Vernet n’a pas peint ces deux morceaux à l’heure qu’on choisirait pour les admirer. La grande réputation de l’auteur fait aussi qu’on est plus difficile ; il mérite bien d’être jugé sévèrement.

M. Roslin

    Le tableau oĂą M. Roslin a peint le Roi reçu Ă  l’hĂ´tel de ville de Paris par MM. le gouverneur, le prĂ©vĂ´t des marchands et les Ă©chevins, après sa maladie et son retour de Metz, est la meilleure satire que j’aie vue de nos usages, de nos perruques et de nos ajustements. Il faut voir la platitude de nos petits pourpoints, de nos hauts-de-chausses qui prennent la mise si juste, de nos sachets Ă  cheveux, de nos manches et de nos boutonnières ; et le ridicule de ces Ă©normes perruques [251] magistrales, et l’ignoble de ces larges faces bourgeoises. Ce n’est pas qu’un talent extraordinaire ne puisse tirer parti de cela ; car quelle est la difficultĂ© que le gĂ©nie ne surmonte pas ? mais le gĂ©nie oĂą est-il ? Le roi et sa suite occupent tout un cĂ´tĂ© du tableau. C’est d’un cĂ´tĂ© son capitaine des gardes, de l’autre son premier Ă©cuyer, derrière lui M. le Dauphin, M. le duc d’OrlĂ©ans et quelques autres seigneurs. L’autre cĂ´tĂ© du tableau est occupĂ© par la Ville et ses officiers. Ce Louis XV, long, sec, maigre, Ă©lancĂ©, vu de profil, sur un plan reculĂ©, avec une petite tĂŞte couverte d’un chapeau retapĂ©, est-ce lĂ  ce monarque que Bouchardon a immortalisĂ© par sa figure de bronze qui sera Ă©rigĂ©e sur l’esplanade des Tuileries ? Celui de Roslin a l’air d’un escroc qui a la vue basse. Ce n’est pas lui, c’est certainement ce seigneur Ă  large panse qui est si magnifiquement vĂŞtu et qui a la contenance si avantageuse (c’est M. le Premier), qui attire les regards et qu’il faut regarder comme le principal personnage du tableau.

Il couvre le roi, qu’on cherche, et qu’on ne distingue que parce qu’il a le chapeau sur sa tête.

    Je ne sais si Monsieur de Marigny ressemble ; mais on le voit assis dans son portrait, la tĂŞte bien droite, la main gauche Ă©tendue sur une table, la main droite sur la hanche, et les jambes bien cadencĂ©es. Je dĂ©teste ces [252] attitudes apprĂŞtĂ©es. Est-ce qu’on se campe jamais comme cela ? Et c’est le directeur de nos acadĂ©mies de peinture, sculpture et architecture qui souffre qu’on le contourne ainsi ! Il faut que ni le peintre ni l’homme n’aient vu de leur vie un portrait de Van Dyck ; ou bien c’est qu’ils n’en font point de cas.

    Il y a d’autres portraits de Roslin que je n’ai pu regarder après celui de M. de Marigny. On trouve cependant que ce peintre a fait des progrès depuis le dernier Salon, et l’on a fort louĂ© le Portrait de Boucher et celui de sa femme, qui est toujours belle.

M. Desportes

    Vous me permettrez de laisser lĂ  le Chien blanc, les DĂ©jeuners, le Gibier et les Fruits de Desportes. Je veux mourir s’il m’en reste la moindre trace dans la mĂ©moire. Puisqu’ils sont lĂ , je les aurai pourtant vus.

M. de Machy

    L’IntĂ©rieur de l’église de Sainte-Geneviève, et la Vue du pĂ©ristyle du Louvre, sont deux morceaux dont le sujet intĂ©resse. Grâce Ă  M. de Machy, on peut jouir d’avance d’un Ă©difice qu’on Ă©lève Ă  si grands frais ; et qui est-ce qui peut se promettre de vivre dix ans qu’on emploiera Ă  l’achever ? Le pĂ©ristyle du Louvre est un si grand et si beau monument ! On a quelquefois demandĂ© Ă  quoi cette dĂ©coration somptueuse Ă©tait utile.

Ceux qui ont fait cette question n’ont pas remarqué qu’elle conduit aux deux pavillons qui sont à ses extrémités, et que les portes de l’appartement du monarque s’ouvrent dans cette galerie. J’avoue que si, au lieu d’ouvrir une porte au-dessous du péristyle, on eût construit un grand et vaste escalier à la place de cette porte, qu’on eût décoré cet escalier comme il convenait, le morceau d’architecture en eût été mieux entendu et plus beau. Mais il ne faut pas l’attaquer du côté de l’utilité : dans les jours de fête, où la cour peut-elle être mieux placée que sous ce péristyle ? S’il faut qu’un monarque se montre quelquefois à son peuple, l’endroit ne doit-il pas répondre, par sa grandeur et par sa magnificence, à un usage aussi solennel ?

    Il y a encore de M. de Machy l’IntĂ©rieur d’un temple et deux petits tableaux de Ruines. Ceux-ci et les prĂ©cĂ©dents sont bien peints ; ils font de l’effet. Ce sont des masses qui en imposent par leur grandeur ; et le petit nombre de figures que l’artiste y a rĂ©pandues m’ont paru de bon goĂ»t. [253] En gĂ©nĂ©ral il faut peu de figures dans les temples, dans les ruines et les paysages, lieux dont il ne faut presque point rompre le silence ; mais on exige que ces figures soient exquises. Ce sont communĂ©ment des gens ou qui passent, ou qui mĂ©ditent, ou qui errent, ou qui habitent, ou qui se reposent. Ils doivent le plus souvent vous incliner Ă  la rĂŞverie et Ă  la mĂ©lancolie.

M. Drouais

    Dans un grand nombre de petites compositions qui ne sont pas sans mĂ©rite, on distingue le Jeune Ă©lève de M. Drouais. Il Ă©tait impossible d’imaginer une mine oĂą il y eĂ»t plus de gentillesse, de finesse et de malice. Comme ce chapeau est fait ! comme ces cheveux sont jetĂ©s ! C’est la mollesse et la blancheur des chairs de son âge. Et puis, une intelligence de la lumière tout Ă  fait rare et prĂ©cieuse. Cet enfant passe, et regarde en passant ; il va sans doute Ă  l’AcadĂ©mie ; il porte un carton sous son bras droit, et sa main gauche est appuyĂ©e sur ce carton.

Je voudrais bien que ce petit tableau m’appartînt ; je le mettrais sous une glace, afin d’en conserver longtemps la fraîcheur. [254]

    Parmi les portraits de M. Drouais, on a remarquĂ© celui de Monsieur et de Madame de Buffon.

M. Juliart

    On ne dit rien des Paysages de M. Juliart.

M. Voiriot

    On loue un Portrait de M. Gilbert de Voisins, peint par Voiriot.

M. Doyen

    Mais voici une des plus grandes compositions du Salon : c’est le Combat de Diomède et d’ÉnĂ©e, sujet tirĂ© du cinquième livre de l’Iliade d’Homère. J’ai relu Ă  l’occasion du tableau de Doyen, cet endroit du poète. C’est un enchaĂ®nement de situations terribles et dĂ©licates, et toujours la couleur et l’harmonie qui conviennent. Il y a lĂ  soixante vers Ă  dĂ©courager l’homme le mieux appelĂ© Ă  la poĂ©sie.

    Voici, si j’avais Ă©tĂ© peintre, le tableau qu’Homère m’eĂ»t inspirĂ©. On aurait vu ÉnĂ©e renversĂ© aux pieds de Diomède. VĂ©nus serait accourue pour le secourir : elle eĂ»t laissĂ© tomber une gaze qui eĂ»t dĂ©robĂ© son fils Ă  la fureur du hĂ©ros grec. Au-dessus de la gaze, qu’elle aurait tenue suspendue de ses doigts dĂ©licats, se serait montrĂ©e la tĂŞte divine de la dĂ©esse, sa gorge d’albâtre, ses beaux bras et le reste de son corps, mollement balancĂ© dans les airs. J’aurais Ă©levĂ© Diomède sur un amas de cadavres. Le sang eĂ»t coulĂ© sous ses pieds. Terrible dans son aspect et dans son attitude, il eĂ»t menacĂ© la dĂ©esse de son javelot. Cependant les Grecs et les Troyens se seraient entr’égorgĂ©s autour de lui.

On aurait vu le char d’Énée fracassé, et l’écuyer de Diomède saisissant ses chevaux fougueux. Pallas aurait plané sur la tête de Diomède. Apollon aurait secoué à ses yeux sa terrible égide. Mars, enveloppé d’une nue obscure, se serait repu de ce spectacle terrible. On n’aurait vu que sa tête effrayante, le bout de sa pique et le nez de ses chevaux. Iris aurait déployé l’arc-en-ciel au loin. J’aurais choisi, comme vous voyez, le moment qui eût précédé la blessure de Vénus ; M. Doyen, au contraire, a préféré le moment qui suit.

    Il a Ă©levĂ© son Diomède sur un tas de cadavres ; il est terrible. EffacĂ© sur un de ses cĂ´tĂ©s, il porte le fer de son javelot en arrière. Il insulte Ă  VĂ©nus qu’on voit au loin renversĂ©e entre les bras d’Iris. Le sang coule de sa main blessĂ©e le long de son bras. Pallas plane sur la tĂŞte de Diomède ; elle a un beau caractère. Apollon, enveloppĂ© d’une nuĂ©e, se jette entre le hĂ©ros grec et ÉnĂ©e qu’on voit renversĂ©. Le dieu effraye le vainqueur de son regard et de son Ă©gide. Cependant on [255] se massacre et le sang coule de tous cĂ´tĂ©s. A droite, le Scamandre et ses nymphes se sauvent d’effroi ; Ă  gauche, des chevaux sont abattus, un guerrier renversĂ© sur le visage a l’épaule traversĂ©e d’un javelot qui s’est rompu dans la blessure. Le sang ruisselle sur le cadavre et sur la crinière blanche d’un cheval massacrĂ©, et dĂ©goutte de cette crinière dans les eaux du fleuve, qui en sont ensanglantĂ©es.

    Cette composition est, comme vous voyez, toute d’effroi. Le moment qui prĂ©cĂ©dait la blessure eĂ»t offert le contraste du terrible et du dĂ©licat ; VĂ©nus, la dĂ©esse de la voluptĂ©, toute nue au milieu du sang et des armes, secourant son fils contre un homme terrible qui l’eĂ»t menacĂ©e de sa lance.

    Quoi qu’il en soit, le tableau de M. Doyen produit un grand effet. Il est plein de feu, de grandeur, de mouvement et de poĂ©sie. On a dit beaucoup de mal de sa VĂ©nus ; mais en revanche son fleuve est beau, ses nymphes sont belles. J’ai dĂ©jĂ  parlĂ© de la tĂŞte de Pallas ; celle d’Apollon est aussi d’un beau caractère. Cet homme traversĂ© du javelot rompu, dont le sang va mouiller la crinière blanche du cheval massacrĂ© et teindre les eaux, donne de la terreur. L’attitude de son hĂ©ros est fière, et son regard mĂ©prisant et fĂ©roce. On aurait pu lui donner plus de noblesse dans le visage ; rendre ces cadavres fraĂ®chement Ă©gorgĂ©s, moins livides, Ă©carter la confusion du groupe d’ÉnĂ©e, d’Apollon, du nuage et des cadavres, en y conservant le dĂ©sordre, et [256] Ă©viter quelques autres dĂ©fauts qui Ă©chappent Ă  la chaleur de la composition, et qui tiennent Ă  la jeunesse de l’artiste ; mais le gĂ©nie y est, et le jugement viendra sĂ»rement. Ce peintre sait imaginer, ordonner, composer. La machine est grande ; ses figures se remuent. Il ne craint pas le travail.

    On reproche Ă  ses dieux de n’être qu’esquissĂ©s ; c’est qu’on n’a pas encore saisi l’esprit de sa composition. Dans son tableau, les dieux sont d’une taille commune et les hommes sont gigantesques. Les premiers ne sont que des gĂ©nies tutĂ©laires. Il a voulu que ses figures fussent aĂ©riennes, et cette imagination me paraĂ®t de gĂ©nie ; seulement il ne l’a pas assez fait sentir. Il fallait pour cela donner Ă  ses dieux encore plus de transparence, plus de lĂ©gèretĂ©, moins de corps et de soliditĂ© ; mais en revanche leur chercher un caractère divin, et les mettre dans une activitĂ© incroyable, comme on les voit dans le morceau de Bouchardon, oĂą Ulysse Ă©voque l’ombre de TirĂ©sias, et oĂą cette foule de dĂ©mons Ă©tranges accourent Ă  son sacrifice. Vous trouverez dans ces dĂ©mons Ă  peu près le caractère que Doyen devait donner Ă  ses divinitĂ©s. Alors plus sa VĂ©nus aurait Ă©tĂ© aĂ©rienne, plus sa Pallas et son Apollon auraient eu de cette nature, plus on aurait Ă©tĂ© satisfait.

    Le peintre a fait sagement de s’écarter ici du poète. Dans l’Iliade, les hommes sont plus grands que nature ; mais les dieux sont d’une stature immense ; Apollon fait en quatre pas le tour de l’horizon, enjambant de montagne en montagne. Si le peintre eĂ»t gardĂ© cette proportion entre ses figures, les hommes auraient Ă©tĂ© des pygmĂ©es et l’ouvrage aurait perdu son intĂ©rĂŞt et son effet : c’eĂ»t Ă©tĂ© la querelle des dieux et non celle des hommes ; mais ayant Ă  donner l’avantage de la grandeur Ă  ses hĂ©ros sur ses dieux, que vouliez-vous que le peintre fĂ®t de ceux-ci, sinon des gĂ©nies, des ombres, des dĂ©mons ? Ce n’est pas l’idĂ©e qui a pĂ©chĂ©, c’est l’exĂ©cution. Il fallait racheter la lĂ©gèretĂ©, la transparence et la fluiditĂ© de ses figures, par une Ă©nergie, une Ă©trangetĂ©, une vie tout extraordinaire. En un mot, c’était des dĂ©mons qu’il fallait faire.

    Encore un mot sur ce morceau. C’est que dans l’instant choisi par Doyen, il a fallu donner l’air de la douleur Ă  la dĂ©esse du plaisir ; c’est qu’après la blessure [257] de VĂ©nus, Diomède est tranquille, c’est que VĂ©nus est hors de la scène. Il ne fallait pas oublier les chevaux d’ÉnĂ©e ; ils Ă©taient d’origine cĂ©leste, et par consĂ©quent une proie importante ; Diomède avait recommandĂ© Ă  son Ă©cuyer de s’en emparer s’il sortait victorieux du combat.

    Avec tout cela, exceptĂ© Deshays, je ne crois pas qu’il y ait un peintre Ă  l’AcadĂ©mie en Ă©tat de faire ce tableau.

    La Jeune Indienne de Tangiaor, qui a Ă©tĂ© amenĂ©e en France par un officier français, ne manque pas de beautĂ© avec son teint basanĂ©. Doyen l’a peinte dans le costume et avec les ornements du pays ; mais j’aime mieux le profil qu’en a fait M. de Carmontelle, il est plus vrai et plus agrĂ©able.

    Mais en voilĂ  bien assez sur Doyen. Je ne vous parlerai pas de ses autres tableaux. Je me rappelle vaguement l’EspĂ©rance qui nourrit l’Amour. Ce tableau m’a paru mĂ©diocre.

M. Parrocel

    L’Adoration des Rois de Parrocel est si faible, si faible, et d’invention, et de dessin, et de couleur ! Parrocel est Ă  Vien ce que Vien est Ă  Le Sueur. Vien est la moyenne proportionnelle aux deux autres. Je demanderais volontiers Ă  M. Parrocel comment, quand on a la composition d’un sujet [258] par Rubens prĂ©sente Ă  l’imagination, on peut avoir le courage de tenter le mĂŞme sujet. Il me semble qu’un grand peintre qui a prĂ©cĂ©dĂ©, est plus incommode pour ses successeurs qu’un grand littĂ©rateur pour nous. L’imagination me semble plus tenace que la mĂ©moire. J’ai les tableaux de RaphaĂ«l plus prĂ©sents que les vers de Corneille, que les beaux morceaux de Racine. Il y a des figures qui ne me quittent point. Je les vois ; elles me suivent, elles m’obsèdent. Par exemple, ce saint BarnabĂ© 6 qui dĂ©chire ses vĂŞtements sur sa poitrine, et tant d’autres, comment ferai-je pour Ă©carter ces spectres-lĂ  ? et comment les peintres font-ils ? Il y a dans le tableau de Parrocel un coussin qui me choque Ă©trangement. Dites-moi comment un coussin de couleur a pu se trouver dans une Ă©table oĂą la misère rĂ©fugiait la mère et l’enfant, et oĂą l’haleine de deux animaux rĂ©chauffait un nouveau-nĂ© contre la rigueur de la saison? Apparemment qu’un des rois avait envoyĂ© un coussin d’avance par son Ă©cuyer pour pouvoir se prosterner avec plus de commoditĂ©. Les artistes sont tellement attentifs aux beautĂ©s techniques, qu’ils nĂ©gligent toutes ces impertinences-lĂ  dans le jugement qu’ils portent d’une production. Faudra-t-il que nous les imitions ? Et pourvu que les ombres et les lumières soient bien entendues, que le dessin soit pur, que la couleur soit vraie, que les caractères soient beaux, serons-nous satisfaits ?

M. Greuze

    Il paraĂ®t que notre ami Greuze a beaucoup travaillĂ©. On dit que le Portrait de M. le Dauphin ressemble beaucoup ; celui de Babuti, beau-père du peintre, est de toute beautĂ©. Et ces yeux Ă©raillĂ©s et larmoyants, et cette chevelure grisâtre, et ces chairs, et ces dĂ©tails de vieillesse qui sont infinis au bas du visage et autour du cou, Greuze les a tous rendus ; et cependant sa peinture est large. Son Portrait peint par lui-mĂŞme a de la vigueur ; mais il est un peu fatiguĂ©, et me plaĂ®t beaucoup moins que celui de son beau-père.

    Cette Petite blanchisseuse qui, penchĂ©e sur sa terrine, presse du linge entre ses mains, est charmante ; mais c’est une coquine Ă  laquelle je ne me fierais pas. Tous les ustensiles de son mĂ©nage sont d’une grande vĂ©ritĂ©. Je serais seulement tentĂ© d’avancer son trĂ©teau un peu plus sous elle, afin qu’elle fĂ»t mieux assise.

    Le Portrait de Mme Greuze en vestale. Cela, une vestale ! Greuze, mon cher, vous vous moquez de nous ; avec ses mains croisĂ©es sur sa poitrine, ce visage long, cet âge, ces grands yeux tristement tournĂ©s vers le ciel, cette draperie ramenĂ©e Ă  grands plis sur la tĂŞte ; c’est une mère de douleurs, mais d’un petit caractère et un [259] peu grimaçante. Ce morceau ferait honneur Ă  Coypel, mais il ne vous en fait pas.

    Il y a une grande variĂ©tĂ© d’action, de physionomies et de caractères dans tous ces petits fripons dont les uns occupent cette pauvre Marchande de marrons, tandis que les autres la volent.

    Ce Berger, qui tient un chardon Ă  la main, et qui tente le sort pour savoir s’il est aimĂ© de sa bergère, ne signifie pas grand-chose. A l’élĂ©gance du vĂŞtement, Ă  l’éclat des couleurs, on le prendrait presque pour un morceau de Boucher. Et puis, si on ne savait pas le sujet, on ne le devinerait jamais.

    Le Paralytique qui est secouru par ses enfants, ou le dessin que le peintre a appelĂ© le Fruit de la bonne [260] Ă©ducation, est un tableau de mĹ“urs. Il prouve que ce genre peut fournir des compositions capables de faire honneur aux talents et aux sentiments de l’artiste. Le vieillard est dans son fauteuil ; ses pieds sont supportĂ©s par un tabouret : sa tĂŞte, celle de son fils et celle de sa femme sont d’une beautĂ© rare. Greuze a beaucoup d’esprit et de goĂ»t. Lorsqu’il travaille, il est tout Ă  son ouvrage ; il s’affecte profondĂ©ment : il porte dans le monde le caractère du sujet qu’il traite dans son atelier, triste ou gai, folâtre ou sĂ©rieux, galant ou rĂ©servĂ©, selon la chose qui a occupĂ© le matin son pinceau et son imagination.

    C’est un beau dessin que celui du Fermier incendiĂ©. Une mère sur le visage de laquelle la douleur et la misère se montrent ; des filles aussi affligĂ©es et aussi misĂ©rables, couchĂ©es Ă  terre autour d’elle ; des enfants affamĂ©s qui se disputent un morceau de pain sur ses genoux ; un autre qui mange Ă  la dĂ©robĂ©e dans un coin ; le père de cette famille qui s’adresse Ă  la commisĂ©ration des passants ; tout est pathĂ©tique et vrai. J’aime assez dans un tableau un personnage qui parle au spectateur sans sortir du sujet. Ici il n’y a pas d’autre passant que celui qui regarde. La scène est supposĂ©e au coin d’une rue. Le lieu en pouvait ĂŞtre mieux choisi. Pourquoi n’avoir pas placĂ© tous ces infortunĂ©s sur des dĂ©bris incendiĂ©s de leur chaumière ? J’aurais vu les ravages du feu, des murs renversĂ©s, des poutres Ă  demi consumĂ©es, et une foule d’autres objets touchants et pittoresques.

    Il y a de Greuze plusieurs tĂŞtes qui sont autant de petits tableaux très vrais, entre lesquels on distingue l’Enfant qui boude et la Petite fille qui se repose sur sa chaise.

M. Guérin

    Je ne sais ce que c’est que les petits tableaux de M. GuĂ©rin.

M. Roland de La Porte

    Mais on fait cas d’un Crucifix peint en bronze par M. Roland de La Porte, et en effet ce Crucifix est beau. Il est tout Ă  fait hors de la toile. Le bronze s’éclaire d’une manière propre au mĂ©tal que le peintre a rendu parfaitement ; il y a toute l’illusion possible ; mais il faut avouer aussi que le genre est facile, et que des artistes d’un talent mĂ©diocre d’ailleurs y ont excellĂ©. Vous souvenez-vous de deux bas-reliefs d’Oudry sur lesquels on portait la main ? La main touchait une surface plane ; et l’œil, toujours sĂ©duit, voyait un relief ;

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en sorte qu’on aurait pu demander au philosophe lequel de ces deux sens dont les témoignages se contredisaient était un menteur.

    Les tableaux de fruits de M. de La Porte ont paru d’une grande vĂ©ritĂ© et d’un beau fini.

M. Briard

    Enfin il y a d’un M. Briard un Passage des âmes [261] du purgatoire au ciel. Ce peintre a relĂ©guĂ© son purgatoire dans un coin de son tableau. Il ne s’en Ă©chappe que quelques figures perdues sur une toile d’une Ă©tendue immense : rari nantes in gurgite vasto. Pour se tirer d’un pareil sujet, il eĂ»t fallu la force d’idĂ©es, de couleurs et d’imagination de Rubens, et tenter une de ces machines que les Italiens appellent opera da stupire. Une tĂŞte fĂ©conde et hardie aurait ouvert le gouffre de feu au bas de son tableau ; il en eĂ»t occupĂ© toute l’étendue et toute la profondeur. LĂ , on aurait vu des hommes et des femmes de tout âge et de tout Ă©tat ; toutes les espèces de douleurs et de passions, une infinitĂ© d’actions diverses ; des âmes emportĂ©es, d’autres qui seraient retombĂ©es ; celles-ci se seraient Ă©lancĂ©es, celles-lĂ  auraient tendu les mains et les bras ; on eĂ»t entendu mille gĂ©missements. Le ciel, reprĂ©sentĂ© au-dessus, aurait reçu les âmes dĂ©livrĂ©es. Elles auraient Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©es Ă  la gloire Ă©ternelle par des anges qu’on aurait vus monter et descendre, et se plonger dans le gouffre, dont les flammes dĂ©vorantes les auraient respectĂ©s. Avant que de prendre son [262] pinceau, il faut avoir frissonnĂ© vingt fois de son sujet, avoir perdu le sommeil, s’être levĂ© pendant la nuit, et avoir couru en chemise et pieds nus jeter sur le papier ses esquisses Ă  la lueur d’une lampe de nuit.

    La disette qui a rĂ©gnĂ© cette annĂ©e dans la littĂ©rature nous a permis de nous Ă©tendre sur les arts et particulièrement sur le dernier Salon. Il reste Ă  dire un mot sur la sculpture, et je vais cĂ©der la plume Ă  M. Diderot pour qu’il achève un travail dont vous aurez joui avec plaisir.

Sculpture

    Autant cette annĂ©e la peinture est riche au Salon, autant la sculpture y est pauvre. Beaucoup de bustes, peu de frappants. Les deux premiers sculpteurs de la nation, Bouchardon et Pigalle, n’ont rien fourni. Ils sont entièrement occupĂ©s de grandes machines.

M. Lemoyne

    Par Lemoyne, le buste de Madame de Pompadour, rien ; celui de Mademoiselle Clairon, rien ; d’une jeune fille, rien. Ceux de CrĂ©billon et de Restout valent mieux.

M. Falconet

    Le buste de Falconet, mĂ©decin, beau, très beau ; on ne saurait plus ressemblant. Quand nous aurons perdu ce vĂ©nĂ©rable vieillard, que nous chĂ©rissons tous, nous demanderons oĂą est son buste, et nous l’irons revoir. Aussi cette tĂŞte-lĂ  prĂŞtait bien Ă  l’art. Elle est chauve. Un grand nez ; de grosses rides bien profondes ; un grand front ; de longues cordes de vieillesse tendues du dessous de la mâchoire, le long du cou jusqu’à la poitrine ; une bouche d’une forme particulière et très agrĂ©able. De la sĂ©rĂ©nitĂ©, de l’ingĂ©nuitĂ©, de la vivacitĂ©, de la bonhomie ; tout ce qui fait d’un vieillard de quatre-vingt-dix ans un homme si intĂ©ressant, si aimable.

    La Douce mĂ©lancolie, et la Petite fille qui cache l’arc de l’Amour, rien. Deux groupes de Femmes en plâtre, pour des chandeliers qui doivent ĂŞtre exĂ©cutĂ©s par Germain en argent : belles figures, d’un caractère simple, noble et antique. En vĂ©ritĂ© je n’ai rien vu de Falconet qui fĂ»t mieux.

M. Vassé

    Huit ou dix morceaux de VassĂ©, et pas un qui m’ait frappĂ©. La sculpture n’offrant jamais qu’une figure isolĂ©e, ou qu’un groupe de deux ou trois, je crois qu’on y souffre moins encore la mĂ©diocritĂ© qu’en peinture. Le buste du Père Le Cointe n’est assurĂ©ment pas une mauvaise chose, ni la Nymphe qui se regarde dans l’eau, ni le Vase, ni les autres morceaux ; mais que m’importe que vous soyez supportable, si l’art exige que vous soyez sublime ?

M. Challe

    L’idĂ©e et l’exĂ©cution du jeune Turenne endormi sur l’affĂ»t d’un canon me plaisent ; seulement il est mal que l’enfant soit aussi long que le canon.

    C’est une fort belle chose que le Berger Phorbas qui dĂ©tache de l’arbre Ĺ’dipe enfant, qui y Ă©tait suspendu par les pieds. L’enfant, ou je me trompe fort, est sublime. Il crie ; il sent le bras qui le secourt ; il le saisit ; il le serre. [263] Il y a une grande commisĂ©ration sur le visage de Phorbas. Vous me direz qu’il est un peu campĂ© ; mais comme il a de la peine Ă  atteindre de la main la branche oĂą la courroie est nouĂ©e, cette contrainte dĂ©termine son attitude. J’ai bien un autre petit chagrin ; c’est que son action est Ă©quivoque, et qu’on ne sait s’il suspend ou s’il dĂ©tache. On s’élève Ă©galement sur la pointe du pied pour suspendre et pour dĂ©tacher ; on Ă©tend Ă©galement un bras ; on soutient Ă©galement le corps ; la courroie est Ă©galement lâche. [264]

    Le Bacchus nouvellement nĂ©, et soustrait par Mercure Ă  la jalousie de Junon, ne me dĂ©plaĂ®t pas. Le reste est commun.

M. Caffieri

    Le buste de Rameau par Caffieri est frappant. On l’a fait froid, maigre et sec, comme il est ; et on a très bien attrapĂ© sa finesse affectĂ©e et son souris prĂ©cieux.

M. Pajou

    Entre plusieurs morceaux de Pajou, aucun qu’on puisse comparer au buste de Lemoyne, qu’il exposa au dernier Salon. Cependant un Ange de beau caractère, et deux Portraits en terre cuite qui se font remarquer.

M. d’Huez

    Les quatre bas-reliefs d’Huez, reprĂ©sentant huit Vertus qui portent des guirlandes, m’ont aussi paru de grand goĂ»t. Et hoc sapit antiquitatem et de caractère et de draperies.

    Peut-ĂŞtre y a-t-il de belles choses et parmi les tableaux dont je ne vous ai point parlĂ©, et parmi les sculptures dont je ne vous parle pas : c’est qu’ils ont Ă©tĂ© muets, et qu’ils ne m’ont rien dit.

M. Cochin

    Le dessin au crayon rouge reprĂ©sentant Lycurgue blessĂ© dans une sĂ©dition mĂ©rite d’être regardĂ©. Le passage subit de la fureur Ă  la commisĂ©ration dans cette populace effrĂ©nĂ©e qui le poursuit, est bien rendu. Il y a une diversitĂ© Ă©tonnante d’attitudes, de visages et de caractères. Cela me semble de grand goĂ»t ; c’est un magnifique tableau dans un petit espace. Mais le Lycurgue est manquĂ© ; c’est une figure campĂ©e, une jambe en avant et l’autre en arrière. Cette action de montrer du doigt son Ĺ“il crevĂ©, fĂ»t-elle de l’histoire, n’en serait ni moins petite ni moins puĂ©rile. Un homme comme Lycurgue, qui sait se possĂ©der dans un pareil instant, s’arrĂŞte tout court, laisse tomber ses bras, a les deux jambes parallèles, et se laisse voir plutĂ´t qu’il ne se montre ; toute action plus marquĂ©e serait fausse et mesquine.

Je suis fâché de ce défaut, qui gâte un très beau dessin.

M. Wille

    Le burin de M. Wille a conservĂ© Ă  ce Salon la grande rĂ©putation dont il jouit.

M. Casanove

Peintre italien ou allemand, nouvellement reçu .

    Il me reste Ă  vous dire un mot des morceaux de Casanove ; mais que vous dirai-je de son grand tableau de bataille ? Il faut le voir. Comment rendre le mouvement, la mĂŞlĂ©e, le tumulte d’une foule d’hommes jetĂ©s confusĂ©ment les uns Ă  travers les autres ? Comment peindre cet homme renversĂ© qui a la tĂŞte fracassĂ©e, et dont le [265] sang s’échappe entre les doigts de la main qu’il porte Ă  sa blessure ; et ce cavalier qui, montĂ© sur un cheval blanc, foule les morts et les mourants ? Il perdra la vie avant de quitter son drapeau. Il le tient d’une main ; de l’autre il menace d’un revers de sabre celui qui lui appuie un coup de pistolet pendant qu’un autre lui saisit le bras. Comment sortira-t-il de danger? Un cheval tient le sien mordu par le cou, un fantassin est prĂŞt Ă  lui enfoncer sa pique dans le poitrail. Le feu, la poussière et la fumĂ©e, Ă©clairent d’un cĂ´tĂ© et couvrent de l’autre une multitude infinie d’actions qui remplissent un vaste champ de bataille. Quelle couleur ! quelle lumière ! quelle Ă©tendue de scène ! Les cuirasses rouges, vertes ou bleues, selon les objets qui s’y peignent, sont toujours d’acier ; c’est pour la machine une des plus fortes compositions qu’il y ait au Salon. On reproche Ă  Casanove d’avoir donnĂ© un peu trop de fraĂ®cheur Ă  ses vĂŞtements ; cela se peut ; on dit que son atmosphère n’est pas assez poudreuse ; cela se peut ; que les petites lumières partielles des sabres, des casques, des fusils et des cuirasses heurtĂ©es trop rudement, font ce qu’on appelle papilloter le tout, [266] surtout quand on regarde le tableau de près ; cela se peut encore ; on dit que cet effet ressemble Ă  celui du plafond d’une galerie Ă©clairĂ©e par la surface d’une eau vacillante, cela se peut encore. Avec tous ces dĂ©fauts, c’est un grand et beau tableau, et ceux qui les ont relevĂ©s voudraient bien l’avoir fait. Moi, qui aime Ă  mettre les choses en place, je le transporte d’imagination dans un des appartements du château de Potsdam.

    Il y a du mĂŞme peintre quelques petits tableaux de paysages. En vĂ©ritĂ© cet homme a bien du feu, bien de la hardiesse, une belle et vigoureuse couleur. Ce sont des rochers, des eaux, et pour figures des soldats qui sont en embuscade ou qui se reposent. On croirait que chaque objet est le produit d’un seul coup de pinceau ; cependant on y remarque des nuances sans fin. On dit que Salvator Rosa n’est pas plus beau que cela quand il est beau.

    Il y a de lui encore deux batailles en dessin qui ne sont pas dĂ©parĂ©es par celle qu’il a peinte.

    Ce Casanove est dès Ă  prĂ©sent un homme Ă  imagination, un grand coloriste, une tĂŞte chaude et hardie, un bon poète, un grand peintre.

M. Baudouin

Peintre en miniature nouvellement reçu

    Ce peintre a exposĂ© sur la fin du Salon plusieurs jolis tableaux en miniature : mais ils Ă©taient placĂ©s vis-Ă -vis de la Bataille de Casanove ; et le moyen de les regarder ?

Récapitulation

    Jamais nous n’avons eu un plus beau Salon. Presque aucun tableau absolument mauvais ; plus de bons que de mĂ©diocres, et un grand nombre d’excellents. Comptez le Portrait du roi par Michel Vanloo ; la Madeleine dans le dĂ©sert, et la Lecture par Carle ; le Saint Germain qui donne une mĂ©daille Ă  sainte Geneviève, par Vien ; le Saint AndrĂ© de Deshays, son Saint Victor, son Saint BenoĂ®t près de mourir ; le Socrate condamnĂ© de Challe ; le BĂ©nĂ©dicitĂ© de Chardin ; le Soleil couchant de Le Bel ; les deux Vues de Bayonne, malgrĂ© leur peu d’effet ; le Diomède de Doyen ; le Jeune Ă©lève de Drouais ; la Blanchisseuse, le Paralytique, le Fermier incendiĂ©, le Portrait de Babuti par Greuze ; le Crucifix de bronze de Roland de La Porte, et d’autres qui ont pu m’échapper ; et cette Ă©tonnante Bataille de Casanove.

    On ne peint plus en Flandre. S’il y a des peintres en Italie et en Allemagne, ils sont moins rĂ©unis ; ils ont moins d’émulation et moins d’encouragements. La France est donc la seule contrĂ©e oĂą cet art se soutienne, et mĂŞme avec quelque Ă©clat.

    VoilĂ  le travail de M. Diderot sur le Salon de cette annĂ©e qui Ă©tait bien digne d’exercer son imagination et sa plume. Il y a une secrète douceur Ă  s’occuper des arts qui rĂ©unissent les hommes dans le temps que la fureur de la guerre les partage et les dĂ©chire ; mais nous goĂ»tons cette sorte de douceur depuis si longtemps qu’il serait bien Ă  dĂ©sirer d’éprouver cette autre douceur de la culture des arts et des lettres au milieu de la tranquillitĂ© publique. Pendant les dix derniers jours du Salon, M. Greuze a exposĂ© son tableau du Mariage, ou l’instant oĂą le père de l’accordĂ©e dĂ©livre la dot Ă  son gendre. Ce tableau est Ă  mon sens le plus agrĂ©able et le plus intĂ©ressant de tout le Salon ; il a eu un succès prodigieux ; il n’était presque pas possible d’en approcher. J’espère que la gravure le multipliera bientĂ´t pour contenter tous les curieux. Mais avant de vous dire mon sentiment, je vais transcrire ici celui de M. Diderot avec l’esquisse qu’il a tracĂ©e de ce charmant tableau.

C’est lui qui va parler.

    Enfin je l’ai vu, ce tableau de notre ami Greuze ; mais ce n’a pas Ă©tĂ© sans peine ; il continue d’attirer la foule. C’est un Père qui vient de payer la dot de sa fille 7. Le sujet est pathĂ©tique, et l’on se sent gagner d’une Ă©motion douce en le regardant. La composition m’en a paru très belle : c’est la [267] chose comme elle a dĂ» se passer. Il y a douze figures ; chacune est Ă  sa place, et fait ce qu’elle doit. Comme elles s’enchaĂ®nent toutes ! comme elles vont en ondoyant et en pyramidant ! Je me moque de ces conditions ; cependant quand elles se rencontrent dans un morceau de peinture par hasard, sans que le peintre ait eu la pensĂ©e de les y introduire, sans qu’il leur ait rien sacrifiĂ©, elles me plaisent.

    A droite de celui qui regarde le morceau est un tabellion assis devant une petite table, le dos tournĂ© au spectateur. Sur la table, le contrat de mariage et d’autres papiers. Entre les jambes du tabellion, le plus jeune des enfants de la maison. Puis en continuant de suivre la composition de [268] droite Ă  gauche, une fille aĂ®nĂ©e debout, appuyĂ©e sur le dos du fauteuil de son père. Le père assis dans le fauteuil de la maison. Devant lui, son gendre debout, et tenant de la main gauche le sac qui contient la dot. L’accordĂ©e, debout aussi, un bras passĂ© mollement sous celui de son fiancĂ© ; l’autre bras saisi par la mère, qui est assise au dessous. Entre la mère et la fiancĂ©e, une sĹ“ur cadette debout, penchĂ©e sur la fiancĂ©e, et un bras jetĂ© autour de ses Ă©paules. Derrière ce groupe, un jeune enfant qui s’élève sur la pointe des pieds pour voir ce qui se passe. Au-dessous de la mère, sur le devant, une jeune fille assise qui a de petits morceaux de pain coupĂ© dans son tablier. Tout Ă  fait Ă  gauche dans le fond et loin de la scène, deux servantes debout qui regardent. Sur la droite, un garde-manger bien propre, avec ce qu’on a coutume d’y renfermer, faisant partie du fond. Au milieu, une vieille arquebuse pendue Ă  son croc ; ensuite un escalier de bois qui conduit Ă  l’étage au-dessus. Sur le devant, Ă  terre, dans l’espace vide que laissent les figures, proche des pieds de la mère, une poule qui conduit ses poussins auxquels la petite fille jette du pain ; une terrine pleine d’eau, et sur le bord de la terrine un *poussin, le bec en l’air, pour laisser descendre dans son jabot l’eau qu’il a bue. VoilĂ  l’ordonnance gĂ©nĂ©rale. Venons aux dĂ©tails.

    Le tabellion est vĂŞtu de noir, culotte et bas de couleur, en manteau et en rabat, le chapeau sur la tĂŞte. Il a bien l’air un peu matois et chicanier, comme il convient Ă  un paysan de sa profession ; c’est une belle figure. Il Ă©coute ce que le père dit Ă  son gendre. Le père est le seul qui parle. Le reste Ă©coute et se tait.

    L’enfant qui est entre les jambes du tabellion est excellent pour la vĂ©ritĂ© de son action et de sa couleur. Sans s’intĂ©resser Ă  ce qui se passe, il regarde les papiers griffonnĂ©s, et promène ses petites mains par-dessus.

    On voit dans la sĹ“ur aĂ®nĂ©e, qui est appuyĂ©e debout sur le dos du fauteuil de son père, qu’elle crève de douleur et de jalousie de ce qu’on a accordĂ© le pas sur elle Ă  sa cadette. Elle a la tĂŞte portĂ©e sur une de ses mains, et lance sur les fiancĂ©s des regards curieux, chagrins et courroucĂ©s.

    Le père est un vieillard de soixante ans, en cheveux gris, un mouchoir tortillĂ© autour de son cou ; il a un air de bonhomie qui plaĂ®t. Les bras Ă©tendus vers son gendre, il lui parle avec une effusion de cĹ“ur qui enchante ; [269] il semble lui dire : « Jeannette est douce et sage ; elle fera ton bonheur ; songe Ă  faire le sien... » ou quelque autre chose sur l’importance des devoirs du mariage... Ce qu’il dit est sĂ»rement touchant et honnĂŞte. Une de ses mains, qu’on voit en dehors, est hâlĂ©e et brune ; l’autre, qu’on voit en dedans, est blanche ; cela est dans la nature.

    Le fiancĂ© est d’une figure tout Ă  fait agrĂ©able. Il est hâlĂ© de visage ; mais on voit qu’il est blanc de peau ; il est un peu penchĂ© vers son beau-père ; il prĂŞte attention Ă  son discours, il en a l’air pĂ©nĂ©trĂ© ; il est fait au tour, et vĂŞtu Ă  merveille, sans sortir de son Ă©tat.

J’en dis autant de tous les autres personnages.

    Le peintre a donnĂ© Ă  la fiancĂ©e une figure charmante, dĂ©cente et rĂ©servĂ©e ; elle est vĂŞtue Ă  merveille. Ce tablier de toile blanc fait on ne peut pas mieux ; il y a un peu de luxe dans sa garniture ; mais c’est un jour de fiançailles. Il faut voir comme tous les plis de tous les vĂŞtements de cette figure et des autres sont vrais. Cette fille charmante n’est point droite ; mais il y a une lĂ©gère et molle inflexion dans toute sa figure et dans tous ses membres qui la remplit de grâce et de vĂ©ritĂ©. Elle est jolie vraiment, et très jolie. Une gorge faite au tour qu’on ne voit point du tout ; mais je gage qu’il n’y a rien lĂ  qui la relève, et que cela se soutient tout seul. Plus Ă  son fiancĂ©, et elle n’eĂ»t pas Ă©tĂ© assez dĂ©cente ; plus Ă  sa mère ou Ă  son père, et elle eĂ»t Ă©tĂ© fausse. Elle a le bras Ă  demi passĂ© sous celui de son futur Ă©poux, et le bout de ses doigts tombe et appuie doucement [270] sur sa main ; c’est la seule marque de tendresse qu’elle lui donne, et peut-ĂŞtre sans le savoir elle-mĂŞme ; c’est une idĂ©e dĂ©licate du peintre.

    La mère est une bonne paysanne qui touche Ă  la soixantaine, mais qui a de la santĂ© ; elle est aussi vĂŞtue large et Ă  merveille. D’une main elle tient le haut du bras de sa fille ; de l’autre, elle serre le bras au-dessus du poignet : elle est assise ; elle regarde sa fille de bas en haut ; elle a bien quelque peine Ă  la quitter ; mais le parti est bon. Jean est un brave garçon, honnĂŞte et laborieux ; elle ne doute point que sa fille ne soit heureuse avec lui. La gaietĂ© et la tendresse sont mĂŞlĂ©es dans la physionomie de cette bonne mère.

    Pour cette sĹ“ur cadette qui est debout Ă  cĂ´tĂ© de la fiancĂ©e, qui l’embrasse et qui s’afflige sur son sein, c’est un personnage tout Ă  fait intĂ©ressant. Elle est vraiment fâchĂ©e de se sĂ©parer de sa sĹ“ur, elle en pleure ; mais cet incident n’attriste pas la composition ; au contraire, il ajoute Ă  ce qu’elle a de touchant. Il y a du goĂ»t, et du bon goĂ»t, Ă  avoir imaginĂ© cet Ă©pisode.

    Les deux enfants, dont l’un, assis Ă  cĂ´tĂ© de la mère, s’amuse Ă  jeter du pain Ă  la poule et Ă  sa petite famille, et dont l’autre s’élève sur la pointe des pieds et tend le cou pour voir, sont charmants ; mais surtout le dernier.

    Les deux servantes, debout, au fond de la chambre, nonchalamment penchĂ©es l’une contre l’autre, semblent dire, d’attitude et de visage : Quand est-ce que notre tour viendra ?

    Et cette poule qui a menĂ© ses poussins au milieu de la scène, et qui a cinq ou six petits, comme la mère aux pieds de laquelle elle cherche sa vie a six Ă  sept enfants, et cette petite fille qui leur jette du pain et qui les nourrit ; il faut avouer que tout cela est d’une convenance charmante avec la scène qui se passe, et avec le lieu et les personnages. VoilĂ  un petit trait de poĂ©sie tout Ă  fait ingĂ©nieux.

    C’est le père qui attache principalement les regards ; ensuite l’époux ou le fiancĂ© ; ensuite l’accordĂ©e, la mère, la sĹ“ur cadette ou l’aĂ®nĂ©e, selon le caractère de celui qui regarde le tableau, ensuite le tabellion, les autres enfants, les servantes et le fond. Preuve certaine d’une bonne ordonnance.

    Teniers peint des mĹ“urs plus vraies peut-ĂŞtre. Il serait plus aisĂ© de retrouver les scènes et les personnages de ce peintre ; mais il y a plus d’élĂ©gance, [271] plus de grâce, une nature plus agrĂ©able dans Greuze. Ses paysans ne sont ni grossiers comme ceux de notre bon Flamand, ni chimĂ©riques comme ceux de Boucher. Je crois Teniers fort supĂ©rieur Ă  Greuze pour la couleur. Je lui crois aussi beaucoup plus de fĂ©conditĂ© : c’est d’ailleurs un grand paysagiste, un grand peintre d’arbres, de forĂŞts, d’eaux, de montagnes, de chaumières et d’animaux.

    On peut reprocher Ă  Greuze d’avoir rĂ©pĂ©tĂ© une mĂŞme tĂŞte dans trois tableaux diffĂ©rents. La tĂŞte du Père qui paye la dot et celle du Père qui lit l’Écriture sainte Ă  ses enfants, et je crois aussi celle du Paralytique. Ou du moins ce sont trois frères avec un grand air de famille.

    Autre dĂ©faut. Cette sĹ“ur aĂ®nĂ©e, est-ce une sĹ“ur ou une servante ? Si c’est une servante, elle a tort d’être appuyĂ©e sur le dos de la chaise de son maĂ®tre, et je ne sais pourquoi elle envie si violemment le sort de sa maĂ®tresse ; si c’est un enfant de la maison, pourquoi cet air ignoble, pourquoi ce nĂ©gligĂ© ? Contente ou mĂ©contente, il fallait la vĂŞtir comme elle doit l’être aux fiançailles de sa sĹ“ur. Je vois qu’on s’y trompe, que la plupart de ceux qui regardent le tableau la prennent pour une servante, et que les autres sont perplexes. Je ne sais si la tĂŞte de cette sĹ“ur n’est pas aussi celle de la Blanchisseuse.

    Une femme de beaucoup d’esprit a rappelĂ© que ce tableau Ă©tait composĂ© de deux natures. Elle prĂ©tend que le père, le fiancĂ© et le tabellion sont bien des paysans, des gens de campagne ; mais que la mère, la fiancĂ©e et toutes les autres figures sont de la halle de Paris. La mère est une grosse [272] marchande de fruits ou de poissons ; la fille est une jolie bouquetière. Cette observation est au moins fine ; voyez, mon ami, si elle est juste.

    Mais il vaudrait bien mieux nĂ©gliger ces bagatelles, et s’extasier sur un morceau qui prĂ©sente des beautĂ©s de tous cĂ´tĂ©s ; c’est certainement ce que Greuze a fait de mieux. Ce morceau lui fera honneur, et comme peintre savant dans son art, et comme homme d’esprit et de goĂ»t. Sa composition est pleine d’esprit et de dĂ©licatesse. Le choix de ses sujets marque de la sensibilitĂ© et de bonnes mĹ“urs.

    Un homme riche qui voudrait avoir un beau morceau en Ă©mail devrait faire exĂ©cuter ce tableau de Greuze par Durand, qui est habile, avec les couleurs que M. de Montamy a dĂ©couvertes. Une bonne copie en Ă©mail est presque regardĂ©e comme un original, et cette sorte de peinture est particulièrement destinĂ©e Ă  copier.

    M. Diderot a raison, on ne saurait trop s’extasier sur ce charmant tableau. Je n’en ai pas vu de plus agrĂ©able, de plus intĂ©ressant, et dont l’effet soit plus doux. O que les mĹ“urs simples sont belles et touchantes, et que l’esprit et la finesse sont peu de chose auprès d’elles ! VoilĂ  pourquoi les Anciens seront toujours le charme de tous les gens de goĂ»t, de toutes les âmes honnĂŞtes et sensibles. J’ai demandĂ© Ă  Greuze ce que M. de Marigny avait fait Ă  Dieu pour possĂ©der un tableau comme celui-lĂ . Si vous avez lu les Idylles de Gessner de Zurich dont on nous promet une traduction depuis longtemps, vous pourrez vous former une idĂ©e du gĂ©nie de Greuze. Ils ont tous les deux un goĂ»t exquis, une dĂ©licatesse infinie, infiniment d’esprit, c’est-Ă -dire pas plus qu’il n’en faut pour faire valoir tous les dĂ©tails, mais avec une mesure ! Jamais rien de trop, ni de trop peu. On ne peut regarder ce vieillard de Greuze sans se sentir venir les larmes aux yeux. Quel bon père ! Qu’il est bien digne de la douceur qu’il Ă©prouve en ce moment ! Son gendre est pĂ©nĂ©trĂ© de reconnaissance ; il est fort touchĂ© ; il voudrait remercier. Le père lui dit certainement : « Mon fils, ne me remercie pas de l’argent ; c’est de ma fille qu’il faut me remercier ; elle m’est bien plus chère que tout ce que je possède. » Ce bon père a raison. Quel père ne serait vain d’une telle fille? Après lui Greuze doit en ĂŞtre le plus flattĂ© ; c’est en vĂ©ritĂ© une figure sublime dans son genre ; c’est peu pour elle d’être la plus jolie crĂ©ature du monde ; ses grâces innocentes ne sont pas ce qu’il y a de plus sĂ©duisant en elle ; mais comment vous peindre tout ce qui se passe dans son âme, au moment de cette rĂ©volution si dĂ©sirable et si redoutĂ©e qui va se faire dans toute sa vie ? On voit un doux affaissement rĂ©pandu sur tout son corps ; il n’y a qu’un homme de gĂ©nie qui ait pu trouver cette attitude si dĂ©licate et si vraie. La tendresse pour son fiancĂ©, le regret de quitter la maison paternelle, les mouvements de l’amour combattus par la modestie et par la pudeur dans une fille bien nĂ©e ; mille sentiments confus de tendresse, de voluptĂ©, de crainte qui s’élèvent dans une âme innocente au moment de ce changement d’état, vous lisez tout cela dans le visage et dans l’attitude de cette charmante crĂ©ature. Il me faudrait des pages pour vous en donner une idĂ©e très imparfaite. Comment le peintre a-t-il pu rendre tant de sentiments divers, et dĂ©licats, en quelques coups de pinceau ? La seule chose que j’aurais dĂ©sirĂ©e, peut-ĂŞtre, c’est qu’il eĂ»t donnĂ© un peu plus de gentillesse au fiancĂ©, non pas de cette fausse et dĂ©testable gentillesse de Boucher ; mais de cette gentillesse naĂŻve, vraie et touchante qu’un homme comme Greuze est bien en Ă©tat de trouver. Son fiancĂ© est un beau garçon ; c’est sĂ»rement encore un honnĂŞte garçon ; avec cela on ne voit point qu’il soit digne d’une telle Ă©pouse. Mais qui en effet pourrait ĂŞtre digne d’elle ? celui seul qui avec tous les avantages de la fortune, avec une âme simple, Ă©levĂ©e et honnĂŞte, pourrait mettre toute sa gloire et tout son bonheur Ă  possĂ©der, Ă  respecter, Ă  adorer la plus aimable crĂ©ature de l’univers. Greuze a fait, sans s’en douter, une PamĂ©la, c’est son portrait, trait pour trait. IndĂ©pendamment de son tableau, il a encore exposĂ© au Salon l’esquisse qu’il a faite de la tĂŞte de la fiancĂ©e. On serait, je crois, dĂ©jĂ  fort aise d’avoir cette esquisse, si l’on n’en connaissait pas la sublime exĂ©cution dans le tableau.

    Au reste, je ne trouve pas l’observation de M. Diderot sur la sĹ“ur aĂ®nĂ©e fondĂ©e. D’abord, je soutiens qu’on ne peut s’y mĂ©prendre ; qu’on voit très clairement que c’est la sĹ“ur, et non pas une servante ; son air ignoble ne vient que de la passion vile dont elle est dĂ©vorĂ©e, et quant Ă  l’habillement vous voyez bien que la jalousie et l’envie qu’elle porte Ă  sa sĹ“ur ne lui ont pas permis de se parer pour ses fiançailles ; c’est pour elle un jour de deuil ; et le père et la mère ont des soins trop chers ce jour-lĂ  pour remarquer cette mauvaise conduite de leur fille aĂ®nĂ©e, et pour la faire rentrer en elle-mĂŞme.

    Greuze est jeune. Il a appris tout ce qu’il sait sans avoir Ă©tĂ© Ă  l’école de personne, et l’on voit bien qu’il n’a aucune de ces mauvaises manières dont l’école française est infectĂ©e. Il peignait de petits tableaux pour vivre et ne se doutait pas de son talent. C’est M. de Lalive, introducteur des ambassadeurs, qui le dĂ©terra, il y a quelques annĂ©es, et le fit recevoir Ă  l’AcadĂ©mie oĂą il occupera incessamment un des rangs les plus distinguĂ©s. ImmĂ©diatement après sa rĂ©ception il alla passer deux ans Ă  Rome, et depuis son retour sa rĂ©putation a toujours Ă©tĂ© en augmentant.

    Le dessin du Paralytique est beau, et M. Diderot en a donnĂ© une idĂ©e fort exacte. Je voudrais, pourtant, que M. Greuze eĂ»t plutĂ´t choisi un vieux goutteux qu’un paralytique pour son vieillard. Car son projet est de montrer les fruits d’une bonne Ă©ducation, par la vivacitĂ© avec laquelle toute la famille rend Ă  son chef les soins qu’elle en a reçus. Cette idĂ©e est touchante, douce et consolante, mais la vue du paralytique peine trop, et la tristesse qu’elle inspire Ă´te la consolation qu’on ressentirait sans cela de l’empressement de tous ces enfants autour de leur père. Un vieux goutteux, perclus de ses membres, n’aurait pas produit cet effet. La goutte ordinairement n’ôte mĂŞme pas la gaietĂ© ; et ce bon père qui comme paralytique ne peut ĂŞtre qu’à son triste et misĂ©rable Ă©tat, s’il a sa tĂŞte, comme goutteux aurait joui paisiblement et avec satisfaction des marques de tendresse de ses enfants, et eĂ»t portĂ© cette douce idĂ©e dans l’âme de tous ceux qui regardent le tableau.

    Il faut dire aussi pour l’amour de la vĂ©ritĂ© que M. Diderot après avoir mieux regardĂ© cette Jeune Grecque de Vien qui orne un vase de bronze avec une guirlande de fleurs, y a effectivement remarquĂ© la plupart des choses qu’il y dĂ©sirait, c’est-Ă -dire, une grande puretĂ© de dessin, une belle simplicitĂ© de draperie, beaucoup de dĂ©licatesse et d’élĂ©gance dans la figure, beaucoup de grâce dans les bras et dans leur action. Peut-ĂŞtre tout le tableau est-il un peu froid ; du moins l’observation de M. Diderot est juste, que ce sujet convenait moins Ă  un tableau qu’à un bas-relief.

    Mais je n’aime pas, comme M. Diderot, l’idĂ©e et l’exĂ©cution de ce morceau de sculpture qui reprĂ©sente le grand Turenne enfant endormi sur l’affĂ»t d’un canon. Ce trait appartient Ă  l’histoire, mais il ne fournit rien Ă  la peinture ni Ă  la sculpture. Et d’abord cet enfant de M. Challe aussi long que le canon ne m’a paru avoir aucune beautĂ©. Ensuite vous voyez bien qu’il n’y a pas le sens commun Ă  avoir plaquĂ© un enfant tout nu sur un canon. Non seulement le sujet est inintelligible, mais il demande absolument que cet enfant soit habillĂ©, et s’il doit reprĂ©senter le grand Turenne dans son enfance, il faut qu’il soit habillĂ© Ă  la française. Vous me proposez donc, me dira l’artiste, de sculpter un enfant en habit français, c’est-Ă -dire de faire la plus maussade et la plus plate chose dont un sculpteur barbare et gothique puisse s’aviser ? Non, monsieur Challe, je ne vous propose pas cette absurditĂ© ; mais je vous fais remarquer qu’il ne fallait pas entreprendre un sujet dont l’exĂ©cution serait ou barbare, ou contraire au sens commun ; il fallait sentir que M. de Turenne tout nu sur un canon est une mauvaise chose en sculpture.

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Edité par Stéphane Lojkine